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8 Mai.
- Comme Rome a verdi! L'Italie est bien longue à faire ses feuilles, dans le Nord c'est l'affaire d'une quinzaine, voilà comme cela se rattrape! Je craignais que l'Italie n'eût vraiment que ses oliviers à exhiber. Nous faisons un dernier adieu à la villa Doria Pamphili, à la villa Borghese, au monte Pincio. Quelle jolie fraîcheur! Malheureusement l'air se couvrait peu à peu et faisait craindre la pluie.
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9 Mai.
- Nous quittons Rome par le train de neuf heures. C'est le jour de l'Ascension, les magasins sont fermés, le travail chôme.
Pendant les dix heures que dure le trajet jusqu'à Florence, il y a deux beaux moments, le passage du mont Somma et celui du lac de Trasimène. Le premier offre des parties alpestres, très-belles; il y a des endroits tellement étroits et abruptes qu'on ressent je ne sais quelle velléité d'angoisse. Puis des villages ou des châteaux juchés sur la montagne ou bien de petites et antiques villes collées à leurs flancs et de beaux panoramas des appennins. Ensuite la couleur variée du marbre est fort belle, blanche, rousse, jaune. Que de statues, que de temples ne sont pas sortis de ces entrailles-là!
Le lac de Trasimène est joli, agréable, son eau est d'un vert clair et son encadrement de montagnes est charmant;
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malheureusement le temps, qui toute la journée avait été très-couvert, s'était mis à la pluie et la pluie était même devenue si forte et si persistante qu'on distinguait à peine les objets derrière le voile de vapeurs qui en laissait transpercer l'image. Ce n'était bientôt plus une pluie, c'était une ondée, et le ciel était si lourd et si uniforme qu'on n'y voyait presque pas. C'était bien dommage. Seulement le vert des pâturages et des champs de blé était de la plus belle couleur et faisait d'autant plus plaisir aux yeux que nous en avions été plus longtemps sevrés.
On passe force tunnels et à chaque tunnel passé le pays devient plus vert, les villes ont l'air plus propres, respirent plus d'aisance et de bien-être.
A une distance considérable de Florence de nombreuses villas s'épanouissent dans la verdure; les vergers, les vignobles deviennent plus fréquents, les jardins potagers s'étendent illimités, et montrent les plus excellents légumes, enfin le dôme, le campanile, le baptistère dominent les toits trempés.
Descendu à l'hôtel Washington je me dis en plongeant de mon troisième dans l'Arno, toujours aussi sale et déplaisant (la honte d'une ville convenable et dont j'aurais sans aucun doute détourné le cours, si je m'étais appelé Médicis) Florence est tout bonnement une Pise agrandie.
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10 Mai.
- L'éruption du Vésuve est le plat délicieux que Naples seule est en état de servir, seulement je me souviens du rat de ville et du rat des champs: celui-ci n'aimait pas les plaisirs que la crainte peut corrompre. Ni moi non plus.
Parmi les choses qui dans ce pays ne valent rien il faut compter l'administration des postes. Imaginez-vous que dès ce jour nous savons avec certitude que huit lettres pour nous de la Hollande seule sont égarées, et qui sait combien que nous ignorons! Cela provient de ce que les commis sont simplement trop indolents pour examiner convenablement les lettres, poste restante.
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Encore un tour italien! Savez-vous ce qu'ici ont imaginé les hôteliers dont l'affaire commence à aller mal? Ils en ont changé le nom. Comme personne ne connaît un pareil hôtel, le bruit se répand que c'en est un nouveau. On ne s'aperçoit de la supercherie que lorsqu'on a reconnu un vieux mobilier, un tapis usé, des rideaux fanés, des portes et des fenêtres qui branlent, mais le tour est fait.
Aux chemins de fer le préposé accepte un franc, pour qu'il vous laisse seul, dès que son chef n'est pas là, mais dès que le chiffon est en portefeuille, il laisse entrer Pierre, Jacques et Nicolas.
Je suis malade et le temps aussi. Il fait froid, le vent est fort et le ciel plein de mauvais pronostics. Je suis pourtant sorti, bien entendu en voiture fermée.
Florence est une Pise agrandie, surtout pour ce qui regarde le lung'Arno. Mais aussi pour l'intérieur de la ville. C'est plus considérable, plus animé, si vous voulez, mais c'est le même style, le même caractère. Si j'allais à Sienne, je crois que je pourrais me glorifier d'avoir vu les capitales des trois républiques, représentant la même époque, le même esprit, les mêmes nécessités, respirant le moyen-âge féodal, haine atroce et jalouse respirant dans ses palais qui sont autant de citadelles. Avec cela Florence est un des centres d'art les plus riches, les plus merveilleux qu'il y ait, et au-dessus de ce monde d'artistes impérissables cette sombre famille des Médicis qui rappelle le goût, le raffinement, l'amour des belles choses, l'intelligence qui n'hésite ni ne recule jamais devant le crime et chez laquelle aucun vice ne fait défaut. Tout leur est bon, prison, poignard, corruption, on tue son fils, meurtrier de son frère, on viole sa fille. Pourtant ce sont de très-grandes figures en public.
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11 Mai.
- Il fait peu de soleil. Temp gris. Vent âpre. Beau printemps d'Italie, fleurs de Florence!
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Mais les fleurs sont un mythe. On croit en être couvert, on prévoit des champs de roses comme d'immenses bruyères, c'est à peine si on en voit. J'ai rencontré hier et aujourd'hui deux individus qui en vendaient, l'une, c'était une femme sur l'escalier du palais des Uffizi, l'autre s'accrochait aux portières des voitures, portant une corbeille aux cascine.
Mais arrêtons-nous devant la galerie des tableaux! Le portique ne ressemble à rien. On croit se trouver dans un vestibule et l'on est dans la rue. Une place publique qui ressemble tellement à la cour d'un palais qu'en voyant passer la ville et les faubourgs avec leurs chars et leurs marchandises on marche d'étonnement en étonnement. Un corridor ou plutôt une allée court le long des trois côtés de l'édifice. Derrière se cache une multitude de cabinets pas trop bien éclairés et quelques-uns même trop obscurs pour qu'on y puisse distinguer les peintures. Là se trouve aussi la Tribune, où sont exposés les chefs-d'oeuvre. C'est bien dommage que l'on soit privé d'une très-grande partie des tableaux. En place de l'oeuvre se trouve le mot copiasi, trop fatal pour l'amateur. Un groupe de copistes étaient accroupis devant la vierge et l'enfant sous un tabernacle, oeuvre capitale de Jean de Fiesole, littéralement assiégée, inabordable. Le cadre est rentrant, et sur ce fond d'or, qui recule un peu, douze anges longs comme la main jouent de différents instruments. Ces anges sont vraiment célestes, immaculés, d'une béatitude, d'un ravissement que rien ne distrait.
Je ne conçois pas comment tous ces artistes amoncelés dans le même but, et par conséquent concurrents et rivaux, et qui dans un espace si restreint ne peuvent que se gêner et s'embarrasser réciproquement n'en soient pas encore venus aux mains, ne se soient pas encore pris par les cheveux. Il y a près de là le portrait d'un jeune homme, de Pietro di Cosimo, hardi et d'un ton chaud.
