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8 Juin.
- Partis de Pallanza par le bateau pour Locarno à deux heures et demie. Le lac tient à nous faire ses adieux par un soleil blafard, qui fait de son mieux pour égayer un peu les rives de la jolie flaque d'eau, toujours chargées de nuage. A Locarno la statue gigantesque ou plutôt la fabrique énorme à laquelle on a donné la forme de S.Ch. Boromée, dont la tête est la résidence ordinaire des chauve-souris, se dessine noire sur la hauteur découpée dans les airs. A Arona nous prenons le train pour Novarre, d'où le train ordinaire de Milan doit nous mener en 3 h. 30 m. à Turin. Comme à cause d'un accident à la machine, celui-ci était en retard d'une heure, nous n'y arrivons qu'à onze heures.
La route ressemble beaucoup au pays d'Utrecht, à l'exception des rivières dont le vert est plus clair et qu'on dirait un pays marécageux, mais on sait que ces submersions sont artificielles. Du reste pour la verdure, les prés, les arbres, la disposition de ceux-ci autour des champs, tout le caractère enfin y ressemble beaucoup. Il m'a semblé que la plaine de la Lombardie peut donner la main à celle de la Néerlande.
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9 Juin.
- C'est une immense place que la place du château, mais les édifices qui me frappent ne servent pas à l'embellir. Le vieux château au milieu qui l'embarrasse est gothique d'un
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côté, classique de l'autre, ce qui fait rire, et le palais du roi, presque vide actuellement, habité seulement encore par sa belle-soeur, la duchesse de Gênes, qui en occupe une aile, est une maçonnerie des plus laides; le jardin royal qui est derrière est mal entretenu et mal arrangé, et les statues se trouvent dans le plus affreux délabrement. C'est toujours comme cela en Italie. On construit, mais on ne répare jamais. C'est dimanche, tout est fermé, rien à faire, pas même un tour en voiture, car il pleut à verse.
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10 Juin.
- Le musée royal des armures renferme des pièces très-riches, très-remarquables et précieuses. Les armures italiennes sont d'un magnifique travail, ainsi que grand nombre d'armes étrangères, espagnoles, turques et indiennes. Puis il y a plusieurs armes historiques, comme aussi d'autres objets qui font de ce musée une collection qui doit être chère aux Piémontais, particulièrement des drapeaux pris sur les Français et les Autrichiens. Les cadeaux offerts au roi Victor Emmanuel à son avénement au trône et qui sont déposés à ce musée, sont remarquables par la profusion et la grosseur des pierreries.
Le palais que nous avons parcouru ressemble à tous les palais. Ce que nous appelons le bon goût et qui est un sentiment subjectif et soumis à l'esprit du temps y manque. C'est lourd et plus doré que jamais, puis comme partout défraîchi. Les tentures en brocard et en velours doivent avoir été fort belles dans le temps, mais le dessin ne plaît plus. Cependant il y a quelques pièces qui ont un certain caractère d'originalité avec tous ces festons et ces astragales dorés coulant sur des panneaux en glace et bon nombre de chinoiseries. Du reste rien de particulier, si ce n'est deux choses. D'abord que le roi d'Italie n'entend pas que les personnes qui font à son palais de Turin l'honneur de le visiter, s'y promènent le chapeau sur la tête. Il faut le déposer à la porte avec la canne et le paletot. Les dames ne sont pas soumises à cette formalité.
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Les immenses tableaux que renferme le palais ont peu de valeur et sont ennuyeux. Ce sont des commandes et des tableaux de circonstance. Ensuite partout en Lombardie, mais nulle part plus ostensiblement que dans ce palais, les portes sont construites de manière à se refermer d'elles-mêmes et cela sans contre-poids, au risque de vous écorcher les talons. Cela se pratique au moyen des gonds qui sont d'inégale longueur. Ainsi la partie supérieure de la porte est plus rapprochée du mur que la partie inférieure et, lorsqu'elle est grande ouverte ressemble à un panneau détaché, posé là provisoirement. Puis le bas montant n'est pas parallèle à la planche qui est horizontale. C'est d'un effet désastreux. Pour empêcher les portes de faire leur devoir et d'obéir aux lois de leur construction on trouve partout à côté de lourdes machines auxquelles je ne saurais donner un nom, des espèces de casse-têtes qui servent à retenir leur élan. C'est stupide et incommode.
