Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
[pagina 23]
| |||||||||||||||||||
[pagina 25]
| |||||||||||||||||||
HOMMAGE | |||||||||||||||||||
[pagina 26]
| |||||||||||||||||||
‘Comment se fait-il que personne, jusqu'à ce jour, n'ait dit toute cette confusion et les tourments qui en résultent; que nul jeune homme n'ait raconté les longs ennuis de son intelligence, les ennuis éternels de son coeur? et que, parmi tant de confessions égoïstes aucune n'ait dit ce que souffre aujourd'hui le penseur et le poète, comment la poésie même en appelle aux mathématiques pour se soutenir; enfin l'immense appareil de phrases sacrifiées de nos jours pour ressusciter la victimeGa naar voetnoot*)’. Ce que M. Philarète Chasles voudrait qu'on fît, nous l'avons tenté. Toutefois qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Eminemment influencé par les tendances du siècle, ballotté continuellement par tous les vents désorganisateurs qui soufflent autour de lui, notre esprit n'est pas de ceux qui cherchent un remède au malaise général ou qui en murmurent. Nous ne faisons que constater un fait. | |||||||||||||||||||
[pagina 27]
| |||||||||||||||||||
Ainsi qu'Adam sortant des mains de son créateur et laissant errer ses regards étonnés sur cette belle et jeune nature qui l'entoure, chaque homme après lui qui commence à réfléchir et à marcher dans la vie a dû nécessairement se demander: D'où vient tout ceci, d'où viens-je moi-même? Et voyant le soleil parcourir l'espace, les étoiles accomplir leurs révolutions, les herbes pousser, les saisons se suivre, les créatures paraître et s'évanouir, tout ce qui existe se mouvoir et agir d'après une loi immuable, il a dû s'écrier: Quelle est donc cette haute intelligence qui domine et gouverne tout ce que je contemple? Vers où tout ceci marche-t-il? Où vais-je moi-même? C'est de ce raisonnement que la religion naquit. Il n'y avait pour l'homme d'autre solution à tous ces problêmes, d'autre explication à tous ces mystères, que celle qui se résume par un être invisible et tout-puissant qui a tout créé et qui entretient tout ce qu'il a créé. L'homme adora la Perfection. La religion produisit les arts. L'homme-enfant et soumis à la matière, ne s'imaginait pas que seulement penser une bonne et noble chose est déjà plaire à Dieu; l'homme ne songeait pas qu'il suffit | |||||||||||||||||||
[pagina 28]
| |||||||||||||||||||
à Dieu d'une seule larme montée du coeur à propos d'une belle action pour lui être agréable. Il réduisit à sa taille le grand esprit animateur et conservateur de toute chose; il lui donna ses qualités, ses instincts, ses passions; reculant devant la haute et simple idée de la perfection absolue - rien que cela! - il dépeça l'être indivisible et se mit à en admirer un à un les attributs: la bonté, la force, la grandeur, la clémence; il lui donna sa forme: des yeux pour voir, des oreilles pour ouir, des mains pour saisir, une bouche pour parler; bientôt même il lui imposa ses besoins, ses faiblesses, ses appétits, il se le représenta comme attachant sa préférence à un lieu, engageant sa parole, sensible à la flatterie. Conséquences nécessaires, l'homme commença le culte de son Dieu par lui dresser une demeure: voici l'Architecture. Pour revêtir l'invisible d'une forme matérielle, il lui fit un symbole: voici la Sculpture, et ce fut l'image de la mort même que l'homme se plut à attacher au front de son être immortelGa naar voetnoot1). Il trouva ensuite des symboles, non | |||||||||||||||||||
[pagina 29]
| |||||||||||||||||||
plus pour le tout, mais pour les parties du tout, pour ses propriétés, ses attributs sans nombre; il construisit des temples pour loger, pour conserver, pour adorer toutes ces parcelles de la grande et inséparable unité divine, et voici les chefs-d'oeuvre de la sculpture s'éparpillant sur la terre et ceux de l'architecture couvrant sa surface. Le temple érigé, l'idole sur son piédestal, le symbole dans le sanctuaire, l'homme lui dit ses besoins, lui confia ses peines, lui ouvrit son coeur. Pour que cette parole par excellence, adressée à l'être mystérieux, ne fût pas semblable à la parole vulgaire, peut-être aussi pour qu'elle eût plus d'influence sur le dieu, l'homme la rehaussa par l'expressionGa naar voetnoot1), car, comme dit Vondel: dicht en ondicht verschillen onderling gelijck trompetgeklank en bloote stemGa naar voetnoot2); et afin de lui donner en même temps plus de | |||||||||||||||||||
[pagina 30]
| |||||||||||||||||||
force, d'harmonie, de durée, de solennité, il l'accompagna d'instruments qui imitaient les sons de sa voix et les soutenaient en les épurant: c'est ainsi que la Poésie et la Musique naquirent avec la prière, ce premier et pur culte offert à la Divinité par la foi naïve et vierge de l'homme. Plus tard, pour orner l'habitation sacrée et faire honneur à l'hôte auguste, l'homme retraça sur les murs de l'édifice les grands évènements qu'il croyait advenus par l'influence du grand être ou par celle d'une de ses propriétés, ou bien les y suspendit en tableauxGa naar voetnoot1): voici enfin la Peinture qui paraît. Nous voyons donc ici dans | |||||||||||||||||||
[pagina 31]
| |||||||||||||||||||
