Ce qui m'a passé par la tête en Italie
(1883)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij13 fevriér - 13 juin 1872
[pagina 53]
| |
[pagina 55]
| |
On est à Rome! Etre à Rome, se savoir à Rome, c'est quelque chose. Eh bien! cela ne me fit pas la moindre impression. On s'aventure longtemps à travers des rues noires et tranquilles; peu à peu elles s'éclairent, le monde augmente, on distingue des magasins, des hôtels, des cafés, bientot on se trouve dans la cour de l'hôtel de Rome, rempli comme un oeuf - plus rempli que jamais - les domestiques seuls sont au nombre de soixante-cinq. Cela provient de ce que l'Italie importe plus d'étrangers que les hôtels n'en peuvent digérer, que, comme Naples, elle en est surchargée et que l'Italie est une impasse. Tel qu'un fleuve, pris par la glace, le flot des touristes ne bouge plus. Comment cela doit-il finir, puisque dans ce cas les glaçons ne peuvent en aucune manière glisser l'un sur l'autre? Cette débacle commence dès Florenee. Florence ne peut pas avancer jusqu' à Rome, ni Rome jusqu' à Naples. Où faut-il donc que cela aboutisse, si Naples ne peut revenir sur Rome? C'est une salle de spectacle qui brûle et dont les portes s'ouvrent en dedans. Malgré toutes nos précautions on nous fait monter au troisième, où on nous donne un salon si petit qu'on a peine à s'y tourner, avec une assez bonne chambre à coucher à côté. Les cris de la rue nous réveillent, petite rue transversale, dont nous ne distinguons que le toit en face et la lessive qui | |
[pagina 56]
| |
sèche au grand soleil. Ce qui me frappe dans les rues de Rome ce sont les charmants étalages de fleurs et de bouquets, quelquefois en plein vent. On compose aussi des boules de fleurs pour suspendre dans les appartements, et les petits mendiants sont irrésistibles. D'autres figures, du reste pittoresques, ne me font pas le moindre effet, pour les avoir déjà rencontrées sur les tableaux. Le vent est frais, le soleil peu chaud. C'est l'anniversaire du roi et du prince royal. Une foule immense encombre les rues. La revue n'a pas de place d'armes convenable. C'est dans le Corso et la rue Babuino, relativement étroite, qu'elle a lieu. La ville est pavoisée. Des milliers de drapeaux, rouge, blanc et vert, mais beaucoup plus petits que chez nous. Les bersaglieri en bleu foncé et la physionomie résolue offrent de l'originalité. Le prince a la figure maigre et osseuse, sa suite présente une variété d'uniformes gracieux. Il salue, mais du bout des doigts, il a vingt-huit ans aujourd'hui. La princesse est dans une calèche découverte. Je ne pense pas qu'elle soit jolie. Elle est très-pâle. Sa toilette était en velours foncé. Elle fait mine de saluer. La froideur du peuple était extrême. Nul entrain, un silence glacial. Et cela de la part des Italiens! Chaque soir sous nos fenêtres s'arrête un orgue de Barbarie. Tandis qu'un homme tourne la manivelle un autre l'accompagne avec des castagnettes, et un garçon chante d'une voix stridente. En entendant cette musique mauvaise, mais joyeuse, alerte, dansante, oui, me dis-je, pour l'Italien il faut que la vie soit une fête, une saltarelle sous la treille; le soleil luit, le ciel est bleu, la perspective étendue, et l'homme s'amuse. Il est vrai que l'on meurt tout de même, mais les morts prendront soin d'eux-mêmes, et quand notre tour arrivera, eh bien! nous allons, après certain procédé de purification, être remis à un nouveau monde, et ce sera à recommencer ce rêve charmant. Cette philosophie porte à la bienveillance, c'est- | |
[pagina 57]
| |
à-dire au besoin de déverser sur autrui le bien-être qu'on éprouve. J'ai vu St. Pierre. Quelle mystification! Nul effet! C'est d'abord si vaste que ce ne l'est plus, ensuite les ignobles maisons qui lui font face gâtent la place; la masse énorme du Vatican s'avançant contre l'édifice, lui fait un mal affreux. Ajoutez la cohue de poupées - que je me garderai bieu d'appeler des statues - comme sur le château du duc de Northumberland, et la détestable, la choquante devanture, à laquelle je ne ferai pas l'honneur de donner le nom de péristyle, puisque d'ailleurs ce n'en est pas un, donne le coup de grâce à la cathédrale. Puis à mesure que le visiteur s'approche, le dôme disparaît, s'enfonce dans le toit, prend toutes sortes d'aspects singuliers et détruit le sentiment qui doit animer le croyant. Quel sera l'homme de goût, qui, en s'asseyant sur le siège papal, ordonnera la destruction de cette insupportable décoration et fera à St. Pierre une entrée digne d'elle? L'intérieur forme un ensemble châtoyant et ses affreuses croisées du corridor l'inondent de flots de lumière. Sous ces vôutes rien n'inspire un sentiment religieux. Rien d'élevé, de sanctifiant, d'édifiant, n'y ravit, n'y pénètre l'âme. On se dit: Que d'argent gaspillé! quelle exquise main-d'oeuvre, que de détails charmants pour obtenir un ensemble aussi mesquin, aussi affecté, aussi..... osons trancher le mot! - aussi laid! Je me surprends à me sentir fermement convaincu que je suis dans un temple, appartenant à une religion qui n'a rien à faire avec la mienne; je n'adorerai jamais ce noir Dagon, usé sous les embrassements dévots des croyants et placé sous un baldaquin tout à fait moderne, entièrement opposé au caractère de la statue. L'autel avec sa gloire et enjolivé de quatre géants aussi noirs qu'épiscopaux est petit, insignifiant, indigne des proportions de l'édifice, et les innombrables petites lumières, qui brillent sur le tombeau de St. Pierre font l'effet d'une | |
[pagina 58]
| |
boîte à lucioles, qu'un enfant aurait laissée ouverte. La façade de Maderna étale aux siècles à venir le faux goût et l'impuissance du maître. Un splendide faste et une perfection inouie dans l'éxécution, voilà St Pierre! Mais acceptons St. Pierre et son style, soyons bon enfant, et avouons de bon gré que les statues sont superbes dans leur genre, que jamais on n'a taillé rien de plus beau dans les blocs de marbre de Carrare, rien de plus irréprochable que la statue du pape dans la crypte de St Pierre; - modèle de celle de Napoléon aux Invalides, elle est pleine d'onction et de gravité - et que plusieurs des tombeaux des papes portent des statues magnifiques. Seulement la configuration de ces monuments est toujours la même. Les anges du tombeau de Pie VII n'ont rien de chrétien et sont tout bonnement des génies grecs. L'attitude du Christ ouvrant son manteau, reproduit par Thorwaldsen, est un geste familier au bas peuple de Rome. On voit de ces Christs assez sales, se promenant dans les carrefours. Dans l'église on est accosté par des gaillards qui tâchent de vous vendre des billets d'entrée pour les galeries du Vatican que Jésus, de gré ou de force, aurait bien vite mis à la porte. Rome, un séjour de poitrinaires? Dieu les en garde! On y fume si énormément que les rues en sont empestées. Cela ne ressemble à rien, pas même aux Hollandais. A six heures du soir, quand les rues sont encombrées de beaux jeunes gens et de voitures, moment où le monde élégant s'en retourne du Monte Pincio et que les flots de journaux sont poussés à grands cris à travers le Corso et vous font porter envie aux gosiers italiens, un brouillard se répand autour de vous. Ce n'est pas le soir qui tombe, ce sont tout simplement les cigares allumés, et je ne rentre jamais, qu' avec un mal de gorge. Le Monte Pincio est la promenade fashionable de Rome: une terrasse où l'on fait de la musique militaire, un petit jardin, | |
[pagina 59]
| |
qui ne signifie rien, des dames parées dans de belles voitures qui vont, qui viennent, qui reviennent, qui s'arrêtent, qui s'en vont encore pour revenir écouter le morceau suivant. C'est comme partout. Mais ce qui ne se voit nulle part, c'est le panorama qui s'étend devant vous, c'est-à-dire la ville éternelle à vos pieds, le dôme de St Pierre en face, la place du peuple immédiatement sur le premier plan. A gauche le Panthéon, à droite les collines de la villa Pamphili, tout près le premier feuillage de la villa Borghèse et puis des toits et des tours et des palais et des obélisques, qui se perdent dans le vaporeux horizon. Je ne me sens pas du tout attiré par la Rome papale. Les papes ont peut-être fait du bien à Rome sous le rapport de l'art, mais sous le même rapport que de mal s'est-il commis de leur fait! Leur mauvais goût catholique a gâté le paganisme et ce même mauvais goût n'a créé nécessairement que toutes sortes de choses, les unes plus laides que les autres que l'on admire sur parole. Quant aux souvenirs de l'antiquité, ils ont, selon le jeu de mots, continué l'oeuvre des barbares et à l'aide de l'architecture classique donné naissance à autre chose, savoir à la renaissance catholique qui ne m'inspire que de la répugnance. J'entre dans Ste Marie Maggiore. Une magnifique basilique beaucoup plus petite et infiniment plus grandiose que St Pierre. C'est la seule église vraiment belle que j'aie encore vue, et tous les efforts des papes qui ont altéré son antique façade et ont ajouté à ses flancs de malencontreuses chapelles n'ont pas réussi à l'abîmer. Il y a toujours la grande nef, où le poumon se dilate. On prétend que le pape actuel, Pie IX, se destine une de ces chapelles comme lieu de sépulture; anciennement c'était la chapelle du St Berceau, et c'est là que repose Sixte-Quint. Avec le Monte Pincio les jardins Borghèse forment la pro- | |
[pagina 60]
| |
menade élégante des Romains. Ils n'offrent du reste rien de saillant. Les fontaines d'une conception gracieuse sont couvertes de plantes parasites et de mousses séculaires, ce qui leur donne une poésie toute particulière. Le palais est tout simplement un musée de statues, exposées dans des salles peintes et stuquées. Le musée est ouvert une fois par semaine et seulement de 2 à 6 heures. Les gardiens, qui vous offrent un catalogue, sont d'une grande prévenance. C'est alors qu'on peut se faire une idée de l'affluence extraordinaire d'étrangers. Si je taxe le nombre des voitures, attendant, sur la terrasse, à soixante, je reste au-dessous de la vérité, mais les salons sont si vastes qu'il n'y avait pas d'encombrement et qu'on y voyait les belles pièces sans la moindre difficulté. Quoique la plus grande partie de l'ancienne collection soit à Paris depuis le commencement de ce siècle, elle renferme cependant des statues fort intéressantes que je pourrais citer. Une des salles renferme trois groupes du Bernin, oeuvres de jeunesse qui m'ont d'autant plus frappé qu'elles ne m'ont pas semblé présenter le moindre signe d'affectation, peut-être parce que, comme le sujet de ces groupes était en dehors des obligations catholico-romaines, l'artiste avait pu se livrer à sa propre inspiration ou bien que son âge ne l'avait pas encore plié aux exigences de l'art théocratique. Le premier groupe est celui d'Enée, échappant à l'incendie de Troie. Il emporte le vieil Anchise sur son épaule, celui-ci emporte ses Pénates. La figure décrépite du vieillard, tombé en enfance, est d'une grande vérité. Le second représente David, lançant la fronde. C'est admirable de vigueur et d'élan. Le bras est d'une énergie de dessin incomparable et renforcé encore par l'expression de la figure, un peu trop vieille peut-être; tout l'ensemble du reste manque un peu des forces juvéniles qu'on attribue ordinairement au type du David frappant Goliath. Le troisième type est plein de finesse et de charme. C'est Apollon sous les étreintes duquel Daphné | |
[pagina 61]
| |
est métamorphosée en laurier. La figure du dieu respire le désir et le triomphe. Le moment de la déception arrive. Le désespoir de la nymphe est d'une grande éloquence. Dans son angoisse enfin elle tourne la tête, en sentant la main de son persécuteur qui la touche, tandis que sa chair n'est plus qu'une écorce sous les doigts audacieux du dieu du jour; ses bras sont tendus vers les cieux. Le plafond du Guide, Apollon et l'Aurore, a été reproduit cent fois par la gravure et par toutes sortes de procédés. Malheureusement cette création éminemment gracieuse se trouve dans une localité dégradée du vieux palais Rospiglioni, sale, poudreuse, mal entretenue et dans un plafond gris, tout uni, sans le moindre encadrement. L'exécution du plafond m'a semblé trop peu décorative. En général j'aime mieux les tableaux fixés aux parois que suspendus au-dessus de la tête, mais c'était le goût du temps. Par un plafond peint j'entends autre chose. Il faut que la fiction y trouve son compte et que la peinture n'y ait sa raison d'être. Ici, comme en bien d'autres lieux, on aimerait infiniment mieux savoir des tableaux pareils autre part qu'au haut des airs, où ils se trouvent au plus mal pour tout le monde. Quant aux autres tableaux, si j'en excepte une jeune femme, attachant ou détachant une boucle d'oreille et merveilleusement éclairée, je n'en ai pas trouvé un seul qui m'ait fait le moindre effet. Ils m'ont paru tous, les uns plus ennuyeux que les autres. Heureusement qu'ils sont en petit nombre. Les papes ont fait faire des fouilles sur le Palatin. Elles ont été abandonnées plus tard, mais l'empereur Napoléon III, qui fit arranger le monte Pincio comme promenade publique, acheta en 1861 les jardins Farnèse du roi de Naples et sur ce sol mou encore et entamé par la pioche, commença ici comme au forum des fouilles intelligentes, qui ont été couronnées d'un immense succès. Le berceau de Rome, les habitations des empereurs, les temples et les rues ont reparu au grand | |
[pagina 62]
| |
jour. Les assises des sociétés, des civilisations, des siècles superposés, qui dormaient dans la nuit des tombeaux, se sont échauffées par le même soleil qui jetait ses rayons à l'éclat de leur forte jeunesse; les couches des âges se sont expliquées comme les feuillets de l'histoire et Tibère a salué Romulus, et un siècle mêlant l'avenir et le passé, a été pour eux comme mille ans. Des murs épais, granulés, lézardés, feuilletés, s'élèvent près du frais gazon; les frises, les chapiteaux, les têtes sculptées, les pavés de mosaïques classiques, débris qui jonchaient le sol, ont été coordonnés avec le meilleur goût. On se promène tantôt sous des voûtes souterraines, tantôt sur le pavé des temples superposés et datant d'un âge postérieur, et j'ai foulé les dalles empreintes encore des sandales du roi Ancus Martius. Là encore, foule comme partout, mais l'espace est si vaste! Je voyais là plusieurs jeunes garçons avec leurs parents. Il ne serait pas étonnant si ce lieu enflammait leur imagination, décidait leur carrière et faisait éclore leur vocation. C'est pourquoi les voyages sont si utiles. Menez les jeunes gens où l'histoire et la grandeur humaine parlent et mettez-les en contact avec les grandes choses! Si quoique ce voit sommeille en eux, le réveil se fera. Par voyage, je n'entends pas cependant des vacances passées à Hombourg. Ce serait là un assasinat, un assoupissement de l'âme humaine. La maison de Tibère est la mieux conservée. Les chambres sont en bon état, et rien n'est plus curieux pour celui qui n'a pas encore vu Pompéi. Les décorations murales sont encore très-visibles et appréciables, et l'on voit bien que de très-bons artistes y ont été employés. Les peintures du salon et des deux appartements plus petits à côté sont charmantes. Je crois que le sentiment de l'ensemble et de l'effet manquait à la perspective; elle était maladroite, et on ne tenait pas toujours compte des proportions, mais chaque partie, considérée séparément, est gra- | |
[pagina 63]
| |
cieuse. Il y a des figures charmantes et correctement dessinées; le nu était bon; les vêtements sont drapés avec habileté; le pinceau est large, les arabesques sont délicieuses. Un des premiers artistes en ce genre ne ferait pas mieux les festons de fleurs et de fruits. C'est du meilleur goût, aussi n'a-t-on qu'à mettre un pied dans l'antiquité pour constater comme tous les arts modernes ont imité et pillé ses productions. Sous la renaissance, qui pourtant n'a abouti qu'à une décadence, pas d'école italienne; tous ces tableaux de saints, ces statues d'église respirent le paganisme. Le moyen-âge a produit l'art gothique, qui intéresse et qui ravit, parce qu'on sent qu'en lui il y a un coeur qui palpite, mais lorsque la foi quitte l'église et qu'il ne reste que le culte et le prêtre, l'église s'empare de l'antiquité et produit par un mélange inoui de puérilités et d'oripeaux ce style fade, vide, nauséabond et ennuyeux pour lequel il n'y a d'équivalent que celui du cockney-fleuri. A Carlsbad, si l'on veut sortir, on prend la porte du grenier. Comme là-bas, en mettant le premier pas dans les états de S.M. Victor-Emmanuel, on serre sa bourse et on tire son portefeuille; puis l'Italie offre encore ceci de caractéristique que l'on ôte son pardessus en sortant, car si la Campagne et la rue sont des serres-chaudes, les maisons sont des caves. Nous avons coutume de dire: Ne voulez-vous pas ôter votre paletot? A Rome on dit, quand on voit faire certains gestes à un ami qui sont le signal du départ: Gardez donc encore un peu votre paletot, je vous en prie! Cependant gare au vent! Eole et les vents sont changeants; gare à l'ombre, de peur du mistral; fuyez le siroc, de peur des haleines glaciales qui fondent sur vous au tournant des rues; redoutez les rayons bienfaisants du soleil qui, en vous dilatant l'épiderme, se plaisent à préparer des catarrhes et des pleurésies! | |
[pagina 64]
| |
Lundi, 18 Mars.- Un orage a fait tourner le vent au nord, et l'air est froid. Nous montons l'escalier d'honneur du Vatican, nous entrons dans la Chapelle Sixtine. Nous y voilà donc enfin! Mon premier mot, celui d'un homme non prévenu, qui lâche inconsidérément sa première impression avant de la soumettre à la réflection: N'est-ce que cela? que c'est laid! C'est qu'encore ici c'est si haut que cela ne l'est plus. Le ton général est sale, les lignes qui dominent sont raides, enfin l'ensemble déplaît. Puis on regarde. La saleté est la conséquence du culte, c'est la patine des cierges et de l'encens; c'est bien le cas de dire avec Victor Hugo: ils font et défont, mais le fond, les lignes sont restées et l'oeuvre titanesque peu à peu se débrouille dans la sublimité de sa conception. S'abaisse-t-il vers nous ou nous élevons-nous vers lui? Cependant on se demande si on n'est pas ici encore, comme tantôt dans la chambre de Raphaël, dupe de quelque supercherie, c'est-à-dire si l'on n'admire pas des couches ultérieures de couleurs, des retouches et quelquefois plus que cela, au lieu d'un pinceau original. En restant les yeux longtemps attachés sur ce plafond, il vous prend envie de vous prosterner devant cette immense fantaisie et cette exécution plus audacieuse encore. Il est vrai que ce n'est pas de l'art catholique et que nous nous sentous en plein paganisme. Les sybilles alternant avec les prophètes, le Christ dans l'attitude d'un Jupiter suscitent toujours les mêmes observations. N'importe! l'oeuvre de Michel-Ange appartient au plus grand art, et le conquérant, qui est allé seul braver et dompter les rêves de son cerveau et tirer du néant les combinaisons, les agencements de lignes, de formes et de scènes, celles que nul oeil matériel, si ce n'est celui de l'esprit du grand et seul artiste, n'avait vus appartient aux plus vastes organisations de l'humanité. La partie inférieure du ‘jugement dernier’ est cachée par | |
[pagina 65]
| |
l'étroit baldaquin de l'autel, dérobé, il est vrai, d'un côté aux regards des amateurs, mais d'un autre préservé des atteintes de la fumée des cierges. Le jour est excellent, malgré les fenêtres relativement petites. Les Chambres de Raphaël semblent mieux conservées, mais, hélas! les originaux sont retouchés et même entièrement repeints. Lorsque le temps, qui est le contraire de l'éternité, eut exercé son empire sur les chefs-d'oeuvre, les papes ont eu l'ineptie de se mettre à entretenir ces ruines et à leur ravir toute leur poésie. Maintenant Raphaël est enfoui sous ces couleurs, et il ne reste de lui que sa composition. Romulus sous le sol, César à la surface. Méry dit fort ingénieusement que le Baptistère de Pise ressemble à une église qui se serait enfouie et dont il ne reste plus de visible que le Dôme; c'est comme cela que les fameuses stances ont l'air d'être comblées à moitié, de sorte que la moitié des panneaux et des portes se trouve enterrée sous le plancher. Cet effet singulier provient de la grandeur des peintures en proportion des pièces. Puis comme plusieurs peintures ont été faites autour de fenêtres, donnant sur le grand jour, ce sont là des pages sacrifiées. La lumière aveugle le spectateur au point qu'il lui est à peine possible de démêler le sujet, témoin le Parnasse et la délivrance de St Pierre. Grâce à la vulgarisation des oeuvres, les voyages ne servent plus qu'à contrôler. Ceci est vrai surtout pour l'Italie. Si la gravure et la photographie ne venaient pas au secours du voyageur, il lui serait impossible de se rendre compte des fresques et des toiles, si souvent mal exposées dans des jours fâcheux et des localités ridicules, hors de la portée de l'oeil, même exercé, et puis trop immenses pour être embrassées par la vue et par l'esprit impatient, mais hors d'état de se les approprier. La salle de Constantin forme décidément un ensemble disparate avec les autres. Au bout de l'escalier d'honneur, oeuvre grandiose du Bernin, le visiteur s'étonne de ne pas trouver | |
