Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
[pagina 1]
| |
Livre I. | |
[pagina 3]
| |
[pagina 5]
| |
On parle beaucoup et beaucoup trop dans notre siècle de la perte des illusions chez l'homme chemin faisant dans la vie; on en fait un sujet de rêverie, de tristesse, de malheur, et, tout en voyant chaque âge jeter l'amertume des regrets sur les temps passés, tout en sentant que la raison s'étend aux dépens des chimères et que ce qui a semblé être s'en va pour faire place à ce qui est, on ne comprend pas que ce monde où nous sommes n'est qu'un lieu de passage, de transition, de purification, et que nos espérances et nos désirs doivent s'accomplir ailleurs qu'ici-bas. L'adolescence regrette l'enfance, l'âge mûr l'adolescence et la vieillesse l'âge mûr; l'âge des passions, du courage, de l'amour, du désintéressement, de la beauté, de l'expansion physique et morale, pleure sur l'âge irréfléchi, végétatif par excellence, qui ne reçoit d'impression imparfaitement sentie et mal développée que comme une faible aurore d'un plus beau lendemain; celui de la raison, de l'expérience, des grandes entreprises, des honorables emplois, celui où, sachant le chemin qui mène au bonheur, l'homme s'étudie á y conduire ceux qu'il aime, la famille, | |
[pagina 6]
| |
la patrie, pleure l'enfance et l'adolescence; celui enfin des cheveux blancs, de la sagesse, du repos, des conseils austères, du seuil des cieux, repasse avec larmes toute la vie écoulée. D'où vient cela? C'est que la foi simple et pure à un esprit tout-puissant, créateur et conservateur de toute chose, à la fraternité sublime d'une justice immuable et d'une bonté sans bornes, à une existence indestructible, permanente de notre âme et de notre pensée, est sinon morte au moins moribonde; c'est que le doute s'est glissé parmi les hommes, c'est qu'on n'ose plus mettre le pied sur les ondes de crainte de s'y engloutir et que le soleil de la foi se couche; car le firmament scintille d'incrédulités sans nombre, et l'homme, croyant trouver ici-bas le bonheur stable et parfait qui n'est pas de ce monde, laisse échapper celui dont il pourrait jouir et se débat de plein gré dans un stérile désespoir; c'est que, à cause de ceci, l'instinct de vie a acquis trop de puissance et que les enfants du siècle ont peur de mourir. Oh! que les jeunes gens y prennent garde! qu'ils y prennent garde, ceux qui sont hommes-faits et ceux qui sont vieillards! Portons le fardeau de la vie avec courage et dignité; reposons-nous sur Dieu qui nous chérit, qui prend soin de nous, qui est notre bienfaiteur el notre père, et soyons prêts à toute heure à paraître devant lui, quand sa voix nous appellera! Ne soyez pas lâches au moins, jeunes gens! ne craignez point, marchez d'un pas ferme et sùr! Le soleil luit également sous d'autres cieux; sous d'autres cieux vous trouverez | |
[pagina 7]
| |
d'autres étoiles, d'autres ombrages, d'autres joies, d'autres bonheurs. Hommes-faits, enseignez à faire le bien à ceux qui vous suivront et qui doivent apprendre de vous à le pratiquer à leur tour! Instruisez ceux qui vous sont chers à marcher dans la vie! soyez les protecteurs de la femme, les instituteurs des enfants, les loyaux amis de tous ceux qui s'attachent à vous, s'appuient sur vous et vous environnent! Vieillards, faites qu'au bout de l'arène vous attendent des couronnes de reconnaissance et de vénération; faites qu'assis devant votre demeure vous en sembliez les divinités protectrices; qu'à force de vertu vous soyez les rois de votre famille, le lien sacré qui en réunit tous les membres, et que, lorsque l'envoyé céleste viendra briser les chaînes de votre vie, vous vous éleviez vers les régions éternelles, aussi heureux, aussi pleins de joie que le sauvage s'en retourne vers ses bois et vers la chaumière d'où on l'avait arraché, sillonne les mers dans la douce espérance de les revoir et d'y retrouver les siens et parmi eux son vieux père qui l'attend toujours! Une seconde raison de ce perpétuel chagrin rongeur que jette en notre esprit le souvenir du passé, c'est non seulement l'incertitude de ce qui sera, mais encore l'analyse de ce qui est et de ce qui a été. Pour l'individu de même que pour les sociétés, il existe une ère organique et une ère critiqueGa naar voetnoot1): les poêtes sont toujours venus avant les | |
