Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Devant la statue de la Pucelle à Orléans passait un cortège funèbre avec toutes les pompes de la royauté. Parti de Livourne le 12 Janvier 1839, le cercueil, objet de ces honneurs, avait été livré à toutes les fureurs des mers irritées, surprises d'une inexplicable et singulière émotion; le bâtiment, secoué par la tempête, avait souvent fait craindre aux matelots de le voir s'engloutir avec les précieux restes qu'ils allaient rendre à la France; mais, disaient-ils dans leur touchant et crédule langage, nous avons un ange à bord, nous ne périrons pas. Ils avaient raison. Ils savaient que le ciel à pitié quelquefois et que, s'il prend l'âme, il ne refuse pas le corps. En effet, le soleil reparut, dispersa les nuages, et un temps magnifique conduisit, après trois jours, le funèbre bateau dans la rade de Toulon. La mer unie et scintillante au soleil du matin, cette belle Méditerranée où les plus belles cités, Naples, Gênes, Nice, Marseille, aiment à baigner leurs pieds de marbre, la mer était sillonnée par de nombreuses embarcations, et au milieu glissait la chaloupe destinée à recevoir le cercueil. Tous les bâtiments en rade faisaient des salves d'artillerie. A dix heures, la | |
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chaloupe, escortée par les canots des bâtiments de guerre, entrait dans le port. Au milieu de la chaloupe était un cénotaphe avec une couronne ducale au-dessus et des armoiries sur chaque face; aux quatre coins se tenait un lieutenant de vaisseau en grande tenue et l'épée à la main; derrière était placé, également en grande tenue et l'épée à la main, un capitaine de corvette; on voyait à côté de cet officier deux aumôniers de la cour; sur l'avant-étaient deux cassolettes, dans lesquelles de jeunes marins brûlaient de l'encens. Des cyprès avaient été placés autour du cénotapheGa naar voetnoot1). Puis six chevaux blancs avaient traîné le cercueil jusqu'à la cathédrale, et toujours, de quart d'heure en quart d'heure, le canon avait poussé son soupir lugubre et déchirant. Partout où le convoi avait passé, à Marseille, à Valence, à Lyon, à Moulins, à Nevers, mêmes honneurs, même pompe; partout une foule empressée, attendrie; partout une église ébiouissante de cierges et courbée sous les plis lourds de son deuil; partout des fusils renversés et des tambours couverts de crêpe, des volées de canons et de cloches, des prêtres chantant des prières, des aumônes répandues avec profusion. Encore quelques heures et le cortège arrivera au terme de son triste et giorieux voyage, et les caveaux de Dreux garderont ces restes précieux, arrosés de tant de pleurs et de regrets. | |
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Le cercueil qu'on convoyait ainsi, avec un amour si respectueux et une vénération si tendre, renfermait le corps de haute et puissante Dame Marie, princesse d'Orléans, duchesse de Wurtemberg, décédée à Pise, le 2 Janvier 1839, dans le palais grand-ducal. Cependant le cortège funèbre passait à Orléans devant la statue de la Pucelle. Oh! si j'avais été là, si je m'étais trouvé mêlé à cette foule en larmes, si mon regard avait pu se fixer sur ce drap noir, cachant des cendres si chères, oh! alors j'aurais levé les yeux vers la jeune héroïne de pierre, immobile sur son piédestal: - France, me serais-je écrié, qui n'as rien fait pour Jeanne, il a donc fallu qu'une main royale, une main de jeune fille, vengeât la jeune fille et la fille du peuple de l'oubli - que dis-je? Plût à Dieu! - mais des affronts de l'art; de la tragédie de M. d'Avrigny, qui vécut quelques jours, grâce à Mlle Duchesnois; de deux Messéniennes décousues et déclamatoires de M. Delavigne; d'un livre poudreux et presque mangé par les rats - qui essayaient de te venger, les rats d'esprit qu'ils étaient! - où il y a le poème de Chapelain; de Shakespeare, du grand Shakespeare lui-même, qui l'a faite sans inspiration et sans pudeur, et qui t'a peinte, ange exterminateur! comme une prostituée; d'une mauvaise statue à Rouen; de cette autre statue que voilà et qui ne sait où cacher sa honte, en voyant s'approcher le cercueil de Marie; d'une détestable fontaine à Domrémy; de la saleté de Voltaire enfin, | |
