Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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- Grande nouvelle, Corsat! Lamartine est à Genève. A ces mots du coiffeur de l'hôtel des Bergues le peigne et les ciseaux échappent des mains de son confrère. - Je viens tout droit de l'hôtel. Lamartine vient de descendre ici! crient tous les garçons à la fois. J'ai pensé que tu voudrais bien peut-être lui offrir quelques vers; mais dépêche-toi, car il part après demain. Le coiffeur disparaît et laisse Corsat en proie à une stupéfaction, un étourdissement, une béatitude, qui lui font éprouver quelque chose des sensations de celui qui aurait pris de l'opium. Malheur à l'ouvrier qui se serait exposé à son rasoir dans le cours de cette extase! Bientôt cependant il revient à la conscience de la vie; il s'établit devant son modeste bureau, placé contre une des parois de sa boutique, et l'inspiration se formule avec facilité et chaque pulsation de son coeur ajoute un nouvel accord à son chant. Rien qu'un seul jour l'illustre poète devait s'arrêter à Genève, le coiffeur de l'hôtel des Bergues l'avait assuré. Combien, tandis qu'il laisse tomber un regard de satisfaction sur son travail, l'honnête barbier rend grâces à | |
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son ami, accouru aussitôt; avec quelle ardeur il témoigne sa gratitude au ciel du talent dont il le bénit et qui vient encore pendant la composition de lui prêter une aide si fidéle! Mais comment dire les angoisses qui n'auront pas manqué d'atteindre cet homme du peuple, lorsque les portes des appartements habités par le célèbre voyageur s'ouvrirent devant lui et que la figure d'Émile Deschamps, quelque bienveillante qu'elle soit, s'avança vers lui pour l'introduire auprès de M. et Madame Lamartine. La visite fut un peu pressée. Le dîner se trouvait servi et Lamartine n'échangea que quelques phrases insignifiantes avec le barbier honteux et interdit, qui, de peur d'indiscrétion, rompit l'entretien et se sauva dans la rue, non sans se reprocher sa mauvaise étoile qui lui avait fait prendre si mal son temps. Mais une lueur d'espoir perça bientôt cette tristesse, car Lamartine lui avait demandé le nom de sa rue, et en effet le lendemain un mot du poète permet à Corsat de réitérer sa visite. Quand il entra Madame Lamartine était seule. - M. Lamartine est très-content de vos vers, lui dit-elle, et ce qui peut y avoir contribué - n'allez pas en rire, je vous prie - c'est qu'ils sont écrits sur un si vilain chiffon de papier et avec une plume si mal taillée. Corsat s'imagina que Madame Lamartine voulait se divertir de lui. - Pardonnez-moi, Madame, mais vraiment le temps m'a manqué; si j'avais pu trouver un moment, je les aurais copiés avec soin et.... | |
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A ces mots Lamartine entra. - Ma femme a raison; je reçois assez souvent de semblables témoignages de sympathie dans les endroits par où je passe, et j'y attache un grand prix, mais ce sont pour la plupart des morceaux raides, endimanchés et comme rédigés d'avance, qui portent un caractère harangueur et presque officiel dans l'immense vélin sur lequel ils sont tracés et dans la main irréprochable qui ne se trompa jamais et n'osa hasarder la correction la moins apparente. Mais quand j'eus parcouru vos vers, je me dis tout de suite: cet homme-là est poète, c'est le premier jet. Un rayon de contentement éclaira les traits du barbier. Après divers éloges aussi flatteurs que justes et francs, tempérés en quelques endroits par un léger mot de critique, Lamartine questionna Corsat sur sa position sociale et sur celle qu'il occupait dans la littérature de son pays. - Que faites-vous? - Je fais des barbes. Mais que répondre ensuite! Hélas! après plus d'une plainte, où ne perçaient que trop visiblement le découragement et le regret d'avoir renoncé aux douceurs de se voir rendre justice, Lamartine chercha à l'engager à venir essayer son talent à Paris, mais l'intelligence du barbier et aussi l'exemple de tant d'autres suffirent pour l'avertir de se défier de toute parole qui tendrait à l'attirer hors de l'atmosphère qui le faisait vivre. Combien de malheureux qui s'étaient laissé persuader par des conseils semblables et qui n'avaient trouvé dans la | |