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Il est vrai qu'il ne faut pas venir en Italie pour apprendre à connaître l'art flamand et hollandais. On se défie de chaque toile, et puis que de médiocrités! On ne peut disconvenir qu'il y ait cependant de belles choses. La première oeuvre que vous distinguez est un van der Goes: la vierge et l'enfant, tableau presque italien, puis bien plus encore l'oeuvre charmante et si bien conservée de Hemlinck, le Fra Angelico du Nord, la vierge sous un baldaquin. Un ange à gauche joue du violon pour amuser l'enfant Jésus, qui s'amuse à son tour avec une cerise, tandis qu'un ange à droite lui présente une pomme avec courtoisie et une grande déférence. C'est cet ange qui fait le tableau, rien de plus aimable, de plus gracieux, de mieux élevé. La main qui tient la pomme est très-correctement dessinée et offre le fruit avec un entendement, une délicatesse, une subtilité qu'on ne saurait décrire, tandis qu'il y ajoute le plus aimable et charmant sourire qui se puisse rêver.
Le Christ au tombeau de Rogier van der Weijde est aussi précieux et intéressant. Puis viennent Dou: le maître d'école, Rachel Ruysch, des Metsu qui sont toujours vieux, comme il y a des maîtres qui sont toujours jeunes; on croit toujours avoir déjà vu leurs tableaux, car ce sont toujours les mêmes compositions, les mêmes modèles, le même faire, pour eux routine, ennui pour le spectateur.
La vierge assise près du rocher par Mantegna, de même que l'adoration des mages, sont des tableaux remarquables; ce sont des miniatures, des détails extrêmement délicats et élégants. Quelle richesse, quelle grâce dans les vêtements aux grands plis flottants!
J'ai fini ma journée à la Tribune et ne rapporterai rien du tout au sujet des tableaux, des statues qu'on y voit, il n'en a déjà été que trop dit par d'autres écrivains.
Nous avons rendu visite à l'atelier d'une dame-artiste alle- | |
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mande, Mlle Fries. Elle exerce le grand art. Elle peint à fresque, elle décore des façades, elle fait du Jean d'Udine.
Je n'aime nullement les maisons peintes par la même raison que je n'aime pas les églises construites de marbres de différentes couleurs. Ce qui doit dominer en architecture, ce n'est pas la couleur, c'est la ligne, c'est l'harmonie des proportions. L'architecture accepte la sculpture qui en procède, non la peinture. Mais outre ce point que Mlle Fries m'aurait contesté sans doute, si je l'avais relevé devant elle, - M. Josse était orfèvre - elle empiète dans ses ornementations sur un autre art, dont on ne se douterait pas, sur la gravure. Elle imite Jean d'Udine, sans l'attrait que la couleur donne aux fantaisies de celui-ci, elle fait des nielles en fresque. Il faut avouer en attendant que le demi-deuil, le noir et le blanc alternant, est la couleur dominante des édifices de Florence: crême et chocolat panaché, mais cela donne un air mort à l'ensemble. Les motifs cependant étaient bien jolis et j'admirai beaucoup ses créations comme telles. Je vis également deux médaillons représentant les saisons; ils me frappèrent par la nouveauté de l'idée. Le premier c'était l'hiver, chassé par le printemps. Le petit bonhomme d'hiver, enveloppé dans son drap, se sauvait bien naïvement devant les poignées de fleurs dont un autre petit bonhomme, voletant dans l'air, le bombardait. Malheureusement celui-ci n'avait nullement l'esprit de son rôle; il ne regardait pas seulement sa pauvre victime et laissait choir les fleurs avec un air d'aurore éplorée. Il lui aurait fallu au contraire, en lançant ses projectiles droit au but, l'air mutin et acharné. L'autre médaillon c'était l'automne, adoucissant les ardeurs de l'été. D'un côté de petits anges bouffis se gorgeant de raisin, de l'autre un groupe se reposant, abrité par
un voile épais, emporté au-dessus d'eux et contracté dans des plis comme on les voit chez les vieux maîtres allemands. Dans le haut un mioche les rafraîchissait, en leur versant de l'eau
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sur le corps, ils en attrapaient le jet sur la main, ce qui paraissait amuser beaucoup les deux parties. Malgré un dessin un peu mou et timide, ce médaillon me plaisait mieux que le premier, mais tous deux avaient de grandes qualités. Mlle Fries se proposait de les exécuter avec des couleurs un peu vives, mais je préférerais toujours les cartons au fusin.
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12 Mai.
- Il y a au musée des Uffizi un joli petit cabinet où dans des armoires à glaces et parfaitement éclairées se trouvent exposés les colifichets les plus précieux, les plus riches, les mieux travaillés de la fantaisie humaine. Ce sont ces merveilleux joyaux de Florence, ces rêves de Titania devenus des réalités, ces émaux en fleurs minuscules, cet art suprême de faire du luxe, cet art pour l'art de la matière, qui convenait assez aux vrais grands seigneurs, adorateurs de la grâce, de la forme et du savoir faire. Ce cristal est ciselé par je ne sais quel sylphe. De ces perles difformes on a fait sortir je ne sais quel charme et quelle élégance. Le lapis, le jaspe, l'onyx, la pierre précieuse, tourmentée, gravée, montée dans l'or, les perles fines et de petites bordures adorables de guirlandes en émail presque inappréciables, si ce n'est à la loupe, tout cela on le dirait sorti des doigts de quelque jeune fille et non des ateliers des fougueux et à la fois patients et savants maîtres de la Toscane, qui se connaissaient en toute science, en toute oeuvre et qui contemplaient en même temps l'infiniment grand et l'infiniment petit, le colossal et le microscopique, qui taillaient le marbre, qui lâchaient les écluses à la fonte et qui manipulaient la pierre dure, le coquillage, la perle et le bijou presque imperceptible, et qui incrustaient et fixaient dans ces roches liliputiennes des dieux et des déesses qui échappaient à l'oeil nu et qui, regardés au télescope, seraient devenus des divinités olympiennes, se manifestant dans des antres cyclopéens.
Ce petit cabinet, ce boudoir merveilleux, renferme l'apothéose
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de l'inutile. Quelle anomalie aux temps où nous vivons, et qu'il y a loin d'une coupe de Benvenuto ou de Jean de Bologne à une pile de Volta ou un appareil de Marsh!
Le temps est atroce. Un ciel lourd et noir, la pluie à torrents, un vent fort, très-froid. Une journée de Mars enfin. Malgré les trésors d'art cachés à l'intérieur des musées, des palais et des églises, Florence est une ville qui plus que toute autre peut-être, mérite d'être vue à l'extérieur. C'est en la parcourant qu'on se rappelle son histoire, qu'on reconnaît son caractère tout particulier et qu'on apprécie et juge les formidables et surprenantes créations de son grand passé. Mais il y a impossibilité complète. On n'a qu'à se blottir dans sa voiture et se laisser conduire devant la porte hospitalière où l'on s'élance sous un parapluie ruisselant. C'est ainsi que nous nous rendons aux Uffizi. Nous cherchons les trois salles consacrées à l'art toscan. Il fait peu de jour, les salles sont pauvrement éclairées; par contre c'est dimanche, il y a très-peu de monde, les abords des chefs-d'oeuvre ne sont pas obstrués par des copistes, et grand nombre d'originaux emportés de leur place se trouvent sur des chevalets dans un jour aussi peu mauvais que l'averse le permet, prêts à reprendre demain le service interrompu par le jour du repos. C'est comme cela que nous nous trouvons à l'improviste devant le fameux portrait de Raphaël. On prétend que c'est le sien. Je le veux bien. Les gravures ne le rendent aucunement. Elles en font un être d'un charme intimement efféminé. Rien de plus suave, de plus délicat, de plus éthéré.
L'oeuvre même, telle que je l'ai vue et comprise, montre un homme d'une trentaine d'années pour le moins, dont la santé est perdue, dont la beauté fanée n'est plus qu'un regret et qu'un souvenir, le poète mourant de Millevoye, celui qui s'écrie avec Lamartine:
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie,
Emportez-moi comme elle, ô fougueux aquilon!