les traits principaux et caracléristiques de toute religion extérieure primitive, le rite catholique tel qu'il se montre encore de nos jours. Une demeure, c'est l'église; une idole, c'est l'hostie; la messe avec l'orgue et les choeurs, c'est l'hymne païenne et les fanfares du sacrifice; les tableaux ornant les murs du saint lieu n'ont changé que de sujets. Comme le paganisme, le culte catholique est donc en harmonie directe avec l'essence primitive de la nature humaine. Malheur à l'homme, s'écrient les voix du désespoir, malheur à l'homme, poussé dès l'heure de sa création dans le chemin de l'erreur! malheur à lui qui a démembré le Dieu impalpaple et l'a fait descendre morcelé dans ses difformes idoles, qui l'a taillé à sa guise, réduit à ses mesquines proportions! Arrêtez! L'homme, composé d'esprit et de matière, n'a fait qu'accomplir sa loi organique, sillon nécessaire, providentiel, creusé pour lui par Dieu même. L'enfant marche à la main de son père et son père se fait enfant avec lui; afin de mettre à sa portée ses premières leçons, il revêt ses enseignements d'une forme puérile; | |||||||||||||||||||
[pagina 32]
| |||||||||||||||||||
plus tard le temps viendra où de plus grandes, de plus austères vérités sortiront de la bouche paternelle et qu'elle initiera celui qui sera bientôt un homme à ce qui maintenant est encore caché à ses yeux d'un voile qu'on ne lèverait pas impunément. Comme l'enfant à la main de son père, l'homme marche à celle de son Dieu, et son père qui est aux cieux suit à son égard la même route que l'homme à l'égard de son enfant. Il le laisse poursuivre d'abord sa marche avec toutes ses conséquences, l'attend ensuite au rivage heureux, sûr du port où il entrera, et le trouvant préparé à recevoir ses hautes révélations, il dessille ses yeux pour l'introduire aux salutaires vérités du christianisme. Les arts, sortis pour ainsi dire du sein même de la divinité, puisés à une même source chez tous les peuples primitifs; ont subi chacun la loi de sa nature, ont parcouru, autres étoiles du ciel pour éclairer la terre, leur orbite prescrit, leur course à travers les âges. Ils se sont compliqués, diversifiés, enlacés, accouplés les uns aux autres ou à l'imagination, à l'esprit ingénieux, imitateur, philocale de l'homme, et se sont transformés au fur et à mesure qu'ils se perfectionnaient. Mais, leur carrière accomplie, que font-ils, les arts? Leur carrière se règle toujours sur la marche de l'humanité; cet orbite parcouru, l'art s'arrête, son haleine est épuisée. L'homme, être matériel lui-même, fait entrer toute idée dans une forme matérielle. Toute idée amène sa forme, et l'idée effacée, la forme dépérit. L'art ral- | |||||||||||||||||||
[pagina 33]
| |||||||||||||||||||
lentit ou hàte sa marche, selon que l'idée dont il est le signe se fortifie ou s'affaiblit au coeur des nations. Toutes deux, l'idée et sa forme, expirent en même temps; l'art s'arrête, quand la cause de l'art cesse. La religion est le moteur de l'art, Dieu celui de l'univers; l'art sans la religion s'en va, comme l'univers sans Dieu. Regardons, après ce que nous venons d'énoncer, regardons les temples païens de la Grèce et les églises chrétiennes de la France et de l'Allemagne. Une même forme aux temples de la Grèce, une même aux églises des peuples du nord! Oui, ton ciel bleu, ô Athènes, ton air embaumé, la beauté de ton peuple, surtout ta religion aimable que t'avaient faite tes poètes, riche d'agréables allégories et de spirituelles moralités, tes dieux aventureux, ton Olympe féerique, ta riante nature pleine des objets de ton culte, devaient faire éclore sous le souffle de ton frais génie, sous le travail de ta main bienapprise, ces chefs-d'oeuvre d'élégance et de goût, dont le voyageur admire encore les magnifiques ruines. A toi, ville d'Attique, le marbre éclatant que t'envoie Paros, la légère colonnade, garde immobile du sanctuaire où le vent soupire en brises mélodieuses; à toi les lignes molles et flottantes de tes chastes statues; à toi la simplicité unie à la majesté, à toi la dignité, la solidité corrigée par la suavité la plus noble et les ornements les mieux entendusGa naar voetnoot1)! | |||||||||||||||||||
[pagina 34]
| |||||||||||||||||||
Mais à toi, christianisme, à toi qui nous as enseigné à penser et à sentir et qui t'es introduit dans l'âme, non comme le paganisme, par la tête et l'imagination, mais par le coeur et la sensibilité, à toi les sombres églises sculptées à la façade imposante, au magique portail, aux niches, aux colonnettes sans nombre; à toi, douce religion de mystère et d'espoir, la large nef aux longs échos où l'orgue retentit, la forêt de piliers, fils des forêts, où l'astre du jour se joue, qui perçant les vitraux peints et les splendides rosaces, répand sa lumière capricieuse et bigarrée le long des colonnes, se couche dans la nef sonore, se suspend aux murailles comme un tableau fantastique, grimpe aux arcades, monte à l'autel, coule le long des cierges bénits et des encensoirs qui parfument le choeur! Le paganisme attachait les dieux à la terre, toute la nature était dieu et l'Olympe n'était qu'une montagne. Aussi la grandeur des temples, c'est leur ampleur; la grandeur des églises, c'est leur élévation. Levez les yeux, mortels, et contemplez en silence l'audacieux clocher qui s'élance vers les nues et semble le doigt gigantesque qui montre-aux fidèles le chemin du céleste séjour! | |||||||||||||||||||