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grande ville indifférente qu'une vie misérable et une agonie solitaire dans quelque salle d'hôpital! Il se sentait fortifié dans ces considérations par l'amour du pays, dont son coeur généreux paie le dédain par un intérêt qui ne peut s'éteindre, ainsi que par le sentiment que son avenir de poète, quel qu'il puisse être, se lie désormais, et chaque jour davantage, aux intérêts de la Suisse. Lamartine fit des efforts infructueux pour persuader son confrère, Corsat tint bon avec toute l'indépendance qui caractérise son esprit. Enfin Lamartine lui dit: - Cependant je veux faire quelque chose pour vous. En quelques semaines je serai de retour à Paris, écrivez-moi vers la fin de l'année et je trouverai le moyen d'améliorer votre position. Peu d'heures après cette entrevue l'auteur de Jocelyn quitta les bords du lac de Genève. Si aujourd'hui sa pensée s'abat près de ces flots d'émeraude, garderait-elle quelque souvenir du pauvre barbier qui lui porta un jour sa pièce de vers et à qui un mot de sa bouche fit entrevoir un sort moins contraire? Quelque temps après la conversation dont nous avons essayé de reproduire quelques traits plus ou moins fidèles, Corsat reçut, par l'entremise de M. Huber-Saladin, un exemplaire des oeuvres complètes de Lamartine, avec l'inscription suivante: donné par l'auteur à M. Corsat en témoignage de sa vive considération pour son talent. Puisse Corsat recevoir un jour la certitude que sa lettre est parvenue aux mains de l'homme célèbre qui lui promit sa protection! | |
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Voici la pièce adressée à M. Lamartine et publiée dans la Revue de Genève. Oh! s'il avait posé son pied dans ma patrie,
Quand les bois étaient verts, alors quc la prairie
Avait assez de fleurs pour joncher les chemins;
Jaloux de lui porter le premier mon hommage,
J'aurais, pour saluer son auguste passage,
Semé devant ses pas des fleurs à pleines mains.
Puis j'aurais invoqué le roi de la nature,
Afin qu'un doux soleil éclairât la verdure,
Qu'il étale si belle au matin d'un beau jour!
J'aurais dit à mon lac: - Calme ton onde heureuse,
Reflète avec le ciel ta ceinture onduleuse,
Afin que sur ta grève il fasse un long séjour! -
Mais il vient près de nous avec l'automne humide,
Quand le pâle brouillard, couvrant la plaine aride,
Nous dérobe le lac, les campagnes, le ciel;
Il vient, - quand les forêts ont perdu leur feuillage,
Qu'elles n'ont plus d'oiseaux, pour dire à son passage
Une chanson d'amour qui monte à l'Eternel!...
Oh! s'il était venu quand Flore jette aux herbes
Ses bouquets émaillés, quand on forme les gerbes,
Quand les petits oiseaux ont un gîte et des grains,
Quand tout coeur a l'espoir et tout malheur son rêve,
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Quand toute âme vers Dieu gravite et se relève
Et qu'on chante au vallon de rustiques refrains,
Ma Muse aurait prié le Dieu des harmonies
De lui prêter encor des paroles bénies
Et la céleste voix que l'âme peut saisir;
Elle aurait demandé pour son bouquet de fête
Tous les divins accords que l'âme du poète
Aurait dans son extase oubliés à plaisir.
J'aurais dit tendrement à la fille inspirée;
- De tes simples atours modestement parée,
Pour déposer ta lyre aux pieds du roi des vers,
Bon ange, va cueillir toute les poésies
Que le ciel ici-bas verse aux âmes choisies,
Les parfums les plus purs dont les champs soient couverts;
Va de lac en vallons, de montagne en collines;
Si tu t'arrêtes, pose un pied sur les ruines,
Regarde le passé pour sonder l'avenir,
Et sans trop méditer sur les oeuvres humaines,
De l'astre universel aux trésors de nos plaines
Cherche l'oeuvre de Dieu pour aimer et bénir!