[pagina 8]
| |
philosophes. L'homme-fait s'observe, il fait jour sur son chemin, il sait où il va, il mesure la distance qui le sépare du but et regarde s'il en approche; l'enfant se laisse guider et s'étonne, lorsqu'il se voit arrivé. De nos temps la critique et l'analyse ont élargi leur empire au préjudice du bonheur de l'homme, en étouffant sa foi au moyen de quelque chose qui ressemble à la vérité; l'examen a gâté son âge organique et le siècle surprend des rêveurs, des douteurs au berceau; aussi la poésie n'est plus que de la philosophie et nous appelons Platon un poète. L'homme de nos jours, marchant dans l'incrédulité et dans l'indifférence, détourne sans cesse ses regards de la société, pour ne contempler que son passé personnel; aujourd'hui succombe devant hier, l'heure qu'il | |
[pagina 9]
| |
est devant l'heure qui a précédé; il oublie le présent, tandis qu'il regrette le passé, et ne le regrette que parce qu'il comprend l'avoir laissé s'envoler avec le bonheur dont il était gros. Ainsi l'homme n'a plus désormais que des jours vides et stériles, il semble avoir horreur de les remplir et fuit ce qui est positif pour se réfugier dans d'amères spéculations sur un bonheur gaspillé; il recule devant la pratique de la vie et s'amuse en de vaines théories qui brisent son coeur, énervent son corps. De la sorte l'homme devient un être tout contemplatif et pourrait donner une idée des habitants de LaputaGa naar voetnoot1) dont parle le capitaine Gulliver. A quoi cet état aboutira-t-il? A la totale transformation de la société? à son entière dissolution? Demandons à la Providence! L'ignorons-nous? L'homme lutterait en vain contre le flot qui l'entraîne, il doit se laisser emporter par le tourbillon de son siècle et doit en porter avec sa génération les erreurs, les fautes et les calamités. Comment changerait-il le moule de son époque, selon lequel elle l'a façonné? Pour cette grande tâche, il faut que la face du Seigneur passe devant lui, il faut que Dieu jette en lui quelques-uns des grains qu'il prépare pour féconder les temps à venir, il faut que la main de Dieu le prenne par la main, que la voix de Dieu s'adresse à son oreille. Alors, et seulement alers, il apparaît aux nations comme un autre Moïse, inspiré de l'esprit divin, rayonnant de cé- | |
[pagina 10]
| |
leste lumière, annonçant d'autres destins au monde, ébranlant les antiques dynasties, changeant l'ordre établi des choses et guidant les peuples vers des patries meilleures.
Celui qui écrit ces pages a eu aussi, emporté comme les autres par le courant de son siècle, ses illusions qui se sont évanouies, ses chimères dont le prestige s'est terni, ses édifices imaginaires qui se sont écroulés; mais il lui reste du moins la consolation que ses chimères, ses illusions ne se sont pas toutes entièrement dissipées et que la plupart ont laissé des traces en son esprit; que quelques-uns des palais qu'il se plaisait à élever sont encore fièrement debout et que d'autres constructions chimériques dont il ne restait que les ruines, restaurées par lui, se sont transformées, agrandies ou rétrécies, suivant que son esprit s'est transformé, agrandi ou rétréci. Il croyait, et c'était là une des illusions les plus chères à son coeur adolescent et qui caressaient le plus mollement son esprit, il croyait que chaque homme naissait poète, que chaque homme contenait le germe qui produit le chantre, qu'en chaque homme reposaient les éléments de la poésie, s'éveillant d'eux-mêmes chez les uns et s'élançant avec vigueur au-dehors, dormant | |
[pagina 11]
| |
profondément dans les coins les plus obscurs de l'àme chez les autres, et qu'il ne fallait qu'une autre puissance, pour tirer ce germe, ces éléments poétiques de leur assoupissement et leur communiquer l'élan qu'ils ne pouvaient prendre d'eux-mêmes. Il attribuait cette force à l'amitié, et bien que son idée se cabrât sans cesse à l'évidence de la raison, il ne se lassait point à se répéter que tout homme était né poète et que l'amitié par sa chaleur bienfaisante pouvait avoir la faculté de faire venir, de faire fleurir les semailles poétiques, alors qu'elles couraient risque d'étouffer par des temps contraires et imprévus, et voici ce qu'il écrivait sur ce sujet à un de ses amis en Août 1833.