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si du moins cette chaste princesse a pu savoir qu'il existait quelque chose de semblable; mais elle n'aurait jamais voulu croire à coup sûr qu'un Français eût été capable de cracher sur l'apparition la plus pure et la plus poétique de son antique histoire. Toi seule aussi, Princesse, tu pouvais venger la Pucelle. Ton goùt sùr, ton organisation heureuse et intelligente, ton âme élevée, ton coeur ému de jeunesse et d'ardeur, t'avaient fait atteindre d'un bond là où d'autres n'arrivent qu'après de longs essais, de patientes études. Et voici tout ce qui nous reste de toi! Pleurons! Non seulement vous avez perdu une noble princesse, vous tous qui accompagnez son corbillard, mais quel grand artiste nous avons perdu tous! Ton ciseau royal, Marie, pouvait seul nous rendre, avec cette grâce, cette pudeur, cette simplicité, la figure imposante, l'attitude vengeresse de Jeanne, armée du glaive sacré. Tu aimais le peuple et tu as pris du peuple ce qui en est sorti de plus grand, de plus sublime, de plus noble, de plus hardi, de plus étonnant, de plus fantastique, en un mot, de plus convenable aux exigences de l'art et aux besoins de ton coeur. Princesse, tu as illustré le peuple; Française, tu as rendu justice à une Française... Passe donc maintenant devant cette statue, jeune femme, dont la vie, qui promettait des jours si sereins et si longs, vient de s'éteindre si vite et si cruellement. Bientôt ta dernière fatigue va être accomplie, le char s'arrête, les caveaux de Dreux s'ouvrent pour te recevoir. Salut et adieu, noble fille de France! Dors en paix dans ta sombre de- | |
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meure! Marie d'Orleans, à toi, à ta mémoire, à tes talents enchanteurs, amour, larmes, admiration!
On se tromperait en croyant reconnaître le portrait de Jeanne d'Arc dans la statue colossale de la princesse Marie. Elle n'a pas visé à la ressemblance physique. Elle n'a pas, comme Delaroche, voulu faire une oeuvre historique, une Jeanne d'Arc selon les chroniques du temps et les vestiges morcelés qui nous ont conservé ses traitsGa naar voetnoot1). Elle n'a pas non plus, comme David, celui à qui nous devons la tête de Talma, de Goethe, de Chàteaubriand et de Victor Hugo, voulu exprimer la grandeur morale par l'exagération physique. Son génie l'a ravie dans l'infini de l'idéal; elle a rendu par le marbre l'impression poétique que laisse dans l'esprit ébloui la physionomie morale de la Pucelle. Elle aurait fait un portrait, si le corps exprimait l'àme;maintenant elle a tout simplement fait de Jeanne d'Arc le | |
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type du patriotisme guerrier et de la valeur inspiréeGa naar voetnoot1). Elle savait bien, par exemple, que Jeanne d'Arc portait un drapeau blanc bordé de pourpre où étaient représentés la Vierge et l'Enfant ayant le globe sous les pieds, mais elle a mieux aimé lui donner une épée, parce qu'on ne bat pas l'ennemi avec un étendard et que la couleur n'est pas du ressort de la sculpture; elle savait bien que Jeanne d'Arc avait impitoyablement coupé sa longue chevelure blonde pour n'être pas gênée sous le casque, mais elle n'a pas hésité cependant à faire couler sur le beau col de la vierge de nobles ondes de cheveux; et cela par ce sentiment exquis de la grâce