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Je me suis dit en regardant ce portrait qu'il faudrait bien que quelque homme compétent indiquât une bonne fois l'analogie qu'il y a entre Raphaël et Ary Scheffer.
C'est comme cela que je me recueillis dans le plus grand salon, celui-ci fort bien éclairé, devant le merveilleux couronnement de la Vierge du frère Angelico, bien réellement le peintre des anges. Ils ressortent comme des fleurs d'une jeunesse éternelle contre un fond rayonnant, symbole du séjour de toute lumière et de toute pureté. Il y a dans cette composition de l'enthousiasme religieux et de la dévotion chrétienne, un charme, un attrait, un prestige indicible; elle ramollit le coeur le plus dur, dans l'oeil le plus sec elle fait naître une larme d'amour, c'est l'Imitation manifestée en image, c'est la prière qui prend une forme, c'est la musique traduite en couleur, on sent des saveurs et des parfums d'empyrée, vous arrivant par les mêmes brises qui ont touché le duvet des anges, messagers de leurs sacrés concerts, et la blanche colombe descend jusqu'à vous et vous illumine d'un esprit nouveau et inconnu.
La galerie possède un tableau d'Albertinelli extrêmement remarquable pour le sentiment. C'est la Visitation; c'est à dire que je me demande par quelle intuition le peintre a pu entrer aussi avant dans le sens le plus noble et le plus intime de la femme et lever avec tant de discrétion ce voile mystérieux au point de n'être véritablement compris que des femmes ellesmêmes et des femmes seules. Dans ces attitudes, dans cette grâce, dans l'âme qui respire dans ce tableau, dans le caractère de ces deux têtes, dans ces deux figures se complétant réciproquement l'une l'autre et s'identifiant pour ainsi dire, le peintre a donné le type à la fois de l'épouse et de la mère.
Après nous être absorbés devant grand nombre d'autres belles toiles, par exemple de l'Empoli, St Ives lisant les pétitions des veuves et des orphelins, de Ghirlandajo, St Zanoli rendant la vie à un enfant et après une seconde visite à la
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Tribune, nous avons voulu changer de tension d'esprit et avons quitté la galerie pour le palais vieux. Heureusement, bien que malencontreusement pour nous, il est en reconstruction. La cour intérieure, la grande salle étaient échafaudées. Pour la cour il était impossible d'en juger, d'ailleurs il pleuvait toujours à torrents, de sorte qu'il faisait presque nuit. Seules la prise de Sienne et de Pise par Vasari étaient assez bien visibles. L'effet que ces pages historiques et académiques m'ont fait, c'est que le peintre était certainement le premier de son temps pour les derrières de cheval et que van der Muelen a dû beaucoup étudier d'après lui.
Pour la forteresse elle-même - car ce n'est pas un palais, c'est un de ces dédales lugubres et redoutables où joue Angelo, tyran de Padoue - il me semble qu'on n'y saurait vivre un mois sans que l'envie ne vous vînt de profiter de la localité pour commettre quelque crime. On dirait qu'il y a du sang partout. Toutes les horreurs y sont à leur aise. Le mystère plane sur toutes les noirceurs, et les murailles sont assez épaisses pour étouffer les cris des victimes.
De là nous entrons à l'église de l'Annonciation, ainsi nommée à cause d'un tableau représentant ce sujet; la tête virginale a été peinte, dit-on, par les anges; on la tient, à cause de cela, en vénération particulière. Mais nous ne vîmes pas la merveille par la raison qu'on ne la découvre qu'une seule fois par an.
Pierre de Médicis fonda la chapelle dont le compartiment de derrière est d'un travail très-riche et très-remarquable de mosaïque que cependant l'obscurité qui y règne empêche d'examiner convenablement.
Dans cette église reposent les restes de Baccio Bandinelli, de Jean de Bologne, de Benvenuto Cellini et d'André del Sarto, Jean de Bologne et Cellini dans la chapelle qu'ils s'étaient destinée et préparée pendant leur vie. Celle du der- | |
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nier est en même temps la chapelle de l'académie des beaux arts ou de St Luc. Ses grandes solennités s'y pratiquent encore.
Benvenuto a une simple pierre au milieu du pavimento. La chapelle est fort laide, quelques tableaux et des statues en plâtre qui ne vous disent rien. L'église est une nef aboutissant à un dôme de forme singulière. Le dôme est fort beau, mais à cause de l'obscurité du jour la voûte peinte par Daniel de Volterre n'est pas visible. Comme la plupart des églises en Italie, la nef est couverte par un plafond peint, surchargé et allourdi de dorures, ce qui lui donne l'air d'un salon. Ce n'est pas tout; on a transformé les bas-côtés en chapelles particulières au moyen de murs transversaux. Ces chapelles sont excessivement étroites et gâtent l'ensemble de l'église; une petite ouverture dans le mur permet la circulation et fait qu'il y a une communication d'une chapelle à l'autre.
Avant d'arriver à la façade il y a une petite cour fort gentille, une espèce de cloître sous la galerie; plusieurs peintres y ont exécuté des compositions à fresque; André del Sarto en a fait la plus grande partie, et c'est à cause de cela qu'il a désiré être inhumé ici. Bien qu'on ait gâté la légèreté de la colonnade, en y pratiquant des fenêtres et des portes pour préserver les compositions, on ne peut s'empêcher de se demander si l'on ne s'y est pas pris un peu tard, car bien qu'on puisse en juger encore assez bien, on ne s'aperçoit que trop combien déjà elles ont souffert de l'effet de la température.
Deux idées. En observant combien l'imitation de l'antique, tant en sculpture qu'en peinture, a nui à l'originalité, combien elle a prêté à un gaspillage incessant d'attitudes et de caractères antiques et ensuite à une reproduction servile des mêmes personnages, pris parmi les prédécesseurs et même les contemporains, on se demande si l'art ne se serait pas mieux trouvé sans le bienfait de la renaissance. Si l'art ne se fut point papanisé, si le christianisme livré à ses propres forces eût pu
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se développer librement, comme il l'a fait dans l'architecture, au lieu d'obéir sans cesse à ce gouverneur symétrique et compassé, d'une noblesse, d'une élégance, d'une vertu enfin aussi parfaite et uniforme que celle du pieux Enée, je crois que l'art chrétien y aurait gagné. Je me demande également si toutes ces compositions en plein vent dont le moyen-âge et la renaissance ont été si généreux, mais qu'on a dû préserver plus tard contre les influences de l'atmosphère, ne prouveraient pas qu'effectivement, ainsi que certains météorologues le prétendent, l'état du climat ne se fut point changé. La chaleur n'a-t-elle pas diminué? L'humidité n'est-elle pas devenue plus sensible? Voici que nous avons le 12 mai aujourd'hui, et je sortis bien enveloppé dans mes habits d'hiver et le soir j'étais près d'un bon feu dont j'étais extrêmement reconnaissant.
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13 Mai.
- On songe à finir le dôme. Il est bien temps. Voilà quelque cent ans qu'il attend qu'on le finisse. Comme le dôme, l'église St Laurent - le St Denis des grands ducs de Toscane - est inachevée ainsi que la bibliothèque de St Laurent, celle du couvent qui y touche.
On entre dans le cloître mal tenu, avec une forêt vierge d'ivraie au milieu, on monte, et on se trouve dans un vestibule, le plus sombre et le plus effrayant qu'on se puisse imaginer. On recule, on hésite. Osera-t-on entrer, monter encore ces quelques marches de pierre?