Prends ses bruits au torrent, ses débris à la tombe,
Un mot divin qui passe à la goutte qui tombe,
A la source qui meurt, au gazon des ruisseaux,
Ses chants au batelier qui tend sa voile blanche,
Un murmure plaintif à la barque qui penche,
Les rayons à travers l'ombrage des arceaux!
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Va prendre à nos rochers le baiser de l'aurore,
Les gouttes de rosée aux fleurs qui vont éclore,
Aux forêts en repos leurs soupirs amoureux,
Au Léman son azur, au rivage sa plainte,
Et les gazouillements qu'il murmure avec crainte,
Mystérieuse voix qu'entendent les heureux!
Du cygne va saisir la plume qui surnage,
Celle que l'aigle perd en dévorant sa cageGa naar voetnoot1),
Alors que son regard perce l'immensité;
L'une pour l'orateur, l'autre pour le poète!
Va demander, avant d'en couronner sa tête,
Aux Muses de Genève un chant de liberté.
Ajoute des lauriers à toutes ces merveilles;
Va riante à ses pieds déposer tes corbeilles;
Dis-lui: ‘pardon du peu que j'ose vous offirir!’
Puis ajoute; ‘merci pour les pauvres du monde,
Pour cette voix de Dieu dont ta parole abonde,
Qui verse l'espérance et nous aide à souffirir;
Pour toutes les douleurs et pour toute misère
Dont la soif d'avenir en toi se désaltère,
Et pour la charité qui te suit en tous lieux!’
S'il te laisse approcher de sa lyre royale,
Si de son auréole il touchait ton front pâle,
Viens! et nous chanterons pour la terre et les cieux! -
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Mais il vient près de nous avec l'automne humide,
Quand le pâle brouillard, couvrant la plaine aride,
Nous dérobe le lac, les campagnes, le ciel;
Il vient, quand les forêts ont perdu leur feuillage,
Qu'elles n'ont plus d'oiseaux, pour dire à son passage
Une chanson d'amour qui monte à l'Eternel!
Nous ne nous arrêterons point une seconde fois aux premiers pas du barbier de Genève sur le terrain poétique. Constatons plutôt ses progrès depuis le Roi n'en saura rien. En 1842 il fixa son nom avec distinction par la publication d'un recueil intitulé les Eglantines, dans lequel, avec plusieurs poésies inédites, se trouvent réunies particulièrement toutes celles qui ont fait sensation parmi le peuple, et son dernier poème, un cri vers la France, qui lui fut arraché pendant les tristes démêlés à propos du canton de Lucerne, justifie pleinement la supériorité du talent que nous nous appliquons à faire reconnaître. L'apostrophe ne serait pas indigne de Corneille. France! te souviens-tu de ton peuple et de toi?
Alors que tu fus reine, et que ton peuple-roi
Remontait tout sanglant de trois jours de batailles
Sur son trône, entouré d'illustres funérailles?
Le poète poursuit plus bas: Vois déjà la Pologne où ton soleil a lui,
Comptant sur toi demain, se lever aujourd'hui.
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. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ton cri de liberté, qui traverse la terre,
Se mêle avec ton nom, France, à son cri de guerre.
Les rois vont l'écraser, mais un mot de ta voix
Suffit pour désarmer son despote et les rois;
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce mot n'arrive pas, et ta soeur l'héroïne
N'a de toi que des pleurs, tandis qu'on l'assassine,
Et ses débris traqués, que l'exil sauve aux fers,
Viennent te raconter les maux qu'ils ont soufferts.
Jetons sur ce cadavre un voile funéraire
Et revenons aux lieux que ton soleil éclaire!
La Suisse, réveillée au tocsin des trois jours,
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lève son front courbé sous quinze ans d'inertie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
- La France est là - dit-elle aux rois avec fierté,
- Vous n'étoufferez plus ma sainte liberté!
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un pied dans mes vallons, l'autre sur ma frontière,
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mon peuple, souverain, va régner et grandir
Et voir entre ses mains mes lauriers reverdir! -
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alors on vit trembler nos vieilles seigneuries,
Alors on vit les loups, chassés des bergeries,
Se faire humbles agneaux pour y rentrer soudain,
Et flatter en tremblant le lion souverain.