[pagina 66]
| |
un concierge ou quelque conducteur, vêtu de noir et rempli de sa dignité; il n'y a qu'un des soldats de la garde papale, sordide et qui a tout l'air de ne pas savoir lire, auquel on exhibe sa permission. Rien ne vous fait l'impression d'entrer dans le respectable palais du prince et chef de la catholicité. Puis on vous livre à vous-même. Pas de surveillants, seulement aux portes des différentes catégories un individu qui vous demande votre laissez-passer, mais personne qui vous renseigne. C'est comme cela que nous avons manqué la chapelle de St Laurent, peinte par Jean de Fiesole, qui se trouve avant les loges. L'ornementation grecque en est ce qu'il y a de plus gracieux et de plus délicat, surtout les fleurs et les fruits. J'ai remarqué un dragon, auquel une femme d'esprit à queue d'arabesques s'amuse à essayer la tiare pontificale. Les peintures de Raphaël au plafond m'ont paru un peu fanées; ce qui m'intéresse particulièrement aux loges c'est la richesse d'invention, la finesse et l'esprit des fioritures. Où la galerie fait le coude, elle est barrée par une grille, apparemment puisque plus loin se trouvent les appartements habités par le pape. Mettant par distraction le pied dans une pièce à côté des stances je m'aperçus que c'était un magasin de copies, où les Anglais trouveront à s'approvisionner. Rome est un trop grand plat pour un estomac ordinaire, une nourriture trop solide, too rich pour une digestion peu active. Rome n'est pas seulement un monde, c'est le monde. Au fond c'est un sacrilège que de visiter la ville en touriste, mais la plupart le commettent. Pourquoi? Parce que la plupart, même en ce moment, ne savent pas ce que signifie Rome. D'abord on est ébloui par la richesse et la profusion, on débrouille, on constate, peu à peu on distingue un fil conducteur, et au moment où le travail et l'étude devraient prendre un commencement l'heure du départ a sonné. Rome est un intérêt pour la vie et dans toutes les directions, tellement | |
[pagina 67]
| |
variée que l'homme peut s'en repaître pendant ses jours entiers. Le manque de profondeur, la frivolité seule n'y est pas à son aise, car elle se sent hantée par toutes sortes de grandeurs du passé qui la touchent et dont l'air est toujours imprégné. On a beau éprouver de fortes antipathies, mais la petitesse n'est nulle part, et cela réconcilie avec ce que l'on abhorre ou méprise, car le mépris en vaut la peine. Rome a regorgé de vices et de monstruosités, et l'âme humaine s'y est montrée dans ce qu'elle a de plus abject, mais au moins le vice était colossal et l'abjection un abîme. En haut l'inspiration, en bas le vertige et toujours la grandeur. Rome est une étude, une tâche, une vocation. C'est le soleil des cités; ses rayons pénètrent l'histoire ancienne et moderne. Rome résume l'humanité. Rome est avant tout ce qu'il y a de plus sérieux. Cependant Rome n'étonne pas, ne fait pas tressaillir. L'imagination vient après; c'est surtout un travail de l'intelligence que son aspect évoque. Rome ne se présente guère favorablement; la ville éternelle ne vient pas au-devant du visiteur pour l'ensorceler de son cortège historique de nobles décombres. Il faut chercher, fouiller, scruter un peu. L'opinion des étrangers la laisse indifférente, Rome est très-princière, froide et hautaine. Dans Rome il y a trois quartiers: la ville moderne, élégante, la ville des touristes, des belles dames et des riches équipages, ville, dont les grandeurs font une singulière figure à côté des grandeurs d'une autre espèce, dont l'éclat ne s'efface pas devant le sien. Elle ressemble à une ville de province en France. Puis, il y a la ville italienne, ville en grande partie tout-à-fait ordinaire, sans poésie, on dirait une ville de troisième rang, si de temps en temps un imposant palais ne déroutait pas vos jugements. Enfin il y a la ville du passé qui pénètre les deux autres et reparaît partout comme témoin gênant de nos luxes à bon marché et de nos besoins modernes, | |
[pagina 68]
| |
de nos édifices, enjolivés de pain d'épice et de nos sémillants carrelages. Je vois comme des dissolving views dans une activité incessante, le char de triomphe à travers nos landaus, nos légères victorias, et la matrone romaine à travers nos dames, enveloppées de soie et coiffées de sots petits chapeaux. Le premier sentiment que produit Rome et ses ruines, c'est la confusion. Par où commence-t-on? Il s'agit de se faire un plan, un système, et ce n'est pas facile tout d'abord. Les édifices romains sont aussi laids qu' intéressants. Partout la beauté est abîmée, gâtée, altérée. St Pierre lance au ciel ses laideurs, admirables autant que dispendieuses. La bête noire de l'église est déchaînée, et c'est de sa gueule qu'elle a vomi tout l'arsenal hideux de liens, de pinces, de marteaux pour amortir et ficeler la conscience, la volonté, l'intelligence, le bon sens, l'élan de l'humanité et régner en paix sur les ruines des âmes détruites, après les avoir atrophiées. La Bible se vend ostensiblement. | |
19 Mars.- C'est aujourd'hui jour férié. On célèbre St Joseph. Rome chôme. Que de jours perdus dans la vie! On prétend que St Joseph, décrété patron de l'église, préconisé, comme l'on dit, est désigné comme quatrième dieu. Singulier choix, puisqu'il ne fait que côtoyer le mystère. St Joseph m'a toujours paru une piteuse figure, pauvre et sacrifiée, et je ne sais par quelle raison l'église fait tant de cas de ce repoussoir. L'évangile même n'a pour lui que des phrases qui ne doivent pas servir à relever sa dignité, et il me semble que l'art ne l'a jamais représenté sans un sourire d'ironie transparente. Il fait un temps de chien, un vrai temps de solstice; le thermomètre n'avance en rien sur celui de la Hollande, car le froid est détestable, le vent est au nord, et la pluie tombe sans cesse. C'est l'orage d'hier qui nous régale de ses bour- | |
[pagina 69]
| |
rasques. Puis aucune galerie, aucune villa ouverte. Même les magasins sont fermés. A St Pierre nous allons entendre chanter vêpres, ce qui se fait à une des chapelles latérales. Il n'y a pas trente personnes comme il faut. Les autres, une cinquantaine peut-être, appartiennent toutes aux basses classes et même à la populace. C'est incroyable, et je ne conçois pas ce qui retient seulement les étrangers d'aller écouter de si grandes et intéressantes compositions et des voix tout-à-fait exceptionnelles, quand ils n'hésitent pas à aller perdre leur soirée à l'opéra à entendre des médiocrités. Le ténor était d'une grande force, la basse-taille d'une capacité sonore extraordinaire; les soprani étaient des gaillards à moustaches, chantant comme des femmes. Tout cela était fort beau, pourvu qu'on ne regarde pas les membres de la chapelle papale. | |
20 Mars.- Il fait très-froid, je sors en habits d'hiver, enveloppé d'une grosse capote ouattée, et je n'ai pas trop chaud. On va voir quelques belles toiles au palais Barberini et le superbe plafond de Pierre de Cortone. Il y a aussi un petit nombre de statues antiques et une jolie Diane endormie du Bernin. Puis on entre dans trois petites pièces qui forment la galerie. Il y a bien encore d'autres appartements qui renferment des tableaux, qui sont, à ce que l'on assure, d'une grande valeur, mais bien que la porte de ces salons fût ouverte, de sorte que l'on apercevait très-bien les tableaux qui s'y trouvaient, le domestique qui était dans l'antichambre nous prévint que depuis que le prince n'habitait plus Rome, le public n'était plus admis à les voir, mais d'un ton si insinuant que..... Cependant nous ne voulûmes pas mettre sa vertu à une trop rude épreuve. Les deux premières chambres de la galerie n'offrent rien de remarquable; on peut les traverser impunément pour s'arrê- | |
[pagina 70]
| |
ter dans la dernière devant le portrait de la Cenci par le Guide et celui de la Fornarina par Raphaël. Le dernier est souverainement déplaisant. On se récrie devant ces goûts du grand peintre et l'on se demande comment il a été possible que, lorsqu'on s'appelle Raphaël, on puisse révéler aussi grossièrement le fond de ses appétits, en reproduisant de cette manière devant la postérité les traits de la femme que l'on a jugée digne de partager son immortalité. C'est disgracieux et vraiment indécent. Puis la Fornarina a l'air d'une reproduction d'après une statue de bronze. La Cenci est tout ce qu'il y a de plus suave et de plus délicat, et le pinceau a été pour ainsi dire inspiré par l'expression de la figure charmante de la pauvre enfant. Quel être faut-il que l'on soit pour faire souffrir une créature comme celle-là et quels forfaits ne faut-il pas avoir commis et de combien de froides perfidies s'être rendu coupable pour se durcir la main et le coeur et faire jaillir des larmes de ces doux yeux veloutés, qui implorent et bénissent? Cette tête raconte bien des choses. C'est un chef-d'oeuvre de la création reproduit par un chef-d'oeuvre de l'art. Dommage que la Cenci paraît ne pas avoir de cils. Il y a encore une sainte famille d'André del Sarto, très-belle, surtout la main de la vierge qui tient celle de l'enfant. St Joseph dans un coin, un peu gêné comme toujours, prend une pose de circonstance. Bonne composition de Poussin: la mort de Germanicus. Ce peintre exhale l'ennui. C'est peint dans un ton roux, réduit à une vérité d'une convention un peu plus tolérable par l'abus des manteaux rouges. La chûte d'Adam par le Dominiquin est très-naïve et dans sa naïveté en contradiction patente avec la couleur et le pinceau. Dieu le père, une figure antique, tirée de la chapelle Sixtine, apparaît, porté par de charmants petits anges. Adam interdit ne sait comment se tirer d'embarras devant son créateur. Il a l'air d'un gamin à qui l'on donne une leçon de natation malgré lui et qui grelotte. Sa femme | |
[pagina 71]
| |
est accroupie à ses pieds. Voici comment dans son journal de voyage madame L... explique ce tableau: ‘Adam schijnt te zeggen, wijzende op de vrouw: - ik kan het heusch niet helpen, het is hare schuld -; Eva is bang om klappen te krijgen en wijst in hare angst op de slang. Precies stoute kinderen.’ J'aimerais cette conception exécutée par quelque vieux peintre allemand. | |
21 Mars.- Nous avons vu aujourd'hui plusieurs églises - il y en a 350 à Rome - en commençant par la plus importante, celle de la congrégation de Jésus. Il Gesu, église principale des jésuites, a servi de modèle et a donné la première impulsion à ce style richement orné et luxurieux qu'on appelle le style jésuite et qui fait penser davantage à un salon qu' à une église. A mon goût il est détestable, je ne le puis souffrir, mais dès qu'on l'admet, rien n'est plus beau dans ce genre. Le temple surpasse en magnificence tout ce qu'on peut imaginer et serait d'un éclat encore plus éblouissant, s'il y avait plus de jour. On est aveuglé par l'or, par les diverses sortes de marbre, par la peinture du plafond se mêlant à la sculpture des frises de telle manière qu'on ne sait plus où commence l'un ni où finit l'autre de ces deux arts. Le nom du Christ semble descendre du ciel dans un rayon lumineux, porté sur des nuages et entouré d'aimables chérubins. Les plus jolis petits anges en plâtre et en stuc bronzé, dans les plus charmantes attitudes ont l'air de voltiger et de gambader parmi les arabesques et les guirlandes qui s'unissent au marbre, à l'agate, aux dorures et tout cela en gracieuse harmonie si pleine de goût que rien ne semble surchargé ni lourd. Malheureusement l'art sacré est perdu pour moi dès qu'il devient joli. Le point culminant de l'église est le tombeau de Loyola en lapis lazuli et or. Sa statue d'argent est au-dessus, mais elle | |
[pagina 72]
| |
n'est pas visible tous les jours; un rideau, qui n'est tiré que dans les occasions solennelles, la cache. Au-dessus de la niche, où se trouve la statue, il y a un groupe de la Trinité, un petit ange soutient un globe terrestre, entièrement en lapis lazuli. Aux pieds de Loyola, en lettres d'or, sur un fond également en lapis lazuli il y a cette devise: ad majorem Dei gloriam. Le monument funéraire lui-même resplendit d'or et de précieuses sortes de marbre. Une balustrade en arabesques de bronze, mélangée de petits anges qui portent des candélabres, l'entoure, et ces candélabres portent des lampes qui brûlent éternellement, comme au tombeau de St Pierre dans l'église de ce nom. Le cardinal Alexandre Farnèse fit bâtir cette église par Vignola. Elle fut commencée en 1568. Dans St André della Valle on voit les Evangélistes du Dominiquin d'une conservation et d'une fraîcheur de coloris inconcevable. Ont-ils été peut-être refaits? Le Panthéon est impossible à visiter à cause du froid qui vous tombe sur la tête qu'il est défendu de tenir couverte. Excellente occasion d'attraper des rhûmes de cerveau et autres catarrhes! Je me sauve avant d'avoir regardé et m'en vais à Ste Marie des Anges. Santa Maria degli Angeli est une église qui a été exécutée par Michel Ange. C'est une croix grecque d'énorme dimension, mais simple d'ornements. La nef est tout unie, ce qui fait un mauvais effet auprès du choeur et du transept qui sont décorés de peintures comme dans les autres églises. Ce qui la distingue, ce sont ses huit colonnes en granit rouge, car ce qui est aujourd'hui une église était autrefois les thermes de Dioclétien, et les dieux dans les niches ont fait place aux images des saints. Il y a encore un St Sébastien du Dominiquin et un baptême de Maratta, que je ne sais pas apprécier. Mais la statue de St Bruno de Houdon est admirable de | |
[pagina 73]
| |
simplicité, de réalité. Le style en est pur, c'est la première statue moderne à Rome qui ait trouvé de l'écho chez moi. C'est la nature, c'est la vérité, c'est un homme, c'est moi-même. Il semble que la statue va marcher, que la bouche va parler. Dans cette église il m'est arrivé une chose surprenante. Un religieux d'un âge et d'un extérieur respectables est entré dans l'église et est venu aussitôt tout droit à moi: Etes-vous Français? - Mais.... à peu près. - Alors donnez-moi quelques sous pour mes souliers, dit-il, en me montrant les siens, qui cependant n'avaient pas mauvaise mine. Puis tout de suite il se met à genoux tout près de moi, dans l'attitude de quelqu'un qui fait ses dévotions. Je n'hésite pas à les interrompre et lui fourre dans la main un coupon de cinquante centimes. Dites encore que la mendicité n'est pas une aristocratie! Je tourne la tête, mon homme avait disparu. Un chartreux aussi se met à prier d'un oeil; de l'autre il ne cesse de nous observer. Au moment où nous nous trouvâmes à l'endroit voulu, le hasard fit que sa prière se trouva dite et que pour son bénéfice il put nous tirer le rideau, pendu devant St Sébastien. Il nous raconta qu'il ne pouvait pas nous mener dans le cloître, reconstruit par Michel Ange, le roi d'Italie en ayant fait une caserne. La galerie du cloître des chartreux, auquel appartient l'église, reconstruite par Michel Ange, est très-célèbre. Cent colonnes la soutiennent, et au milieu il y a trois cyprès, plantés par la main de Michel Ange lui-même autour d'un puits. Nous savions qu'un moine allemand ouvrait ce sanctuaire aux étrangers. Nous vîmes un chartreux tout en blanc, agenouillé devant son prie-Dieu. Il nous sembla que cet homme ne priait pas avec tant d'ardeur qu'il ne put jeter un coup d'oeil aux visiteurs. Ce qui manque au style jésuite, c'est d'abord ce qui doit constituer essentiellement le caractère de tout édifice sacré, c'est-à-dire la majesté par laquelle il réfléchit en toute humi- | |
[pagina 74]
| |
lité la majesté incommensurable du Dieu éternel, à qui soit empire et gloire de siècles en siècles. Nous tenons ordinairement nos manteaux fermés, mais l'usage de manteaux n'est pas général dans les pays du Nord, tandis que le plaid anglais est remplacé à Rome par le soi-disant almaviva plus ou moins ample que les Romains les plus infimes savent porter souvent avec noblesse, nous dirions avec un chic surprenant. S'ils le laissent pendre et conséquemment ouvert sur le devant, au lieu de le tenir fermé, ils l'écartent avec les deux mains, de manière à laisser voir les vêtements en dessous. C'est précisément l'attitude du grand Christ de Thorwaldsen, attitude qu'il a probablement prise des passants dans les rues de Rome. Le vin rouge et blanc d'Orvieto que l'on boit à Rome est délicieux, surtout le rouge. Tous les deux sont d'une grande fraîcheur, ils ont un parfum doucelet et laissent un goût sec. Trempés, ils parfument l'eau très-agréablement. On les appelle aussi alleatico et est-est-est. Le lait, le beurre sont excellents à Rome; le pain, particulièrement le pain gris, est exquis, très-nourrissant et agréable. | |
Vendredi 22 Mars.- Audience du pape à 11½. L'homme est ainsi fait que son esprit se forme toujours des idées préconçues dès que son imagination se met au trot, et malgré les transformations des temps, il faudrait que nous fussions d'une nature bien végétale pour que la perspective d'aller au Vatican et de se trouver en présence du chef de l'église catholique-romaine ne nous émût pas un peu. Je me voyais déjà avec plusieurs personnes dans la salle d'audience en conversation avec quelques cameriere, attendant qu'il plût à sa Sainteté d'entrer. Aussi lorsque je montais les larges et commodes gradins de marbre, fuyant à perte de vue devant moi, et sous les voûtes grandioses du plus spacieux des | |
[pagina 75]
| |
palais, plein de si grands souvenirs et de tant de belles choses, je me sentis pris d'une émotion soudaine, mêlée de vénération, d'admiration. Des suisses étaient là, gaillards géants, la hallebarde sur l'épaule, muets, immobiles, comme on les voit dans les vieilles gravures allemandes et pareils aux poupées en bois aux arsenaux de Lucerne et de Zurich. Puis un vestibule immense en marbre, décoré de peintures, où courent toutes sortes d'huissiers, de visiteurs des deux sexes, et où la garde suisse dans quelque coin pose pour quelque corps de garde d'un vieux peintre du nord. Un huissier en soie rouge s'approche de vous, examine la réponse faite à votre envoyé et dans laquelle à sa requête, une audience vous est accordée, réponse qui n'est expédiée ordinairement que le jour même, vous transmet à un autre huissier et les portes de la salle d'audience s'ouvrent. Vous entrez derrière un paravent et vous vous trouvez dans une salle très-longue, trop longue pour sa largeur. Comme on est en bonne société, il n'est pas difficile de trouver une place sur les bancs, placés contre les parois. Personne ne se tient debout. Le silence est glacial. Comme toujours on n'adresse pas un mot à ses voisins et ceux-ci ne vous diraient pas une syllabe pour tout l'or du monde. Plutôt mourir! Les tables d'hôte même sont arrangées de façon à ce qu'on n'ait jamais besoin des services de son voisin. Si celui-ci désire le moindre objet qui soit à votre portée et pour lequel il n'aurait qu'à vous dire un mot, il préfère attendre et demander au sommelier. Cependant à mesure que le temps se passe et commence à paraître long, il s'établit un sourd murmure entre les quelques sociétés, plusieurs messieurs et dames se lèvent, quittent même leurs places et souvent étouffent des bâillements. Il y a de vieux tableaux noircis et qui auraient le plus grand besoin d'être restaurés. Malgré toute l'occasion que j'en eus, il m'a été impossible de les déchiffrer. La salle est tout en rouge de | |
[pagina 76]
| |