[pagina 35]
| |||||||||||||||||||
Pourquoi les temples sont tombés avec les Jupiter, les Apollon; pourquoi le génie antique s'est éteint pour ne se rallumer jamais, demandez à l'Évangile! Avec Jésus une ère nouvelle. L'église remplace le temple; l'hymne ne conserve que son nom; l'orgue, invention toute chrétienneGa naar voetnoot1), orchestre et monument tout ensembleGa naar voetnoot2), relève l'expression du cantique; la sculpture décore avec plus de richesse et de profusion l'extérieur et l'intérieur de l'édifice, et, par la peinture qui se colle aux murailles, s'attache aux vitraux, pénètre jusqu'à l'autel, illumine les missels et s'y joue en fleurs et en arabesques d'or, fait du fondateur de la religion un type, une idole, comme avait fait le paganisme. On le voit, tout art est sacré et ministre de la religion. Comme Jean Schoreel il ne faut donc jamais hésiter entre le pape et Durer, et si l'art devient hérétique, tournez le dos à l'art, e'en est fait de lui, qu'il devienne ce qu'il pourraGa naar voetnoot3). Les anciens peuples avaient marché | |||||||||||||||||||
[pagina 36]
| |||||||||||||||||||
à petites journées, les modernes iront au pas redoublé. Tout se remue, tout s'agite, tout se heurte, tout s'ébranle, et toujours au nom, à cause, à propos de la religion; le nom de Dieu est au bout de toute chose et plane sur l'Europe; le glaive est béni comme l'encensoir, le serpent que regarde quiconque veut guérir, c'est Dieu. La chevalerie est une institution religieuse, les conciles sont des assemblées religieuses, l'inquisition est un tribunal religieux, les bûchers sont des actes de foi, les croisades, les expéditions de Charlemagne contre les Saxons, celles de Simon de Montfort contre les Albigeois, sont des guerres religieuses, le mystère n'est que la Bible en action, les premiers acteurs sont des gens d'égliseGa naar voetnoot1). Mais voici que toutes les ramifications de l'art, sont arrêtées tout d'un coup et détournées de leur chemin | |||||||||||||||||||
[pagina 37]
| |||||||||||||||||||
originaire. L'unité, l'harmonie des arts se brise, et au lieu de concourir ensemble à leur sublime but, chacun s'en va de son côté, et se dénature en changeant de route. C'est la réformation qui éveille la critique endormie, tue l'organisme du siécle, égare l'art. Si la réformation, comme le paganisme, comme le catholicisme, avait exigé d'autres signes ou rappelé les anciens sous une forme différente, il n'en faut pas douter, une autre ère se serait levée sur l'Europe. Mais la réformation qui ne s'adresse qu'à la raison, qui est la religion réduite à sa plus simple expression, qui pourrait à la rigueur se passer d'églises, s'abrite en- | |||||||||||||||||||
[pagina 38]
| |||||||||||||||||||
core après trois siècles d'existence sous les vieilles égli ses abandonnées du catholicisme. Partout le provisoire y respire, le choeur est désert, et la belle nef encombrée de chaises et de loges qui regardent les bas-côtés, ce vase ridicule, collé contre un des piliers, où monte le prédicateur, au lieu de l'autel auguste où étincellent les cierges, arrachent à l'artiste des larmes de douleur et de dépit. Non! la réformation n'avait pas besoin d'architecture, de sculpture, de poésie, de musique, de peinture. De poésie, de musique? Les chants évangéliques, odes religieuses de laïques modernes, ne sont qu'un luxe que la réformation se permet à côté des psaumes inspirés. Pour la musique, il faut convenir que c'est peut-être le seul art où la réformation ait apporté sa forme originale. On répète tous les jours que le catholicisme soutient les arts, que la réformation les empêche, et rien n'est plus vrai, mais nous irons plus loin, et nous affirmerons que chaque homme portant en soi l'instinct religieux uni à celui du beau, c'est-à-dire le véritable instinct artistique, le catholicisme doit une immense partie de son influence à son culte des arts. Maintenant quelles ont été les suites de la réformation qui les a exilés? Le paganisme mort, avons-nous dit, les temples aux échos endormis ont croulé avec leurs tableaux et leurs statues; la cause des formes détruite, la forme dépérit | |||||||||||||||||||
[pagina 39]
| |||||||||||||||||||
et s'en va: le fruit pourrit et tombe, lorsque le noyau est attaqué. Ainsi du catholicisme. Il est vrai que celui-ci est loin d'être mort et que la réformation n'est pas encore assez avancée, mais elle s'est néanmoins tellement infiltrée dans les esprits avec sa limpide morale et ses simples vérités et son facile abord et ses formes bourgeoises et son rigoureux individualisme et sa redoutable critique, que les arts en ressentent vivement l'influence funeste. La puissance de la réformation sur les idées du siècle est immense et incontestable. Nous vivons dans un âge essentiellement critique et Luther a arrêté l'ère organique d'un seul coup. La critique est présente en toute chose; elle est dans la religion, partant dans les arts; elle envahit jusqu'à nos foyers, elle tue en nous toute exaltation, toute inspiration, toute poésie. Expliquons-nous.