Turin, bien que bâti en damier, est une jolie ville, pas du tout uniforme. On a dissimulé la monotonie inévitable par une certaine variété dans l'architecture, par des places publiques dont plusieurs sont très-vastes et de formes différentes, par de jolis squares et toutes sortes de jardins intérieurs, ornés de statues de souverains et de libéraux de 1848 qui ont contribué à l'unification de l'Italie. Puis la ville est gaie, passagère, il y a de beaux magasins, on y sent la frontière et on n'y est déjà presque plus en Italie.
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11 Juin.
- D'ordinaire les hommes descendent au tombeau, les rois d'Italie y montent. Leur tombeau est sur le sommet d'une montagne sur laquelle il y a une église assez peu remarquable, mais qui vue de Turin fait un bel effet, ressortant blanche contre le ciel bleu et élevant ses tours et son dôme grandiose et fier au milieu d'un fouillis de forêts d'un vert foncé.
Pour être conséquentes leurs Majestés doivent se faire ense- | |
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velir dans la tour, mais elles ne vont pas si loin et ont comme tout le monde un caveau de famille. Ce caveau est un columbarium, c'est-à-dire qu'on y est mis de côté dans des niches. Au milieu est un mausolée du goût le plus hétéroclite. Un pâté en marbre jaune, orné d'une cuirasse, d'un casque et d'autres attributs en marbre blanc, est surmonté d'une couronne de laurier et d'une autre d'immortelles, aussi en marbre blanc. Aux quatre coins il y a autant de vases en marbre bleu, portant des branches de lustres. De dessous ce pâté qui doit s'ouvrir quelque part comme une tabatière à ressort, le dernier roi sort comme une surprise à l'enterrement de son successeur, puis on le porte dans sa niche comme les autres avant lui.
En face du tombeau il y a un manteau de cheminée; c'est un autel. Cela ne vaut pas la peine d'être vu. L'église non plus. Elle n'a rien de particulier. Un immense dôme avec des gradins sur le côté où est l'autel. La blancheur générale ferait peut-être mal aux yeux, s'il n'y avait pas de rideaux rouges qui font un effet surprenant. Le voyageur regretterait sans doute le temps consacré à la superga, si la promenade le long d'un chemin ombragé n'était pas aussi jolie et la vue dont on jouit en montant sur le dôme mérite qu'on ne néglige pas cette escalade.
D'un côté des villages, des villas, aussi loin que l'oeil porte et toujours des vignobles. C'est le pays qui produit le vin d'Asti. De l'autre la rangée des Alpes, un défilé de géants qui s'étend comme un rempart infranchissable, limite naturelle; à droite et à gauche le mont Visu, Iseran, St Bernardete, des retranchements contre la France et une muraille entre l'Italie et la Suisse. Mais les conquérants, ces grands déplaceurs de limites, Annibal, Napoléon, s'en moquent quelquefois et fondent par les cols dont leur stratégie fait choix sur les pauvres plaines fertiles et les lacs reposés et la richesse du propriétaire.
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Mieux vaut le courant du fleuve que celui de l'armée. Ces montagnes, couvertes d'éternels nuages, dont le glacier est le miroir où se mirent le soleil et le firmament, sont des arrêts et des difficultés, mais en même temps de tendres charités qui fécondent, alimentent, entretiennent, enrichissent et qu'il faut révérer et bénir. Les voilà devant nous, et nous les saluons avec amour et nous les aimons avec un saint respect. Ce sont les hauts lieux où habitent l'aigle et le Seigneur, l'aigle dans son aire et le Seigneur dans son tonnerre, mais ce sont aussi les sources des fleuves, ces artères du commerce et ces affluents des capitaux, ces sources de la prospérité des villes, de la fertilité des campagnes qui embellissent les cités, font verdir l'herbe des prés, engraissent le bétail et mettent dans la bouche du fermier une louange à chaque aurore. Bienheureux le pays qui s'éveille aux murmures des larges flots et dont le premier coup d'oeil s'arrête sur une voile blanche ou sur une oriflamme de fumée!