‘Je rêve beaucoup sur l'amitié, non pas sur l'amitié telle que nos moeurs et notre prosaïsme l'ont faite, mais telle que la Grèce la cultivait et qu'elle apparaît à mon esprit peut-être fasciné. Je ne crois pas t'avoir dit que si Dieu daigne me prêter sa force et sa sagesse avec le temps une oeuvre sortira de mes mainsGa naar voetnoot1) où je tâcherai d'exposer mes opinions sur cette passion vertueuse qui fait la force des états et rend la vie heureuse et paisible, en écartant de l'âme ces sombres et misanthropiques pensées qui ébranlent les royaumes et menacent de courber l'homme encore une fois sous le joug de la barbarie.’ | |
[pagina 12]
| |
‘Je rêve donc beaucoup sur l'amitié, cette divinité déchue que j'essaierai de replacer sur son piédestal, et l'autre jour une question que je vais te soumettre s'est présentée à mon esprit.’ ‘L'amitié a-t-elle le pouvoir d'éveiller dans l'homme le sentiment poétique?’ ‘Prends un jeune homme passablement intelligent, studieux, assidu à se cultiver l'esprit, d'une âme ouverte, vertueuse, et qu'il soit ton ami! - Tu sens bien que je ne parle pas des organisations exceptionnelles, trop basses ou trop élevées pour qu'elles puissent être comprises dans la généralité des hommes. - Guide-le et tâche d'éveiller en lui par l'éducation que tu lui feras et surtout par tes discours le sentiment poétique.’ ‘Tu vois que je me suis mis sur le pied grec et qu'au lieu du mot que j'emploie il vaudrait peut-être mieux de dire ‘Εϱως, qu'il faudrait traduire par amitié, car l'exaltation des Grecs avait élevé l'amitié jusqu’á l'amour.’ ‘Platon dans son Banquet fait dire au poète Agathon: πάς γοῦν πονητὴς γίγνвτατ, ϰἄν ἄμουσος ᾖ τὸπϱίν, οὗ ἄν ‘Έϱως ἄψητατGa naar voetnoot1). Il suffirait donc d'éveiller l'‘Έϱως pour éveiller le sentiment poétique. Toi maintenant, crois-tu qu'en prenant un jeune homme ἄμουσος, l'‘Έϱως puisse le rendre poète?’ | |
[pagina 13]
| |
‘Ce que je t'expose ici, n'est-ce pas la pratique d'une des plus sublimes maximes de l'amitié?’ ‘Écoutons encore comment le divin Platon s'exprime par la bouche de Pausanias: si l'amant et l'aimé s'aiment tous deux à ces conditions, savoir, que l'amant, en reconnaissance des honnêtes faveurs de celui qui l'aime, sera prêt à lui rendre tous les services qu'il pourra lui rendre avec honneur; que l'aimé, de son côté, pour reconnaître le soin que son amant aura pris de le rendre sage et vertueux, aura pour lui toutes les complaisances que l'honneur lui permettra; et si l'amant 'est véritablement capable d'inspirer la vertu et la prudence à ce qu'il aime, et que l'aimé ait un véritable désir de se faire instruire, si, dis-je, toutes ces conditions se rencontrent, c'est alors uniquement qu'il est honnête d'aimer qui nous aime.Ga naar voetnoot1).’ ‘Puis si l'on consulte le chapitre 28 du Banquet on y apprendra la manière dont il faut s'y prendre pour faire l'éducation de son jeune ami. ’Έπἱ τὸ πολὐ πέλαγος τετϱαμμένος τοῦ ϰαλοῦ, qu'est-ce autre chose que, après l'avoir conduit de science en science, tourner le bien-aimé vers cette immensité du beau qui n'est rien autre que la sublime, que la sainte poésie!..’ ‘Avant de terminer un scrupule m'arrête; celui de t'envoyer une lettre où se trouvent si peu de bonnes choses; mais comptant sur la connaissance que tu as de | |
[pagina 14]
| |
mon peu de mérite, je me résous à la faire partir, en te priant encore une fois de me faire part des réflexions que tu auras faites en parcourant ce papier, afin que nous renouvelions la belle comparaison de ces deux coupes unies par ce fil de laine dont notre Platon fait usage. Pauvre coupe vide, je n'attends que ton fil de laine, afin que je reçoive en moi, ô mon ami, un peu du nectar que tu contiens!’