Tout est en chêne sculpté, beau style sévère, d'un brun que l'âge a noirci, mais, comme l'extérieur, l'intérieur attend qu'on l'achève. Des pans de murs sont encore frustes, destinés sans doute à recevoir des plaques de marbre. Tout en haut deux petites fenêtres, je suppose, provisoires. En entrant dans la grande salle on observe que tous les manuscrits - pour des livres la ‘laurentienne’ n'en a pas - sont couverts. Un gardien enlève les linges et vous montre les bijoux de la
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collection, cachés par des couvercles en bois. Les manuscrits sont enchaînés, mais dans l'intérêt des savants on leur accorde quelquefois la liberté. A ce qu'il paraît, on est devenu assez facile.
Pour l'église de St Laurent je n'y comprends rien. On entre par derrière, et de plain-pied, on se trouve sous une voûte basse et romane où repose le fondateur de la famille, Côme l'ancien, surnommé le père de la patrie. Il n'a voulu d'autre monument qu'une simple dalle où est gravé son nom. Il est couché là au milieu de ses descendants des deux sexes, seulement les princes régnants, ses successeurs, sont ensevelis dans une chapelle supérieure, chapelle magnifique, princière, toute recouverte de marbres rares sans nul ornement. C'est là que sont placés leurs sarcophages, formant un ensemble imposant et majestueux, où tout respire le repos et la grandeur. On entre ensuite dans une autre chapelle, construite par Michel-Ange et renfermant le tombeau de Laurent et de Julien de Médicis. Elle est si nue, si triste, si blanche qu'il faut bien qu'elle ne soit pas finie, comme aussi deux des quatre statues, représentant les quatre parties du jour, ne le sont pas non plus. En écartant les deux statues au-dessus, on obtient de magnifiques manteaux de cheminées. Les parties du jour sont bien certainement ce que la statuaire peut produire de plus vaste et de plus audacieux, mais rien ne surpassera jamais le Penseroso.
Le Pensieroso a une âme, c'est un personnage, il vit, il respire, il examine, il analyse; le Penseroso, c'est l'humanité. La lumière dans laquelle ce fantôme est placé, car on ne sait pas au juste s'il vit ou s'il a vécu, ajoute immensément à l'effet qu'il produit. Le casque, profondément enfoncé dans la tête, projette son ombre sur le front, sur le regard, sur la figure entière, et l'imagination lui attribue le regard qui est dans sa fantaisie. Le Penseroso donc songe, mais ce songe n'est pas celui du calme et de la tranquillité. C'est une méditation
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qui s'élève sur une tombe. Elle pense, ainsi donc elle doute, car, comme dit le proverbe espagnol: ‘penser, c'est douter.’ La foi ne pense pas, elle admet, elle accepte. Le Penseroso est un Hamlet. Qui est-ce qui a pu porter le statuaire à le mettre sur une tombe? Ce serait à celle-ci à répondre, mais elle est muette et par conséquent garde son secret et ne parlera pas. Le Pensieroso, c'est le mystère, c'est une fois de plus l'humanité qui est la grande énigme dans chaque organisme moral individuel.
Sainte-Croix impose d'abord par son obscurité, produite par de magnifiques vitraux peints, mais peu à peu on s'aperçoit que c'est une église nue dont les colonnes trop minces, les ogives trop larges ne sont pas en harmonie entre elles ni avec l'ensemble de l'église. La grande nef doit avoir été construite postérieurement, alors que l'église primitive est devenue le transept actuel. La place de l'autel était celle qu'occupe en ce moment la chapelle, où se trouve la tombe de la comtesse Albany. Afin d'obtenir une élévation pour le grand autel actuel on a exhaussé le transept de quelques gradins.
On a appelé l'église Ste Croix le Panthéon florentin, à cause des grands hommes qui y sont enterrés ou qui y ont tout simplement leurs tombeaux. Toutes ces tombes sont mauvaises, ennuyeuses, pompeuses, boursoufflées, les meilleures sont médiocres. Le tombeau vide du Dante est ridicule et honteux. On a exagéré le masque du poète jusqu'à lui donner la grimace d'une vieille sorcière. Le buste de Galilée est excellent. Le cloître et le célèbre réfectoire sont en réparation.
La chapelle des Pazzi avec la façade, faite sur les dessins de Brunelleschi, est au fond. Cette façade ne me paraît aucunement mériter sa réputation. A l'intérieur des médaillons intéressants en majolica de Lucca de la Robbia. On me raconta que le cloître deviendrait promenade publique; j'ai peine à le croire. Au fond du réfectoire il y a le fameux cénacle du Giotto. On m'assura qu'on n'y toucherait pas.
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Comme Santa-Croce appartient aux franciscains, il y a autour du mur extérieur du cloître différents épisodes de la vie de François d'Assise. Je vis aussi contre le mur une grande composition avec beaucoup de figures de demi-grandeur: le miracle de St François la multiplication des pains par Giovanni di San Giovanni. Il y avait beaucoup de mérite dans la manière dont le sujet était traité, dans les têtes, les poses et l'effet. Le religieux qui tient le panier où se trouvent les pains que St François distribue était véritablement beau de dévotion et d'ascétisme.
Les célèbres fresques de Gaddi avaient été détachées du mur et posées à terre pour être restaurées et replacées plus tard, mais je n'étais pas tranquille à leur sujet, en les voyant si irrévérencieusement mélées à ces décombres et couvertes d'une épaisse couche de poussière.
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14 Mai.
- Le temps est un peu meilleur; on peut sortir en voiture découverte. Nous nous rendons au palais Corsini. Sur un immense vestibule s'ouvre une série d'appartements, dont ceux qui donnent sur une cour intérieure sont tellement obscurs qu'on n'y saurait distinguer les plus grandes figures. Nous nous en félicitons, car d'autant plus vite en avons-nous fini avec cette collection, la plus fastidieuse qu'oncques ne vîmes. Il est amusant de confronter la vérité et tous ces ameublements de mauvais goût, rapés et passés, avec le portrait flatté qu'en trace Dumas, père, dans ses scènes de la vie italienne.
Après Pise, le Dôme et le Baptistère sont peu de chose intérieurement, mais l'extérieur est magnifique; les différentes couleurs des marbres par leur disposition plaisent aux yeux et les portes de bronze sont connues. Comme on a pris la sage précaution de les préserver par une grille, il est assez malaisé d'en examiner convenablement les détails. Dans le dôme Giotto et Brunelleschi, l'architecte de la coupole, sont enterrés. Leurs bustes sont intéressants.
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Le Musée est bien mieux organisé que celui du Vatican. Partout des bancs et des fauteuils pour se reposer, la galerie est numérotée et indépendamment du catalogue les noms des peintres sont écrits sous leurs tableaux.
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15 Mai.
- Le palais Strozzi est une de ces forteresses atrabilaires et fermes comme des rocs, dont Florence offre quelques exemplaires uniques et qui respirent la haine du prochain et le mystère de la race. Il est entouré d'un banc de pierre, où des générations de valetaille ont baillé, se sont étirées, ont attendu leurs seigneurs et maîtres. Au-dessus du banc des ronds en fer pour recevoir des lanternes, se terminant en anneaux gravés à l'agnus dei pour les chevaux des cavaliers en visite ou en audience. Ces anneaux sont formidables comme le reste et défient les âges. Au rez de chaussée sont les offices, au premier est le bel étage, au-dessus du second vient le toit où s'accroupit la domesticité. Puis le mur s'avance sur la rue, s'élargit à la naissance du toit et surplombe considérablement, est un excellent abri contre la pluie. Ces espèces de châteauxforts sont exactement carrés et en dedans d'une régularité parfaite. Déjà la cour a l'air un peu moins féroce que la façade, et c'est autour d'elle que les appartements sont rangés.