Le plus beau palais de Turin est sans contredit le palais Carignan, style monumental et plein de caractère. Il était destiné à recevoir la chambre des députés, et on venait de le continuer et de l'achever à cet effet, de sorte qu'il présente deux façades, lorsque les évènements ont rendu cet usage à tout jamais inutile. On y a mis dans une cour, faisant vis-à-vis à la statue de Goberti, qui se trouve dans la rue, à une statue de Giandoia, type du bourgeois turinois. Ce n'est qu'une statue de carnaval qui ne bravera pas les siècles à venir et qui, entièrement ou en partie, est fabriquée en cuir, mais c'est bien certainement de toutes les statues dont Turin regorge, celle où se trouve le sentiment le plus vif de l'art tel que nous le comprenons, et sous ce point de vue c'est une statue très-sérieuse.
Après tant de galeries particulières que dire de notre dernière promenade au Musée de Turin? L'exposition est excel- | |
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lente, mais la plupart des tableaux n'ont pu réussir à m'intéresser autant sans doute qu'ils le méritent.
Cependant il y a une prédication de Jésus enfant, de Garofolo, qui est un vrai bijou. C'est un petit panneau, peint avec une finesse de grand artiste, plein d'esprit et de nuances, même le clair-obscur y est observé plus que d'ordinaire chez les vieux maîtres: il y a de la profondeur, et la figure du jeune illuminé est charmante. Il y a un cabinet ne contenant que des peintures de fleurs. Deux de Heem et autant de Mignon ne sont pas là dans la meilleure compagnie. Une peinture de Bernardo Strozzi, connu sous le nom de capucin ou de prêtre de Gênes, est très-intéressante. Je crus me trouver devant une toile de Rembrandt, car elle est véritablement tout-à-fait digne de lui. C'est Homère aveugle, chantant en s'accompagnant du violon. Une figure à côté, écrivant, appuyée sur une balustrade note ce qu'elle entend. C'est Homère réduit par un réalisme horriblement brutal à la position de chanteur de rue, de crieur de canard. Mais quelle peinture! quelle vérité dans la tête de cet aveugle, tout à son oeuvre! Les rues des villes anciennes ont toujours un intérêt, une valeur historique. Elles en ont doublement, lorsque ce sont en même temps des morceaux artistiques comme les deux rues de Turin, par Bellettto. Voici ce que je remarque encore: un chef-d'oeuvre de Saenredam, les murailles nues d'un temple protestant. Mais la lumière, et cela presque uniquement, leur donne une immense signification et ennoblit cette chaux et ces pauvres parois. Un prédicateur est en chaire. Son éloquence ne doit pas être grande et il n'est guère couru, mais c'est un saint homme plein de ferveur, de conviction et de souci des pauvres âmes de ces humbles bourgeois, de ces gens presque en guenilles, si peu nombreux, qui sont accourus pour
être fortifiés et dirigés par sa parole. Il y a dans tout cela un exquis sentiment religieux, et tout concourt à ce résultat, une grande modestie,
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mais une modestie admirable qui relève d'un artiste extrêmement accompli et élevé. Puis il y a bieu encore une Madone de Carlo Dolci d'un recueillement concentré dans la prière; le portrait de Honthorst jouant du violon; l'ange et Tobie en costume fort élégant du temps; un vieux tableau, fort singulier sur satin, où l'on prend des empreintes sur toile du corps du Christ, des Saints qui montent au ciel et sont présentés par des anges à Dieu le Père.
Mais le temps presse, il nous reste à peine le loisir de jeter un coup d'oeil au pas de course sur le musée égyptien, et puis adieu Turin, adieu l'Italie, passons le mont Cenis et reposons-nous pendant quelques jours à Genève.
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