Ce qui m'a passé par la tête en Italie
(1883)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij13 fevriér - 13 juin 1872
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25 Mai.- Cette nuit il y a eu un orage et une pluie considérables, ce qui a beaucoup rafraîchi l'atmosphère. Ceci nous donne un grand courage. Nous partons de Florence par le train express de 7 heures 50 et arrivons à Bologne à 11 heures 45. Jusqu'à Pistoie le pays est plat et n'offre rien d'attrayant; peu après la route commence à monter. Il faut franchir l'Apennin et passer par plus de quarante tunnels. Les montagnes sont d'une belle formation, d'une belle verdure. Des arbres, des pâturages, des champs de blé, des jardins potagers et des vergers. Tout est cultivé, le sol paraît très-fertile. Un torrent côtoie la route. Bologne est une ville spacieuse, froide et tranquille. Des arcades devant les maisons, mais c'est bien moins joli et moins vieux qu'à Berne et à Chester, c'est tout simplement classique, et comme il y a peu de monde qui passe dessous et qu'on tend des tapis rayés entre les piliers pour garantir les magasins des rayons du soleil, on ne voit rien, ce qui rend l'uniformité, c'est-à-dire l'ennui, encore plus général. L'ennui naquit, dit-on, de l'uniformité. Les deux tours penchées l'une à côté de l'autre, se dressent comme deux énigmes mystérieuses au milieu de Bologne et nous apportent des bouffées formidables des plus inextricables profondeurs du moyen-âge. Déjà leurs noms, Asinelli et | |
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Garrisenda, sont baroques; Dante les a vues et nommées. L'une est petite et laide, l'autre aussi laide qu'ennuyeuse et que grêle; elle s'élance dans les airs comme une haute cheminée de quelque fournaise souterraine; toutes deux bravent les âges et les tremblements de terre, et semblent des monuments dépouillés de leurs plaques de marbre et de leurs ornements. Mais dans quel but ont-elles été construites, seules, si près l'une de l'autre, se touchant presque? Ce sont des faits sans causes. On ne peut leur attribuer aucune raison d'être. On a beau questionner, l'histoire ne répond pas. Mystère! Il faut que la nuit il y revienne et que ces monstres se parlent; quelle parole prononcent-ils sur la ville, quel sort lui jettent-ils, ou bien - Caliban ou Quasimodo - en sont-ils les esprits protecteurs? Le Musée résume l'école bolonaise. Il y a de belles choses, mais froides, catholiques, amphigouriques, du talent sans génie, de la couleur sans inspiration, intéressantes pourtant par un savoir-faire savant et parce qu'elles représentent une phase de l'art. On y voit la vierge au rosaire du Dominiquin: les deux bambins qui se disputent sont charmants; puis une Pietà, qui renferme des parties merveilleuses, du Guide. Du même est aussi le massacre des Innocents, le plus beau, le plus émouvant, le mieux senti de tous les massacres; quelles têtes admirables, quelle noblesse! Les deux enfants morts font frissonner de compassion, et on pleure avec cette pauvre mère, cette Rachel qui ne veut pas être consolée. Les tableaux sont très-bien exposés, et comme les joyaux de la collection sont placés sur des chevalets et en biais, ils servent en même temps à cacher les toiles d'un mérite contestable. A mon avis il y a trois perles: deux Francia et un Perugin. Le dernier représente une Madone - le Musée de Bologne est celui des Madones - avec St Michel, St Jean Baptiste à sa droite et St Jérôme à sa gauche; c'est bien là une Madone, c'est doux et délicat et tendre, et ces deux chefs-d'oeuvre ne | |