toutes les teintes, du vermillon le plus vif au violet le plus terni, les draperies, les portières, le baldaquin au bout de la salle étaient tout-à-fait fripés et dans le style de l'endroit. Vis-à-vis, à l'autre bout, il y avait un crucifix avec marge en or; le Christ était voilé comme partout. Le tapis était vert et avait longtemps servi, à voir comme la couleur en était passée et comme il était plein de taches. Le prestige pontifical se refroidit beaucoup en moi et, dans cette nombreuse société, où il y avait à peu près cent personnes si peu sociables, l'attente m'engourdit tellement que je ne savais plus si je veillais ou si je dormais. Ajoutez toutes ces dames en noir avec un voile noir sur la tête. Il y avait sur tout cela en masse un second voile, celui de la vétusté, de la tristesse et de l'ennui. Cette heure d'attente ressemblait beaucoup à une séance chez un dentiste et la ronde du pape à une opération quelconque. Enfin après une heure d'attente une portière a été écartée par un homme en habit violet, et je vis de loin la figure du Saint-Père, blanche avec un morceau d'étoffe écarlate sur les épaules, se détacher sur l'obscurité de la pièce adjacente, d'où il sortait. Il avait derrière lui un état-major de grands-dignitaires de l'église, parmi lesquels je distinguai aussi un général. Tous les habillements étaient un peu défraîchis, la robe du pape tirait sur le jaune. C'est comme si on avait fait des acquisitions à la vente de quelque troupe en faillite, et je ne pus me défendre de comparer tout ceci à quelque opéra ou quelque ballet d'Offenbach. Plus de prestige, plus de poésie, plus rien. C'était la décomposition absolue, l'effondrement sans retour. Le pape lui-même est la plus parfaite image de la décrépitude. Sa figure, sans doute, annonce l'honnêteté, la bonté, la bonne foi, mais en même temps une haute incapacité. Ou bien l'âge et les influences subies l'ont-ils éteint? A son entrée | |
[pagina 77]
| |
tout le monde tombe à genoux: c'est la manière de saluer le pape. Sa démarche est celle d'un vieillard. Il prie tout le monde de se relever et commence sa ronde, en abandonnant sa main potelée, chaude et enveloppée de mitaines, aux lèvres des fidèles et des infidèles, en disant à chacun une courte phrase. Puis il se met près du trône, adresse ses voeux aux assistants, ajoute qu'il les bénit, ainsi que leurs chapelets, médailles, etc., puis encore quelques paroles en latin, auxquelles sa suite répondit: Amen, et l'audience était finie. Cela avait pris à peine un quart d'heure. Ces sortes d'audiences, qui sont très-fréquentes, qui même le sont trop, et à l'intention desquelles le Saint-Père sait probablement à quoi s'en tenir, sont dépêchées par lui de sa manière acconturneé. Et il a raison, cependant une fois qu'il plaît à sa Sainteté de vouloir bien se soumettre à ces corvées, il serait décent qu'il s'y prit avec un peu plus d'égards et de décorum envers le public, qui d'abord est toujours plus ou moins distingué et souvent du meilleur monde, et qui en tout cas vient lui porter ses hommages. D'abord le monde ne devrait pas être tenu assis pendant une heure sur des bancs en bois, il devrait circuler, deux chambellans devraient être là pour faire les honneurs de la salle, dire quelques mots courtois aux visiteurs et rendre l'attente moins pénible et moins fastidieuse. Cette attente ne devrait pas être prolongée au-delà d'une demi-heure et sa Sainteté devrait faire ses adieux sur un ton tout différent qu'il ne fait et qui ne peut manquer d'égratigner un peu ceux des visiteurs qui ont le sentiment peut-être châtouilleux. D'un autre côté quelque souffle intérieur dira sans doute au pape que ce monde-là est venu pour le voir, même quelque peu pour le voir malgré lui. Cette conviction ne sera pas propre à lui inspirer beaucoup d'intérêt envers cette cohue doublement hebdomadaire, qui vient le déranger et parmi laquelle les hérétiques se trouvent en majorité. | |
[pagina 78]
| |
Le pape devrait faire ensuite deux choses. Particulièrement dans les circonstances actuelles, qui, il faut bien l'avouer, sont extrêmement dures pour lui, il devrait revêtir sa personne, son entourage et son palais d'un prestige de luxe et de grandeur, qui lui manquent. Au moment où un parti prétend que le temps des papes comme souverains temporels est passé et ne reviendra plus, l'éclat du Vatican devrait offrir le symbole du contraire, tandis que maintenant l'ostentation d'une pauvreté fripière donne raison au parti hostile. Puis, bien que le pape ait raison de rester à Rome et qu'il ferait un faux-pas très-dangereux pour lui, si jamais il allait changer de résidence, je crois que, maintenant que l'engorgement de foi qu'il a produit dans son troupeau en lui faisant avaler encore le dogme de l'immaculée conception a effectué un schisme fatal, le pape dans son intérêt ferait bien d'entreprendre quelque grand voyage et de se montrer aux propulations dans les pays où le schisme fait les progrès les plus rapides. Cette tournée pourrait être d'un immense effet. Cela vaudrait bien mieux que de se tenir cloîtré dans le Vatican et en dehors de la marche des choses, de se bercer, se leurrer de chimères et d'espérances impossibles et de rêver à toutes sortes de misérables taquineries envers le roi d'Italie, qui ont pour but principal de désappointer les étrangers et de diminuer leur nombre à Rome. Cependant l'affluence n'en diminue pas encore, bien au contraire, malgré le silence de la semaine sainte. La contenance du Vatican prouve pourtant une chose, c'est que dans les solennités de Pâques le Christ n'est qu'un prétexte. Pendant la semaine sainte on ne peut faire quoi que ce soit; le misérère même ne fut pas dit, et je l'eus tant désiré. Le pape espère, prétend-on, de cette manière éloigner les étrangers et nuire à la prospérité du nouvel ordre de choses. Heureusement que Rome a encore d'autres attraits que les cérémonies de la catholicité. | |
[pagina 79]
| |
23 Mars.- Comme il fait mauvais temps, nous voulons visiter la galerie des statues du Vatican. L'exposition des statues est grandiose, les salles sont grandes et hautes, les corridors longs, les murs et les plafonds peints la plupart en style antique, le parquet en mosaïque. Impossible de donner une idée de ces vastes galeries, auxquelles depuis des siècles les plus grands génies ont travaillé, afin de les rendre propres à recevoir les milliers de chefs-d'oeuvre, qui ont été trouvés à Rome ou dans les environs. Pour tout bien voir il faudrait des semaines, des mois; nous ne pûmes que l'effleurer, surpris de la grandeur et de la noblesse de l'arrangement; nous ne pûmes que nous extasier devant les innombrables statues, les bustes, les sarcophages et nous nous arrêtâmes devant ceux qui nous frappaient particulièrement ou qui comme portraits nous intéressaient. Il y a aussi deux salles, consacrées aux animaux. Il n'y a rien de plus vivant, de plus nature. On y voit toutes les espèces possibles, des oiseaux, des animaux fantastiques, comme des griffons, des dauphins. Parmi les groupes qui nous frappèrent surtout se trouve l'enlèvement d'Europe par le taureau. Le sculpteur a donné au taureau quelque chose de majestueux, l'expression divine de Jupiter. Il y a aussi un chien qui attaque un cerf, le cerf en course rapide, le chien qui lui saute sur le dos et enfonce ses ongles dans sa chair, horrible, mais si beau! Le chien est une espèce de molosse, il a les oreilles coupées, selon la mode du jour. Un peu plus loin on voit aussi un combat d'un ours et d'un taureau, groupe très-célèbre, mais il y a aussi de paisibles scènes, par exemple un taureau blessé, dont la blessure est léchée par un chien. Le chien tend si gentiment le cou pour y atteindre c'est un joli levrier qui donne la patte et qui est très-connu par la reproduction en bronze. Mais où terminer cette nomenclature? Il y a tant de jolies | |
[pagina 80]
| |
et naïves productions. Ce qui nous frappa le plus, c'est la manière dont le caractère et l'espèce de chaque animal étaient rendus. Parmi les bustes il y avait ceux des empereurs et des impératrices connus par l'histoire. Les philosophes, les généraux de l'ancienne Rome y sont représentés et parmi eux il y en avait un grand nombre, dont les traits nous intéressaient. Par dessus tout le magnifique buste du jeune Auguste, à l'expression noble, fière et profonde. Nous trouvâmes aussi curieuses les têtes de plusieurs impératrices, lesquelles étaient surmontées de coiffures bizarres et compliquées, ce qui prouve que les dames, pour paraître laides, se donnaient déjà autant de peine que de nos jours. La plus grande partie de ces salles et galeries est ornée de colonnes en agate, en porphyre et en toute espèce de marbre précieux. Elles ont été tirées de vieux temples ou déterrées avec les statues. Presque toutes sont bâties en vue des statues qui doivent y être placées. Parmi les dalles, formant mosaïque, il y en a qui sont antiques, tirées de la villa d'Adrien et de quelques thermes. Au bout de cette galerie, après avoir monté quelques marches d'un escalier en marbre, on arrive au Belvédère. C'est là que se trouve le Torso, gigantesque débris d'un Hercule. Depuis qu'il a éte découvert, il n'a pas cessé de faire sensation dans le monde artistique, et Michel Ange l'appelait son maître. Il est entouré de quelques autres statues très-célèbres: le Laocoon, la Vénus de Medicis, l'Apollon etc. De là on se rend sur le balcon, d'où l'on jouit d'une vue magnifique sur Rome. C'est ce qui a donné le nom de Belvédère à la partie où nous sommes. Derrière le vestibule, dans la cour octogone, un salon antique en plein air avec une fontaine au milieu. Une galerie avec seize colonnes ioniennes en porphyre rouge l'entoure et | |
[pagina 81]
| |
sous cette galerie de nouveau une multitude de statues, de sarcophages, de thermes. Sous la galerie s'ouvrent quatre cabinets, petits sanctuaires consacrés aux statues les plus célèbres, statues connues du monde entier. Afin qu'on puisse les admirer avec un certain recueillement, elles sont mises à part. Dans l'un l'Apollon du Belvédère; dans le second le Laocoon; dans le troisième le Persée de Canova; dans le quatrième le Méléagre. | |
24 Mars.- Pour visiter la Basilique de San Paolo hors les murs on prend par la porte de ce nom. C'est une route triste et sinistre. Le coeur se serre; toujours une tranchée de hauts murs décrépits au pied desquels on aperçoit avec dégoût une suite non interrompue de monceaux de décombres et d'immondices. Puis on passe devant la pyramide de Cestius, puis devant le cimetière des protestants, ensuite on arrive aux champs pestilentiels de la malaria. Des prairies basses, des arbustes en détresse, une végétation maladive, une sève appauvrie, un pays qui invite au désespoir et au suicide. Voici l'église, derrière laquelle il y a un couvent de bénédictins, c'est-à-dire de l'ordre érudit. Ce sont eux qui se vouent à l'instruction et qui tiennent ce que nous appelons des pensionnats. Mais les pensionnaires n'y tiennent pas dès que la chaleur arrive et se sauvent dans la villeGa naar voetnoot1). | |
[pagina 82]
| |
Dans ces terrains bas et malsains on s'est imaginé de construire une église. Il le fallait bien, ma foi! puisque le corps d'un St Paul y fut porté après avoir été décapité un peu plus loin, là où s'élève maintenant l'abbaye des trois Fontaines. La façade est fort laide. Quelque chose de byzantin avec un clocher italien maladroit et un fronton classique. Mais l'intérieur est magnifique. C'est Ste Marie majeure, mais plus belle, plus riche, plus grande, plus neuve. Il est possible, qu'en proportion de l'ensemble et de l'espace plusieurs détails soient un peu coquets et pas tout-à-fait conformes au style adopté. Le baldaquin est un obstacle de mauvais goût, qui entrave le regard et nuit à la grandeur, mais les mosaïques byzantines, sauvées de l'incendie, sont intéressantes, quoique fort laides, et l'imitation qu'on a faite de celles qui ont été perdues est bonne, bien que j'eusse mieux aimé qu'on se fût gardé de reproduire ces horreurs, ces Christs qui louchent, ces saints aux regards de Méduse, ces boeufs volants, portant l'évangile sur leurs ailes. Au milieu du transept est la crypte, qui renferme le tombeau de St Paul, de la même manière que celle de St Pierre à l'église qui porte son nom. Au-dessus de celle-ci brille l'autel en malachite et un tabernacle en or, élégant et gracieux, avec les quatre évangélistes en marbre blanc dans de petites niches. San Paolo fuor le mura était autrefois non-seulement la plus | |
[pagina 83]
| |
vieille église de Rome, mais aussi la plus belle. Fondée au onzième siècle au-dessus des catacombes, embellie par les successeurs de Constantin, dotée par de nombreux présents, elle résista à toutes les guerres et à toutes les dévastations, et était encore là, inaltérée et intacte, lorsqu' elle fut anéantie par le feu en 1823. C'était la veille de la mort de Pie VII, qui avait un grand faible pour cette église, parce qu'il avait été élevé dans le cloître des bénédictins. Heureusement il fut enlevé avant la terrible catastrophe. Son successeur,Ga naar voetnoot1) Grégoire XII, décida de la faire reconstruire de manière que par sa splendeur elle fût digne de remplacer celle qui avait été détruite. Il décréta un conciliabule pour inviter tout l'univers à contribuer à cette construction. Les cadeaux vinrent de tous côtés; le czar envoya un autel et quatre piédestaux en malachite et le sultan même fit présent de quatre colonnes en onyx. L'or, les beaux échantillons de marbre et les ornements précieux affluèrent. Mais ce qui nous a plu davantage que toute cette magnificence ce fut le cloître des bénédictins, une des plus superbes productions de ce genre qui nous soient conservées du treizième siècle. Il n'est pas permis aux dames d'en faire le tour, mais le galant custode pour les en consoler, leur offre un petit bouquet de roses, cueillies sur les vieilles et vénérables tombes. | |
[pagina 84]
| |
taine d'huile qui coula tout le jour. Cette légende frappa tellement les premiers chrétiens que déjà en 224 le pape Calixte y fit construire une église, qui plus tard fut souvent rebâtie et ornée. Il n'y a pas longtemps que le pape Pie IX l'a fait entièrement restaurer, rafraîchir et redorer, si bien qu'elle a l'air neuve et pimpante, et ne porte plus le caractère d'une vieille et vénérable basilique, ce qu'elle est pourtant. Ce qu'elle a de plus remarquable ce sont ses magnifiques mosaïques de tous les temps. Les frises, les arabesques sur un fond d'or sont charmantes. Sta Maria del Popolo est aussi une des plus anciennes églises. La légende prétend qu'elle est bâtie sur le lieu où Néron a été enseveli, ce qui serait édifiant. Il y revenait si souvent que les premiers chrétiens comprirent que pour chasser le diable ils ne pourraient mieux faire que de jeter à tous les vents les cendres de Néron et de bâtir à cette place une sainte chapelle. Plus tard, sous Sixte IV, elle fut embellie et agrandie. Baccio Pintelli, architecte Florentin, y fit travailler ses concitoyens les plus célèbres. Pinturicchio y a beaucoup travaillé également; on dit que la sainte Vierge au-dessus de l'autel est un de ses chefs-d'oeuvre. La famille della Rovera, de laquelle sortaient Sixte IV et plus tard Jules II y a sa sépulture. La famille Chigi, riche banquier sous Jules II et Léon X, y a un tombeau vraiment princier, orné d'un Jonas, aussi gracieux et joli qu'un Antinöus, représenté au moment où, radieux et triomphant, il sort de la gueule du poisson, symbole de la résurrection. Cette église est surtout digne d'être vue, à cause des nombreux et beaux monuments funèbres, parmi lesquels on distingue celui du cardinal Basso et celui d'Ascanio Sforza. On y voit des vitraux peints, chose rare à Rome. S. Giovanni di Laterano est le plus ancien palais épiscopal de Rome, auquel Constantin joignit une basilique en 324. | |
[pagina 85]
| |
Ayant brûlé plusieurs fois, il a été rebâti de nouveau, si bien que les vestiges qui en restent sont peu de chose. Il n'y a que le baptistère, dans lequel, si l'on en croit la légende, Constantin aurait été baptisé comme cette solennité a été reproduite dans les stances de Raphaël. Le palais est situé sur une place solitaire, à l'un des bouts de Rome, poétique par son abandon, sa tristesse et son profond silence. La façade principale est couronnée de onze statues, qui, lorsqu'il fait beau temps, brillent au soleil, rayonnant avec intensité sur le ciel du bleu le plus profond. On les voit déjà reluire de loin car S. Giovanni di Laterano est situé sur une espèce d'élévation. De quel côté que se dirige le regard, il repose sur les traces de l'antiquité, sur d'intéressants souvenirs. Devant soi on a la pente verdoyante, entourée des murs d'Aurélien; le theatrum castrense; un peu plus loin la toute vieille église de Sta Croce in Gerusalemme, derrière soi l'étendue ondulée de la Campagne, où l'on distingue les ruines d'aqueducs, les tombeaux semés au bord des vieilles routes, et enfin l'horizon borné par les collines de la Sabine et d'Albano. S. Giovanni di Laterano ne mérite pas, comme bâtiment, l'épithète de beau, mais il y a tant de souvenirs! Son histoire est celle de l'église depuis qu'elle existe. C'est ici que presque tous les papes ont été couronnés, ici que la première hérésie a été combattue, ici que le premier concile a été tenu. S. Giovanni est le siège principal de l'épiscopat romain. Dans St Pierre et au Vatican le pape est souverain du monde spirituel; dans St. Jean de Latran il est le premier évêque de l'église. Proprement dit le Latran est la cathédrale de Rome, et on admire un magnifique vieux cloître et des monuments du treizième siècle, ainsi qu'une marge en mosaïque que soutiennent les plus jolies et les plus gracieuses petites colonnes, un vieux puits du sixième siècle est au milieu du petit jardin. Dans cette église se trouve le tombeau de St. Jean, de la | |
[pagina 86]
| |
même manière, mais plus simple que ceux de St Pierre et de St Paul. Tout autour dans les niches il y a les statues des douze apôtres aux draperies flottantes. Le palais n'est plus occupé. L'intérieur en est humide et sombre. Comprenant que ce n'était plus un lieu habitable pour l'homme, Grégoire XVI y logea des statues et Pie IX y ajouta un intéressant musée. Il a voulu que l'ancien palais épiscopal de Sylvestre, l'habitation de Constantin, devînt un dépôt d'antiquités chrétiennes. Nous nous rendîmes à la chapelle, sancta sanctorum, chapelle particulière des papes, lorsqu'ils demeuraient au Latran. C'est ici que se trouve l'escalier du palais de Pilate, transporté par l'impératrice Hélène. Les croyants ne le montent qu'à genoux; une grande foule, même des dames convenablement mises, étaient occupées à faire ce pieu pèlerinage. Cela se pratique beaucoup dans cette semaine. Pour le préserver de la détérioration, cet escalier en marbre blanc, sur lequel on montre les gouttes de sang que le Christ y a laissé tomber, est recouvert de planches. Au haut de cet escalier, à côté duquel se trouvent deux escaliers ordinaires, est la petite chapelle particulière très-ancienne, éclairée par quelques bougies, sans trop d'ornements et de joyaux, véritable petit sanctuaire du moyen-âge. C'est là que se conserve le plus riche trésor de reliques, mais on ne les montre pas aux femmes. Non loin du Latran l'impératrice Hélène déposa de la terre de Palestine et y fit construire une église qu'elle voulait consacrer à la Ste Croix, trouvée et apportée par elle. Il paraît qu'elle en a distribué beaucoup de fragments, car il n'en reste pas grand chose, quoiqu'il en reste toujours..... On conserve à Sta Croce plusieurs autres reliques, entre autres un des clous qui ont servi à la crucifixion de Jésus et un des doigts que St Thomas mit sur sa blessure. Les dames ne peuvent les voir que moyennant une permission spé- | |
[pagina 87]
| |
ciale du pape, de même que la crypte de Ste Hélène. Elles restent à l'entrée de la barrière et ne perdent pas grand chose à regarder cette très-vieille chapelle souterraine, toute peinte de scènes naïves sur un fond d'or, altéré par les siècles. | |