Les regards vers le nord, du sommet des montagnes
Alors la liberté planait sur nos campagnes,
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Prête à prendre son vol pour franchir l'univers,
Disant: - la France est là! Peuples, brisez vos fers! -
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Mais à qui devais-tu tant de gloire et d'amour?
Par qui fus-tu si grande et si belle en un jour?
Ces bras qui vont saisir le fer pour la bataille,
Ces flots d'hommes roulant sous les flots de mitraille,
Ces femmes, ces enfants, ces bras nus et calleux,
Que Paris enfantait de tous rangs, de tous lieux,
Ces héros en haillons que trois jours virent naître,
Combattre, triompher, chanter et disparaître,
Qu'un roi jetait si bas, que Dieu faisait si grands;
Eh bien, France! pour nous c'étaient là des corps-francs.
Et ce roi dont un peuple allait punir le crime,
Qui donc l'avait poussé vers l'effrayant abîme
Où tu devais tomber, où son trône roula?
C'était le souffle impur des fils de Loyola,
C'était Rome, croulant au flambeau de la presse,
Prêtant aux vieux Bourbons sa foudre vengeresse,
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lui disant: - nous serons le manche, vous la lame!
Ordonnez, et risquez le trône pour l'autel! -
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et voila contre qui Paris, rouge de sang,
Réintégrait tes lois, ta couronne et ton rang!
Et voilà contre qui nous sommes en alarmes,
Et par qui tu nous vois l'un contre l'autre en armes!
Avant qu'ils eussent mis le pied dans nos vallons,
La concorde et la paix régnaient sur nos cantons,
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La douce tolérance habitait nos foyers.
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Depuis qu'ils ont franchi le seuil de nos montagnes,
Ils ont tout divisé, hameaux, cités, campagnes!
Plus de paix entre nous; tous les coeurs sont brisés,
L'un contre l'autre aigris, poussés, fanatisés.
A la moitié du peuple, avec des mots d'apôtre,
Ils donnent des poignards pour assassiner l'autre;
Puis viennent derrière eux nos débris de barons,
A qui pour remonter tous les moyens sont bons.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voudrais-tu maintenant qu'une lâche détresse
Détournât nos regards du danger qui nous presse,
Devant ces ennemis des peuples et des rois?
France, ne vois-tu pas que dans notre patrie
Ils viennent contre toi dresser leur batterie,
Cachés à l'ombre de nos bois!
Ce sont tes ennemis que nous voulons combattre!
Dernier peuple debout, c'est qu'on veut nous abattre,
C'est que notre esclavage est le but où l'on tend,
Que notre suicide est à la fin du drame.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oh! si nous avons peur du sort qui nous menace,
C'est que de tous les rois le réseau nous enlace,
Et que tu n'es plus là pour leur dire: - arrêtez! -
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C'est que de ton sommet nous te voyons descendre
Si bas, depuis quinze ans, qu'on n'ose plus attendre
Le réveil de ta grande voix!
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Mais quels sont ces accents qui percent les orages?
Est-ce toi qui viendrais ranimer nos courages?
O parle! tu verras nos tremblants guizotains,
Toujours obéissant aux notes étrangères,
Se réunir bientôt à nos vrais mandataires,
Pour chasser les ultramontains.
Mais ce n'est point ta voix!... O trompeuse espérance!...
C'est la voix d'un valet de la sainte alliance,
Qui devance le Nord pour nous dicter des lois!
Aux affronts des puissants prêt à demander grâce,
Insolent pour le faible, il nous jette à la face
Les soufflets qu'il reçut des rois.
Avorton de Juillet, c'était là ton ouvrage!
Mais la France avec nous repousse ton outrage;
Tu n'as que nos poltrons pour t'en remercier!
Va, sans toi nous saurons laver notre lessive!
Si ton front par l'Anglais est couvert de salive,
Ne nous prends pas pour l'essuyer!