De nos jours la religion pourrait presque se passer de culte. De nos jours la religion, c'est la morale. Pourquoi sommes-nous chrétiens? Parce que le christianisme est dans l'air que nous respirons, parce qu'il coule dans le sang de notre père et dans le lait de notre mère. Nous obéissons aux lois du Christ à notre propre insu; nous | |||||||||||||||||||
[pagina 40]
| |||||||||||||||||||
sommes chrétiens parce que la société qui nous enserre est chrétienne et parce qu'il est urgent qu'à ses exigences nous nous. soumettions comme des chrétiens; cela est d'autant plus nécessaire que sans cela il n'y aurait pas de soumission. Une exigence chrétienne appelle une soumission chrétienne aussi logiquement qu'une demande au datif ou á l'ablatif appelle une réponse au datif ou à l'ablatif, sans quoi il n'y aurait pas de réponse. Nous serions chrétiens, quand même nous ne saurions pas qu'il y eût une révélation, et la participation au culte équivaut à la lecture de quelques belles pages, ce n'est plus qu'une formalité. Encore une fois, la religion, pour nous, c'est la morale, morale divine, que nos aïeux ont puisée dans les livres sacrés et dont a été nourrie notre âme dès nos premiers pas dans la vie. Pourquoi donc nous appesantir sur des dogmes impénétrables, jeter un regard indiscret dans un avenir fermé pour nous, sonder un abîme dont le fond se dérobe à nos facultés? Suivons bien plutôt l'impulsion de notre coeur, prêtons l'oreille à notre conscience et traversons le monde en faisant sans cesse ce qui nous paraît le mieux; rendons heureux ceux qui nous environnent, tàchons de conserver notre âme en repos, de mourir satisfaits de nous-mêmes, et nous sommes pleinement convaincus que, lorsque arrivera le jour des récompenses, le juste Dieu nous tiendra compte de nos jours de vertu, du bonheur que nous aurons répandu autour de nous et dont nous aurons couvert ceux que nous aurons rencontrés sur notre passage. La vertu seule est | |||||||||||||||||||
[pagina 41]
| |||||||||||||||||||
nécessaire á l'homme, et seule elle suffit pour assurer son bonheur, disait un ancien philosophe. Ayons la foi! C'est elle qui rend bon, qui rend fort. Croyons-en notre Père céleste, ayons confiance en lui, et répétons-nous aux jours de la joie comme à ceux de l'infortune, face à face avec le bonheur comme avec la mort, ces paroles consolantes qui sont une source immense de gratitude, de réjouissance et de résignation: ne vend-on pas deux passereaux pour une pite? et cependant l'un d'eux ne tombe point en terre sans la volonté de votre Père. Fuyons les ergoteries théologiques, les mesquines controverses, les argumentations érudites, les distinctions subtiles, les abstractions métaphysiques, fuyons tout ce fatras qui éblouit la pensée et tue le repos, - il ne faut pas être aussi savant qu'on le suppose pour croire - mais prions, afin que nous soyons baptisés de la foi, ce précieux sentiment des temps instinctifs, organiques; ne soyons que pauvres en esprit et simples de coeur, mais n'oublions jamais que nous avons un Sauveur dans le ciel qui récompense la vertu après la vie et que celui qui aura cru sera sauvé. Ne soyons pas comme Thomas appelé Didyme. Croyons, croyons! car bienheureux sont ceux qui n'ont point vu et qui ont cru. La morale, la conscience, voilà la religion du siècle. Tout a été discuté, nivelé; quelques personnes en conviennent, la plupart s'en cachent. L'un se nomme catholique, l'autre protestant, un troisième mennonite, parce que les noms sont là et que leurs pères les ont portés; | |||||||||||||||||||
[pagina 42]
| |||||||||||||||||||
mieux vaudrait s'appeler chrétiens tout bonnement, former une sainte alliance et se donner la main; cela mettrait une barrière à bien des querelles sans gloire et sans profit. Ce n'est plus aujourd'hui le temps où les croyants se rendaient pleins d'ardeur et de foi vers la maison de leur Dieu, pour se jeter brûlants de zèle et de componction à genoux sous la voûte qu'ils lui avaient consacrée, le prier avec ferveur et l'adorer naïvement, tandis que la voix du prêtre qui roulait le long des parois, la musique qui répondait à sa voix solennelle, les échos qui prolongeaient les accords sacrés, les parfums qui brûlaient dans les encensoirs, les rayons qui, perçant les longs vitraux peints, coloraient les dalles de la nef, élevaient l'âme et le coeur, réveillaient la poésie qui se répandait en paroles sur les lèvres, appelaient des larmes d'extase et d'amour au bord de la paupière; heureux temps organiques où l'individu disparaissait sous le signe, où Dieu seul planait sur toute chose, où le delta mystique brillait au dessus de tout, où les litanies anonymes, armées de leur plain-chant, immuable comme l'art byzantin, semblaient tombées du ciel même!Ga naar voetnoot1) Où en sommes-nous à cette heure? Ennuyés et glacés, nous allons par routine plier le genou à l'église, | |||||||||||||||||||
[pagina 43]
| |||||||||||||||||||
et nous faisons observer au retour que le premier ténor du choeur chante faux et que l'adagio a été pris trop vite; ou bien nous allons écouter un sermon qui ennuie, - il est de rigueur qu'un sermon ennuie - tomber dans une église qui fait pitié et entendre un braillement qui fait peur. Et qu'en rapportons-nous? D'utiles enseignements, quelque grande idée de vertu, de charité? Loin de là, mais la remarque que le ministre a fait deux fautes de langue, qu'il a la mauvaise habitude de faire le geste du coeur avec le bras gauche, et qu'il a oublié de prier pour le bourgmestre du lieu. Voilà où en est le culte public au dix-neuvième siècle, au grand siècle de | |||||||||||||||||||
[pagina 44]
| |||||||||||||||||||
la critique. Nous ne disons pas pour cela que cela soit mal pour l'homme, car Dieu règne, que sa volonté soit faite! nous disons seulement que cela est; mais nous disons que cela est mal pour les arts.