26 Mars.- Allons au palais Doria Pamphili! A l'extérieur il a l'air d'être le palais le plus joli, le plus élégant et le mieux conservé de Rome. Depuis longtemps déjà nous avions été tentés, en passant près du Corso, de jeter un coup-d'oeil, par la porte cochère, sur une belle colonnade, entourée d'un jardin bien entretenu, rempli de verdure et de camélias. La colonnade est large et majestueuse; le petit jardin est rafraîchi par une fontaine, située au milieu du gazon qui est d'un beau vert velouté, tout-à-fait anglais. On traverse la galerie et on trouve un escalier de marbre, escalier énorme, très-commode, quoique très-élevé: c'est le commencement de tous les palais italiens. Puis vient une file de salons, de petits boudoirs, de longues galeries, tous avec des plafonds peints et beaucoup de luxe en fait de marbre, de stuc, de beaux rideaux, de meubles dorés, de tables à plaques d'onyx, d'agate, de statues, de vases, de candélabres et de tableaux, presque tous des chefs-d'oeuvre. Cette galerie est très-célèbre, mais à cause des lourds rideaux devant les fenêtres, des rues étroites, nous ne pûmes voir que difficilement. Nous trouvâmes qu'elle aurait bien besoin d'être nettoyée. Il y avait entre autres un portrait par Raphaël, deux ambassadeurs vénitiens, si beaux, mais si noirs, puis de très-jolis Breugel, et même en assez grand nombre: les quatre éléments, le paradis, la création des animaux, toiles assez considérables qui ont bien conservé leurs couleurs. Elles sont très-amusantes par leurs nombreux animaux, grands et petits, dans l'air, sur les arbres, sur la terre, dans l'eau; tout vit, et plus on regarde, plus on en découvre. Ce qui nous frappa beaucoup ce fut une sainte famille de Sasso- | |
[pagina 88]
| |
ferrato. St Joseph a un tout autre air, il est plus avenant que son type ordinaire, c'est un paysan de la Campagne, jeune, maigre, au fin et noble visage, et Ste Marie est ravissante d'innocence, d'ingénuité. L'enfant était le moins réussi de ce groupe; il était pâle et chétif. Il y avait aussi un portrait ainsi qu'un buste en marbre du grand André Doria, le grand homme de la famille. De même un portrait de Machiavel, terriblement méchant et très-osé, mais pas faux du tout; puis le portrait de la femme du Titien. Plus loin le portrait de Lucrèce Borgia, aux boucles blondes, au visage laid et méchant. A un des bouts de la galerie, nous nous trouvâmes devant un théâtre de salon, si gracieux, élégant et confortable qu'on meurt d'envie d'assister à une représentation donnée par des princes et des princesses de Rome, avec les grands seigneurs comme spectateurs, et tous les lustres de cristal de roche allumés dans ce joli salon, encombré du plus magnifique art antique. La villa Albani est située en dehors des murs de Rome, non loin de l'endroit où les insurgés de 1849 firent une brèche et pénétrèrent dans la ville. Le cardinal Albani, neveu du pape Clement XI, la fit construire, avec l'intention d'y placer un grand nombre des antiquités qu'il avait amassées. Pour mieux faire ressortir cette collection il a voulu la placer dans un cadre antique, si bien que si un seigneur romain du temps d'Auguste avait pu sortir de son tombeau et revenir sur terre, il s'y fût trouvé complètement à son aise. Il se fit aider par le savant Winckelmann, son ami. A eux deux ils créèrent un endroit, digne d'y loger des dieux et des déesses, des héros et des philosophes. Ils y sont parfaitement bien, mais il nous semble que la villa Albani n'était pas faite pour être habitée par un homme de nos jours. On y entre par une grande porte, pratiquée dans une balustrade en fer, où, comme partout du reste, était postée une troupe de poverini, ciechi, etc. et tant | |
[pagina 89]
| |
de voitures qu'on ne pouvait avancer que lentement. Une fois entré, on marche entre des haies de cèdres et de palmiers, murs verdis qui forment un bosquet en forme d'étoile, qui débouchent sur un rond-point, orné d'hermès et de bustes. C'est là qu'on voit la villa devant soi, bâtiment très-italien, entouré de colonnades. De chaque côté de la maison un petit bosquet de vieux cèdres si touffu qu'aucun rayon de soleil n'y pénètre. Devant celle-ci un jardin, style Le Nôtre, avec un étang et une fontaine, qui ne coule plus que faiblement. Le jardin, les balustrades, les terrasses superposées, qui sont unies par des escaliers de marbre, tout a l'air abandonné; la mauvaise herbe sous les palmiers et les figuiers est luxuriante. Un buste colossal de Winckelmann brille sous cet ombrage et fait une singulière figure au milieu de tous ces dieux et déesses. La maison, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, les colonnades, tout est en marbre ou en stuc, les parquets sont incrustés de mosaïques et tout est peuplé d'une véritable cohue de statues, de bas-reliefs, d'hermès, de bustes, de sarcophages, en un mot des specimen de tout ce que l'antiquité a produit en fait de statuaire. Un peu plus loin dans le jardin est un petit bâtiment, qui porte le nom de chambre de billard, mais qui n'y ressemble aucunement. C'est une longue galerie, divisée en deux, aussi toute en marbre, stuc, colonnes et statues, mais meublée de petites tables, de confortables fauteuils et canapés, formant un établissement commode et familier, les meubles dorés et en damas rouge, les portières drapées et garnies de velours. Vis-à-vis de la maison est une colonnade en demi-cercle, remplie encore de bustes et de statues. Elle porte le nom de fumoir. Elle est remplie de petites tables rondes, entourées de quatre chaises empaillées, comme dans un café, mais le garçon se fera attendre longtemps. Partout il y a le chiffre de la famille, deux A accolés. Cette colonnade est le péristyle d'un délicieux salon; Galleria del Canopo est son nom. Les murs | |
[pagina 90]
| |
en sont peints en fresque, avec des camées en stuc sur un fond blanc et des fleurs en arabesques. Le plafond est peint de même, en charmante harmonie avec les murs; au milieu un grand médaillon représentant les noces de Thétis et Pêlée. Ici l'ameublement est or et azur, le parquet en mosaïque, et toujours beaucoup de statues. Dans ce salon se trouve la Diane d'Ephèse, reproduite deux fois, puis la charmante statue d'un enfant qui, pour faire peur à un autre, s'est caché derrière un masque et tend sa main par l'ouverture de la bouche. Plus loin le jardin entier est un musée de petits temples, de petites coupoles, de statues, d'hermès. Ici une nymphe qui verse de l'eau d'un vase; là un masque, qui fait rejaillir de l'eau de sa bouche grande ouverte, puis des escaliers de marbre, des balustrades et des terrasses. Tout en nous promenant, nous arrivâmes de nouveau près du palais et nous montâmes les larges escaliers de marbre. Les rampes sont en velours rouge, et de grands miroirs sur le palier. Au premier est la collection de tableaux, et ces chambres-là sont en quelque sorte plus habitables. Il est vrai que tout est en marbre, même le parquet, les tables sont en agate et en porphyre, les meubles en or ou en boule, mais il y a quelque chose qui ressemble à une salle à manger, même à une chambre à coucher. Du balcon de la salle à manger on a une vue très-étendue sur les montagnes d'Albano. Mais le premier plan n'est pas beau; la ligne n'est coupée que par des maisons, des murs et quelques rares arbustes. Et puis le ciel était gris ce qui n'était guère en harmonie avec le paysage. La collection de tableaux nous sembla n'offrir rien de particulier, mais il faisait si sombre, et en Italie les maisons ont si peu de fenêtres et les murs en sont si épais, de plus nous étions si fatigués de tout ce que nous avions vu que nous n'en pûmes plus réellement jouir, et nous remontâmes en voiture avec l'intention d'y revenir. | |
[pagina 91]
| |
27 Mars.- Vu le palais Borghèse. Il occupe tout un côté de la ‘piazza Borghese’ et va de la ‘rue Fontanella’ à celle du Tibre. On entre par une porte-cochère dans un vaste vestibule, et on a devant soi une double cour, divisée par deux rangées de hautes colonnes. Au milieu de la première, entourée d'un portique, se trouve une fontaine et au travers de la rangée des colonnes on voit que la deuxième cour a été un jour un jardin, plein de fleurs, de statues et de petites fontaines. Mais tout est si abandonné que cela ressemble à un désert. Tout le palais, à l'extérieur a l'air noir, décrépit et vieux, ce qui ne l'empêche pas d'être une magnifique construction, tandis que la collection des tableaux est la plus belle que Rome possède. Le plus célèbre tableau de la galerie est le Christ porté au tombeau de Raphaël, un chef-d'oeuvre d'expression, de composition, de couleur. La grâce des attitudes et le charme avec lequel il a su développer cette scène, nous ont surtout frappés. C'est dans cette galerie que nous avons réellement fait connaissance avec la vieille école italienne. Pinturicchio, Francia, Garofalo, Sassoferrato et tant d'autres, sont mieux conservés ici que dans la plupart des églises, et la lumière est meilleure. Il y a aussi l'histoire de Joseph, petits tableaux sur toile de Pinturicchio, charmants et naïfs, mais en même temps fermes et magnifiques de couleur; de Garofalo les noces de Cana et la résurrection de Lazare. Le dernier nous amusa, parce que l'entourage entier semble sentir une mauvaise odeur, tandis que Lazare sort de son tombeau comme un homme ordinaire et bien conservé. Vis-à-vis du Christ porté au tombeau pend le même sujet par Garofalo, pas aussi frappant toutefois que le tableau de Raphaël, mais sans manquer pour cela de noblesse et de sentiment. A mon avis la Danaé du Corrège est le plus beau tableau de la galerie, c'est charmant, gracieux, magnifique, mais..... c'est | |
[pagina 92]
| |
à peine si les dames osent le regarder. Les petits amours au premier plan, qui aiguisent leurs flèches, sont ce qu'il y a de plus gentil. C'est ici que se trouve la Sibylle de Cumes par le Dominiquin; la Madone de Sassoferrato; une sainte famille de Scipion Gaétano, où Marie et sa vieille mère sont assises, jouant avec les deux enfants, St Jean et Jésus, tandis que Joseph fait une mine, comme s'il disait: Allons prendre un peu l'air, je ne puis pas rester toujours près de ces marmots. Délicieux tableau, et la Madone est si belle! Ici se trouve aussi le célèbre tableau du Dominiquin, Diane avec ses nymphes, admirable de grâce et de naturel. Les nymphes tirent sur l'oiseau, et Diane distribue les prix. Sur le premier plan deux très-jeunes filles se baignent, et ce sont des enfants si charmantes et naturelles qu'on dirait qu'elles vivent. On admire aussi un très-beau Titien: l'amour céleste et l'amour terrestre, avec la belle lumière ensoleillée que Titien sait mettre en ses tableaux, la belle couleur brillante qui fait qu'on ne peut aucunement apprécier ses tableaux, reproduits par la gravure. Impossible de dépeindre toutes les beautés que contient cette collection. Il y a aussi de bons tableaux de l'école hollandaise, entre autres un petit Potter, des vaches, et une délicieuse perspective hollandaise, où un rayon de soleil perce un nuage. Il y a treize grandes chambres et deux énormes salles qui se suivent et dont toutes les parois sont couvertes de tableaux. Toutes ont des plafonds peints et sont garnies de meubles, richement dorés, et de tables de marbre et d'agate. L'un des salons contient deux jets d'eau dans des bassins en marbre. A la suite de cette file d'appartements, l'un plus riche que l'autre, on remarque tout à coup un salon tout couvert de glaces, des trophées gracieux et des guirlandes de fleurs avec des oiseaux et de petits amours des | |
[pagina 93]
| |
couleurs les plus vives et fraîches, reproduits sur ces glaces comme si elles venaient d'être peintes d'hier; cependant elles sont d'un artiste qui vivait il y a trois siècles, Maria dei Fiori. C'est quelque chose de si gracieux, de si féerique et, quand on se mire dans ces glaces, on se voit tout encadré de fleurs. Au milieu de cette salle se trouve une table en mosaïque, où se voient tous les marbres précieux que l'Italie fournit. Au bout de ces salles il y a un escalier en marbre blanc, conduisant à une loggia, entourée de verre, où l'on est tout surpris de voir passer le Tibre. Cette loggia est peinte à fresque, mais les couleurs y ont beaucoup souffert. De loin on voit au fond d'un corridor une serre, remplie de verdure et de fleurs, avec une fontaine au milieu. Nous avons encore vu aujourd'hui le Capitole, l'église de Ste Marie in Ara Coeli et la roche Tarpéienne. L'église vis-à-vis du cloître d'Ara Coeli est le point le plus élevé du mont Capitolin. Ici se trouvait autrefois le temple de Jupiter. Cette petite colline est peut-être le point le plus intéressant de toute la terre. Il y avait là aux temps les plus reculés un temple, consacré à Saturne, puis vint Romulus qui fonda un lieu d'asile autour de ce temple. Tarpéia donna son nom au rocher. Le premier Tarquin trouva la fameuse tête, à laquelle le Capitole emprunta son nom; le second Tarquin y fonda un temple consacré à Jupiter, au lieu de celui de Saturne. Camille construisit la citadelle et l'entoura de fortes murailles, Sylla y fonda un temple en marbre blanc. Jupiter à l'entrée fut toujours le patron de Rome, et combien de grands hommes n'ont-ils pas invoqué ce dieu comme témoin de leur innocence, quand l'ingrate patrie qui les méconnaissait n'épargnait contre eux, ni les accusations, ni les châtiments, au lieu de les combler d'honneurs. C'est ici que se faisaient les sacrifices, ici que les généraux vainqueurs étaient couronnés, ici que la divinité supérieure était implorée d'indiquer une | |
[pagina 94]
| |
issue, quand le pays était en danger. Et maintenant, après la chûte du paganisme, s'élève sur cette même place, une église, consacrée à la Vierge. Cette église est très-vieille et très-vénérable par cette antiquité même; elle forme un contraste frappant avec l'autre partie du Capitole qui se compose de trois palais, construits par Michel-Ange autour d'une petite place, dont le quatrième côté s'ouvre sur un escalier en marbre qui descend jusque dans la rue. Au milieu de cette place s'élève la statue équestre de Marc Aurèle. Les palais aux deux côtés sont des musées; le bâtiment du milieu, vis-à-vis la balustrade, est le municipio, nous dirions l'hôtel de ville. En face de ce bâtiment un grand escalier, conduisant au cloître et à l'église, un autre à la roche Tarpéienne. Nous nous rendîmes d'abord à l'église, bâtie par Ste Hélène, en mémoire d'une apparition céleste que l'empereur Auguste eut à cette même place dans le temple de Jupiter, savoir la Vierge avec l'enfant sur le bras, qui lui annonça que le paganisme disparaîtrait pour faire place au christianisme. Auguste éleva un autel à l'apparition céleste, de là le nom d'Ara Coeli. C'est une singulière église,; d'abord on peut à peine y voir, mais dès qu'on est habitué à son obscurité, on remarque qu'elle est composée de toutes sortes de colonnes, portant des chapiteaux différents, probablement tirées des temples et des palais. Le pavé en précieuse mosaïque est partout enfoncé et fendu, c'est que probablement dans la suite des siècles on y a creusé des tombes, et posé tant de dalles entre les mosaïques, dont on ne paraît pas avoir tenu compte. On y trouve quelques belles tombes du douzième et treizième siècle, et ce qu'il y a de plus remarquable ce sont les fresques de Pinturicchio, représentant la mort de St. Bernard de Sienne. Malheureusement elles sont devenues très-noires et sont presque | |
[pagina 95]
| |
invisibles à cause de l'obscurité. C'est dans cette église qu'on garde le Santo Bambino, petite statue de l'enfant Jésus, sculptée dans le bois d'olivier, provenant, dit-on, du jardin de Gethsémané. Cette statue est très-vieille, magnifiquement habillée et resplendissante de diamants et de pierres précieuses. On lui attribue la puissance de guérir des maladies qui résistent aux médecines. Elle a sa propre voiture et sort presque chaque jour pour visiter les souffrants et les mourants, et pour les assister, accompagnée d'un moine franciscain. A Noël, un enfant fait une prédication devant l'autel; c'est un sermon, appris par coeur et récité par l'enfant, ce que je trouve dommage. La roche Tarpéienne est située du côté opposé de cette place. Pour y atteindre il fallait grimper une petite rue étroite. Une foule d'enfants mendiants nous persécutaient, mais ils le faisaient pour leur plaisir, car ils étaient bien mis. ‘C'est pour se régaler’, nous dit le custode. Bien que la roche Tarpéienne soit encombrée de hautes maisons, de toutes sortes de masures, de mauvaises herbes, de jardins mal tenus, on peut cependant encore la reconnaître, au moins assez pour comprendre que quelqu'un, précipité du haut de cette roche, n'avait pas beauconp de chance d'en revenir vivant. Non loin de là, ou plutôt au pied de la place où nous étions, sont les prisons mamertines, la place la plus ancienne, qui soit conservée intacte, depuis les temps des rois de Rome. Ancus Martius, d'après les historiens, fit transformer en prison une carrière épuisée, et Tullius Hostilius fit creuser sous celle-ci une seconde prison pour les malfaiteurs plus dangereux que les autres. Ce sont des antres affreux et sombres, profondément creusés dans la terre, aucun rayon de soleil n'y pénètre jamais. Autrefois on ne pouvait y entrer que par un trou carré, pratiqué dans la voûte, par lequel | |
[pagina 96]
| |
on descendait les prisonniers. Dans la prison inférieure il y a une source limpide; la légende raconte qu'elle jaillit pour le baptême des autres prisonniers, lorsque St Paul et St Pierre étaient en prison. C'est dans ce cachot que Jugurtha mourut de faim. Les conspirateurs de Catilina y furent étranglés, et combien de rois et de généraux vaincus, combien de braves et nobles citoyens de Rome y trouvèrent la mort! On y montre dans le mur l'empreinte du visage de St Pierre, mais il faut avoir la foi robuste pour y reconnaître une figure humaine. C'est aussi là que se trouvait l'escalier, dit des gémonies, le long duquel les cadavres étaient retirés au moyen de crocs, pour être traînés jusqu'au Tibre et être jetés dans ses flots. Celui-ci n'existe plus, mais il est remplacé par un autre escalier tres-commode par lequel les visiteurs descendent dans le gouffre, plein de si horribles souvenirs. | |
28 Mars.- Giovedi Santo! Les cloches de toutes les églises sonnent à grande volée, le ciel est bleu, tout a un air de fête, toute la ville de Rome est sur pied, cependant les magasins sont ouverts. Nous allons à Ste Agnès e fuor le mura, bâtie au quatrième siècle par Constance, fille de Constantin, autour du tombeau de Ste Agnès, dans les catacombes. C'est une église à moitié souterraine, on y arrive sous une voûte qui descend avec l'escalier. Des deux côtés des inscriptions sont incrustées dans le mur trouvées dans les catacombes. L'église elle-même est en style byzantin, enrictrie de mosaïques sur fond d'or. Ses belles colonnes en granit, en marbre violet en porta santa, pris à de vieux temples, sa grande mosaïque au-dessus de l'autel, représentant Ste Agnès entre St Damasius et St Honorius, datant du sixième siècle, tout contribue à donner à cette église un caractère vénérable. | |
[pagina 97]
| |
Le cloître est adossé à l'église. Tout près est le baptistère, où Constance fut baptisée, ainsi que d'autres membres de la famille du premier empereur chrétien. On a longtemps pris ce baptistère pour un petit temple de Bacchus, parce que la coupole intérieure est ornée de mosaïques, représentant des raisins et des pampres, parmi lesquels de petits anges ou amours sont occupés à vendanger, mais plus tard on est revenu de cette opinion depuis qu'on a trouvé ces mêmes représentations sur des sarcophages chrétiens et compris que cela se rapportait au symbole du cep et des sarments. Mais il est curieux d'observer comment dans ces premiers âges les notions et les croyances chrétiennes se sont greffées sur les symboles du paganisme. Or ce cloître avec son baptistère au milieu des ruines qu'ou dit être celles d'un ancien cirque, son petit cimetière délabré, les murs couverts de mauvaises herbes, est bien réellement par un beau jour ensoleillé tout ce qu'on peut voir de plus italien. Pendant que nous admirions ces beaux vestiges l'aimable moine qui nous servait de guide nous proposa de descendre dans les catacombes. On nous donna à chacun un rat de cave à la main et nous descendîmes par un petit escalier étroit et raide. Nous arrivâmes dans un couloir, tout-à-fait obscur. Peu à peu nos yeux s'habituèrent au demi-jour que répandaient nos lumignons et nous vîmes de chaque côté des niches, creusées dans le tuf, où on glissait les corps, puis l'ouverture se fermait par une dalle en marbre. Les tombes des martyrs sont reconnaissables à de petites fioles en verre, dans lesquelles on conservait un peu de leur sang et qui étaient fixées dans la chaux. Pour ceux qui avaient été noyés, brûlés ou qui avaient été tués de quelqu'autre manière sans qu'il y eut du sang de répandu, on gravait dans la pierre une branche de palmier, comme signe distinctif. On rencontre sur quelques tombes des symboles chrétiens: une colombe avec une branche de olivier, le bon berger, aussi quelquefois le nom de Christ grossièrement peint. | |
