Ce qui m'a passé par la tête en Italie
(1883)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij13 fevriér - 13 juin 1872
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29 Mai.- Adieu la poésie! Nous entrons dans la Lombardie, plaine fertile, du riz, des mûriers, de beaux fourrages et puis Milan, ville élégante et banale et qui le deviendra de jour en jour davantage. Déjà on vient de construire une somptueuse galerie vitrée et des arcades, où s'épanouissent des magasins, parcourant les deux côtés de la place du Dôme à l'instar de la rue Rivoli. Le dôme lui-même, coquet, dentelé, ouvragé avec sa forêt de pointes et son peuple de statues ne jure pas trop avec cet air contemporain que la place prendra. On distingue aux degrés de saleté du marbre - car c'est un dôme non moins salissant que cassant - les différentes époques où les constructions interrompues ont été reprises. Puis après avoir vu Gênes, Rome, Pise et Florence les palais et les monuments de Milan offrent peu d'intérêt. Le Musée est ennuyeux, il faut y aller pour Luini et les Spozalizie de Raphaël, ainsi que pour une belle Annonciation de Francia. La vierge de Francia est tout à fait une Marguerite, sortant de l'église. L'ange serait-il un Heinrich? Il a toute la condescendance et le respect de la séduction. Le paysage derrière est charmant. L'oeuvre de la jeunesse du Sanzio en vaut bien plusieurs qu'il a faites depuis. Celle-ci est encore entachée d'influences antiques. | |
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Selon un des évangiles apocryphes, il paraît que la vierge enceinte, au lieu de se sentir rebutée, n'a eu qu'à choisir entre le nombre des prétendants. Elle décida qu'elle prendrait pour mari celui dont le bâton fleurirait. Ce fut en faveur de Joseph que le miracle s'opéra. Les autres de dépit rompirent leurs bâtons. Le jeune homme au premier plan qui rompt le sien est de la dernière élégance. C'est une des figures les plus heureuses et les plus originales de Raphaël. J'ai à féliciter l'amant dont la cause déplut aux dieux, car vraiment il perdrait l'équilibre, si le cadre n'était pas là pour le soutenir. Quant au Dominiquin et à la Cène de Rubens je laisse à d'autres le soin de les louer. Je n'ai pas la bosse pour faire cas de ces tableaux-là. Cependant je serais injuste, si j'allais ne pas citer une magnifique tête de femme de Rembrandt, une ébauche de la tête du Christ par Léonard de Vinci, deux dessins de Michel-Ange et d'André del Sarto. Le palais Bréra, où ces tableaux sont exposés et qui forme une espèce de microcosme d'art et de science, est un des édifices les plus sérieux et les plus beaux de la ville. Au milieu de la cour on a placé la statue en bronze de Napoléon I par Canova, destinée à l'arc du Simplon. Le musée ne s'est pas encore accordé le luxe d'un catalogue. On sait que la Cène de Léonard de Vinci dans le réfectoire du couvent des dominicains a été horriblement massacrée et a presque disparu sous les traitements qu'elle a eus à subir de la part de la soldatesque française. Cependant la fresque est plus reconnaissable que je ne m'y étais attendu. Puis comme la composition est familière à tout le monde on la voit à travers les yeux de l'imagination. | |
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Monti et deux statuettes de Bernini, l'une un génie, l'autre une Parque; puis il y a des autographes de Galilée, de Lucrezia Borgia, du Tasse, de l'Arioste, de St François de Sale, de François de Néri, le Virgile où Pétrarque a fait des annotations de sa main, l'ouvrage illustré sur la mécanique par Léonard de Vinci, un très-ancien manuscrit du Dante, etc. Dans une salle plus obscure que les autres on voit un très-beau vitrail moderne, Dante entre deux femmes, Béatrice et Mathilde,Ga naar voetnoot1) et le paradis tout en haut. On vous montre aussi une grande fresque très-bien conservée de Luini: le Christ insulté