Le prince Strozzi permet l'accès de trois pièces une fois par semaine. Un valet de chambre, qui a très-bonne façon, en fait les honneurs. Ces pièces présentent quelques bons tableaux, la plupart sont des portraits de famille et plusieurs copies, puis quelques beaux meubles antiques, deux grands lustres de Venise à fleurs coloriées, un bahut qui avait servi de corbeille de mariage à Clarisse de Médicis, mariée à Philippe Strozzi. On ne sait comment ce bahut s'est trouvé fourvoyé dans une écurie et servit de bétuse, mais il fut restauré, remis en tout honneur et placé dans ses salons par le prince Strozzi actuel, enfin une espèce de trône-canapé d'une forme fort rare et gothique, du
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reste nul ensemble, je dirais presque peu de goût dans l'ameublement. Puis, après s'être exercé les yeux et tendu l'esprit outre mesure, à force de voir, on va se délasser aux Cascines, longue et étroite lisière boisée et ombragée le long de l'Arno, ayant la vue d'un côté sur le fleuve, de l'autre en revenant sur les montagnes couvertes de villas. Décorées de riches équipages, de fringants cavaliers, de magnifiques chevaux, de livrées et de toilettes ébouriffantes, elles ont un certain prestige, mais désertes et sans animation ni musique on ne voit que trop bien combien ces cascines si renommées sont insignifiantes et ordinaires. Ce qui y manque surtout c'est l'eau, à moins qu'on ne veuille faire passer pour telle la boue de l'Arno.
Regardez notre bois de la Haye! ce n'est aussi qu'une lisière étroite, et voyez le parti qu'on a su tirer du terrain! Il faut être Français enragé pour lui préférer le bois de Boulogne.
J'ai été trop vite. Le roi a conféré au professeur Palmieri - bien qu'un peu tard, il me semble - les insignes de la croix de grand-officier de l'ordre de St Maurice et Lazare et les lui a fait remettre en grande cérémonie, puis on lui réserve la première place vacante au Sénat.
Une des curiosités de Florence, qu'il ne faut pas négliger d'aller voir, c'est le palais du Bargello, l'ancien palais du podesta, l'hôtel du gouvernement de l'ancienne république. Comme Florence est la ville la plus fermée du monde pour les voyageurs, il est impossible de réussir à apprendre à quoi cet édifice sert à présent, seulement on trouve dans les quelques salles ouvertes au public un des musées les plus rares et les plus précieux de l'Italie, comme l'hôtel lui-même est une des constructions les plus caractéristiques, un des plus magnifiques échantillons de l'architecture du moyen-âge. Déjà rien de plus pittoresque que la cour d'entrée avec ses colonnes trapues, son escalier extérieur et sa chapelle nue, quoique couverte de peintures, mais dont les couleurs sont presque effacées. On rencontre là des
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majoliques, des coupes de premier ordre en ivoire sculpté, des statuettes délicieuses, entre autres un David haut comme la main avec la tête de Goliath et brandissant le glaive immense; puis des armoires, des arbalètes, des hallebardes, tout un arsenal; puis surtout toutes sortes d'ébauches des premiers statuaires de Florence. Nombre de premiers jets de Jean de Bologne, son Mercure si connu, poussé par le vent dans les airs; le pied, sur lequel la statue se tient en équilibre, porte sur ce souffle visible qui sort d'une espèce de masque faisant piédestal. C'est d'un mauvais goût déplorable, une véritable absurdité; la statue néanmoins partirait comme un ballon, comme une fusée, pourquoi pas comme l'amant de Francesca de Scheffer, si le pied droit ne courait pas, ne faisait pas un angle qui va droit contre le sens de la figure.
Le David de Verrochio est préférable à celui de Donatello. Son Socin mort est admirable. Le buste colossal de Come I, celui de Michel-Ange, sont énormément intéressants, de même que les deux modèles du Persée, essais du maître, lorsqu'il hésitait encore.
Puis il y a la précieuse collection des fayences de Lucca della Robbia et un médaillon de la Toscane, et cependant ce musée n'a été fondé qu'en 1865, mais il s'est accru si promptement au moyen de nombreux dépôts faits par les familles nobles, possesseurs de tant de belles choses, perdues sans cela pour l'étude et l'histoire de l'art. Il n'y a qu'une seule chose qui manque à ce musée et plus encore qu'à bien d'autres en Italie, c'est la lumière. Le temps était couvert, on n'y voyait absolument pas.
J'allais oublier une statue en bronze fort énigmatique de Donatello, savoir un petit faune, témoin sa queue et sa face commune et sensuelle, mais avec des ailes de chérubin, puis avec des sandales et un pantalon soutenu sur les hanches par des espèces de bretelles dont l'une s'était détachée, mais de
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manière à laisser voir ostensiblement ce que l'homme cache avec la plus soigneuse pudeur. C'est du gros sel d'airain, mais qu'est-ce que l'artiste a voulu exprimer par cette débauche?
Puis nous montâmes à la villa bellos-guardo, où se cacha Foscolo et où Galilée avait dressé son observatoire, mais le moment était fort mal choisi, car non-seulement l'air était couvert, mais il s'éleva un siroc si violent que lorsque nous fûmes enfin arrivés au bel endroit et que Florence se déploya devant nous, couchée à nos pieds avec son fond de montagnes et Fiesole dans un pli sur la hauteur, toute la ville était dans un brouillard ou plutôt dans un tourbillon de poussière grise qui s'élevait à des centaines de pieds, de façon que les montagnes et les perspectives faisaient tellement l'effet d'un tableau à fresque, effacé par le temps, que véritablement j'avais tout-à-fait oublié où je me trouvais et que je me croyais assis dans quelque chapelle devant une fresque pas trop antique, mais endommagée par l'humidité. La poussière emportée par les coups de vent faisait ressembler parfaitement certains endroits du paysage à du plâtre perçant à travers la couleur. Je n'avais jamais vu poussière pareille; impossible de rien distinguer. Les nuages devinrent véritablement des serviteurs déchaînés d'Eole qui se ruaient sur nous et nous attaquaient comme des voleurs de grand chemin. Cependant le vent se calma et au bout de deux heures nous pûmes sortir de nouveau pour nous rendre à Ste Marie Nouvelle.
C'est peut-être l'église la plus intéressante de Florence, un cloître très-vieux et très-pittoresque, de magnifiques verrières, un Christ de Giotto, des Orcagna, des Lippi, des Gaddi, la fameuse Madonne de Cimabué, la chapelle entièrement couverte de peintures d'Uccello, où se voient les portraits des principaux personnages de son temps et la façade de l'ancien dôme; cela est horriblement laid, mais admirablement conservé, par conséquent excessivement curieux pour l'histoire de l'art, par mal- | |
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heur c'est parfaitement invisible, partout obscurité quasi complète. Pour voir cette chapelle, dite chapelle verte, on me dit qu'il n'y avait qu'un moment vers dix heures. La sacristie est trèsjolie. Ce qu'il y a de particulièrement remarquable, c'est une fontaine en fayence de Lucca della Robbia - tout est de lui ici, c'est un nom générique - quoiqu'il en soit, la fontaine est délicieuse. Elle provient d'une autre sacristie et servait au prêtre pour s'y laver les mains avant la célébration de la messe, ainsi que l'indique un distique latin, gravé au-dessous des deux chérubins qui servent de bec. Les petits carrelages sont ornés de charmantes peintures. Un paysage sous le fronton, des guirlandes de fleurs et de fruits le long des socles et des fûts. On voit déjà que la fontaine a les formes d'un petit tabernacle, mais c'est le fronton sur lequel il importe surtout de porter son attention. Il est admirable. Au milieu la mère et l'enfant, dans les coins deux anges en adoration. Ceux-ci sont d'une grâce et d'une bienséance captivantes.