[pagina 98]
| |
Pendant les persécutions le service divin se faisait dans les catacombes, dans de petites chapelles qui existent encore. Le plus souvent c'était au-dessus du tombeau de tel ou tel saint. De là dans l'église romaine l'origine de l'autel, sous lequel on conservait presque toujours une relique précieuse. Et dans ces sombres passages souterrains, dans ces antres au milieu de leurs morts, les premiers chrétiens se sont cachés pour échapper à la persécution, jusqu' à ce que sous le règne de Septime Sévère ils avaient tellement augmenté en nombre que Tertullien écrivait: ‘Si l'on bannissait tous les chrétiens, l'empire romain serait dépeuplé’, et un siècle plus tard Constantin le Grand s'aperçut que, s'il voulait conserver sa puissance, il ne lui restait qu'à se ranger du côté des chrétiens, prendre la croix pour bannière et se faire baptiser. | |
29 Mars.- Nous retournons au Capitole. Les deux palais à gauche et à droite de la place - nous l'avons dit - sont des musées. Le musée Capitolin possède une riche collection d'antiques, l'autre, le Palazzo dei Conservatori, contient les bustes de tous les grands hommes de la Rome moderne et de quelques étrangers. Celui de Mazzini est le dernier qui y ait été placé, quelques jours après sa mort. Cependant il nous fut interdit de contempler ces illustrations. Les salles sont, grâce au nouvel ordre de choses et au manque de place à Rome, occupées par des bureaux, et personne ne peut plus les visiter. De même pour les tableaux, dont il y a ici une grande collection; mais ils ne passent pas pour être fameux. Personne ne répondit à notre coup de sonnette. Cependant on nous conduisit près de l'antique et curieux bronze représentant la louve, qui nourrit Romulus et Rémus. On prétend qu'il existait déjà en 296 avant J.C. Dans cette même salle se trouve un buste antique et caractéristique de Michel-Ange en bronze et un autre de Brutus. | |
[pagina 99]
| |
On ne voit que trop bien sur cette figure froide et inexorable que cet homme était capable de ne pas même épargner ses enfants. Il y a aussi le charmant garçon, dit le tireur d'épine. Il exécute cette opération avec tant de grâce et une dextérité parfaitement rendue! Puis nous traversâmes la place en passant et admirâmes l'escalier majestuux devant le municipio, conçu par Michel-Ange, ainsi que la statue équestre de Marc-Aurèle, pleine d'expression et de dignité, pour arriver enfin au Musée Capitolin. La première chose qu'on remarque en entrant est au fond d'une petite cour la statue gigantesque d'un dieu fluvial couché, qui tout à son aise fait couler l'eau d'une cruche, avec un air moitié bouffon, moitié bonasse. C'est l'image parfaite du bien-être et du dolce far niente. C'est une statue antique, un peu verdie par l'humidité. Elle est connue sous le nom de Marphorio. Nous nous étions fait montrer en passant Pasquino, une autre statue au coin du palais Braschi, reste très-mutilé d'un excellent Ajax, portant le corps d'Achille. Cette statue reçut le nom de Pasquin, parce qu' à cette même place, au dix-septième siècle, un cordonnier vénitien bossu, qui portait le même nom, imagina et y débita toutes sortes de plaisanteries et de brocards. La statue fut employée après la mort de ce loustic pour y afficher des placards, des sottises, des pasquinades dans le même esprit; quelquefois aussi des questions, auxquelles Marphorio, placé dans ce temps-là près de San Pietro in carcere, transporté plus tard au Capitole, donnait la réplique. A travers les siècles on a fait faire la conversation à ces deux statues, se lançant des quolibets et des drôleries sur les questions du jour, même quelquefois sur celles de la politique. Mais revenons au Musée du Capitole! On voit dans la cour beaucoup de sarcophages, avec des bas-reliefs sculptés. Le plus remarquable est celui d'Alexandre Sévère et de Julia Mam- | |
[pagina 100]
| |
mea, représentant l'histoire d'Achille. Dans ce sarcophage on a trouvé le célèbre vase de Portland, qui contenait les cendres de l'impératrice. En montant l'escalier, on voit des deux côtés du mur de grandes plaques de marbre, sur lesquelles se trouve gravé le plan de Rome du temps de Septime Sévère, et, arrivé au premier étage, on est transporté tout-à-fait dans le monde ancien. Car ce ne sont pas seulement des dieux et des déesses, ainsi que d'autres habitants de l'Olympe, mais en plus grand nombre encore qu'au Vatican, les bustes de tout ce que l'antiquité a fourni de célébrités, empereurs et impératrices, philosophes, généraux. Aussitôt qu'on découvre en fouillant quelque nouveau buste, il vient augmenter la noble société du Capitole. Il y a une salle ne contenant que les philosophes, les auteurs, les poètes et les orateurs. Au milieu d'un des salons impériaux est la magnifique statue d'Agrippine assise, noble type d'une vraie grande dame romaine. Au Capitole on trouve aussi la fameuse mosaïque des colombes, si souvent copiées. Ici est le gladiateur mourant, et c'est bien, je crois, la plus belle statue de toute l'antiquité. Rien ne saurait surpasser la vérité touchante, l'expression idéale de ce guerrier gaulois mourant, car c'est à tort qu'on lui a donné le nom de gladiateur; on le voit au collier qu'il porte, à ses armes, ainsi qu'à sa chevelure. Je mets ce guerrier gaulois, si noblement imposant dans sa grande simplicité, bien au-dessus de son célèbre voisin, le Faune de Praxitèle, et d'Antinoüs, ce bel adolescent que l'empereur Adrien, dans son enthousiasme, plaça au rang des Dieux. Dans une niche à part est la Vénus, dite du Capitole, statue célèbre, mais dont je n'apprécie pas le caractère merveilleux qu'on lui attribue. C'est une femme bien bâtie et très-bien portante, mais sans la moinde expression, ni poésie. Dans ce | |
[pagina 101]
| |
même cabinet il y a le joli groupe, connu sous le nom de l'Amour et Psyché. On veut que ce soit un monument funèbre, élevé à un frère et une soeur, morts ensemble, par les parents éplorés. A trois heures le Musée ferme. Nous étions encore en pleine observation. C'était le jour fixé pour la Villa Doria Pamphili, et, comme le temps, chose rare, était admirable, nous prîmes la résolution de nous y rendre. Délicieux dessert après une matinée de jouissances artistiques! Pour la première fois en Italie nos yeux se reposent sur des prairies d'une belle herbe verte et sur des arbres magnifiques. La villa Doria Pamphili est tout-à-fait un parc anglais, seulement on se reconnaît en Italie, en considérant le beau marbre blanc et les arbres du midi: chênes-verts, rhododendrons, cactus, aloës, pins-parasols. Un étang long et étroit est situé comme un miroir limpide au milieu de ces arbres et de ces cyprès, animé par des oiseaux aquatiques, et une large chaussée serpente à travers ce beau parc. Tout ce que Rome possède en fait d'élégance et de grand monde, en voitures ouvertes ou à cheval, jouissait de cette belle journée de printemps. Les équipages de maître sont seuls admis dans ce parc, ainsi que les piétons, dont on voyait la foule se promenant dans les sentiers et qui se perdaient sous les massifs d'arbres. Cette villa sert souvent aux Romains à faire des piqueniques, des dîners sur l'herbe, car elle est très-étendue, et ce doit être délicieux de prendre son repas dans les grandes forêts de sapins. Le petit château ou plutôt la villa, est située sur une hauteur et contient une collection de statues antiques. Le public peut monter sur le toit et y jouir du magnifique panorama. Rome à vos pieds, avec la basilique de St Pierre et le Vatican au premier plan, les sinuosités du Tibre avec ses ponts, les collines couvertes de maisons, de ruines et de jardins. Plus loin | |
[pagina 102]
| |
on aperçoit les chemins serpentant à travers la Campagne, les ruines des aqueducs, le tombeau de Cecilia Metella et enfin les monts de la Sabine avec les petites villes blanches: Frascati, Tivoli, castel Gandolpho et bien d'autres, puis les montagnes toujours plus élevées, jusqu'à ce qu'elles se terminent par des sommets, couverts de neige; au sud l'infinité de la Campagne qui se perd à l'horizon, et tout aujourd'hui est si distinct et si clair, les contours sont si purs! Derrière le palais il y a un petit jardin, comme on en rencontre en Angleterre, de véritables dessins d'un châle indien. On y voit, comme tissées dans les fleurs, les armes des Dorias. On y descend par de larges escaliers de marbre; une balustrade en marbre aussi l'entoure. Du haut de la plateforme, au loin dans le parc, on voit une pelouse, où le nom de Mary est formé par des arbrisseaux. Nous voulûmes entrer au palais, afin d'en voir les curiosités, lorsqu'un laquais vint nous dire poliment: Non si entra. Pourtant nous voyions une société, parcourant les salles. A cet instant quelques équipages s'approchèrent, des groupes se formèrent sur la place: le prince Doria faisait les honneurs de sa villa au prince et à la princesse de Galles, qui à cet instant allaient partir. Nous assistâmes de loin à leur départ et vîmes comment ils prenaient place dans leur voiture. Le prince ne garde aucue trace de sa maladie, il a l'air bien portant. La princesse est ravissante, gracieuse, aimable, beaucoup plus jolie que sa petite soeur, la princesse Thyra. Ils étaient avec leur suite en trois landaus, et peu après leur départ le prince Doria les suivit seul dans un dog-cart qu'il conduisait lui-même. | |
[pagina 103]
| |
Malgré l'obscurité des salles on y voyait passablement, mais les pièces dans lesquelles les peintures sont exposées ressemblent plus à un magasin de bric-à-brac qu'aux salons d'un palais. Statues, sarcophages, fragments de bas-reliefs, tout est pêle-mêle et mal tenu. C'est ici qu'on voit la Bella du Titien, Modestia e Vanità de Léonard da Vinci, la Madonne avec l'enfant et le petit St Jean, joli tableau de Fra Bartolomeo. Il y a aussi le superbe tableau de Caravaggio, représentant les faux joueurs, magnifique de couleur, si vrai, il y a tant d'esprit et de grâce. On y trouve encore le violoniste de Raphaël, ce jeune gars si mélancolique, si délicat, coiffé d'un bonnet noir si bien ajusté et appuyé sur un grand collet de fourrure, avec un faux air de Jan de Graan. Celui-ci avec la Béatrice sont à mon goût les plus beaux portraits de Rome. Après le palais Sciarra nous visitâmes une fois de plus le Musée du Capitole, en reprenant la même promenade, nous arrêtant enthousiasmés devant le gladiateur, repassant un peu plus à notre aise devant les bustes historiques. Il ne nous fut pas difficile de retrouver plusieurs connaissances, mais nous étions si fatigués que pour aujourd'hui nous nous sommes permis de petites vacances. Notre première course fut à un magasin de ceintures romaines. Ce sont des ceintures en soie, avec des raies de couleurs très-vives sur un fond bleu, rouge ou blanc. Par conséquent les magasins où se vendent ces ceintures offrent un ensemble très-gai et très-bigarré. Ensuite nous allâmes chez Castellani, spécialité de bijouterie étrusque. C'est plutôt un musée qu'un magasin; plusieurs salons se suivent au premier étage. Déjà l'escalier est une préparation à ce qu'on va voir. Il est peint entièrement en style étrusque sur un fond rouge avec de curieux petits paliers voûtés. Une fois entrés, nous nous trouvâmes entourés d'une collection d'antiquités: des vases, des lampes, des amphores, des bustes, | |
[pagina 104]
| |
des bronzes. Nous fûmes reçus par M. Castellani lui-même, qui eut l'amabilité d'étaler devant nous les plus jolies et précieuses bijouteries, de magnifiques intaglios, des mosaïques, des ornements ciselés en or, tout cela imité de la bijouterie antique. Nous voulions par politesse acheter quelque chose, mais les prix étaient fabuleux, 2000 à 3000 frcs, comme si cela ne signifiait rien. Il fit semblant de comprendre parfaitement que nous ne le fissions pas, resta également poli et nous conduisit à son salon, nous montra ses candélabres, ses vases étrusques, ses statues en bronze, ainsi que des objets d'un usage domestique. Il expose dans ses magasins une histoire de la bijouterie, depuis les Pélages, à travers les temps égyptiens, assyriens, grecs, étrusques; c'est vraiment intéressant de voir comme les bijouteries les plus anciennes sont presque celles qui sont travaillées avec le plus de soin. De là nous nous rendîmes à une fabrique de camées. Elle ne marchait pas, à cause des jours fériés, mais nous vîmes une magnifique collection de camées, de coquilles et de pierres dures. C'était un embarras de choix de belles choses. | |
31 Mars.- Pluie torrentielle. Pour faire quelque chose - car il fait froid et il ne faut pas penser à la Via Appia - nous allons en voiture fermée aux Thermes de Caracalla. Rien ne saurait donner une idée plus imposante des travaux gigantesques exécutés par les Romains. A Rome un établissement de bains était une espèce de club, où les élégants passaient leur temps, se rencontraient et discutaient les nouvelles du jour. Outre des bains froids et chauds, des bains de vapeur, des douches, on y trouvait tout ce qu'il fallait pour la toilette, des boutiques de parfumeries, des restaurants et dans le jardin un jeu de paume, des lutteurs, en un mot tout ce qui peut être imaginé comme distraction et amusement; le luxe et le raffinement de ces Thermes doivent avoir été incroya- | |
[pagina 105]
| |
bles. Dans les Thermes de Caracalla seize-cents bains pouvaient être préparés à la fois. C'est actuellement une ruine colossale dont la grandeur me frappa d'autant plus qu'elle est construite en briques. De magnifiques effets de lumière à travers les pans des murs et les arcs en ruines et partout la verdure, des plantes, des arbustes et des arbres, même jusqu'au faîte des tours, par-ci par-là des pavés en mosaïque fêlés, à moitié enfoncés, entre lesquels croît la mauvaise herbe, parfois aussi des fragments de statues, mais tout cela dévasté. On peut à peine se représenter comment la main de l'homme a pu élever des monuments si gigantesques, bien moins encore quelles forces surhumaines ont dû être mises en oeuvre pour démolir des murs pareils et enfoncer ces dalles. Le Colisée est mieux conservé, les murs sont encore debout, on peut aisément en traverser les couloirs; les escaliers sont couverts d'herbe, les gradins sont encore visibles, mais le marbre qui les couvrait, les colonnes, tout ce que le monument possédait de précieux a été enlevé pour orner la Rome moderne. Au temps de Michel-Ange on allait, hélas! y prendre le marbre dont on avait besoin pour la basilique de St Pierre et pour les superbes palais qui se construisaient alors, sans le moindre respect pour ce monument de l'antiquité. | |
1 Avril.- La villa Farnesina est un des bâtiments les plus élégants de Rome. Elle est située à l'autre côté du Tibre, au milieu d'un grand jardin bien entretenu; une grille ornée d'arabesques en fer la sépare de la rue. Elle fut bâtie au seizième siècle par Peruzzi, sur l'ordre d'Agostino Chigi, le grand banquier sous Léon X, et décorée par Raphaël. Plus tard encore elle fut achetée par la famille Farnèse. La pureté et l'élégance des lignes donnent un cachet de fraîcheur et de gaîté à ce bâtiment qui est délabré et inhabité, mais dès | |
[pagina 106]
| |
qu'on y entre tout sentiment d'abandon cesse par le charmant et gracieux entourage au milieu duquel on se trouve. Douze grands panneaux remplissent le plafond de ce salon qui est en même temps un vestibule. C'est le roman de Psyché, raconté par Apulée avec cette finesse gracieuse et spirituelle qui caractérise en quelque sorte la civilisation la plus raffinée. Apulée vivait au temps d'Adrien. Deux grands médaillons remplissent le plafond: le conseil des dieux dans lequel il fut décidé d'admettre Psyché dans l'Olympe et les noces de l'Amour et de Psyché, c'est-à-dire le dénouement. Le roman lui-même est divisé sur trois panneaux qui se trouvent sous la frise. Ils sont encadrés de guirlandes de fleurs et de fruits sur un fond d'un bleu chaud. Les incidents de ce drame romanesque fournissent de charmants sujets pour le peintre. Vénus raconte à l'Amour qu'on prétend que la beauté de Psyché surpasse la sienne. L'Amour irrité promet à sa mère de la venger, mais en voyant la jeune fille il en devient si éperdûment amoureux qu'il la désire pour femme. Il la montre aux Grâces avec une expression de ravissement. Vénus se plaint à Jupiter et à Cérès, qui donnent à entendre qu'ils aimeraient autant ne pas s'en mêler; c'est un délicieux tableau, Vénus si humble, si ingénue, et Jupiter respectable vieillard, qui lui répond avec bonté. Psyché est condamnée à toutes sortes d'épreuves dont elle sort triomphante, si bien que Vénus donne enfin son consentement. Alors Mercure est envoyé sur la terre pour chercher Psyché qui est reçue dans le cercle des dieux, et l'histoire se termine par la noce. Un beau tableau est encore celui où l'Amour arrive chez Jupiter pour le remercier de son aide et de son intervention et où le vieux et vénérable père des Dieux et des hommes attire à lui le beau et malin garnement et lui donne un baiser. Entre les panneaux folâtrent de charmants petits Amours avec toutes sortes d'attributs sur un fond d'azur. Les murs sont | |
[pagina 107]
| |
tapissés de gobelins avec des guirlandes de fleurs et de fruits; l'ameublement est en velours bleu, brodé d'or. Dans le salon suivant le plafond a des peintures en grisaille; une des parois est entièrement occupée par la grande fresque du triomphe de Galatée, aussi de Raphaël. Galatée est représentée debout sur une coquille, elle tend son voile au vent, tout autour nagent des tritons et des néréides et de charmants petits amours planent dans les airs. De l'autre côté de cette même rue, via Lungara, du reste peu distinguée, il y a le Palazzo Corsini. Un péristyle élevé, voûté, avec un escalier en marbre blanc au milieu, en forme l'entrée principale. Par les portes ouvertes on apercevait un joli jardin, presque un parc, savoir un jardin français, raide, à l'ancienne mode, avec des allées droites, des berceaux, des pelouses carrées et parmi tout cela les plus belles fleurs odoriférantes. Ce parc est situé sur le penchant du Janicule, et depuis son sommet on aurait une vue superbe sur Rome, si la perspective n'était interrompue par un fouillis d'arbres et de verdure, si bien que par un jour aussi chaud que celui-ci, il ne vaut pas la peine d'y monter. Il vaut mieux gravir l'escalier et parcourir les trois salles où il y a non seulement une collection de chefs-d'oeuvre, mais les plus beaux meubles, de magnifiques armoires, des lustres en cristal de roche, ainsi qu'un grand nombre d'objets d'art, trop de Madones pour qu'on les compte. Celles qui nous frappèrent le plus sont celles de Sassoferrato, si modestes, si humbles, si délicates et, last not least, la belle Madone de Carlo Dolci contemplant avec ravissement son enfant endormi. Il y a un magnifique portrait de Philippe II par le Titien, c'est toujours le vilain visage de Philippe que l'on sait, mais idéalisé, superbe de ton et de vigueur. Puis trois miniatures de fra Angelico da Fiesole, le Hemling de l'Italie, représentant le jugement dernier, chaque petite tête est un | |
[pagina 108]
| |
chef-d'oeuvre. Onze petits tableaux de Callot: les misères de la guerre; chaque pièce représente l'une ou l'autre atrocité de la guerre, sans tomber dans les banalités des batailles, très-spirituel et, quelque douloureux que ce soit, assez amusant. Il y a une salle consacrée entièrement aux portraits: une vieille femme de Rembrandt, de magnifiques portraits de van Dijk, de Holbein; le cardinal Farnèse par le Titien, Monsignore Ghiberti par Giulio Romano, le cardinal Bibbiena par Bronzino. Trois Ecce-Homo de Guido Reni, de Guercino et de Carlo Dolci, pendent l'un près de l'autre, nous les trouvâmes affectés et fades. La contemplation du Guide nous plût davantage, ainsi que deux femmes de Giorgione. La reine Christine de Suède a habité ce palais; on montre la chambre où elle mourut le 19 avril 1689. Cette chambre possède une alcove, formée par des colonnes cannelées. Il y a au palais Corsini une riche bibliothèque, où l'on trouve de précieux manuscrits toujours au service du public; les savants peuvent y venir travailler dans de bonnes chambres bien chauffées, desservies par un personnel comme il faut, sous la surveillance d'un bibliothécaire.