et cette intelligence des libertés de l'art, naturelle à tous les grands artistes. Et savez-vous comment lui est venue la pensée de cette statue de Jeanne d'Arc? Comme lui sont venus ses autres chefs-d'oeuvre, les bas-reliefs tirés du poème d'Ahasvéros par M. Edgar Quinet et plusieurs dessins qui remplissent les albums de la famille royale: par les poètes. Ses impressions, ses pensées, ses élans, lui arrivaient à travers ses auteurs favoris, Goethe et Schiller, Shakespeare et Walter Scott. Son goût se nourrissait de leur génie, son enthousiasme s'allumait à leur auréole. C'est ainsi qu'il me semble que cette Jeanne d'Arc lui a été inspirée par le drame de Schiller, le seul peut-être qui ait fait une chose vraiment grande et poétique sur la | |
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vierge de DomrémyGa naar voetnoot1). Et d'abord, en lisant ce drame, le rouge aura monté au visage de Marie, elle aura levé lentement cette petite tête modeste et délicate qui savait si bien tant de choses et qu'elle portait si naïvement sur son gentil col, et elle aura dit: Merci, Schiller, mais tu n'étais pas un Français! Alors - merci, Schiller, et gloire à toi, Marie! - elle, prenant le ciseau, attaqua le marbre dans un saint transport d'enthousiasme et se tailla son immortalité. La princesse a saisi le seul moment statuaire de la pièce de Schiller et le seul moment où Jeanne d'Arc exprime tout ce que l'artiste a voulu qu'elle exprimât. Montgommery vient de tomber sous les coups de la Pucelle, mais ce succès ne l'a point enivrée, toute la gloire en revient au ciel qui dirigeait son brasGa naar voetnoot2). Ton destin t'entraînait à ta perte, dit-elle, il a bien fallu que tu mourusses de ma main! Puis elle s'arrête pensive et prononce les vers suivants: Erhab'ne Jungfrau, du wirkst Mächtiges in mir!
Du rüstest den unkriegerischen Arm mit Kraft,
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Dies Herz mit Unerbittlichkeit bewaffnest du.
In Mitleid schmilzt die Seele und die Hand erbebt,
Als bräche sie in eines Tempels heil'gen Bau,
Den blüh'nden Leib des Gegners zu verletzen;
Schon vor des Eisene blanker Scheide schaudert mir,
Doch wenn es Noth thut, alsbald ist die Kraft mir da,
Und nimmer irrend in den zittemden Hand regiert
Das Schwert sich selbst, als wär es ein lebend'ger GeistGa naar voetnoot1).
Ces beaux vers sont toute la statue. Les traits de Jeanne respirent le calme, la résignation, l'humilité, la pitié pour le vaincu que le sort des combats vient d'abattre et la sérénité d'un être surnaturel, élevé au-dessus des passions de l'homme, espèce d'ange Saint-Michel mystiquement armé par le ciel, ministre des vengeances de la Divinité, ayant la conscience de sa vertu et fort dans sa faiblesse par la force suprême. On comprend tout-à-fait maintenant pourquoi Jeanne tient une épée. Et n'est-ce pas que vous avez rarement admiré une oeuvre plus suave, plus simple, plus grandiose et moins matérielle en sculpture? Tous les éléments du guerrier s'y trouvent combinés avec ceux de la jeune fille. Oh! l'air penché de ce col! Oh! cette pose pleine de dignité, altière, serrée, comme il la faut aux oeuvres durables! Oh! le calme mélancolique de cette tête, pénétrée de sa mission sanguinaire et terrible et ne pouvant avoir miséricorde! Comme avec énergie, avec ferveur, avec passion, avec | |
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conviction, elle presse contre son sein cette miraculeuse épée de Fierbois, teinte du sang anglais, instrument sacré qui conduit son bras et qui reconquerra la patrie. Cette épée, on l'a remarqué, ressemble à une croix, et les antiquaires des siècles à venir prendront à coup sûr cette oeuvre si éminemment catholique pour une statue de la Foi ou pour le Génie de la valeur française.
