Ce qui m'a passé par la tête en Italie
(1883)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij13 fevriér - 13 juin 1872
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13 Juin.- De Turin à Genève par le tunnel du Mont-Cenis. On prend un aperçu de la Savoie. Quel beau pays! Toujours les montagnes, mais, hélas! on ne s'arrête pas devant elles. La science humaine y a pratiqué un petit trou au moyen de quelques millions, et on va toujours tout droit, on leur échappe au moment même où elles pensent nous étrangler. Après bien des déceptions l'été s'est établi; aussi depuis trois jours l'air est chaud, le ciel est d'un bleu très-pur, les neiges d'une vraie blancheur éclatante et les tons verts et gris d'une extrême franchise. Comme on n'est pas averti et que les tunnels quelquefois fort longs sont fréquents, on ne s'aperçoit pas que l'on se trouve dans la grande galerie, si ce n'est par une atmosphère qui semble artificielle. Mais il fait nuit noire et le train va grande vitesse. Le vaste embarcadère de Modane n'est pas encore fini. On s'y arrête une bonne demi-heure pour le visa des passe-ports, comme au bon vieux temps, puis pour la douane de France et pour prendre quelque chose. Après le départ de Modane le paysage prend un air moins sévère, la nature s'adoucit, les montagnes se retirent un peu, la route longe l'Arc puis l'Isère, mais comme nous sommes dans un coupé, qu'il fait très-chaud et que le seul moyen de nous garantir du soleil et de la poussière est de fermer les rideaux, c'en est fait de toute jouissance et la voie est perdue pour nous. | |
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A quatre heures nous partons de Chambéry après un arrêt de dix minutes. Le train direct finit à Culoz; il continue pour Paris, mais quant à nous un train de marchandises veut bien se charger de nos personnes et nous conduire à Genève en trois heures. La pauvre ville est traîtée bien honteusement par l'administration des chemins de fer. Arrêt d'une heure. Excellent buffet. Après Culoz la route continue à longer le Rhône, charmant pays, fond de montagnes, mares d'eau claire où murmurent et se balancent les roseaux, çà et là de longues files de peupliers qui s'élancent, paysage où domine le vert de pistache, tout cela doré par un ardent soleil du soir. Mais le train est d'une lenteur des plus impatientantes, surtout pour des personnes qui en ont goûté les jouissances depuis le matin sans interruption et il se plaît à retarder de trois quarts d'heure, de sorte que nous ne sommes pas avant dix heures à l'hôtel Beau-Rivage. Doux jours de repos, aimable ville! La chaleur est terrible, mais bénie de chacun après tout ce mauvais temps et des pluies qui avaient passé à l'état chronique. Nous la supportons très-bien. Le soir nous ouvrons la croisée et nous nous appuyons sur la rampe. Le lac dort tranquille, pas un nuage, la lune est sereine au haut des airs et se mire dans les eaux. Derrière le lac, les Salèves, les Voirons, le Môle, derrière le Môle les immenses glaciers resplendissants du Mont-Blanc, fond de tableau sublime. Les quais du côté opposé avec leur longue file de becs de gaz, les peupliers de l'île de Rousseau, qui s'élancent comme les fusées qui partent de temps en temps ou comme des bouffées de musique. C'est encore de la poésie. Mais arrachons-nous aux séductions de ce jour, aux gâteries des amis! Le train de nuit nous préservera des chaleurs de la journée, il part à trois heures et demie et nous serons à sept heures du matin à Paris. Et c'est ainsi que cela s'est passé. Nous restâmes dans | |
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la capitale de l'Idée quatre jours, puis le cinquième nous partîmes. Mais je n'y fis que des courses..... en voiture bien entendu, car la chaleur dépasse tout ce qui est donné aux nerfs et au sang de l'homme de supporter de souffrances. Cependant je voulus voir le Chandelier d'Alfred de Musset au Théâtre Français et j'y courus. La pièce était précédée d'une autre plus petite: Marcel, qui commençait lorsque j'entrai, une toute petite scène, en un acte, bien agencée, une espèce de raccourci de La joie fait peur, de la même famille bien que reposant sur une donnée différente. Un père a tué son enfant par inadvertence. Il est devenu fou. Le médecin a recommandé un voyage, l'ami chez lequel l'évènement a eu lieu l'entreprend avec lui. Mais le ciel