Le père Hyacinthe donne actuellement des séances au foyer du théâtre Argentina. Le but principal de ces assemblées est de faire remarquer les abus qui se sont introduits insensiblement dans l'église romaine. Le voeu du père Hyacinthe est de voir toute la terre ne formant qu'un troupeau sous un seul berger. Il veut que l'église romaine renonce à quelques abus et à quelques formes et que les protestants se rapprochent du catholicisme. Il ne veut pas rompre avec l'Eglise, ce qui n'empêche pas que l'Eglise ait depuis longtemps rompu avec lui. Il est très-éloquent, très-attrayant, très-chaleureux, mais il n'est pas assez ferme dans ses convictions, il n'est pas assez un | |
[pagina 109]
| |
héros de la foi, il n'atteindra jamais à quelque chose de vraiment grand. La salle était comble, il y avait de grands personnages, de grandes dames, tous curieux d'entendre ce que le père Hyacinthe leur dirait. C'est un homme d'âge moyen; son extérieur n'a rien de particulier, plutôt gras que maigre et en habits de ville. Le sujet d'aujourd'hui était la Bible, le livre des livres, don de Dieu aux hommes, livre qui devrait être répandu dans tous les rangs de la société. L'Eglise romaine enseigne qu'on ne peut comprendre la Bible que par l'étude et l'érudition. Le père Hyacinthe est d'une opinion contraire; il trouve que c'est un livre pour les simples et pour les enfants. Par conséquent il considère l'écriture sainte comme le meilleur moyen civilisateur, la seule chose qui, de nos jours, puisse porter des fruits. De cette manière la consolation divine est répandue parmi tous les hommes. Le père Hyacinthe fit alors un beau tableau des trois éléments civilisateurs, représentant les Romains avec leur sentiment de la loi, leurs droits et leurs devoirs de citoyens; les Germains avec leur goût pour la famille, leur respect pour la femme, leurs moeurs pures; les Juifs avec leur connaissance de Jéhova, leur foi en un seul Dieu. Mais aujourd'hui la société menace de s'écrouler. Qu'est-ce qui peut la sauver? La seule ancre de salut, la Bible, la Bible dans la famille. Chaque homme et chaque femme qui se marient, doivent commencer une mission de prêtre. Chaque père de famille doit lire journellement un chapitre de la parole de Dieu, entouré de ses enfants et de ses domestiques, comme c'est la belle coutume en Angleterre et en Amérique. Pour régénérer le monde, il faut commencer par la famille, et la famille par la Bible. Chez les Juifs la Loi et les Prophètes étaient dans toutes les mains, pourquoi devrait-il en être autrement chez les Chrétiens, qui possèdent l'Evangile? La Bible, dit-on, ne peut | |
[pagina 110]
| |
soutenir l'examen de la science. Mais la science n'a rien à faire avec elle, l'une et l'autre ont une mission toute différente. La Bible s'adresse au sentiment, et quand on en a compris les vérités, on peut sans crainte se livrer à la science, la foi ne saurait plus être ébranlée. Quand on connaîtra la Bible on ne dira plus que le christianisme était bon au moyen-âge mais que maintenant il a fait son temps; au contraire la foi chrétienne doit devenir la religion de l'humanité. Par la Bible l'humanité sera reportée au triple cantique de la Vérité, de l'Unité, de la Charité. | |
2 Avril.- Tout à Rome est encore embrouillé, c'est un moment désagréable pour tout le monde, on a le sentiment d'un temps de transition. Il n'y a pas assez de logements pour le flot d'employés, de diplomates, de magasins qui ont suivi la nouvelle cour, pas de localités suffisantes pour les bureaux, qui entre autres se sont emparés d'une partie de la Protomothèque au Capitole, ce qui fait que le public n'y est pas admis. L'entourage de la cour et les diplomates trouvent affreux d'avoir dû quitter la belle et gaie Florence pour venir à Rome, où ils sont mal logés; quelques-uns même doivent se contenter d'un hôtel ou de mauvais appartements, d'une ville où ils n'ont pas d'amusements, où ils ne trouvent pas un accueil bienveillant de la haute noblesse qui en général prend parti pour le pape. Le pape boude, ses partisans sont fâchés et tourmentent de mille manières les autres, qui à leur tour cherchent à contrecarrer les amis du pape. Même les plus paisibles souffrent de ces tracasseries et rencontrent souvent de petites difficultés et des déceptions. Plusieurs villas et galeries sont fermées au public. Nous ne pûmes par exemple pas voir la villa Ludovisi, qui contient une des plus belles collections de statues et de tableaux. Au Vatican nous nous trouvâmes devant une porte fermée qui pourtant était indi- | |
[pagina 111]
| |
quée dans notre guide comme conduisant des stanze à la Bibliothèque. ‘Oui’, dit le custode, ‘c'était ainsi autrefois, mais le nouveau gouvernement a tout changé’. Il faut faire le tour du palais et entrer par une autre porte à la Bibliothèque. Le nouveau gouvernement n'en peut mais; c'est une petite tracasserie des papistes, car le roi d'Italie n'a rien à dire au Vatican, le pape y règne en maître absolu. Aujourd'hui nous allâmes voir le Baptistère de S. Giovanni in Laterano. C'est la seule chose qui soit restée du vieux Latran de Constantin. Les fonts baptismaux sont, raconte-t-on, ceux qui ont servi au baptême de l'empereur par le pape Sylvestre, bien que l'on croie généralement qu'il ne se fît baptiser qu'à son lit de mort. Il y a de très-intéressantes et anciennes mosaïques, style byzantin, dans les chapelles qui entourent le dôme octogone. L'une d'elles est fermée par une porte, provenant du tombeau d'Adrien, qui s'appelle maintenant le château St Ange. Quand cette porte s'ouvre ou se ferme et que de son énorme pesanteur elle tourne sur ses gonds rouillés, le bruit qui se produit fait l'illusion d'une musique d'orgue. Un svelte et intelligent jeune homme à l'air aimable et intéressant fait les honneurs du baptistère; il a un beau costume: une longue simarre bleu foncé, doublée et bordée de soie écarlate avec de longues banderolles sur les épaules qui flottent au vent et qui donnent un cachet particulier aux séminaristes romains. Il nous parut avoir dix-sept à dix-huit ans, savait très-bien le latin et le grec, et était en général très-développé. Cependant son avenir n'est guère au-dessus de l'emploi de sacristain: il nous parut trop supérieur et surtout trop instruit pour ces fonctions. Nous avions exprimé à un de nos amis le désir de faire un dîner vraiment romain, en même temps que celui de faire la connaissance d'une trattoria. Il nous conseilla d'aller dîner avec lui au Falcone. Il commanderait le dîner, y compris le | |
[pagina 112]
| |
vin, et pour finir la journée tout-à-fait à l'italienne, nous passerions la soirée avec lui au théâtre della Valletta pour voir les marionettes. On donnait ce soir-là Macbeth, nouvellement monté. Nous nous imaginions que c'était quelque bouffonnerie et que nous ririons beaucoup. La cuisine romaine ne nous plut guère, les vins qui arrosaient le dîner étaient mieux à notre gré. Le dîner se composait comme suit: zuppa con capellini; puis frittura di animelli e carcioffi; ris de veau et des artichauts, préparés comme des beignets aux pommes. Les ris de veau sont très-bons de cette manière, les feuilles dures des artichauts le sont moins. Ensuite on servit une timbale de macaroni, qui aurait été excellente, si le milieu n'avait été gâté par une couche de ragoût, consistant en rognons, très-poivrés et épicés. Puis vint un ragoût de poulet, préparé d'après ce même système; puis enfin des petits pois dans lesquels on avait tripoté de petits dés de jambon, ce qui les rendait excessivement gras. Enfin la zuppa inglese, quelque chose de vraiment délicieux, du pain trempé dans du rhum et couvert d'une espèce de crème fouettée, également au rhum et ornée de gelée, si bien que cela formait en même temps un beau plat. Ceci et puis le commencement du dîner, consistant en pain, beurre et anchois furent les seules choses qui nous agréèrent. La trattoria est très-primitive. En entrant, la première chose que l'on voit est la cuisine, égayée par une énorme fournaise qui flambe, des chaudrons en cuivre et des cuisiniers tous habillés en blanc, qui fourmillent pêle-mêle, dans une vapeur épaisse dont s'échappent des parfums qui ouvrent les plus délicieuses perspectives. On monte un escalier passablement obscur et rapide, et on arrive dans une petite chambre où deux à trois tables sont arrangées pour trois à quatre personnes. Les chambres sont modestes, le linge de table est grossier, des chaises empaillées, les tapisseries en papier, et l'éclairage | |
[pagina 113]
| |
laissait également à désirer. Les cuisiniers eux-mêmes vous servent. Tout est propre, tout a l'air appétissant. La plupart des habitués restent encore longtemps après avoir fini de manger, mais on n'y fume pas. Je ne crois pas que les dames élégantes de Rome fréquentent ce lieu. Nous eûmes une déception aux Marionettes, car nous avions pensé nous y amuser, ce qui ne fut pas le cas. C'était très-sérieux. Macbeth y est déclamé en vers pompeux par des poupées mises en mouvement au moyen de fils de fer. C'est un théâtre en miniature, avec un petit parterre et une rangée de loges, il y a même un orchestre très-bruyant. Un homme dirige les marionettes par en haut et parle pour elles. Mais comme c'était sérieux, cela devint bien vite ennuyeux. Une tragédie représentée par des poupées et les vers de Shakespeare débités par un homme derrière les coulisses! La danse était jolie, les petits êtres allaient avec une rapidité incroyable, les pieds toujours mis en mouvement par des fils invisibles. Les soldats qui s'avancent et qui marchent sont bien comiques; Lady Macbeth qui débite ses tirades en pirouettant comme une sotte d'un côté à l'autre de la scène, tout cela nous fit rire un moment, mais après le second acte nous commençâmes à désirer de rentrer chez nous et ne fûmes qu'à moitié satisfaits de ce que notre cicérone eût donné au cocher la permission d'aller souper, de sorte qu'il nous fallut subir encore un acte, celui pendant lequel Macbeth est poursuivi par des spectres et des apparitions qui ne sont visibles que pour lui. Il se rend de nouveau près des sorcières, où un horrible sabbat se fait au moyen de feux de Bengale, de chats sauvages, de dragons qui volent dans l'air, de diables avec des cornes et des queues qui tous dansent pêle-mêle et de plus en plus rapidement, jusqu'à ce qu' enfin dans un tourbillon sauvage ils sont enlevés dans les airs.... Puis le rideau tombe. Notre voiture était là et nous partîmes. | |
[pagina 114]
| |
3 Avril.- Nous avions donné rendez-vous à un ami, à l'église de St Pierre, pour voir la salle du Concile. C'est un petit coin de cette vaste cathédrale, une des chapelles du côté du choeur, qui n'est qu'un atome dans l'immensité, et pourtant c'est une salle qui peut contenir plus de mille personnes. Tout autour il y a des estrades qui montent en amphithéâtre; au milieu une chaire pour celui qui parle. Les parois sont peintes et représentent quatre grands conciles; le premier de tous, celui de Jérusalem, puis ceux de Nicée, de Trente et de Corinthe. Deux tombeaux de papes sont cachés en partie par les estrades. L'ensemble n'est pas gracieux, de plus cela dépare la cathédrale, qui par cet enclos perd sa symétrie. De là au château St Ange, monument sépulcral de l'empereur Adrien, il n'y a qu'un pas. Il fut transformé en citadelle par les papes, afin de pouvoir s'y retirer plus tard en cas de besoin par un chemin couvert, sinon secret. Les joyaux pontificaux et le trésor y étaient gardés; en même temps le château servait de prison d'état. Le château St Ange n'est plus à présent qu'une caserne. Les soldats couchent dans une grande salle, qui jadis fut celle de la torture. N'est-ce pas étrange que dans une salle, destinée à une oeuvre aussi rebutante, Perino del Vaga ait peint un plafond, qui semble plutôt destiné à une salle de bal qu'à une chambre de torture? Ce sont des arabesques et des guirlandes sur un fond blanc à médaillons, où des Néréides et des Tritons folâtrent ensemble. Dans cette même chambre Béatrice Cenci et sa belle-mère furent torturées et le cardinal Caraffa fut égorgé. Pauvre Béatrice! Nous vîmes sa prison: un antre obscur où jamais un rayon de soleil ne pénétra. Dans un antre semblable Benvenuto Cellini fut incarcéré. Nous montâmes sur le plateau jusqu'en face de l'ange, qui, les bras étendus, semble vouloir protéger la forteresse; la vue y est splendide. D'ici on observe mieux que partout ailleurs le | |
[pagina 115]
| |
cours du Tibre, si pittoresque encore, puisqu'il n'y a pas de quais à Rome. Mais tout cela va changer maintenant. De là on nous conduit à la Bibliothèque du Vatican. Celle-ci ne ressemble en aucune façon à une bibliothèque, car on n'y voit pas de livres. Ce sont des salles à perte de vue, ornées de peintures du haut en bas, très-gaies, très-amusantes, très-intéressantes en même temps; on y passerait des journées entières et toujours on y découvrirait quelque chose de nouveau et de curieux, mais les livres, les manuscrits et les codices sont sous clef, enfermés dans des armoires cachées par ces peintures. Ici, ce sont des médaillons de fleurs et de fruits, là-bas des rideaux, si admirablement imités qu'on est tenté de les soulever et de croire véritables ces étoffes de velours et de soie, brodées d'or, drapées autour de colonnes qui laissent apercevoir derrière elles le ciel bleu et des échappées sur de gracieux paysages dans les environs de Rome. Plus loin ce sont des vues sur Rome même, telle qu'elle se présentait dans le quinzième et le seizième siècle: l'église de St Pierre au moment où on s'occupait à la bâtir; un grand panneau au-dessus d'une porte représentant l'érection de l'obélisque sur la place de St Pierre, un autre, l'Eglise de St Pierre telle qu'elle serait devenue, si le plan de Michel-Ange eût été suivi. Plus loin encore ce sont des épisodes de la vie des papes et des saints, et tout cela est varié par des arabesques et des guirlandes sur fond blanc. Au milieu des salles sont exposés quelques superbes cadeaux offerts aux papes par des souverains, tels que des vases gigantesques, produits des fabriques de Sèvres, de Berlin et de Vienne; une coupe colossale en malachite, une autre en onyx, offerte par le vice-roi d'Egypte. Tout est proprement tenu, élégant, gracieux, mais on n'y trouve pas ce calme sérieux | |
[pagina 116]
| |
qui invite à l'étude et qui serait plus en harmonie avec la haute valeur d'une bibliothèque comme celle du Vatican. La dernière de cette longue file de salles contient, d'un côté, une collection d'antiquités chrétiennes, tirées des catacombes; de l'autre une collection de camées, d'intaglios, de curiosités de différents genres, exposés dans de petites armoires antiques d'une grande beauté, seulement ces armoires sont placées dans un demi-jour qui ne permet pas d'en jouir complètement. | |
4 Avril.- Le jeudi, le toit et la coupole de St Pierre sont accessibles au public, jusqu'à dix heures du matin. Il fallut donc se dématiner. Mais on ne regrette pas d'avoir fait cet effort ni d'avoir entrepris l'énorme ascension; seulement il ne faut pas qu'on soit sujet au vertige. Dans une des chapelles latérales de St Pierre on monte par un escalier spacieux et commode cent-quarante-deux marches jusqu'au toit. On est surpris par l'aspect de ce toit, qui semble une petite ville aérienne dont l'énorme dôme fait le centre. On se croit devant le Baptistère de Pise, en se voyant face à face avec la grande coupole. A côté d'elle s'élèvent deux dômes moins considérables; vus depuis la place de St Pierre, on les aperçoit à peine; arrivés ici, ce sont de petites églises. Le toit est habité, il s'est formé là une petite colonie; bien des familles y ont vécu de père en fils. Là-haut demeurent les gardiens, les plombiers, les maçons; il y a une pompe à feu, des ateliers, des hangars; une machine hydraulique fournit de l'eau, et il y a toujours de l'ouvrage. Devant cette espèce de hameau s'étend une large terrasse entourée sur toute la largeur de la façade d'une balustrade en marbre qui fait penser au monte Pincio. Lorsque du haut de cette façade on embrasse du regard la place de St Pierre, on prendrait les voitures pour des mouches, les hommes font l'effet de petits points noirs. | |
[pagina 117]
| |
Veut-on mesurer du regard l'immense profondeur de la vaste cathédrale, on peut en faire le tour et contempler de près les mosaïques qui ornent l'intérieur du dôme; celles-ci vues depuis le bas semblent des miniatures, ici on voit au contraire qu'elles se composent de grands morceaux de pierre. Dès lors on grimpe dans le toit de la coupole, l'étroit escalier en suit le contour arrondi, jusqu'à ce qu'on arrive au balcon qui couronne la coupole et sur lequel on peut contempler toute la contrée environnante et le magnifique panorama de Rome, à quelques milliers de pieds au-dessous de soi. On peut aussi de là jeter un coup-d'oeil dans l'église; mais voilà quelque chose qui donnerait le vertige aux moins susceptibles. En général j'ai trouvé qu'on prend moins le vertige en se voyant à une énorme hauteur en plein air que si de cette même hauteur on plonge le regard dans l'intérieur d'un édifice. Nous aurions pu grimper encore dans la boule, mais il y avait tant de monde, entre autres tout un collège de séminaristes, qui encombraient l'abord d'un étroit petit escalier, que nous nous contentâmes de cette avant-dernière station, d'autant plus que le temps était brumeux, les montagnes albanaises étaient enveloppées de gros nuages noirs, et la mer était invisible. Le temps est vraiment fait pour mettre les étrangers au désespoir. Le musée du Latran est situé à l'une des extrémités de Rome et juste à l'extrémité opposée à l'endroit où nous demeurons; c'est donc tout un voyage et deux fois déjà nous l'avons entrepris en vain. Car - voilà un des inconvénients de Rome - il faut être mis exactement au courant des heures et des jours auxquels chaque galerie, chaque musée, chaque palais sont ouverts. Vient-on trop tôt ou trop tard, on les trouve irrévocablement fermés, et, pour la plupart, il faut alors de nouveau attendre une semaine. Puis il y a des palais qui ne sont visibles | |
[pagina 118]
| |
que le premier et le quinze du mois; viennent ensuite les jours de fête de l'Eglise Catholique où tout est fermé. Tout cela fait perdre énormément de temps, car avant d'être bien au fait de ces usages, on se trompe souvent. Le mieux serait donc, en arrivant à Rome, de faire une liste des jours et des heures, afin de régler là-dessus d'avance son plan de campagne pour la semaine. Le musée du Latran sert à déposer tout ce qui n'a pas pu trouver de place au Vatican, surtout les objets trop volumineux. Ici l'on trouve beaucoup de sarcophages, ornés de bas-reliefs, de colonnes, de fragments de frises, de bustes gigantesques, surtout quelques très-belles statues bien conservées. Oh! combien Rome doit avoir été magnifique, lorsque toutes ces belles frises, ces chapiteaux, ces colonnes, dont les seuls débris nous mettent en si grande admiration, étaient neufs et intacts! Une des statues les plus célèbres de ce musée est un Sophocle, drapé dans son manteau qu'il retient de la main droite sur l'épaule gauche. Le bras sous le manteau est d'une grande beauté, tout le maintien est si noble, si digne, si élégant. Il y a aussi un très-célèbre satyre dansant. Les restes des premiers temps du christianisme nous intéressèrent plus encore que ces antiquités païennes. L'étage supérieur leur est consacré. Ils sont pour la plupart tirés des catacombes et sont conservés ici pour les préserver de la dégradation et de l'humidité; on peut du reste beaucoup mieux les y voir que dans les sombres catacombes. On trouve ici les copies des peintures murales qu'on ne pouvait pas transporter. Il y a aussi beaucoup de sarcophages avec des bas-reliefs fort attrayants et intéressants par leur grande simplicité. Ce musée est une source de renseignements concernant les croyances et les dogmes des premières époques chrétiennes. Il a été érigé par Pie IX et le soin en est confié à Monseigneur Rossi, l'auteur de Roma sotterranea. Sur la plupart des sarcophages | |
[pagina 119]
| |
on voit le Christ sous l'emblême du bon berger, l'agneau sur ses épaules; le miracle des pains et des poissons; la guérison des aveugles et des paralytiques; la femme qui touche la robe de Jésus; Jonas sortant du poisson comme symbole de la résurrection; Moïse frappant le rocher d'où l'eau jaillit, symbole de la source de vie; la résurrection de Lazare, qui toujours est représenté comme une momie, quelquefois aussi celle de la fille de Jaïrus et du jeune homme de Naïn. La passion, la naissance, la résurrection du Seigneur n'y sont jamais représentées, et ni le Christ, ni les apôtres n'ont des auréoles. Pierre est toujours désigné par le coq et Jésus tout près de lui le bénissant du geste. La plupart de ces représentations se répètent sur les peintures murales et sur quelques mosaïques; beaucoup portent le chiffre de Jésus, entouré d'un serpent, symbole de l'éternité. On voit aussi Jésus sous l'image d'Orphée, jouant de la lyre et par ses tons enchanteurs attirant à lui les bêtes sauvages, plus loin la colombe et les poissons. Les ceps de vigne jouent de même un grand rôle dans les symboles des premiers chrétiens. D'après tout ce qu'on voit ici, on peut conclure que le christianisme primitif était très-simple et rempli d'amour et de foi enfantine, espérant le salut éternel du Sauveur miraculeux. Mais peu à peu, par le contact du paganisme, par l'influence des institutions humaines, des intérêts ou des ambitions politiques, il s'est assimilé bien des éléments païens, ce qui fut l'origine de l'Eglise romaine. La plupart des fêtes chrétiennes on été mises à la même époque et sont célébrées de la même manière que les fêtes païennes, seulement elles ont changé deignification. Ainsi on nous raconta que les oeufs de Pâques datent de Castor et Pollux qui, selon la mythologie, sont sortis d'un oeuf. Cette fête se célébrait à l'époque où Pâques se trouve actuellement. Le carnaval coïncide avec les Saturnales. La Noël et la St Jean ont remplacé dans le Nord | |
[pagina 120]
| |
aussi bien qu'en Italie des fêtes païennes célébrées en l'honneur du jour le plus court et le plus long. | |
5 Avril.- Encore et toujours pluie battante. Nous nous occupons chez nous, puis nous irons faire une visite, nous écrirons des lettres, nous entendrons encore le père Hyacinthe et dînerons au restaurant Spillman.