Nous passerons sous silence les observations auxquelles les tendances politiques du poème pourraient fournir matière, ni ne prononcerons d'avis à propos de la grossiè- | |
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reté qui le termine, mais nous soutiendrons hautement le mérite de l'ensemble, considéré sous ses rapports poétiques, et, toute critique à part, nous accorderons une louange sans réserve aux derniers couplets, qui nous semblent écrits sur le ton le plus énergique et le plus élevé que puisse prendre le génie populaire. Peu de jours après que l'envoi de Lamartîne fût parvenu à Corsat, le rédacteur du Journal de Genève, Lecomte, présenta des Excuses à M. Lamartine, au sujet d'une visite qui lui a été faite à son passage par Genève. Il lui dit: Ici tu comptais voir Petit-Senn ou Richard,
Les deux Hentsch ou Gaudy, Chaponnière ou Congnard,
Et tu veux sur le champ punir leur négligence;
Roi, tu vas sans remise exercer ta vengeance:
Aucun d'eux près de toi ne s'offrit le premier,
Aussitôt tes faveurs tombent sur.... un barbier!
Ces vers prouvent moins contre le poète qu'ils ne témoignent contre l'esprit général du pays et qu'ils ne servent à faire connaître la place assignée à Corsat par les citoyens de Genève. Du reste la tactique que l'on met en oeuvre contre le barbier n'est pas autant celle par laquelle on méconnaît, et qui pourrait ne pas être sans danger, que celle par laquelle on nie, et qui est plus sûre et plus meurtrière. Corsat! A ce propos on hausse les épaules, on prend des airs étonnés, on feint d'ignorer ce nom-là. Votre barbier-poète! dites-vous, non sans un brin d'enthousiasme. - Un barbier! et qui fait des vers? Allons donc! | |
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Puis un sourire froid et hautain, et soudain le discours change de direction. Corsat, nos citations l'ont montré assez clairement, appartient au parti libéral, le gouvernement cantonnal est conservateur; Corsat appartient à la bourgeoisie, Genève regorge de préjugés d'aristocrates. Pour mieux nous faire comprendre, nous dirons que Corsat occupe dans la société de Genève le même coin où se trouve relégué à peu près chaque homme de lettres dans les états de Guillaume II de Hollande; car dans notre pays la distinction du talent, que dispense Celui qui ne mesure pas ses dons aux coffresforts et qui n'accorde pas aux nobles parchemins le génie par privilège, n'est remise à l'homme du monde qu'en faveur des égards de la haute société pour les travers et les singularités de l'esprit. La force civilisatrice, qui est une propriété des esprits cultivés, n'atteint guère les classes supérieures, ou pour parler avec plus de justesse, les classes élevées, qui dans leur insipidité suffisante n'ont pour l'écrivain ni un mot d'encouragement ni une marque de sympathie, et dont la petitesse croirait se compromettre, en descendant quelquefois jusqu'à l'homme de mérite, qui pour cette coterie trop nombreuse reste à jamais l'avoué, l'imprimeur, le pharmacien, et même le pasteur, ce qui doit surprendre dans nos temps de velléités et de mondanités évangéliquesGa naar voetnoot1). | |
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Deux qualités qu'il importe surtout de signaler dans le talent de Corsat sont la chaleur et la facilité. Un joyeux soleil a beau ne point traverser incessamment son vers de ses rayons dorés, comme en certains vins, on goûte néanmoins à la saveur, à la verve de ses productions que des feux bienfaiteurs et bien souvent cuisants ont chauffé l'arbre. Chant de guerre, chant d'amour, ode, satire, il traite tout cela le plus naturellement du monde et sans presque s'en rendre compte. Il ne se passe pas d'évènement en Suisse et particulièrement à Genève, sur lequel il ne dise son avis tout haut au peuple. Jour et nuit, au champ d'honneur, aux réjouissances publiques, aux processions triomphales, aux clameurs de la Diète, l'artilleur est à sa pièce et tire infatigablement à poudre ou à balles. Il n'est pas de mesure prise par le gouvernement, excitant sa bonne joie ou sa bile, qui ne reçoive sa part dans les minces feuilles lithographiées, imprimées par centaines, que le peuple s'arrache; pas de fête où sa lyre ne soit de moitié; pas de camp fédéral ou cantonnal dont Corsat n'égaie les soirées par des chansons de bivouac qui longtemps après la saison de l'exercice remplissent encore les rues de Genève. Le citoyen courageux et sympathique; le bourgeois inquiet, se débattant en des | |