De quelle façon cette chimère s'est transformée et développée, sous quelle forme elle a pris consistance, sera démontré dans ce qui suit. Cependant je n'oserais affirmer trop hardiment, si c'est une chimère qui se consolide en passant à l'état de conviction, ou bien une chimère qui s'efface pour faire place à une vérité, une lune qui croît ou qui décroît; les deux choses se ressemblent.
Tout homme est né poète, mais non pas comme on l'entend ordinairement. O ma bonne société qui chancelles, ô mon pauvre vieux navire qui fais eau de toutes parts, qu'irais-tu devenir, si ton équipage, refusant tout service, oubliant voiles, quart, boussole et gouvernail, n'ayant cure ni des gouffres, ni des récifs, ni même des | |
[pagina 15]
| |
ports hospitaliers et des étoiles, autres boussoles suspendues dans l'immensité, déchirant les cartes conductrices pour tracer sur leur revers ce qu'éprouve leur âme, se mettait à chanter sur le pont, tranquille, insouciant, se riant de l'avenir? Non! en créant l'homme à son image, en versant en lui quelques gouttes de ses perfections, Dieu n'a pas voulu que sa créature fût poète en ce sens. Le Seigneur ne choisit qu'un petit nombre de mortels qu'il appelle aux destinées augustes, au front desquels il fait resplendir une flamme céleste, dont il ouvre les âmes à tout ce qu'il y a de plus beau, de plus noble, de plus grand. Le nombre est borné de ces élus que Dieu marque d'une étoile au front qui leur devient fatale dans le monde; il est borné le nombre de ceux qu'il désigne du doigt pour régner par la pensée sur leur siècle, afin de hâter ses desseins impénétrables. Il tisse leur esprit d'une substance plus subtile, plus éthérée; les douant du sens de la divination, il leur accorde la faculté de pénétrer plus avant dans les mystères des cieux et de la tombe, il donne à tout pour eux une âme, un sens, un symbole, les fait voguer dans une perpétuelle harmonie et dit à ces élus: chantez-moi parmi les hommes, instruisez-les! qu'à vos accents descendent parmi eux et les arts et la paix et les moeurs douces et pures! rendez-les meilleurs! que par vos accords ils s'élèvent de plus en plus vers celui qui les a créés, et que leur esprit s'étende et se perfectionne en écoutant votre puissante et mélodieuse voix! régnez sur eux par la pa- | |
[pagina 16]
| |
role, régnez sur eux par l'harmonie! La foule des hommes comprend à peine cette mélodie magique, ils comprennent à peine que quoique d'une forme pareille à la leur, ce sont des esprits plus purs et d'une trempe plus angélique. Attachés à la terre par des liens grossiers autant qu'indissolubles, le vertige les prend à contempler la poésie; elle éblouit leurs yeux, il leur est refusé d'atteindre à ses hautes destinées. Accroupis dans la poussière et plongés dans un muet étonnement, ils font semblant de prêter l'oreille à cette riche harmonie qui leur vient des régions supérieures, et ils sont comme ceux dont parle le Sauveur, qui en voyant ne voient pas et en entendant n'entendent pas. Dieu seul pourrait dessiller leurs yeux et les initier aux grands mystères. Mais si leurs yeux sont aveugles de ce côté sublime, c'est qu'ils sont tournés vers un autre côté et qu'ils regardent autre chose. L'âme et le corps se ressemblent plus qu'on ne pense. Nous avons en nous un instinct d'immortalité, une soif de perennité que nous assouvissons de trois manières, par l'âme indépendamment du corps, par le corps indépendamment de l'âme et par l'âme et le corps ensemble. L'âme veut d'abord conquérir l'immortalité suprême, bienheureuse et sainte, en croyant à celui qui nous a tirés du néant et qui nous a promis cette immortalité en récompense de nos vertus; le corps ensuite se perpétue en procréant des êtres comme lui, et l'esprit pour laisser des | |