Le père Hyacinthe a parlé aujourd'hui sur la confession. Il en a relevé les abus, car lorsque la direction des consciences est entre les mains des jésuites, ils peuvent les fausser à leur aise. Pourtant il n'a rien contre la confession en principe. C'est quelque chose de consolant, quand on a le coeur plein ou la conscience chargée, quand notre devoir ne nous est pas clair, d'avoir un ami ou un conseiller plus pieux et plus sage que nous, auprès duquel nous pouvons alléger notre coeur et qui puisse nous montrer la bonne voie avec amour. Et qui serait mieux qualifié pour cela que le prêtre? Nous consultons un médecin pour notre corps, nous consultons un avocat pour nos affaires. Pourquoi? Parce que ces hommes ont étudié, l'un la médecine, l'autre la jurisprudence et qu'ils sont plus capables que d'autres de nous éclairer. Ainsi le prêtre par ses études, par ses méditations des choses spirituelles, par sa connaissance du coeur humain, par sa position impartiale dans le monde a-t-il plus de droit à notre confiance, quand il s'agit de nos intérêts spirituels. C'est ainsi que le Seigneur a institué la confession, en disant: ‘Confessez vos péchés les uns aux autres!’ Il veut en faire un moyen de sanctification. Mais ce n'est pas une raison pour que le prêtre prenne la place du Christ. L'Evangile est la pierre de touche, la révélation et la manifestation de la conscience. Le prêtre est là pour montrer le vrai chemin à l'homme, pour lui apprendre à s'examiner lui- | |
[pagina 121]
| |
même. Ainsi que dans la Bible le rapport entre le Seigneur et l'humanité est représenté comme le lien du mariage pour en indiquer l'intimité et la tendresse, et de même qu'entre mari et femme il ne doit pas exister de tiers, de même le prêtre ne doit pas se placer entre l'âme de l'homme et Dieu. Comme Jean Baptiste le disait, en indiquant le Christ: ‘Celui qui vient après moi me sera préféré, parce qu'il est plus grand que moi’, c'est ainsi que le prêtre doit se réjouir de l'avancement du Christ dans le coeur. Son plus grand effort doit être de se rendre de plus en plus inutile. Alors le père Hyacinthe fit un tableau du vrai prêtre, de sa position dans la famille, dans l'éducation des enfants, du bien qu'il pourrait faire. Son résumé fut: ‘La confession acceptée en principe, mais au-dessus de la confession l'inviolabilité de la conscience, la responsabilité de la conscience à Dieu seul.
Spillman est un des restaurants du monde élégant, la cuisine y est toute à la française. Nous y sommes confortablement assis; après le dîner nous achetons un Dante et un autre livre de poésie italienne et nous nous rendons chez nous, disposés à une bonne lecture. Le matin, hélas! nous retrouvons notre pluie battante de la veille. | |
6 Avril.- Nous avions le projet d'aller à Tivoli aujourd'hui; le temps était heureusement trop mauvais pour permettre le moindre doute, car il plut toute la journée. Nous allons donc au palais Colonna. Ce palais n'est pas particulièrement riche en tableaux de grands maîtres, mais il surpasse en magnificence tout ce qui se puisse imaginer. Trois ou quatre salles avec des gobelins, puis un charmant petit cabinet, toujours petit comparativement, avec des murailles peintes qui font penser à des tapisseries d'Aubusson. Ce cabinet paraît être beaucoup aimé des artistes; les uns copiaient le cabinet | |
[pagina 122]
| |
lui-même, les autres s'en servaient comme entourage d'un joli groupe de gracieuses figures à la Watteau. Aussi faut-il dire que c'est un ravissant petit appartement aux couleurs tendres, bien qu'un peu fanées; des plantes et des fleurs s'enlacent autour de colonnes entre lesquelles on voit le ciel du plus beau bleu d'Italie. Puis suivait une salle qu'occupent quelques tableaux assez agréables: une femme jouant de la guitare de Paul Veronèse, gracieusement drapée dans un voile de gaze blanche avec un petit amour à ses pieds et un visage inspiré. La petite main qui tient la guitare est charmante. Il y a aussi plusieurs portraits de la famille Colonna par de grands maîtres. L'un d'eux est attribué à Holbein, mais il date visiblement d'une époque plus récente, un autre est celui de Maria Mancini par Netscher. En sortant de ce salon, on entre dans la grande salle; celle-ci a une antichambres de chaque côté, formée par quatre colonnes de giallo antico. La salle a des fenêtres des deux côtés, ainsi que des pilastres entre lesquels d'élégantes glaces, couvertes de fleurs en miniature par Maria dei Fiori, sous lesquelles sont posées des consoles en marbre. La peinture des glaces a pour cause, comme au Palais Borghèse, de cacher les jointures. Le plafond voûté est entièrement consacré à la victoire que Marc-Antoine Colonna remporta à Lépante. Nous trouvâmes qu'une bataille navale n'était pas très-propre à la décoration d'un plafond. Mais la salle avec ses énormes proportions, sa hauteur comme celle d'une église, ses colonnes de marbre jaune, ses glaces et ses dorures, ses lustres en cristal de roche, ses mosaïques et ses dalles en marbre, est vraiment princière. On monte deux ou trois marches pour arriver à l'antichambre du côté opposé. Une de ces marches était en partie fracassée. En 1849 un boulet français avait pénétré par la fenêtre, traversé la salle entre les colonnes pour tomber sur cet escalier et on l'y laissait en souvenir. Ce qu'il y a de curieux c'est | |
[pagina 123]
| |
que ce boulet n'ait pas causé le moindre dommage, si ce n'est cette bagatelle à l'escalier. Dans le vestibule par où nous étions entrés il y a deux magnifiques armoires; l'une en mosaïque sur un fond de lapis-lazuli, le cadre doré incrusté de pierres précieuses, supporté par des colonnettes en améthyste, repose sur trois maures en bois d'ébène, magnifiquement sculptés, dont les principaux ornements, bracelets des bras et des jambes, sont couverts de pierreries. L'autre, peut-être plus encore que la première une oeuvre d'art, est en bois d'ébène, portée également par des maures, mais celle-ci est ornée de sculptures en ivoire, de petites plaques sur lesquelles sont représentés des évènements bibliques, artistiquement exécutés. La partie du milieu est une imitation en miniature du jugement dernier de la chapelle Sixtine. Le prince paraît favoriser beaucoup les artistes; il leur permet non-seulement de dépendre les beaux tableaux pour les copier commodément, mais encore de s'établir dans son beau salon pour y copier les tapisseries. Il en fait au reste luimême une espèce de magasin, où sont exposées les copies d'un grand nombre d'artistes, destinées à être vendues aux amateurs. Nous y trouvâmes en masse des copies de chefs-d'oeuvre de différentes galeries. | |
7 Avril.- Visite aux catacombes de St Callixte. C'est hors de Rome, dans une vigne délaissée. On y entre à côté d'une petite maison, presque en ruine. Le custode nous donna à chacun un rat de cave et nous descendîmes dans cet obscur précipice. Pour un être nerveux c'est un sentiment affreux que de s'enfoncer dans ce couloir sombre et étroit, sans autres souvenirs que ceux des morts, toujours entre des columbaria. De temps en temps on rencontre une excavation plus vaste qui a servi de chapelle. On ne conçoit pas comment une | |
[pagina 124]
| |
créature peut y trouver son chemin. ‘Cependant’, dit notre guide, ‘je connais tout aussi bien le chemin ici sous le sol que là-haut sur la terre, je m'oriente en regardant l'une ou l'autre inscription ou quelque peinture murale, qui ne frappe moi.’ Il est facile de voir, ici comme à Ste Agnès, que dans l'origine les catacombes ont servi de tombeaux; les chapelles ont été employées pour le service funèbre; les premiers chrétiens y déposaient leurs morts, attendant le jugement dernier, afin d'être prêts à ressusciter tous ensemble, lorsque la voix du Seigneur les appellerait. Les columbaria sont de petites niches, souvent trois ou quatre l'une sur l'autre comme dans un four ou comme des lits de bateau; les corps y sont glissés, puis on pose à l'entrée une plaque de pierre ou de marbre. Sur cette pierre se trouve un nom, une foule d'épitaphes touchantes, des symboles se rapportant à la résurrection des morts: l'ancre, symbole de l'espérance; la colombe s'enfuyant avec une branche d'olivier, symbole de l'âme qui s'envole en paix, et plusieurs autres. On a enlevé des catacombes ce qu'elles renfermaient de plus précieux; les bagatelles, telles que fioles, lampes, petits triptyques en cuivre ou en ivoire, sont conservées au Vatican, tandis que les sarcophages, les copies des peintures murales et quelques statues ont été transportés au Latran. Par conséquent les catacombes ont perdu de leur caractère; c'est une longue et monotone promenade par un réseau interminable de couloirs étroits et obscurs, par des escaliers qui mènent à une couche inférieure de columbaires qui, à leur tour, ressemblent exactement à ceux que l'on vient de traverser. Parfois en cheminant dans ce monde souterrain, on voit plonger des lueurs bleues sur les parois rousses et s'ouvrir aux voûtes un de ces lucernaires perdus dans la broussaille et qui apportent un peu d'air dans ces recoins inconnus. C'est seulement alors qu'on s'aperçoit à quelle profondeur on se trouve. Et | |
[pagina 125]
| |
c'est ici, dans ces antres souterrains que les premiers chrétiens ont conservé leur foi, là qu'ils ont vécu et souffert!.... Au deuxième et troisième siècle la chapelle souterraine de Calixte et les cabinets contigus formaient la résidence du saint-siège. C'est là que travaillaient les chefs des premiers chrétiens, tandis que leur garde, leur milice et leurs légats n'étaient encore que de pauvres mendiants. Vingt-huit papes sont enterrés ici, la plupart ont à côté de leur nom le mot touchant Martyrus. Dans la chapelle où Ste Cécile est ensevelie, on montre son portrait, ainsi qu'une tête de Christ qui a beaucoup de ressemblance avec celle qui se trouve dans l'église de St Paolo fuor le mura entourée de la sainte auréole d'or. Il y a en général dans ces catacombes plus de peintures que dans celles de Ste Agnès. Les traces du premier culte, du pèlerinage qui dans les temps postérieurs à Constantin s'est porté vers ces lieux, donnent un certain intérêt à cette promenade souterraine: les murs sont couverts d'inscriptions, épanchements des pieux pèlerins. On se sent saisi d'un sentiment indescriptible, lorsqu'on pense à ce siège papal, enfoui sous la terre pendant trois siècles, à tout ce qui a été accompli ici par les martyrs, au milieu des cendres desquels on se promène, par des générations de chrétiens et de malheureux qui ont subi la mort et qui ont transmis au monde les lois, auxquelles il est encore soumis. Ce fut délicieux de revoir la lumière du jour. Nous parcourûmes en voiture la via Appia, bordée des deux côtés de monuments funèbres, appartenant aux anciennes familles romaines. Maintenant ce ne sont plus que de tristes ruines, des pierres informes. Par-ci par-là une ferme bâtie dans le tombeau ou au-dessus. Le seul monument qui se soit assez bien conservé est celui de Cecilia Metella. Il a la | |
[pagina 126]
| |
forme de celui d'Adrien. La même tour ronde servait au moyen-âge de forteresse, pendant les guerres civiles entre la noblesse romaine. La famille Gaëtani, à laquelle ce monument appartient y construisit un château, qui lui servit de défense; le château est en ruine, mais les tours sont conservées. On voit les ruines du château et de l'autre côté du chemin celles de la chapelle. La via Appia est la longue route construite par les anciens Romains et conduisant de Rome à Naples. Les pavés sont ceux sur lesquels Cicéron et César ont passé. Elle va par monts et par vaux; on en voit la trace blanche devant soi jusqu'au sommet des monts d'Albano, et des deux côtés on a une vue étendue sur la Campagna, avec les monts albanais dans le lointain, puis Castel Gandolfo, Frascati, Tivoli, Rocca di Papa sur le penchant des montagnes. La grande monotonie de la Campagna est interrompue par les ruines des viaducs qui, des montagnes, se dirigent vers Rome. Derrière soi Rome s'élève avec ses tours et ses ruines, et au-dessus de tout cela la coupole de St Pierre. A Casale rotondo, tombeau qui est transformé en maison de paysan, on quitte sa voiture pour aller sur une terrasse admirer le panorama unique. Les tombeaux de la via Appia ont eu le même sort que le Colisée et d'autres monuments; on les a saccagés, on leur a enlevé leur marbre, leurs ornements, pour embellir les palais et les bâtiments de la nouvelle Rome; on a même brisé les pierres brutes pour les employer à la construction des maisons. Ce soir enfin aura lieu l'illumination annoncée depuis si longtemps et toujours empêchée par la pluie. Aujourd'hui le temps a été superbe, et demain la famille royale du Danemark ainsi que le prince et la princesse de Galles quittent la ville. Nous y allons en voiture ouverte, mais les équipages ne peuvent pas circuler sur le terrain, destiné à l'illumination. | |
[pagina 127]
| |
Nous descendons près du Colisée et suivons la foule qui s'y porte. Le ciel est si sombre que nous avons de la peine à nous reconnaître. Tout-à-coup une fusée traverse l'air et retombe en étoiles rouges et bleues, un instant après une seconde fusée, puis tout le Colisée paraît en feu, ainsi que les milliers de spectateurs, rassemblés dans cette arène. C'est un moment de surprise, et un cri s'échappe de toutes les bouches. Des feux de Bengale de toutes les couleurs éclairent ces voûtes vénérables. Nous avançons toujours. On n'a qu'à suivre la musique. On illumine alternativement de la même manière avec des feux de Bengale le Colisée extérieur, puis l'arc de Titus, le Forum, le temple de Constantin, l'arc de Septime Sévère, le Capitole et le palais des Césars sur le Palatin. C'est sur ce point élevé qu'on avait érigé une tribune, afin de donner aux hôtes illustres le coup-d'oeil de l'ensemble. Nous fîmes le tour au milieu d'une foule énorme, mais sans la moindre cohue, sans la plus petite impolitesse ou l'ombre de désordre. L'illumination est un pur enfantillage, une profanation des vénérables monuments qui sont plutôt faits pour nous inspirer de mélancoliques réflexions sur la décadence de la grandeur terrestre et pour disposer à une douce rêverie que pour servir à un amusement si fade, incapable d'en faire ressortir la grandeur, car cela leur donne l'air d'être en carton et les fait ressembler à une décoration d'opéra. | |
8 Avril.- Un soleil magnifique. Nous espérons que le beau temps va durer et commençons la journée par aller voir une exposition de tableaux de maîtres vivants. Il n'y avait rien de bien remarquable; la plupart des tableaux étaient médiocres, témoignages de la décadence de cet art à Rome. Excepté une Diane du prof. Bompiono (qui est aussi sculpteur et qui avait exposé une statue de Sappho), une | |
[pagina 128]
| |
Zénobie très-brillante de couleur, une très-jolie statue d'un artiste russe Bigioff, ainsi que quelques paysages, il n'y avait rien qui fût digne d'admiration. Cette statue représente un paysan russe, plongé dans la tristesse, la tête dans sa main. Son jeune fils se tient debout entre ses genoux et paraît tout abattu de la mélancolie de son père; il a un doigt dans la bouche et pose une de ses mains sur le bras de son père, comme s'il voulait par ce mouvement attirer son attention. L'expression du père et de l'enfant est si pleine de sentiment que les larmes vous viennent aux yeux, en considérant ce groupe. Ce même artiste avait envoyé deux bustes exécutés d'une manière admirable, probablement des portraits. Ils semblaient vivre tant ils avaient d'expression. De là nous allâmes voir la collection de tableaux du Vatican. Comme on est frappé de la différence, après avoir vu cet art moderne insignifiant, fade, de rencontrer les chefs-d'oeuvre de l'art antique, si sobres de couleur et pourtant si puissants, si magnifiquement dessinés, si pleins de grâce et d'expression! La collection du Vatican n'est pas nombreuse, mais exquise. Une Madone de Murillo avec l'enfant Jésus passant l'anneau au doigt de Ste Catherine, digne que l'on s'agenouille devant elle. Il y a une force et en même temps une grâce, qui surpasse tout!.... et puis l'expression angélique!.... Les trois grandes illustrations de cette collection sont: la Madone de Foligno par Raphaël, c'est celle où l'enfant veut s'échapper des bras de Marie qui se tient sur les nuages dans une auréole de têtes de chérubins en grisaille, et sur la terre au premier plan se trouve un petit ange nu avec la table de la loi; derrière lui se déroule un magnifique paysage. La seconde est la Transfiguration de Raphaël à laquelle nous trouvâmes bien des remarques à faire. La troisième est la dernière communion de St Jérôme, par Dominiquin, de laquelle Poussin dit: ‘c'est la production la | |
[pagina 129]
| |
plus magnifique de la peinture.’ Nous n'étions pas d'accord avec lui, car, quelque magistrale qu' en soit l'exécution, il nous sembla qu'un vieillard nu, malade, agonisant, entouré de quelques moines, n'était pas le plus bel idéal, ni comme sujet, ni comme expression. Les trois tableaux sont de grandeur naturelle et occupent une salle entière. Les tableaux suivants, quoique beaucoup moins célèbres, excitèrent notre admiration: un Jean Baptiste et un Thomas mettant le doigt dans les blessures du Christ du Guercino. L'expression de Thomas, la manière dont il examine, son étonnement, son allégresse, son retour sur le doute, tout est si admirablement lisible sur ses traits. L'expression du Christ est si douce et si bienveillante, même la manière dont il ouvre son manteau a quelque chose de si tendre et de si indulgent. Il y a aussi dans cette collection de charmants tableaux de Fra Angelico, de Gozzoli et d'autres des maîtres préraphaélites, ainsi qu'une superbe ‘mise au tombeau’ de Caravaggio. En général, je n'aime pas ces manipulations du corps de Christ, mais ce tableau est peint avec un telle force, une si grande vérité, tant de sentiment, et la lumière tombant sur le corps fait penser à Rembrandt. Enfin une Résurrection de Perugino. Raphaël y a donné, dit-on, le dernier coup de main. Il a fait dans un des soldats endormis le portrait de son maître qui l'avait représenté, lui, comme un guerrier également endormi. Il va sans dire que Raphaël n'était pas un modèle convenable pour un des rudes guerriers qui veillent au tombeau du Christ, il a bien plus l'air d'un charmant page endormi dans le salon de sa châtelaine; mais ce sont là de petites licences artistiques, auxquelles les anciens peintres ne s'arrêtaient pas. Plus loin deux couronnements de la Vierge, l'un de Pierino del Vaga, en partie de Giulio Romano, l'autre de Raphaël, peint pour la chapelle de Pérouse, magnifique d'expression. Le respect, la déférence, la courtoisie chevaleresque | |
[pagina 130]
| |