La réformation pénétrant dans les esprits et fermant la porte à l'art, celui-ci se fait individuel, matériel et païen, de général, spirituel, religieux qu'il était. Il se transforme, de sacré il devient profane. Il se diversifie, sa simplicité s'en va. Arrêté au milieu de sa marche sainte et tranquille, il forme des ramifications nouvelles devant l'obstacle de la réformation. Il ne s'était adressé qu'à Dieu, maintenant il parle à l'homme, bientôt il parlera à la chose. L'analyse et la critique commencent à le refroidir. La hauteur de l'art baisse à mesure que l'art s'étend. Bientôt il sera sous terre et nous pourrons lui faire des funérailles. L'organisme du siècle éteint, l'homme s'arrête pour voir ce qu'il a fait, réfléchir à ce qu'il fera, juger comment il a fait, pourquoi il a fait de cette manière et non pas d'une autre; et la Providence prend soin que, un siècle à peu près avant qu'éclate la réformation, dans les bois de Harlem, un homme prédestiné s'appuie fortuite- | |||||||||||||||||||
[pagina 45]
| |||||||||||||||||||
ment contre un arbre, trouve à l'ombre de ses feuiiles le grand art de l'imprimerie et s'entoure d'ouvriers prédestinés à leur tour à prendre leur course vers l'Allemagne et à mettre, comme un autre glaive de flamme, leurs caractères nouveaux entre les mains de Luther; elle prend encore soin, qu'il y ait là-bas, en France et en Italie, un architecte, un poète, un musicien: Michel-Ange, Malherbe, PalestrinaGa naar voetnoot1), pour commencer en architecture, en poésie, en musique, l'oeuvre de la renaissance, qui n'est qu'une decadenceGa naar voetnoot2), et sonner le tocsin de la critique dans l'architecture, dans la poésie et dans la musique, tandis que Luther agite celui de la critique dans la religion, dont l'écho se communiquera bientôt aux arts secondaires de la sculpture et de la peinture. Depuis le Christ l'homme avait travaillé, bâti, sculpté, chanté, sous la seule impulsion religieuse, dominé par une même pensée, poussé par une même force, soumis à une même idée, celle de Dieu, et mû par un même instinct. Voilà que tout-à-coup tout se brise. La réformation coupe le fil religieux, partant le fil national, et défend à l'art les abords de l'église. L'art alors court les rues, fait de vains efforts, s'humilie, se flétrit, se salit, se désespère, ne sait où porter ses pas, le pauvre | |||||||||||||||||||
[pagina 46]
| |||||||||||||||||||
exilé! pousse des sanglots à toucher les marbres insensibles, tend les mains aux églises qui ne le comprennent déjà plus, les ingrates qu'elles sont! Ses cris pénètrent enfin jusque dans les cabinets solitaires, et les érudits, troublés dans leurs combinaisons, l'entendent et l'accueillent pour son malheur. Oh! pourquoi l'art alors, comme un autre Saül, ne s'est-il pas frappé sur le champ de bataille? Brûlé, sa cendre soulevée par les vents, aurait, ainsi que la semence des fleurs, fécondé le coeur des nouveaux esprits et y aurait fait germer - qui sait? - quelque nouvel art inconnu! Mais il en fut autrement. Les savants en firent une curiosité. C'était là lui porter un grand coup, car c'était lui ôter son prestige, lui arracher son auréole! En attendant l'esprit général qui était en progrès ne pouvait se tenir tranquille. Il imita les savants et fit de l'art une curiosité. En se civilisant, il civilisa les arts. On se rua sur Rome et sur la Grèce, ce ne fut qu'un choc; point de salut sans l'ancien monde. Voici la renaissance, plante exotique, transplantée du beau ciel d'Athènes et de Rome sur notre sol humide et vaporeux et sous notre pàle soleil; plante qui a porté de bien beaux fruits, mais dont l'abondante semence a étouffé les germs de la littérature nationale, indigène: car nous avons des chefs-d'oeuvre de talent et de goût, au lieu d'avoir des chefs-d'oeuvre de génie. Michel-Ange s'empare d'un temple grec et d'un temple romain, et entasse sur cet Ossa ce Pélion, idée bizarre, lie d'un breu- | |||||||||||||||||||
[pagina 47]
| |||||||||||||||||||
vage épuisé, pis-aller d'une imagination aux abois; voilà pour l'architecture. Malherbe vient, efface Ronsard, le prince des poètesGa naar voetnoot1), ainsi que sa nombreuse école, et commence ce qu'on peut déjà nommer le siècle de Louis XIV, le siècle classique; voilà pour la poésie. La statuaire travestit les princes et les grands hommes en Jules Césars et en Marcs Aurèles. La peinture se soutient quelque temps, mais elle a perdu sa partie spiritualiste, mystique, aérienne: la peinture sur verre est morte, le papillon s'est cassé l'aîle. Hélas! Les jours naïfs ne sont plus où dans sa cellule solitaire Jean da Fiesole s'agenouillait devant sa toile et priait Dieu pour qu'il fit descendre en son coeur un rayon de la beauté, de la suavité célestes, afin qu'à son tour il fit reluire dans les traits bienheureux de ses images la paix suprême, la divine béatitude, dont jouissaient ses modèlesGa naar voetnoot2). Palestrina s'oppose au retour vers l'organisme, arrête sur les lèvres du pape l'ordre qui allait ramener le plain-chant | |||||||||||||||||||