Et pourtant elle est morte, cette jeune et intéressante princesse; elle est morte, à vingt-cinq ans, loin de sa mère, elle qui en était l'orgueil, sur cette belle terre d'ltalie, au milieu des monuments, et ce soleil vivifiant et cette riche nature n'ont pas sauvé ses jours. Elle a souffert longtemps et sans se plaindre; seulement dans sa nuit suprême, plongée dans un douloureux assoupissement, assoupissement apparent peut-être, rappelant sans doute le passé et se retraçant sa belle enfance, sa familie, sa mère, son atelier au château des Tuileries, ses courses à travers les jardins de Neuilly, elle se prit à regretter la vie et s'écria avec angoisse: - oh! l'agonie! que c'est affreux! Mourir! j'étais si heureuse! Mais bientôt elle n'a plus vu que l'ange couronné d'immortelles debout à son chevet, puis elle s'est éteinte | |
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chrétiennement dans l'espoir de la vie éternelle auprès de ce Dieu dont émanent toute vie, toute justice, toute félicité, et à qui, gloire, amour, obéissance! Et ne savez-vous pas de quoi on dit qu'elle est morte, ce pauvre ange? Elle est morte de frayeur, d'inquiétude, d'anxiété, puis elle voulait donner à son mari un gage de son amour avant de le quitter pour jamais, et ce qui lui restait de vie s'est épuisé à eet effort. Mais elle ne serait pas morte de cela: l'accouchement a déterminé le mal mais n'en fut pas la cause; ce n'est pas non plus son paiais embrasé, comme on s'est plu quelquefois à le dire; non, celui qui l'a tuée, c'est Alibaud; celui qui l'a tuée, c'est Fieschi. Les scélérats! ils ont mérité deux fois l'infamie, deux fois le supplice! La crainte pour les jours de son père a mis fin à ses jours. Elle a senti le poignard de la mort entrer dans son sein avec la nouvelle de l'attentat de JuilletGa naar voetnoot1). Plus tard l'attentat s'est renouvelé! Oh! qui vous dira ses transes, ses angoisses | |
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silencieuses, l'anxiété qui la dévorait chaque fois que le roi parcourait les rues de Paris! Qui nous dira ce qu'elle a souffert loin de sa patrie, loin des siens et ne pouvant se dérober aux bruits de la politique et des partis qui grondaient sans cesse à ses oreilles! Elle fut la dernière et tardive victime des quinze victimes du 28 Juillet. Sa place n'est pas à Dreux, elle est aux Invalides!... Paix à sa cendre! mort aux partis! et vive la concorde! Les partis bien souvent ne s'en prennent pas seulement aux monuments des arts, mais aux jours des artistes; pas seulement à la gloire passée, mais à la gloire future. Et maintenant c'est à M. Alphonse Karr à dire comment cette nouvelle fatale arriva au château et fut reçue de la famille royale: on ne saurait mieux finir que par ce naïf et touchant récit. ‘Dimanche dernier, la famille royale était à déjeûner, le repas était triste; tous les coeurs étaient en proie à une double anxiété: la princesse Marie, dont les nouvelles n'arrivaient que six jours après leur départ, et le duc de Joinville, qui se battait sur l'escadre française devant Ulloa. Tout-à-coup on vint avertir le roi que le ministre de la marine, arrivé précipitamment aux Tuileries, lui faisait demander un enlretien particulier. Le roi se leva et sortit, la reine devint pâle et tremblante; cette apparence de mystère lui fit supposer quelque nouveau malheur, et son coeur se remplit des plus tristes pensées. Pauvre mère de neuf enfants, dont le coeur présente tant de surface aux coups du sort, et qui peut mourir tant | |
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de fois sans cesser de souffrir et sans oublier! Le roi alors rentra; il tenait à la main la dépêche que lui avait remise le ministre de la marine, et il dit à la reine, en l'embrassant: - Ulloa est pris et Joinvllle se porte bien. Quelques instants s'étaient à peine écoulés, la reine commençait à reprendre sa sérénité, lorsqu'on apporta une lettre du duc de Nemours, adressée à son frère, le duc d'Orléans. Toute la famille se leva et se groupa dans l'embrasure d'une fenêtre pour lire cette lettre; sans annoncer la mort de la duchesse, elle la donnait comme inévitable et prochaine. La reine tomba sur les genoux en s'écriant: - ô mon Dieu! j'ai une fille de moins et vous avez un ange de plus! Elle ne put se relever et on l'emportaGa naar voetnoot1).’
Paris, 1839. |
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