Au couvent, comme à tous les autres, est attaché une pharmacie. Auparavant elle ne servait que pour celui-ci et était desservie par les religieux. Peu à peu celle-ci s'est étendue, sécularisée, spécialisée. Ces excellents dominicains qui torturaient les gens pour les contraindre à entrer ou à rentrer au giron de l'église universelle ou bien encore pour leur arracher des aveux de crimes dont souvent ils étaient parfaitement innocents, des secrets qu'ils ne savaient pas toujours, et qui brûlaient à petit feu le plus d'hérétiques qu'ils pouvaient, de même que les sauvages sont plus glorieux à mesure qu'augmente le nombre d'ennemis dont ils peuvent exhiber le poil chevelu, ces excellents dominicains, émus d'une tendre compassion, fabriquaient et distribuaient en même temps les parfums et versaient les huiles les plus douces sur les blessures que l'intérêt de l'église leur avait commandé de faire. Bref, la pharmacie depuis 1612 est dégénérée en distillerie d'onguents et de parfums, et imite
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dans cette partie ce qu'il y a de meilleur dans le reste du monde. Elle fait de l'eau de Cologne, de la poudre d'iris, du roséoli, de l'alkermès, de l'essence de roses, tout ce que la toilette la plus avancée peut exiger, mais elle a aussi quelques spécialités à elle et sa renommée doit faire un joli supplément aux revenus du couvent, dont plusieurs cellules sont devenues des salons charmants, où je remarquai des lustres superbes. La pharmacie elle-même est un vrai boudoir, et le grand salon arrangé pour la réception de grands personnages est splendide et d'un excellent goût, ce qui est exceptionnel en Italie.
Au réfectoire du cloître de St Sauvin, hors de la ville, on voit un cénacle d'André del Sarto, fort bien conservé. Le Christ est vulgaire, mais c'est du reste une composition fort noble, les attitudes, les draperies respirent l'étude assidue de l'antique et Judas ne porte pas comme assez souvent l'empreinte du vice. Le jour est excellent.
De là nous nous fîmes conduire à Fiesole, bourgade couchée sur les versants de deux montagnes. C'était jour de Pentecôte, la place publique était fort animée, et c'était drôle à voir comme l'église et la guinguette ont un excellent modus vivendi. A l'église va et vient continuel; malgré les cierges on ne voyait absolument pas, le culte se nourrissait du cabaret, celui-ci des fidèles qui rentraient après les visites obligées au bon Dieu. Puis on s'amuse assez innocemment, car, Dieu merci, dans les pays du midi on est sobre, on boit peu, j'ajouterai qu'on mange peu aussi, trop peu même, car si on nourrissait les Italiens de bons beafsteaks au lieu de figues et d'artichauts la nation prendrait une face entièrement nouvelle. Des beafsteaks et des écoles laïques! Messieurs du progrès, un nouveau système alimentaire pour l'âme et pour le corps, le secret est là et nulle autre part. Tout le reste vient da se.
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22 Mai.
- Nous sommes au palais Pitti, ruisselant de dorures. On se sent pénétré de respect en y entrant et en parcourant ces salles princières, où jusque dans les plus petits détails tout respire la grandeur et le sentiment du beau. Il est meublé de massives tables en mosaïque admirable sur des pieds lourdement et noblement sculptés, chargé de plafonds peints, du style le plus riche, le plus cossu, au point même de nuire aux tableaux dont quelques-uns sont perdus dans une ombre impénétrable. Que voulez-vous? Des salles éclairées quelquefois par une seule fenêtre. Cependant il faut rendre cette justice à l'arrangement de la galerie que les chefs-d'oeuvre sont placés dans les jours les plus avantageux. On trouve partout des cartes qui font l'office de catalogue. Si les copistes sur place dérobent une partie du tableau et empêchent d'en approcher, d'un autre côté ceux qui ont fait décrocher l'original vous le montrent au chevalet le plus près de la lumière. L'opulence de l'entourage nuirait peut-être aux peintures, mais les immenses et sévères cadres, bien que dorés et souvent d'une grande profusion d'ornements sculptés forment un passage, un trait d'union entre l'appartement et la décoration, puis les écoles italiennes relèvent de cet ordre de sentir l'ornementation grandiose, fastueuse, conventionnelle, l'église tient du palais, la chapelle et la salle d'audience se confondent, dans l'une et l'autre s'élève le baldaquin.
Mais quelle galerie! C'est la première du monde, dit-on en sortant. Quel flot successif d'objets classiques! Le catalogue est inutile. Ce n'est qu'une longue réminiscence! Mais malgré les plus belles gravures, on ne comprend exactement les maîtres qu'en contact direct avec leur palette, leur pinceau, avec leur âme, avec leur souffle et leur inspiration. La Madonna della segiola a des nuances de beauté et des intentions de regard qu'on ne saisit que placé devant l'original. Car c'en est une véritable, la plus belle des nourrices, et l'enfant s'est presque endormi pendant la séance. La couleur de l'habillement est admirable.
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Il y a une Assomption d'André del Sarto. La vierge est heureuse, heureuse de l'indicible honneur qu'elle, indigne, obtient, heureuse de reconnaissance, heureuse de sentir l'instant venir de revoir son fils, son cher crucifié, son homme de douleur, glorifié maintenant, assis à la droite du Père et s'élançant au devant d'elle, prêt à poser sur sa tête, toujours jeune et vénérée, la couronne immaculée et divine. Son extase exprime l'étonnement et la confusion de l'humilité de la simple fille du peuple, jugée digne de l'incomparable honneur de donner au monde le Verbe éternel selon la chair. Ses amis se tiennent autour de sa tombe et la suivent des yeux avec des sensations diverses, mais sans envie, le coeur débordant bien plutôt de la plus pure joie. Voyez ce magnifique St Jean surtout, remerciant son céleste ami du devoir, de la mission imposée à l'instant culminant du mystère de la Rédemption et accomplie avec toute l'énergie de son âme aimante.
Il y a également du même peintre une Annonciation représentée d'une manière toute nouvelle. Gabriel est suivi d'un cortège d'anges, Marie se lève pour les recevoir, elle n'est pas seule, ses parents l'accompagnent, et elle a l'air de dire à l'ange qu'elle est très-sensible à l'honneur qu'on lui fait.
Mon patriotisme s'exalte à la vue des deux portraits de Rembrandt, ayant leurs grandes entrées dans ce sanctuaire de la peinture.
Il y a encore une Déposition de fra Bartolommeo d'une fraîcheur si énergique, d'un éclat si fascinant, d'un dessin si exquis et si vrai, d'un sentiment si délicat, d'une grâce si antique qu'on croit à peine au temps que ce panneau a traversé. Mais je ne veux pas faire de catalogue. D'ailleurs je me sens ému et petit et saisi d'un saint respect sous ces lambris dorés, ces voûtes de Pierre de Cortone et devant cette cour de tous les grands seigneurs du pinceau, enfants du peuple.