[pagina 48]
| |||||||||||||||||||
aux églises, réforme la musique et jette le drame dans le service divin. Dès lors les écoles se forment, l'art des sons se prostitue. Cependant, malgré ces innovations, la musique seule de nos jours est encore tant soit peu art religieux, mais les oratorios et les messes en sont la partie subordonnéeGa naar voetnoot1), la moins connue, la moins populaire, et qu'est-ce qu'un art qui n'éveille pas les sympathies du peuple? Ajoutez à cela que les plus grands maîtres, les Haendel et les Bach, composaient indifféremment pour le catholicisme et pour les sectes réformées, ce qui devait nécessairement produire une musique critique et sans foiGa naar voetnoot2). | |||||||||||||||||||
[pagina 49]
| |||||||||||||||||||
La simplicité, l'uniformité d'un art est un gage de sa perfection. Les compositeurs rougissent de la mélodie, la déguisent, la chargent de combinaisons harmoniques et l'étouffent sous le poids de leur érudition. En un mot l'art tout entier se fait égoïste, il travaille pour lui et non plus pour le salut de l'homme, non plus pour glorifier le grand Être qui nous a créés et qui prend soin de nous. Le dix-septième et le dix-huitième siècle, poussés dans cette voie, ont passé par cette ornière, poursuivi, fécondé cette puissante conséquence de la réformation. Le dixneuvième est une charge de ceux qui l'ont précédé: il fait de la critique à propos de la critique. L'art n'a jamais été aussi curieux qu'aujourd'hui, on le mène à la foire. Pour donner un but à l'architecture, à la sculpture, à la poésie, à la musique, à la peinture, chassées de leur sphère natale et sacrée, on a inventé dans quelque jour néfaste les musées, établissements, pour nous servir des expressions de notre savant compatriote Humbert de Superville, toujours si destructeurs de toute impression noble et grande des productions de l'artGa naar voetnoot1). L'art vagabond, son | |||||||||||||||||||
[pagina 50]
| |||||||||||||||||||
but manqué, son avenir détruit, l'homme n'a su mieux faire qu'entasser la sculpture et la peinture dans de vieux palais où elles dorment comme des momies, arrachées aux parois des églises, auxquelles ces deux arts avaient pris racine comme la mousse à l'écorce des chênes. Il n'a su mieux faire que créer - seul moyen de donner un but, sinon à l'art, du moins à l'artiste - des expositions de tableaux, des concerts qui ne sont que des expositions de musique, et des académies qui ne sont que des expositions de poésie, où on lit des vers prescrits qui sont payés et où reçoivent la couronne ceux qui ne | |||||||||||||||||||
[pagina 51]
| |||||||||||||||||||
seront jamais rois. Ceci est de la dégradation, de la dépravation. Hélas! sur la blanche muraille sacrée plus de sublimes tableaux, exposés dans un jour mystérieux, enveloppés d'une atmosphère d'encens; plus de musique roulant en l'honneur du Dieu tout-puissant sous les voùtes gothiques; plus de vitraux peints, plus de clochers s'élançant vers les cieux pleins de grandeur, de gravité et parlant à l'âme avec une éloquence spontanée! Mais les tableaux, mais les statues, ravis, vieilleries admirables, à leur première, unique destinée, à leur isolement, à leurs piliers, à leur sainte paix; amoncelés dans d'immenses salles en quantité désolante avec tous les chefs-d'oeuvre qui se sont survécu, illustres inutilités; tous les genres, tous les âges, tous les styles, tous les coloris, tous les cadres, c'est-á dire, tout ce qui s'est jamais fait en sculpture et en peinture - seule consolation, seul encouragement du malheureux artiste - pêlemêle amassés, soumis au jugement du public; la musique, chargée de ses genres bâtards, la musique, faite, aux beaux jours de la foi, pour remplir une nef, la poésie, pour monter de l'autel à Dieu, exécutée sous le plafond d'une salle et devant une assemblée qui s'étourdit et se fatigue à écouter tous ces morceaux qui se marchent sur les talons et font queue sur le programme! Voilà où notre siècle en est venu, voilà où la critique l'a mené, voilà ce que c'est que de fermer aux arts leur vraie et seule route, d'oser entraver la marche que Dieu leur a prescrite. On voit bien que l'art est perdu. L'art | |||||||||||||||||||
[pagina 52]
| |||||||||||||||||||