[pagina 17]
| |
traces de son passage appelle la main à son aide, lui dicte ses pensées et s'en sert comme d'un instrument. Aussi bien que dans sa postérité, l'homme revit dans ses ouvrages où il exprime visiblement son âme. Tout homme donc est né poète, non pas dans l'acception vulgaire où nous avons déjà pris ce mot, mais dans son sens général, étymologique et primitif; tout homme, pour contenter son amour d'immortalité, porte en soi l'instinct de produire et la faculté productrice; dans chaque individu fermente la passion de faire passer du néant à l'être, chaque homme est faiseur. C'est à réveiller cet instinct précieux, à faire jeter des flammes à cette étincelle, à prendre garde qu'elle ne s'éteigne dans le coeur de l'homme, que l'éducation est appelée, et comme il n'est pas d'éducation sans amitié, de même qu'il n'est pas d'amitié sans éducation, il n'y a que l'amitié qui puisse et qui doive instruire. O l'homme heureux, ô l'homme enviable, qui trouve toujours à ses côtés un ami vertueux, doux, chaste, sage, orné de connaissances aimables et de sciences utiles et de talents charmants! un ami qui s'attache à ses pas ainsi qu'un esprit bienfaisant, sans autre besoin que le bonheur de celui qu'il aime, sans autre désir que de se désaltérer à cette fontaine de la volupté du bien-faire dont tout le monde doit avoir soif et dont tout le monde est épris. Cette amitié rare et sublime se gagne, s'étend et se communique à celui qui en est l'objet; cette amitié ne demeure plus un présent de la part de l'un | |
[pagina 18]
| |
des deux, elle devient désormais un échange, un commerce, un épanchement délicieux et pur de tous les trésors enfermés dans deux coeurs, une union de deux âmes qui s'enrichissent l'une par l'autre, qui se rendent meilleures l'une par l'autre, qui s'élèvent, qui se cultivent, qui s'ennoblissent l'une par l'autre. Plus de mystères, plus de jalousies, plus de vanités! plus d'obstacles, plus de limites! vers la science! en avant, vers la science, vers la beauté, vers l'immortalité, vers la poésie! La tâche de cette éducation telle que nous la rêvons est de chercher à découvrir le côté vers lequel sont tournés les yeux de l'âme de celui qu'on instruit, afin de diriger toutes ses facultés sur ce point lumineux, de le guider sans cesse vers ce beau lointain et de le rendre capable d'y prendre un noble et libre essor. O, les pères insensés qui disent à leurs fils au berceau: tu seras médecin, tu seras militaire! Et savent-ils donc de quel côté et vers quel objet coulera l'esprit de leurs enfants, intelligences qui s'essaient à vivre? Que ne disent-ils à leurs filles: tu feras un parti de cent-mille livres! Misère et folie que ces dispositions de l'homme! l'áme indépendante prend sa revanche et s'en moque bien après. Courbez la tige vers la terre, les branches n'en prendront pas moins le chemin de leur nature et monteront librement dans les airs. Que les parents, que les instituteurs le comprennent! En taillant une âme, leur tâche n'est pas seulement de suivre l'idéal, mais d'aider, de concourir au but que Dieu s'est proposé en plaçant cet être sur la terre; leur tàche | |
[pagina 19]
| |