a voulu que sa femme fût enceinte lors de ce coup de fusil fatal, et comme le second enfant ressemble comme deux gouttes d'eau au premier, on se concerte pour user de cette ressemblance afin de guérir le pauvre malade, en lui faisant accroire que ce second Marcel est le premier et qu'il a eu une grave maladie qui n'a duré que huit jours. Le malade se laisse difficilement persuader. Cependant il se rend enfin à cette fausse évidence, après avoir serré l'enfant entre ses bras. C'est la date des journaux qui le trahit. ‘Mais d'où avez-vous donc tiré cet enfant; d'où vient-il; quel est-il? Ah! je me souviens! Dieu nous a rendu celui que j'avais tué.’ Et il fond en larmes. ‘Ces pleurs’, dit le docteur, ‘achèveront de lui rendre la raison.’ Le docteur jouait avec une vérité parfaite. Mais la pièce était soutenue par l'acteur qui remplissait le rôle du pauvre père! L'aliénation était rendue avec une réalité qui entrait jusque dans les moindres nuances. L'espèce de ce phénomène pathologique ne doit avoir été suggéré, il me semble, que par un homme de l'art. J'aimai aussi à revoir la vieille Nathalie sous les traits d'une fidèle bonne. Si tous les acteurs de cette pièce m'étaient inconnus, les grands | |
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noms actuels du Théâtre Français paraissaient dans le Chandelier d'Alfred de Musset. Mais lesquels! Bressant qui n'était pas là du tout à sa place, le vieillissant Delaunay, ce triste successeur de Firmin, jouant un rôle de Chérubin, car il y a du Chérubin dans Fortunio; sous sa figure enfarinée Madame Brohan, bien pâle reflet de Mlle Mars, belle femme après tout. Ensuite quelle pièce! La femme du notaire est, pour ne pas employer une expression trop forte, une fieffée canaille, révoltante depuis la première scène, alors que son dragon sort de l'armoire, jusqu'à la dernière. Pauvre notaire, avoir cet être là sous son toit! L'auteur a beau le rendre ridicule, le spectateur prend pitié de lui en présence de cette carogne. Puis l'amour du petit clerc pour cette femme est ridicule, un amour pareil et quel amour encore! La pièce est écrite dans un langage d'après Molière, détonant parfois dans le style du drame moderne, on peut dire qu'en général c'est une étude d'après lui, et la première scène est digne du grand homme, cependant l'auteur va trop loin, il fausse le ton gaulois: ce n'est pas franc, ce n'est pas gai, ce n'est pas bouffon, c'est passionné et c'est triste comme l'auteur, et c'est pourquoi on est étonné, étant donné une pièce pareille, d'y rencontrer des pensées profondes et des vérités d'un sérieux digne de Vauvenargues. L'unité fondamentale manque totalement. Je ne sais si les mères mènent leurs filles à cette école, mais les pères y conduisent leurs fils. Serait-ce peut-être pour leur inspirer l'estime des femmes?
J'entre à l'exposition. Ce sont les plombs de Venise. Une température de serre d'orchydées! Serait-ce l'âge du grand art dont le glaive de feu me chasse de cet affreux emplacement, indigne d'une ville qui se respecte, mais qui sous tous les rapports est loin d'être un paradis? | |
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‘Quoi n'avez-vous pas honte, vous qui venez de vous tremper dans les grands courants des grands maîtres, qui venez de voir le Vatican, les Uffizi et tout ce que l'Italie renferme de merveilleux et de magistral? vous n'avez donc pas honte de mettre le pied ici et de vous gâter l'oeil à regarder nos grisailles en vogue, nos archaïsmes impuissants, nos pâles ferblancs, nos médiocrités payées d'un prix fou par des imbéciles à des marchands de tableaux, des maquignons d'art commandant à des gens à gages, de malheureux jeunes gens vendus à leurs lubies, nos horreurs aussi prétentieuses que ridicules accrochées aux murailles sous le prétexte de portraits, et y étalant leurs laideurs et leurs splendeurs. Loin d'ici vous dis-je!’ Et il menace de me sangler de sa foudre et je recule devant ces ardeurs tropicales et me sauve avant d'avoir jeté les yeux sur un seul des deux mille cadres suspendus sous les combles du palais de l'Industrie comme un appât à la convoitise et à la gloriole de Messieurs les amateurs. Ne perdons pas l'impression des grands maîtres par celle de cette jolie et gracieuse décadence, avec ses attraits perfides et sa beauté du diable! |
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