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sont-ils pas une trahison du peintre envers son ami Raphaël, dont la célèbre Ste Cécile est à deux pas et qui ne m'a rien dit? La seule chose qui m'a amusé dans ce tableau ce sont les anges dont les chants ravissent et qui forment le fond du tableau. Ce n'est rien que la reproduction de quelques affreux petits vauriens livrés à eux-mêmes, mais le maître a quitté là la peinture sérieuse et ses gamins sont traités avec légèreté, avec esprit et seulement ébauchés. On voit, faute d'entendre, qu'ils crient à tue-tête et s'en donnent à coeur joie. Ce ne sont pas là des chants sacrés, c'est un égosillement de tous les diables, la classe sans le professeur. Et Ste Cécile trouve cela beau! Il faut qu'elle soit sous l'influence de fluides bien puissants. Allons donc, Raphaël a voulu s'amuser! Plus que jamais à ce tableau manque la foi, c'est même de l'ironie, de la malice. Quel chimiste s'est avisé encore d'extraire du Sanzio ces éléments voltairiens? Il y a aussi une Marie Madeleine de delle Vite que j'ai longtemps regardée. Ainsi que presque toutes les églises italiennes celle de St Pétrone n'est pas achevée. Cette fois c'est le pape Pie IV qui ne le voulut pas; il voulait que St Pierre restât toujours la plus belle, la première, la plus vaste. Et il avait bien raison de s'émouvoir un peu, car tout inachevée qu'elle soit, St Pétrone est déjà infiniment plus imposante que la cathédrale de la chrétienté. C'est une église qui semble énorme; on reste frappé, en entrant, de ses dimensions, tandis qu'à St Pierre l'attente est trompée et le désappointement très-sensible chez tout le monde non prévenu. Pour empêcher que le projet ne se réalisât le pape fit construire un bâtiment qui serait l'université, juste à la place où le transept aurait dû s'étendre. L'ancien bâtiment déjà a été remplacé et est devenu musée d'antiquités et bibliothèque. Mezzofanti en fut directeur. Le cicérone nous parut inspiré par son esprit, car c'était un Bohême, parlant | |
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avec grande facilité l'italien, l'allemand et l'anglais. Il nous dit qu'il parlait huit langues, c'était un homme très comme il faut, élevé infiniment au-dessus de ses pareils et faisant son métier avec beaucoup de zèle et d'intelligence. Il nous montra aussi l'ancien théâtre anatomique en bois de cèdre d'un beau style avec quelques statues de professeurs en anatomie, également du même bois. Le dais de la chaire où le professeur enseignait, repose sur deux statues d'écorchés, c'est-à-dire de figures humaines dont la peau a été enlevée pour faire voir le jeu des muscles et des nerfs. C'est à Bologne qu'a enseigné Malpighi, que fut disséqué le premier cadavre, que fut inventé le galvanisme et la rhinoplastie. Peu après être sortis de la ville, les arcades sont vides. Elles continuent, bien qu'il n'y ait plus d'habitations; puis on commence à lire des noms entre les piliers, puis on distingue de petits bas-reliefs; on tourne ensuite dans une avenue plantée d'ifs, on est revenu dans une cour et on se trouve au Campo Santo. C'est la plus vaste et la plus belle nécropole du monde, ou plutôt au lieu d'un jardin, c'est un temple, c'est le palais des morts. On est tantôt dans une galerie, tantôt sous un portique, tantôt dans une chapelle, tantôt dans une salle, tantôt dans une antichambre: une variété infinie, et tout cela forme une même société, celle des morts, les champs au milieu sont destinés aux tombes qui ne payent pas. Puis il y a aussi des colombaria très-étendus, c'est à dire des niches qui s'ouvrent en dehors et peuvent contenir quatre cercueils. J'y ai vu de magnifiques tombes et jamais rien de vulgaire, ni de ridicule. On compte qu'à Bologne, ville de 115,000 habitants, il meurt dix personnes par jour. Le cimetière a été commencé en 1801, il y a aujourd'hui 220,000 cadavres. C'est une cité jamais finie, on y travaille, on l'étend sans cesse. Il n'y a pas de nécropole de Bologne; il y a la nécropole de laquelle Bologne constitue le magasin. |
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