ne consiste pas seulement à arracher le mal des coeurs et à y semer le sentiment de la morale et du devoir, mais encore et avant tout à rechercher l'endroit le plus fécond de l'esprit et à explorer la nature des germes qu'il renferme; leur tâche consiste enfin à prodiguer tous leurs soins à ce vaste champ, fût-ce même en négligeant les autres terrains, afin qu'un jour sur ce penchant de la colline s'épanouissent de belles fleurs, jaunissent de riches moissons, poussent d'épais feuillages, coulent des sources limpides, qui abreuvent, ombragent, alimentent la société! Réunissez ainsi sur une même pente ce qui est beau et ce qui est utile, et que toute âme humaine soit cultivée avec autant de conscience que la plus somptueuse villa du plus riche lord d'Angleterre! Cette tâche est hasardeuse, il est vrai, et les livres aideront peu à voir clair dans les replis d'une jeune intelligence. Il faut bien autre chose; d'abord du calme, de la patience, de la circonspection, une immense volonté; il importe ensuite d'inspirer à ceux dont on a pris l'avenir sur soi la confiance et l'amitié; il faut enfin, il faut surtout une libre communication avec eux; il faut les conversations, non pas pédantesques, apprêtées, mais les discours familiers, aux formes légères, comme en tiennent les jeunes gens entre eux. Une fois lancés fraternellement dans ce champ de la parole, il faut les pousser à montrer leur âme; il faut observer, il faut guetter, il faut attraper au passage les étincelles qui leur échapperont aux heures d'abandon; il faut engraisser encore et toujours et sans re- | |
[pagina 20]
| |
làche ce terroir docile et fécond, exciter, exalter, aiguillonner l'instinct poétique de leur âme et en faire votre profit. O, l'éducation par la confiance et l'amitié est une belle et grande et sainte chose, et ceux qui l'auront pratiquée avec tact et bonheur auront bien mérité, auront des droits à la reconnaissance des générations futures qu'ils auront conduites à d'heureuses destinées. Cette éducation tuera l'indifférentisme qui ôte à la société d'aujourdhui et son charme et sa fleur. Plus d'hommes misérables pour la vie, parce que ce qu'ils sont ils le sont malgré eux et contre leur gré. Plus d'individus forcés de se faire soldat, obligés d'entrer au barreau qui leur répugnait ou traînant une existence ennuyée dans un cercle de gens et d'idées pour lesquels ils ne sont pas faits. Tel qui est né avec le génie de la couleur et le sentiment de la ligne ne se perdra plus dans un obscur bureau; tel qui aurait embrassé avec éloquence et autorité les intérêts de la patrie et la cause de l'innocence ne sera plus condamné à languir dans quelque maigre emploi. Nous ne verrons pas celui qui nous aurait expliqué l'Evangile et révélé les cieux, dans la laiterie de son père; nous ne verrons pas tel artiste sublime, tel magistrat vénérable dans les rangs de l'armée, tel honnête et consciencieux ouvrier revêtu de la toge sacrée ou assis dans la chambre où s'agitent les intérêts de l'état. Le soldat sera soldat, le magistrat sera magistrat; l'industriel, l'artisan, l'homme de lettres, tous rempliront leur destinée; chaque individu défrichera le champ oû Dieu l'aura fait naître, accom- | |
[pagina 21]
| |
plira la mission que Dieu lui a prescrit d'accomplir. Personne ne sera plus arraché à son sol, mais chacun demeurera et jettera des racines fortes et profondes dans la terre où la nature l'a placé; tout homme sera enthousiaste de son oeuvre, puisqu'il se sentira propre à son oeuvre; tout homme étendra son intelligence dans le domaine où il règne, tout homme sera artiste, tout homme sera poète.
1835. |
|