Le pauvre moine de Fiesole, ce gothique Giovanni, avait
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bien peu fréquenté la société et savait bien peu de choses, si ce n'est que son bourg natal, perché entre deux hautes collines, dominait admirablement la ville de Florence en construction de chefs-d'oeuvre. Il descendit vers la ville, reconnut qu'elle serait en effet bientôt grande, belle et fameuse entre toutes et que le cloître de Maria Novella serait pour ce peintre simple, modeste et dévot, qui ne se mettait jamais à l'oeuvre sans avoir fait sa prière, un abri bien sûr contre les distractions, le péché et les fâcheux. Il s'y enferma, rompit avec le monde et s'abandonna aux visions du ciel où son âme habitait, où son oeil planait. Il connaissait les rues d'opale de la Jérusalem céleste, les jardins où les anges cueillent les lis sacrés, les tapis verts où ils dansent en rond en se tenant par la main, les grandes lueurs où se tiennent les patriarches, la lumière incréée qu' habite l'ineffable. Il reconnaissait les souffles qui vont de l'ange à l'homme et les soupirs qui vont de l'homme à l'ange, il écoutait les accords des choeurs éternels et les harpes de l'empyrée. Pour lui dans sa cellule la terre et le ciel se confondaient par les relations mystérieuses entre les saints hommes et les saintes femmes, soupirant après l'instant de la délivrance et de la réunion avec les esprits consolateurs, messagers de paix, portés sur des ailes diaprées. L'austère et pieux cénobite répandit et fit éclore devant ses pas et devant ceux de ses frères, comme des roses parfumées, ces légions d'anges paisibles et doux, pleins de ramages délicieux et de musiques vagues, il remplit son atmosphère de ces fleurs du ciel aux couleurs de l'arc-en-ciel,
voguant dans des lueurs d'aurore, et fit vivre et peupla et sanctifia, protégea les murs où s'écoula sa vie de peintre uniforme, sédentaire, monacal, sa vie de poète, et les peupla d'une cohorte d'esprits propices et bienheureux qui en fait encore et toujours un lieu de pèlerinage pour toute âme qui a soif des fontaines jaillissantes en vie éternelle.
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Je crois l'avoir déjà dit: le frère angélique et béat de Fiesole - du nom de Guido selon le monde - fut le Thomas à Kempis de la peinture, seulement son imitation est un pressentiment; Thomas procède par l'idée, fra Angelico par le sentiment.
Il est des esprits qui ont peur de mourir; devant un panneau de ce peintre des béatitudes, les moribonds vont supplier ces souffles incarnés de leur prêter leurs ailes.
Le soleil va se coucher. Montons à S. Miniato par le nouveau chemin qui va faire une rude concurrence aux Cascines. Il aura sur lui l'avantage d'une vue magnifique et de monter plus haut que la malaria ne peut atteindre; d'un autre côté les Cascines ont l'ombre, ce n'est pas peu de chose dans un pays où le soleil est brûlant. Il y aura là, à la place où Michel-Ange construisit ses fortifications, une immense terrasse dominant la ville, avec une fontaine au fond et la statue colossale de Michel-Ange, terrasse à l'instar de celle du monte Pincio. Mais je ne verrai jamais cela. En attendant, la respectable basilique de S. Miniato avec sa mosaïque, au fronton encore si bien conservé, commence à déchoir, c'est à présent le cimetière de Florence, et personne ne met la main à l'édifice. C'est grand dommage. Il était un peu tard pour en inspecter convenablement l'intérieur. En sortant le soleil s'était couché derrière une large rangée de gros nuages d'un grand effet, mais le vent soufflait si froid et si fort qu'il était impossible d'en beaucoup jouir. Suivant les lois atmosphériques de l'Italie le siroc de la veille était devenu la tramontane du lendemain.
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23 Mai.
- Seconde visite au palais Pitti. Les cabinets sont moins intéressants. Cependant il y en a un seul, le plus petit, consacré à l'art hollandais, important pour ceux qui sont moins familiarisés que les Hollandais eux-mêmes avec ses productions; enfin quelques excellentes tableaux de nos grands maîtres. Puis on quitte ce digne sanctuaire du grand art que l'on se reproche
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d'avoir parcouru au pas de course. Il le faut bien, hélas! On prend non sans émotion congé de tous ces nobles compagnons de la vie et on laisse retomber la porte derrière soi, en se disant qu'on ne les reverra jamais et que dorénavant il faudra se contenter d'à peu près, c'est-à-dire de froides gravures.
Le jardin Boboli est un parc qui entoure le palais Pitti. C'est un jardin très-original, dans l'ancien style français, aux murs tapissés de verdure, de berceaux touffus, de belles allées, de statues et de fontaines dans des étangs en maçonnerie. Il a quelque ressemblance avec Versailles, mais il est moins soigné, moins rafraîchissant. C'est agréable de s'y promener toutefois par une journée aussi chaude que celle-ci. C'est un jardin pour des messieurs à perruques et des dames à paniers. Quel dommage que les statues soient dans un pareil état! Elles sont sales, abîmées, affreuses.
Le couvent St Marc est immense. Il fut fondé par St Antonin, mort archevêque de Florence à l'âge de quarante ans du temps de Côme I, qui venait s'y entretenir souvent avec le saint homme, qui était sans doute comme bien d'autres personnes détachées des intérêts de la terre, un homme politique. C'est dans ce couvent que travaillèrent fra Beato, son frère Benedetto et fra Bartolommeo della Porta, et de ces austères lieux sortit le grand Savonarole. On y voit sa cellule, deux pièces étroites, où se trouve son profil, peint par fra Bartolommeo, quelques manuscrits de sa main, le fac-simile de son bureau et un joli petit meuble où peut-être il aura placé sa bibliothèque particulière et où maintenant on expose quelques reliques de ses vêtements, son cilice, la chemise qu'il portait à son exécution, etc. Dans la cellule de St Antonin on trouve un portrait de Côme I et le buste en terre cuite du supérieur canonisé, une tête maigre et madrée. Il savait bien, le bonhomme, qu'il n'avait pas fait les miracles dont on lui faisait gloire. Il y a encore une autre cellule où l'on admire
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trois petits tableaux de chevalet du frère Angelico, trois bijoux, la célèbre vierge à l'étoile, le couronnement de la vierge, un enterrement et une adoration des mages, un seul panneau. Le dernier est d'une bien moindre valeur et peut-être même d'un autre maître. Ces trois petits tableaux sont enfermés dans des cadres à colonnettes et d'un style gothique adorable de gentillesse et de légèreté.
Dans une autre chapelle encore se trouve une châsse de St Antonin renfermant ses habits d'archevêque et son masque en plârre d'après son cadavre, ainsi que l'espèce de lit sur lequel il avait été exposé après sa mort.
Dans une des salles on voit aussi un crucifiement par fra Angelico, parfaitement conservé; plusieurs attitudes et figures sont très-expressives, entre autres celle du bon larron. Dans le même local il y a un grand Christ en bois de Montiloppo, d'un naturalisme vraiment effrayant, on dirait un sujet en cire coloriée ou en fayence. Il paraît qu'il a été couvert de quelque vernis.
Toutes les cellules des moines, vides depuis dix ans - car actuellement le cloître, domaine de l'Etat, a été transformé en musée - contiennent une fresque sur le mur extérieur par fra Angelico, pour la plus grande partie, je pense, par ses élèves. Il y a un peu de monotonie dans la manière dont ces scènes sacrées sont représentées. Un couronnement de la vierge est d'une grande simplicité. L'attitude d'humilité digne et gracieuse de la servante du Seigneur mérite une attention particulière. On y voit ensuite un Christ, livré aux soldats, mais les soldats eux-mêmes n'ont pas été portés sur le tableau, seulement la main qui frappe et se lève, la tête qui conspue. La tête du Christ est d'un calme divin et de la beauté la plus régulière. Il a un mouchoir sur les yeux, mais si transparent qu'il laisse apercevoir tous les traits. La main droite de cette image insultée comme le dernier des hommes porte le sceptre, et la main
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gauche le monde. Il y a une belle idée, une grande conception dans ce contraste.