par les soldats, mais il y fait si sombre qu'on ne la voit presque pas. En montant l'escalier on arrive à la galerie. Un singulier pandémonium. Il y a quelques bons tableaux, entre autres le carton de Raphaël de l'école d'Athènes, puis beaucoup de dessins de Luini, de Léonard et de bien d'autres, ensuite une série de gravures. Mais un immense ennui vous prend et on ne regarde plus, les forces se perdent et on se rend. C'est bien autre chose à la cathédrale. On est arrivé épuisé; l'énergie, la conscience reviennent, le sang recommence à couler. Avec le dôme de Pise, auquel cependant il ne faut pas la comparer, c'est la plus belle église que j'aie vue en Italie. En effet il y en a fort peu. En dehors c'est une mêlée de dentelures trop fines, trop aiguës, trop frêles pour braver les siècles, trop coquettes pour couronner un édifice sacré et sérieux. La couleur aussi du marbre blanc n'est pas celle qui | |
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convient, et la forme trapue de la façade est en contre-sens de l'élancement de tous ces clochetons, tourelles, pinacles du toit. Mais il faut entrer, pénétrer sous ces voûtes imposantes et sombres, et tâcher de distinguer. Bientôt les ténèbres cèdent, deviennent diaphanes, un doux crépuscule vous conduit; le jour entre après vous, vous accompagne, vous ramène; il pénètre, coloré de toutes sortes de couleurs, par les immenses vitraux peints; de grandes lueurs rouges, jetées sur les dalles, portent leurs reflets contre les piliers. Les vitraux resplendissants comme des topazes entre les arceaux des ogives, jettent une grande clarté sous la voûte, tandis qu'un Christ attaché à une croix en cuivre colossale, suspendue devant le choeur vis-à-vis d'un vitrail jaune, invisible pour la personne qui entre, fait jeter à la croix, se balançant dans les airs et dans l'obscurité générale, des clartés inouies et surprenantes. Cette vaste nef, cette forêt de colonnes, cette blancheur dans ce crépuscule, cette immense croix dans les airs qui resplendit, forment un aspect si imposant que l'impression ne s'en efface jamais. Pour ne pas être injuste envers l'extérieur, il faut prendre la peine de monter sur le toit, et rien n'est plus facile, moins fatigant, pas de vertige du tout à craindre. Le dôme de Milan est une église qu'il faut voir surtout de haut en bas, car c'est le toit surtout qui fleurit. Si le sanctuaire est colossal, sévère et sombre, avare d'ornements, le toit est léger, paré, riant, soleilleux et d'une richesse d'ornements sans nombre et qui chaque année va en s'augmentant. Le calendrier s'est épuisé à cette cohue de statues qui adore, chante et prie, et dont la blancheur tranche sur l'azur. Les gargouilles semblent menacer les saints hommes qui grimpent le long des parois, afin d'atteindre à ces régions bienheureuses, et un jardin de fleurs de marbre éclot sous les pas des cohortes de la béatitude céleste dont l'apothéose s'accomplit ici-bas sur le dôme de | |
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Milan. Au milieu de ces fleurs, de ces arabesques d'une variété infinie, s'épanouit un élan divin, une adoration continue à travers les siècles, et au milieu, au plus haut de l'éther, à la pointe extrême de la tour la plus élevée et peut-être la plus élégante et la plus transparente resplendit la Vierge en bronze sur un trône, entourée des légions sacrées, hymnes ineffables, délicieuses et immobiles, C'est le ciel sur la terre ou plutôt c'est un relais, c'est l'ascension. On dirait un tableau d'Angelico, moins la couleur. En même temps le couvercle de cette châsse de St Charles Borromée, qui s'appelle le dôme de Milan, est un musée qui indique les transformations des procédés et les différents styles de la statuaire depuis quatre siècles, c'est l'histoire de l'art religieux depuis Michel-Ange jusqu'à Canova. |
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