se popularise, mais ne se civilise pas. Et qu'on coure les rues et les cabinets de lecture, qu'on jette les yeux autour de soi, sur l'architecture et sur la poésie! L'architecture n'existe plus, l'architecture travestit l'antiquité, vous jette un temple d'Athènes sur un boulevard de Paris, habille une bourse comme un sanctuaire antique, - symbole effrayant, infâme hypocrisie! - ou parodie nos temps organiques que la réformation vient de fouler aux pieds, témoin l'orgue du dôme d'Utrecht. Quelquefois elle veut être elle-même, elle fait alors des choses sans nom, sans caractère, sans raison, des choses stupides et hideuses, comme la façade de l'hôtel de ville de Rotterdam ou comme certaines églises catholiques qui s'élèvent sous nos yeux et qui étalent complaisamment un péristyle grec surmonté d'un clocher, qui ne ressemble pas mal à deux ou trois de ces temples superposés, on ne comprend pas trop comment, dont les confiseurs ornent nos desserts. Pour que la comparaison soit entièrement juste, il n'y manque qu'un Amour ou les pigeons de rigueur qui se balancent sur un fil d'archal élastique. On voit bien que l'architecture a perdu la tête et ne sait plus ce qu'elle fait. La poésie se soutient quelque peu jusqu'ici, parce qu'il se rencontre encore des hommes qui craignent de mettre un bâillon à leur coeur; mais ne pouvant plus aller à Dieu, ils vont à eux-mêmes. La poésie se fait philosophique, réflective; la créature remplace le créateur, l'individu remplace le dieu. L'homme s'écoute vivre et traduit en poésie ce | |||||||||||||||||||
[pagina 53]
| |||||||||||||||||||
qui se remue au dedans de lui-même, car, ainsi que le dit M. de Balzac, aujourd'hui plus que jamais règne le fanatisme de l'individualitéGa naar voetnoot1). La forme individuelle ellemême a cessé d'être de bonne foi, ce n'est plus qu'une figure de rhétorique. Mais comme elle est rare aujourd'hui la poésie, et la critique comme elle est prodiguée! La littérature se fait journal, c'est un métier comme un autre; il faudra bientôt prendre une patente de littérateur, et le ventre seul pousse l'homme à la renommée. Parfois sans doute, il survient un bon poème, de beaux vers, jetés dans le tourbillon par quelque poète en retard, mais comme ils sont vite oubliés, et les flots de la critique comme ils ont hâte de passer sur ces vers et ce poème! Non, il n'est que trop vrai, la poésie ne prend plus. Au théâtre la critique se montre dans la reproduction minutieuse et puérile des habitudes, des habillements et de l'attirail matériel des diverses époques. Avec cela l'art dramatique court grand risque d'envahir le domaine de la fantasmagorie. Acteurs autant que poètes, qu'on se souvienne que le manteau de César aurait drapé tout aussi majestueusement les épaules d'un porte-faix tombant d'ivresse et que l'urne cinéraire ne, fait pas le prestige de Cornélie. Quant à la peinture, écoutons Antoine Delrieu: la peinture tend à se matérialiser pour découvrir une dernière signification dans sa décadence. C'est pourquoi les pastiches, qui veulent si follement ressusci- | |||||||||||||||||||
[pagina 54]
| |||||||||||||||||||
ter les croyances et les allures de ses débuts, ranimer dans sa sceptique vieillesse le spiritualisme de son enfance, et remonter aux gothiques, pour caractériser notre âge, transportent dans les douleurs actuelles de l'école une plus triste et plus cuisante douleur, l'hypocrisie morale de l'art.Ga naar voetnoot1) L'histoire s'efforçant vainement de retourner sur ses pas, fait de la critique à son insu: elle copie des chroniques ou fait semblant d'en copier, croyant faire du nouveau. La poésie se cache dans la prose: à la place du poème est venu le roman, et tout ce qu'on fait est artificiel. Les symptômes de critique, on le remarque, sont nombreux; vous n'avez qu'à faire un pas au hasard et à jeter les yeux autour de vous pour en apercevoir une foule. Voici que se présentent à l'envi à notre mémoire la feue église catholique-française de risible mémoire, la rage des systèmes nouveaux et des théories sans nombre, - car, comme le dit Châteaubriand, chacun juge et se croit le droit de juger, d'après ses lumières, son goût, son système ou son amourGa naar voetnoot2) - don Juan de Marana, pastiche, plein de génie toutefois, plante critique poussée sur le sol de l'organique mystère, M. Ingres qui refait Raphaël, les contes drôlatiques de M. de Balzac qui se donnent l'ennui de parler vieux français au dix-neuvième siècle, enfin nos bals costumés, la toilette de nos femmes qui | |||||||||||||||||||
[pagina 55]
| |||||||||||||||||||
tend à reculer vers l'époque de la régence, et bien d'autres marques encore que nous ne prendrons pas la peine d'énumérerGa naar voetnoot1). En attendant les eaux du génie baissent. Il y a un vide dans l'art, cela est flagrant, un abîme; on y a jeté les ruines de l'ancien monde, mais il a englouti les ruines de l'ancien monde; on y a jeté ensuite les débris du moyen-âge, mais il a englouti les débris du moyen-âge, et le gouffre est toujours là, terrible et menaçant. | |||||||||||||||||||
[pagina 56]
| |||||||||||||||||||