La place du vieux palais est un des points les plus curieux de Florence. Elle est dominée au premier chef par ce vieux château rébarbatif, massif, trapu, inébranlable, château-fort surmonté et enlaidi par sa tour trop haute et trop mince qui a l'air d'un haut-fourneau. La fontaine au coin est trop près du palais; le David et le Cacus sur le perron, trop étroit pour ces statues, perdent toute signification et ne sont que des géants. Le David néanmoins est d'une grande noblesse. Les chevaux de Neptune sont trop petits et le mince filet d'eau qui sort de tout cet embarras est bien pauvre. Les tritons autour du bassin sont ce qu'il y a d'effectivement beau, bien que peut-être un peu exagéré. Neptune est raide, c'est une poupée; l'ensemble enfin et l'emplacement de cette fontaine qui donne à peine de l'eau, sont laids. La statue équestre de l'homme sombre qui habite le vieux palais est princière et vivante.
Ce qu'il y a de plus remarquable sur la place, c'est l'ancien corps de garde des lansquenets des Médicis. C'est maintenant un portique inoccupé qui donne l'hospitalité à des statues dont quelques-unes marchent de pair avec ce que l'antiquité a produit de plus parfait. Ce sont le fameux Persée de Cellini, l'enlèvement de la Sabine et Hercule tuant le Centaure de Jean de Bologne, l'Ajax mourant, ouvrage grec, et l'enlèvement de Polyxène, groupe très-moderne, par Fedi. L'enlèvement de la Sabine est comme la parodie de celui de Polyxène. La terreur du Sabin terrassé est tout-à-fait manquée. Il fait tout bonnement un pied de nez aux Romains. Pour l'autre, jamais je n'ai vu déployé dans le marbre tant de grâce, de désespoir, de vigueur. Le bras de Pyrrhus qui tient Polyxène est admirable de dessin et de vie, et jamais je n'ai vu une harmonie plus complète de lignes et d'élan. Cette figure d'airain sous le coup de la mission terrible et veugeresse qu'elle vient
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d'accomplir fait le contraste le plus heureux avec la tranquillité, la sérénité de Persée derrière lequel il est placé. Hélas! pourquoi l'artiste a-t-il fait couler ce sang immobile, comme Jean de Bologne a rendu visible le souffle du vent? Il paraît que dans ce temps-là ces bizarreries, qui faisaient violence à la logique des arts, ne passaient pas pour telles.
On est occupé à paver la place della Croce; quand elle sera achevée, ayant la blanche façade de son église avec son cloître restauré pour fond et la statue colossale du Dante pour centre, elle sera fort belle. Seulement la statue du Dante manque de ressemblance, de naïveté, de caractère, de personnalité. Tout ce qu'on peut en dire c'est qu'elle est correcte et bien drapée. Du reste c'est une statue académique et banale, une statue non d'inspiration et d'artiste, mais de commande et d'ouvrier. Ne vous attendez pas pourtant qu'il soit possible d'obtenir à Florence des réductions de toutes ces admirables choses, soit en bronze, soit en terre cuite. Florence ne reproduit ces statues qu'au moyen de l'albâtre, horrible pâte séchée et fragile qui vous fait venir la chair de poule au toucher et qui n'a rien à démêler avec l'art. C'est tout bonnement affreux et bon comme ornement d'arrière-boutique. Le seul avantage, c'est que cette pacotille d'épicier arrive le plus souvent en débris.
Au couvent St Marc il y a aussi une bibliothèque à deux rangées de colonnettes frèles et gracieuses, où sous des vitrines sont exposés grand nombre de beaux missels et de psautiers, provenant des couvents supprimés, et encore une autre salle décorée de tous les drapeaux qui ont pris part au cortège, à l'occasion de l'inauguration de la statue du Dante en 1865. Au bout de la bibliothèque est un buste du poète, raide et d'un idéal peu satisfaisant. Dans une vitrine sont exposés les objets trouvés dans la tombe de Foscolo en Angleterre, lors de la translation de ses restes à l'église de Ste Croce en 1871, où ils attendent qu'on leur élève un monument.
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Enfin c'était hier le premier vrai ciel d'Italie. Un jour splendide, ravissant, un baume divin de bien-être et de paresse heureuse. Aujourd'hui c'est la même chose, mais l'atmosphère est brûlante et la paresse devient de l'impuissance. Triomphons-en néanmoins et faisons une troisième et dernière visite d'adieu, hélas! au pas de course, aux Uffizi. Nous commençons par le long boyau qui relie les deux palais. Nous y entrons par le côté du palais Pitti, en nous promettant bien de regarder le moins possible, mais que voulez-vous? l'art est une sirène; il faudrait ne pas être homme pour ne pas se laisser accrocher pas toutes ces ébauches, ces croquis des grands maîtres, ces créations de vases, de coupes, de décorations murales. Passons devant la série parfaitement conservée des arazzi, quoique ce soit presque un sacrilège, mais l'histoire de la gravure, suspendue aux murs, comment voulez-vous qu'on ne la considère pas un peu dans ce qu'elle a de plus saillant?
Nous voici dans le cabinet des camées, des entailles. C'est un délire, et la tête vous tourne et le vertige vous prend. Mais comme les entailles sont mal exposées, c'est-à-dire dans des vitrines, au lieu d'être enfermées dans des châssis contre le jour, on les voit à peine. Il y a par exemple un émail français, la vierge et l'enfant, qui compte parmi ce que l'art de l'émail a produit de plus beau en ce genre. Quelques nielles de Finiguerra, le couronnement de la vierge, par exemple, dont rien n'approche pour la perfection de la main-d'oeuvre et l'originalité du procédé. La nielle et la typographie sont soeurs. L'une c'est le sentiment, le but de l'autre c'est la popularisation. Ce sont deux doigts de la même main. Je passe bien des chefs-d'oeuvre. Voici encore des objets sculptés en bois d'un travail microscopique, des croix gothiques..... mais ne regardons plus et passons! la main devant les yeux. Voici l'école vénitienne. C'est trop noir, trop cru. D'ailleurs le temps fuit et nous partons demain, puis les chaleurs nous surprendraient.
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Vite, hâtons-nous vers la chapelle de Gozzoli, mais elle est fermée; encore, comme si souvent en Italie, des pas perdus. Le pauvre voyageur y patauge toujours en pleine incertitude, et comme l'indigène est mal informé, comme les touristes se mettraient plutôt une corde au cou que de se dire un mot entre eux, il faut que chacun pioche, cherche, furète seul. Celui qui part pour l'Italie doit porter sur son budget moral un large poste de temps perdu, de mauvais sang et de déboires de toute espèce, puis sur son budget financier un poste plus considérable que de coutume pour fourberies auxquelles il est de toutes parts exposé.
Nous avons le temps cependant de jeter encore les yeux - je ne dis pas examiner - sur les deux salles de vieux et de très-vieux tableaux de maîtres primitifs italiens. Je découvre en passant deux petits anges charmants d'André del Sarto et une grande page de fra Angelico dont le sujet est le jugement dernier, où l'artiste a dû se prêter nécessairement à représenter le démon et les damnés. Tout cela est niais et ridicule comme toujours, mais quelle naïveté dans ces jeunes anges dansant en rond, dans cette jubilation, ces tutti d'hosannas et dans ces mains tendues vers la vie bienheureuse, ces élans qui sont autant de miniatures d'un fini accompli et précieux.
Cependant des nuages sont venus et ont envahi le ciel. Plus de ciel italien, et le temps s'est rafraîchi. Mais il doit faire délicieux aux Cascines. Allons leur dire adieu et y prendre un peu l'air! Le nuage s'illumine de temps en temps et miroite, les voitures passent comme des fantômes et, faute de gaz, les ébats d'un million de lucioles font pailleter les gazons le long de la route tandis que la grenouille accompagne leurs sautillements de son chant monotone et non moins amoureux le long des bords fangeux de l'Arno.
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