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entraves insupportables et croyant à un meilleur avenir; le poète, enthousiaste de lumières et de progrès, en armes contre la sotte vanité, la richesse étroite et peureuse, les incitations perverses contre la liberté de la pensée, se mêlent et se relèvent tour-à-tour. Faut-il s'étonner si la langue et la structure ne sont pas quelquefois sans négligence chez un homme qui n'a pu jouir des bienfaits d'un enseignement suivi? Il paraît cependant à la comparaison, malgré les inégalités qui déparent encore assez souvent ses productions, que son application dans les derniers temps a été assez considérable et que peut-être le hasard lui a fait rencontrer une occasion d'instruction assidue. Le vers où il excelle est celui de la haute comédie, qui est en même temps celui de la haute satire. Il est franc, net, sain, et parfois on serait tenté de lui demander, comme Boileau à Molière, ou donc il trouve la rime. Il nous semble qu'en cette forme son bon sens appliqué aux choses sociales et politiques, s'exprime avec le plus d'aisance et de clarté. Son chef-d'oeuvre si mordant d'ironie, ȧ propos des boucheries dans le Valais, excitées par les prêtres, justifierait sans doute notre opinion. Mais nous prierons le lecteur de nous permettre plutôt une autre citation, qui sera la dernière. Riches, vous qui trouvez mes paroles amères,
Qui condamnez les pleurs que je donne aux misères,
Si vous eussiez marché nu-pieds sur les chardons,
Si l'épine vingt fois eût percé vos talons,
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Si vous eussiez cherché, pendant douze décembres,
Les bois morts dans les bois pour réchauffer vos membres,
Si sous le poids des ans, du travail, des douleurs,
Votre mère eût traîné des jours suivis de pleurs;
Oh! si vous eussiez vu ses transes maternelles,
Pendant les jours de froid, dans les heures cruelles,
Où ses petits enfants lui disaient: ‘j'ai bien faim!’
Et qu'elle répondait: ‘attendez à demain!’
Si vous eussiez passé, rien qu'une de ces veilles,
Dans un grenier sans bois, la bise à vos oreilles,
Où las de s'accroupir sur deux tisons volés,
On s'endort le coeur triste et les membres gelés;
Cela vous suffirait pour pardonner (à) ma lyre,
Et pour prendre avec moi le fouet de la satire!
Telle fut mon enfance, et je n'ai pas tout dit.
Je n'ai fait que me plaindre et vous auriez maudit....
Ces maux sont oubliés; ce n'est point la vengeance
Qui me fait apporter ma pierre à l'oeuvre immense;
Avant que j'eusse vu les choses de plus loin,
Avant que j'eusse pris Dieu pour juge et témoin,
Oui, j'avais dans le coeur du fiel et de la haine;
Mais dès que j'eus compris la cause souveraine
Qui vous donna la terre et m'en rendit bâtard,
Je vis que nous étions tous deux fils du hasard.
Si j'eusse vu le jour sous le toit de vos pères,
Comme vous, j'aurais eu de l'orgueil, des chimères,
Et si dans mon berceau le sort vous eût jeté,
Vous auriez eu ma muse et mon adversité.
Non, ce n'est point à vous que j'en veux, c'est aux causes;
J'aime voir les heureux: ainsi j'ai pris les choses.
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L'avenir que je rêve est le bonheur de tous!
Si le hasard a mis des bornes entre nous,
Chacun pour les franchir doit faire un sacrifice
Et chasser le malheur par des lois de justice,
Où Dieu se reconnaisse, empreint dans notre amour.
Où chacun ait sa part au travail comme au jour.
Oh! si d'ambition vous accusez ma plainte,
Il est un tribunal où disparaît la feinte,
Où de mes passions je serai dépouillé,
Que la voix des vivants n'a point encor souillé.
Où la vanité fuit, où nos sens disparaissent;
Tribunal, devant qui les plus grands fronts s'abaissent,
Où I'on a fait au monde un éternel adien...
Eh bien! je vous convie au tribunal de Dieu!