Et non seulement dans les arts, mais dans nos veines, dans nos moeurs privées coule le poison de la critique. Il n'y a plus de sincérité dans notre entourage domestique. Nos meubles et nos modes étaient grecs et romains sous le directoire et l'empire, les trois jours les trouvèrent gothiques, aujourd'hui nous exploitons le règne de Louis XV; tout cela à bon marché, témoin entre mille, ces méchants papiers à draperies peintes que nous collons sur nos murailles et qui contrefont si pauvrement les splendides tapisseries de damas qui ornaient si largement les salons de nos pères. C'est un dévergondage de luxe. On n'a plus de goût, on a mesquinement et misérablement celui d'un autre. Tout ce qu'on fait est du réchauffé. On n'accepte plus rien, on discute tout. Plus de leçons à donner aux jeunes générations! A chaque conseil, à chaque sage parole, elles répondent sèchement: c'est fort bien dit, en vérité! et courent s'ennuyer au Louvre ou à l'Opéra. Ou bien elles ferment le livre qui offre à leur âme une nourriture fortifiante et lui ouvre des points de vue nouveaux, en disant, sans trop songer à ce qu'elles disent: cette idée pouvait en effet se défendre. Voilà qui est un assez bon plaidoyerGa naar voetnoot1). | |||||||||||||||||||
[pagina 57]
| |||||||||||||||||||
Et où l'humanité va-t-elle ainsi avec ses doutes, ses tátonnements, sa mauvaise foi, son crépuscule, son ennui, fils de son inexorable critique? Laissons faire à Dieu! Ce qui est certain, c'est qu'avec la société, les moeurs, les habitudes, l'état des choses, des idées d'aujourd'hui, il n'y aura jamais que de la critique partout et toujours. Il n'y a jamais eu de siècle où l'on ait parlé davantage d'artistes et où il y en ait eu moins. Notre raison, et ce qui en est la conséquence, la tyrannie des calculs de l'industrie, ont achevé de tuer l'art. De nos jours il n'y a qu'une puissance, une seule, mais terrible: la vapeur. A genoux, contemporains! adorons l'eau bouillante qui s'évapore, ce léger nuage qui s'échappe de ce vase, l'artiste par excellence de notre âge, le vrai signe, le vrai symbole de nos temps civilisés! A genoux, peuples! encore quelques années et la vapeur bâtira, sculptera, chantera, peindra! A genoux! L'art sera mort, l'esprit sera mort; mais votre artiste sera là, mais votre Dieu sera là!.... Et l'homme? Sa raison l'aura perdu. | |||||||||||||||||||
[pagina 58]
| |||||||||||||||||||
La civilisation c'est la pointe du crayon, on la taille jusqu'à ce qu'elle se casse; il faut recommencer. Il en sera encore ainsi de la nôtre. Il y aura des troubles, des soulèvements de nations entre elles ou de la nature contre les hommes, les bases des états trembleront, les peuples frémiront dispersés dans les champs, il y aura de grands tremblements de terre en tous lieux, et des famines, et des pestes, et des épouvantements, et de grands signes au ciel, sous lesquels crèvera la civilisation de nos jours, mais après ces bouleversements, ces orages de sang et de poudre, cet effrayant branle-bas du monde, percera un nouveau soleil de bonheur et de paix et de printemps pour l'humanité; tout se sentira renouvelé, rajeuni, et un autre ordre organique des choses, naturel, simple, primitif surgira, qui lancera sa poésie pure et salutaire à pleines ondes vers le ciel! Notre siècle va voir un accomplissementGa naar voetnoot1). La poésie n'est jamais épuisée. Sans doute il y a de nouvelles Amériques à découvrir, de nouvelles étoiles dont la lumière n'est pas encore venue jusqu'à nous et qui attendent leur Colomb, leur Newton; et quelquefois en écoutant les accents des lyriques de France, ne nous semble-t-il pas entendre la trompette devancière qui doit nous annoncer l'ère nouvelle qui va s'ouvrir, voir poindre les idées de l'avenir et en contempler les Saints-Jeans? | |||||||||||||||||||
[pagina 59]
| |||||||||||||||||||
Quoiqu'il en soit, nous ne murmurons pas, mais nous nous disons, que puisque cela est, puisque Dieu a laissé l'homme détourner les arts du lit qu'il leur avait creusé, puisqu'il a laissé la raison envahir les champs de la sensibilité, la tête dominer le coeur, puisqu'il a permis que Luther fermât l'ère organique et ouvrît l'ère critique au monde chrétien et qu'il n'y eût plus enfin que doute et que vapeur au siècle, c'est que Dieu l'a bien voulu. Ses desseins sont impénétrables, et sans doute les temps de calculs et d'appétits grossiers où nous sommes, doivent nous conduire vers des jours plus sereins. Ne jugeons pas, faisons comme la foule, suivons aveuglément la pente du siècle! Ne nous plaignons pas du malheur de la terre, les jours du bonheur vont venir. La vieille Europe s'endort et se fait chrysalide, à l'Europe rajeunie pousseront les splendides aîles du papillon. Et si les philosophes, si les artistes au désespoir crient anathême sur les vices du siècle, sur la stérilité de l'esprit, si quelques hommes solitaires et désolés versent des larmes amères sur tous les désordres qui se font autour d'eux, allons vers ceux-là, et répétons, en leur montrant les cieux, le cri de Pierre-l'Hermite, autre instrument dans la main du Seigneur, au concile de Clermont: Dieu le veut! Dieu le veut!
1837. |
|