Cette profession de foi doit faire sentir tout le tort qu'on fait à Corsat, en le confondant avec cette multitude d'aventuriers, venus pour la plupart de l'Allemagne, qui trouvent dans les formes républicaines des petits états de la Suisse un terrain fertile pour l'essai de leurs rêveries politiques et qui n'hésitent pas à sacrifier à leurs efforts décevants un peuple égaré par de perfides adulations et de dangereux mirages, à détruire en lui, fût-ce par la violence, la foi à la Divinité et à l'immortalité de l'âme. Corsat croit à un Étre suprême, immaculé, bienfaiteur; il porte en soi la conviction de l'existence d'un monde moral, éternel, insouillé, supérieur au monde de la matière, qui est éphémère et pêcheur. Il croit qu'ici-bas le mal lui-même contribue au bien, puisque Dieu le permet, | |
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quoique sous la main de la Providence la volonlé humaine doive former comme une force répulsive et comme une espèce de contrepoids, qui arrête les progrès de l'ennemi, qui maintienne les rapports de la lumière et des ténèbres au milieu de l'imperfection où l'homme vit et la société marche, et qui, ainsi qu'une aiguille aimantée par l'amour du Tout-Puissant, tourne toujours vers les splendeurs de l'idéal. Corsat accorde ce qu'il y a de nécessaire et d'utile dans les distances sociales et léve les épaules au tableau, séduisant toutefois, d'une communauté de propriétés et d'une égalité de fortunes; mais que sous le régime du monde actuel chacun n'ait pas le salaire selon le travail, que, à cause même de cet état social, les riches aient été poussés insensiblement à l'accaparement et au monopole, qu'ils s'obstinent à ne vouloir comprendre ni l'essence ni les besoins du peuple, que celui-ci reçoive si rarement ce qu'il implore sans cesse d'eux, c'est-à-dire rien qu'une marque de bonne volonté, que le labeur ne puisse s'acquérir la part où chacun a droit, une place au soleil, un gai rayon d'espoir à l'horizon, voilà le seul, l'unique motif de sa plainte. Selon lui la tâche de nous tous est de guérir les plaies dont souffre la société de ce siècle, celle du peuple de faire valoir d'une manière honnête, sérieuse et pacifique ses droits à l'aisance, au bonheur, à la certitude du travail et du salaire; au bout de cette tâche il trouvera, non pas l'égalité, qui est impossible, mais la solution des proportions sociales, et cet accord, rêve du poète, se réalisera par | |
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l'assistance de Dieu, de qui la nature tend vers tout principe d'harmonie, par la persistance et par la concorde. C'est vers ce bel avenir que les regards de Corsat sont tournés, et ses accents l'appellent, le, prédisent et y convient. Plus d'indigence, plus de misère! Aisance générale, repos universel, suites d'un bien-être dont personne n'est exclus! Brillante aurore, te lèveras-tu jamais? s'écrie sans cesse le doux rêveur dans son exaltation si souvent découragée. Frères, vers là, les mains serrées! En avant, avec prudence, avec courage, et conservons le sentiment de cette dignité dont nous avons un compte à rendre au peuple! en avant, pour la patrie, la civilisation, les lumières! Notre haleine, souffle salubre et pacificateur, apporte de nouveaux germes, guérit la société, dissipe les brumes! Le retentissement que les vers de Corsat rencontrent parmi le peuple est une conséquence du malaise général qui se manifeste si douloureusement dans les affaires domestiques de la Suisse, mais l'influence de cet ėcrivain ne peut guère inspirer d'inquiétude, puisque ses conseils, écoutés et suivis le plus souvent avec confiance, sont presque toujours d'une nature rassurante et tendent plutôt à calmer les esprits irrités. Il est visible que ses principes ne sont dangereux ni pour la Suisse ni pour Genève, et il nous semble que le gouvernement autant que l'aristocratie a quelque obligation à ses efforts, comme à ceux d'un antagoniste honnête et rempli des meilleures intentions. Après quoi il serait superflu de | |
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démonlrer à quel degré il nous semble gauche et petit à tous les deux de dédaigner un homme à qui, avec moins de conscience ou plus d'ambitionGa naar voetnoot1), il ne coûterait peutêtre qu'un mot pour jeter le canton dans les embarras les plus funestes.
Bonn, 1846. |
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