avec lesquels le Christ pose la couronne sur la tête de Marie et la profonde humilité avec laquelle elle la reçoit sont charmants. Ceci a lieu au ciel. Son sarcophage dans lequel s'épanouissent des fleurs, est sur la terre, il est entouré des apôtres et des saints qui regardent ce sarcophage avec étonnement et le ciel avec onction. Il y a tant de grâce dans tout ce que Raphaël représente! Et les anciens maîtres connaissaient bien l'anatomie du corps humain, leur dessin est correct et ferme! Ce sont là les tableaux qui nous ont frappés, mais à part cela citons encore une Madone de Sassoferrato, assise sur une lune croissante sur laquelle retombe gracieusement son manteau bleu, puis des Andréa Sacchi, des Guido Reni, des Garofalo!.... Pour y arriver il faut monter 282 marches, car le Musée des tableaux est au deuxième étage du Vatican, et grâce aux énormes proportions des palais italiens, il faut beaucoup monter, même pour atteindre le premier. Nous allâmes ensuite par le Monte Mario à la Villa Mellini. Monte Mario est une des collines autour de Rome, elle offre une magnifique vue sur la ville et les environs. Cette colline est située derrière le Vatican; on voit donc ici la ville d'un point de vue tout nouveau. Il faisait très-clair, on pouvait distinguer chaque maison, chaque villa sur les monts albanais et ceux-ci se dessinaient distinctement sur le ciel du bleu le plus pur. Lorsque la porte s'ouvrit, nous vîmes une belle et longue allée de chênes-verts séculaires qui nous parut délicieuse par une journée aussi chaude. Lorsque nous en sortîmes, le plus magnifique panorama s'offrit à nos yeux. La maison est située sur un plateau, dans un petit parc négligé, où les cactus, les cyprès et les pins-parasols au premier plan interrompaient la ligne de la perspective énorme et ensoleillée. Il est permis de s'y promener. A nos pieds le Vatican, à lui seul toute une | |
[pagina 131]
| |
ville, avec ses jardins ou ses parcs étendus, couverts d'étangs, de fontaines et de statues, et là-derrière des bois et des prairies qui de ce côté forment les limites de Rome. Car Rome se trouve encore entièrement entre des murailles crénelées, avec des portes qui datent des anciens Romains. Derrière le Vatican apparaît la coupole de St Pierre, à côté le château St Ange (vu d'ici c'est tout-à-fait une tourte), puis la ville avec ses nombreuses collines et ses palais qui par un jour comme celui-ci sont faciles à distinguer. Je crois que s'ils eussent été assez grands, nous aurions pu voir les hommes se promenant sur le monte Pincio. Plus loin apparaît de tous côtés la solitaire Campagne, avec les montagnes à l'horizon; nous vîmes distinctement toute la Via Appia ainsi que le tombeau de Cecilia Metella et Casale rotondo, où nous étions hier; nous pouvions suivre des yeux le chemin jusqu'au point où il descend de l'autre côté de la montagne. On voyait aussi le Tibre serpentant dans la plaine, le Ponte Molle si pittoresquement situé, et enfin le sommet des monts albanais encorc couverts de neige et brillants au soleil. Les maisonnettes blanches, dispersées dans le paysage étaient d'une blancheur éclatante, les prairies vertes, tout si clair et si distinct. C'était un magnifique moment. | |
9 Avril.- Nous avions l'intention d'aller aujourd'hui à Albano et de partir à huit heures et demie. Mais le ciel est couvert de nuages; toujours la même histoire! Je n'ai jamais vu un climat aussi variable que celui de Rome. Plus tard le ciel s'éclaircit, le soleil commença à luire, on nous assura que la température était douce, ce qui nous engagea à faire un tour, non à Albano, mais à Frascati, tour qui, nous dit-on, se faisait facilement en quatre heures. Mais avant que la voiture qui devait être commandée à nouveau fût devant la porte et que nous pûmes partir, il était une heure. | |
[pagina 132]
| |
Nous fûmes tout de suite surpris par la température qui était moins douce que nous ne nous y attendions, puis tout était si couvert de brouillard que nous ne pouvions juger, ni de l'étendue de la Campagne, ni des lignes que présentaient les montagnes. Il faut apprendre à la connaître pour l'aimer, c'est comme la mer et la bruyère. Celui qui voit la bruyère pour la première fois la trouve aride, monotone, ennuyeuse. Comment y trouver quelque chose de beau? Mais le peintre qui voit la bruyère tous les jours, soit à la lumière du matin, soit au coucher du soleil, avec des nuages aux teintes diverses, avec des bourrasques ou par un temps splendide, l'artiste qui l'étudie à chaque instant de la journée, celui-là, je le comprends si bien, peut seul être enthousiaste de notre bruyère et de la Campagne de Rome. Car au fond la Campagne lui ressemble beaucoup, avec cette différence que la Campagne est verte et la bruyère brune; chez nous il n'y a pour toute variété qu'une bergerie ou une misérable hutte sur la Campagne s'élèvent les ruines d'un viaduc. Ce qui anime l'une et l'aute ce sont des troupeaux avec leurs bergers. Nous laissâmes à gauche le champ des courses, tandis que déjà d'élégants équipages et des cavalcades nous devançaient. Depuis là, excepté quelques chariots de paysans, on ne rencontre plus rien sur ce chemin solitaire. Après une heure et demie nous étions près des montagnes qu'on voit de Rome et qui nous paraissaient moins éloignées. Frascati est situé sur leur penchant, et on doit monter pendant une demi-heure. C'est une jolie petite ville blanche qui est cachée très-pittoresquement dans des bosquets d'oliviers et de chênes-verts, entourée de quelques villas ou palais et de cloîtres. Les principales sont la villa Aldobrandini, véritable palais avec des terrasses en marbre et de vieux arbres; un peu plus haut le cloître des capucins; puis encore au-dessus on voit la villa Fusinella sortant de la verdure. | |
[pagina 133]
| |
En traversant le parc et un plateau sur lequel les ânes s'arrêtent, afin de vous faire jouir de la belle vue, on arrive au sommet de la colline où l'on voit les ruines d'une villa romaine, qui, au dire du guide, serait celle de Cicéron. Il est vrai que les restes de la ville de Tusculum n'en sont pas éloignés, tout le sol est couvert de ruines. Il y a un charmant petit théâtre; les bancs, les pilastres de la façade, le chemin qui y conduit formé par des dalles de marbre, tout est tapissé de verdure et de ronces; les débris d'un aqueduc, une piscine, où les Romains gastronomes conservaient leurs poissons, pour les avoir toujours vivants sous la main, tout cela nous intéressa et nous l'explorâmes avec notre guide, qui savait si bien nous renseigner qu'il mériterait d'être professeur d'archéologie. Tusculum était un des lieux, où les riches Romains aimaient à résider; déjà alors on fuyait la ville en été pour se réfugier sur les montagnes, et il est facile de comprendre que celle-ci avait la préférence, grâce à sa vue si étendue et si grandiose. On ne sait pas exactement où se trouvaient la villa de Cicéron, celles de Lucullus et d'autres célébrités, mais elles étaient toutes dans le voisinage de Tusculum. A cinq heures nous avions terminé notre tour à dos d'ânes et étions arrivés à Frascati: ânes incomparables! jamais nous n'en avions eu d'aussi bons, intelligents et sûrs, aussi ils connaissaient très-bien le chemin et s'arrêtaient aux endroits les plus remarquables; le petit ânier était presque superflu, si ce n'est comme explicateur. La voiture était prête, le ciel était plus clair, et bien que le vent fût toujours frais, nous jouîmes un peu mieux de la vue autour. de nous. On descend avec rapidité le chemin monté péniblement le matin. Mais peu à peu de gros nuages s'amoncelaient à l'horizon, puis ils couvrirent le soleil et nous eûmes un très-bel effet de lumière; le soleil à demi obscurci par | |
[pagina 134]
| |
les nuages éclairait de ses rayons une petite partie de la Campagne, qui ressortait avantageusement sous cette lumière, tandis que tout le reste était dans l'obscurité. Le ciel devient de plus en plus menaçant, la Campagne apparaît très-verte, enfin un éclair traverse les airs, il est suivi de quelques-unes de ces grosses gouttes de pluie qui annoncent l'orage. Le vent s'élève, la pluie tombe à torrents, et nous sommes au milieu de la Campagne, sans la moindre maison, sans le moindre refuge et éloignés de plus de deux lieues de Rome. L'orage devient si terrible, le vent si épouvantable, que si nous l'eussions eu de côté et non en face, voiture et chevaux eussent été sans doute emportés. Pendant quelques instants il était impossible d'avancer. La pluie, poussée par le vent, entrait par rafales dans la voiture. Nous nous protégeons aussi bien que possible avec des parapluies et des imperméables (car c'est une voiture ouverte dont la seule capote peut être relevée par derrière), mais le pauvre domestique et avant tout le cocher qui, aveuglé par le vent et la pluie, devait tenir ses chevaux, sont bien à plaindre. Et puis de temps en temps un éclair, accompagné d'un coup de tonnerre terrible. Nous croyions notre dernière heure venue, mais notre Père céleste eut pitié de nous. Après avoir été contraints de s'arrêter pendant quelques minutes, les chevaux reprirent courage, et bien que la pluie continuait toujours et que l'orage fût toujours violent, nous avancions lentement. Enfin le ciel s'éclaircit un peu, nous fermâmes nos parapluies pour examiner la contrée; à cet instant un rayon de soleil roux perçait les nuages, éclairant faiblement le paysage. Mais cela ne dura pas longtemps, le soleit pâlit et disparut bientôt derrière un ciel, couleur d'ardoise. La pluie et la monotone Campagne semblaient interminables. Enfin nous aperçumes les murs, les arbres, et bientôt nous pûmes distinguer le Latran dans le lointain. Au moment où nous entrions dans Rome l'orage avait cessé, mais les rues | |
[pagina 135]
| |
étaient de vraies rivières. Quel bonheur nous éprouvâmes, en passant un quart d'heure après par la porte cochère de l'hôtel de Rome. Un bon feu, un délicieux petit dîner dans notre chambre après avoir changés de vêtements nous réconfortèrent. Le soir nous n'étions bons à rien, si ce n'est à aller chercher un peu de repos, profondément reconnaissants que tout se fût si bien passé, car cet incident n'eut de suites fâcheuses pour personne. Nous apprîmes qu'à la course il y avait eu un sauve qui peut général, et une confusion!.... La plupart des dames étaient rentrées avec des toilettes abîmées. | |
10 Avril.- Nous avons vu aujourd'hui deux intéressantes églises: celle de San Lorenzo et de San Clemente. La première est située hors les murs, construite sous Constantin le Grand, au-dessus de la crypte qui recouvrait les tombeaux de San Lorenzo et de San Stephano. Saint Laurent, comme Saint Etienne, était diacre, quand il mourut de la mort des martyrs, mais il fut grillé au lieu d'être lapidé. L'histoire de ces deux martyrs est représentée par des tableaux le long des frises, au-dessus des colonnes de la basilique. Les colonnes sont originaires d'anciens temples ou palais de Rome. Le choeur qui a été exhaussé par Honoré III, restaurateur de l'église au commencement du treizième siècle, est composé des débris sculptés d'anciens monuments romains, on voit ici combien ces temples et ces palais étaient d'un travail admirable jusque dans les plus petits détails, mais aussi comment les destructeurs du moyen-âge ne se gênaient pas de les piller. L'architrave est composée de différentes pièces, toutes merveilleusement sculptées, mais dont on ne voit que trop qu'elles ont été tirées de monuments disparates. Cette architrave repose | |
[pagina 136]
| |
sur douze jolies colonnes en marbre violet avec des chapiteaux corinthiens, et au-dessus de l'architrave s'élève une seconde rangée de petites colonnes de la façon la plus gracieuse. Derrière le choeur est un vieux siège épiscopal en marbre blanc avec des colonnes torses; le dossier demi-rond a un bord en mosaïque et en pierres précieuses. Il y a aussi dans cette église un célèbre ambon incrusté de marbre rouge et vert et entouré d'un mince bord en mosaïque, commandé par Innocent III. Le pape Pie IX a fait restaurer cette église il y a quelques années. Sous l'église où est la crypte, on se trouve dans les catacombes et celles-ci s'unissent à celles de Ste Agnès, sur une longueur d'une heure et demie. Le pape en fit fermer l'entrée par une porte en fer, car un jour un moine s'y étant aventuré avec deux étrangers, ils n'en sortirent jamais. Le pape y a fait pratiquer des grillages à travers lesquels on peut voir les catacombes à deux ou trois endroits différents. Le cicérone tient une lumière au bout d'un long bâton et on voit très-loin, ce qui donne une meilleure idée des catacombes que lorsqu'on se promène dans les couloirs sombres et étroits. Car ici on les a laissées à peu près comme on les a trouvées lors de la première ouverture; il y a des ossements, des squelettes, de petites fioles, ainsi que d'autres objets. Dans la petite crypte sous le choeur sont les tombeaux de St Laurent, de St Etienne et de St Syriaque. Sur le mur se trouvent les images de St Pierre, de St Etienne et de St Laurent. ‘Oui,’ nous dit le capucin qui nous accompagnait, ‘c'est ici que St Pierre a lu la messe, aidé de deux diacres, c'est pourquoi leurs portraits sont dans le mur.’ Nous ne pûmes réprimer un sourire en entendant l'anachronisme que le brave homme débitait avec tant de conviction. En sortant de l'église on voit un sarcophage antique, sur lequel une noce païenne était représentée; il renferme les restes mortels du cardinal | |
[pagina 137]
| |
Fieschi. Il y a aussi un très-vieux cloître qui peut rivaliser avec celui du Latran et de St Paul, mais on ne le montre plus. Le grand cimetière de Rome est tout près. Il est énorme et s'étend toujours. Nous étions surpris du mauvais goût des bourgeois romains, qui non-seulement font faire leurs bustes et leurs médaillons en marbre, mais qui font placer leurs portraits peints sur leur tombeau. C'est lors des fouilles qui se sont faites ces derniers temps pour l'agrandir qu'on a trouvé deux statues: une Cérès et un Amour. Nous espérions les voir encore, mais elles étaient déjà parties pour Rome. De là nous nous rendons à l'église de St Clément, une des plus anciennes de Rome. Jérôme en parle déjà en 392 comme d'une église fondée par Clément, troisième successeur de St Pierre. Son extérieur témoigne de son grand âge, elle est rustique et sans apparence, si bien qu'on se reporte en pensée dans les temps où le christianisme osait à peine encore sortir des catacombes pour s'exposer à la lumière. Lorsqu'on entre par la petite porte basse, on est étonné de se trouver dans une magnifique église très-vieille, mais pourtant remplie de marbre et de mosaïques. Au-dessus de l'autel s'élève une demi-coupole tout en mosaïque, style byzantin, sur fond d'or, au-dessous un siège épiscopal, formé de plaques de marbre, provenant de pierres tumulaires, car le mot Martyre s'y montre encore en partie. Dans une des chapelles latérales, consacrée à Ste Catherine on trouve de gracieuses représentations de la vie de cette sainte par Masaccio. Le choeur est entouré de hautes balustrades en marbre; le parquet de l'église est en mosaïque. Mais ce n'est pas encore ce qu'il y a de plus remarquable. Sous cette église se trouve l'église originale, construite par Clément lui-même et qui est restée intacte depuis le com- | |
[pagina 138]
| |
mencement du douzième siècle. Pascal II fit construire celle qui existe actuellement. Elle a été découverte sous Pie IX et en la déblayant, on vit que ses murs étaient entièrement peints. Clément était un grand seigneur romain qui fit construire près de sa maison une chapelle pour ses gens et ses coreligionnaires. Lorsque le pape Pascal II fit construire l'église supérieure, il prit de l'église souterraine tout ce qui pouvait lui servir pour construire la nouvelle et pour l'orner d'après le modèle de l'ancienne; il prit les colonnes, les balustrades en marbre, le ciboire, etc., seules les peintures murales n'étaient pas transportables. L'entière concordance de la nouvelle église de St Clément avec les descriptions des anciens historiens de l'église a fait croire au monde pendant plusieurs siècles qu'il n'avait jamais existé d'autre église que celle-ci et que c'était bien celle qui avait été construite par Clément; pourtant comme on mentionnait de précieux tableaux on regrettait souvent qu'ils n'existassent plus. Et voilà qu'en 1857, en creusant un puits, on trouve l'église souterraine, originale, remplie de décombres, mais avec de précieuses fresques presque intactes. Ces fresques datent du huitième et neuvième siècle et sont non-seulement un monument unique de l'art à cette époque, mais aussi intéressantes pour les costumes, les usages du culte, l'histoire des saints connue jusqu'à ce jour par tradition seulement. Elles représentent entre autres St Clément, St Blaize, St Alexis et tant d'autres; les couleurs en sont passablement bien conservées. La petite église était éclairée par des lustres et des bougies, et une société d'Anglais pourvus de petites lumières écoutait avec béatitude les explications d'un moine irlandais, vu que l'église est desservie par une congrégation de moines de ce pays, dont le couvent touche à l'église. Et sous cette église souterraine on en a trouvé une autre, c'est-à-dire un temple païen consacré à Mythra (divinité égyptienne), mais | |
[pagina 139]
| |
on ne peut y pénétrer, parce qu'en cette saison elle est toujours submergée. | |
11 Avril.- Nous avons visité aujourd'hui les ruines des thermes de Dioclétien et celles des thermes de Titus. Des premiers il ne reste que l'extérieur. Ils sont occupés en partie par l'église de Ste Marie degli Angeli et par un cloître qui a été enlevé aux chartreux par le roi d'Italie pour en faire une caserne. Il reste encore moins des thermes de Titus, mais ce qui les rend intéressants, c'est que Titus employa la maison dorée de Néron (dont le rez-de-chaussée seul venait d'être achevé, lorsque cet empereur mourut) pour ériger en partie au dedans et en partie au-dessus ces thermes qu'il désirait avoir près du Colisée tout juste achevé. Au commencement de ce siècle seulement on a découvert ces ruines gigantesques. Elles sont très-curieuses au point de vue archéologique, car on peut parfaitement reconstruire la distribution des palais romains; on reconnaît toutes les chambres et les vestibules avec leur énorme hauteur. Nous reçumes de petites lumières attachées à de longs bâtons, ce qui est indispensable, car il y fait très-sombre, et les peintures murales valent bien la peine d'y jeter les yeux avec attention. On écoute l'explication du cicérone qui vous indique la destination de chaque salle, comme s'il avait été le valet de chambre de Néron. Ainsi on suppose que Néron avait son appartement d'hiver au sud et celui d'été au nord, l'un et l'autre donnant sur des jardins remplis d'arbustes propres à orner les alentours dans les diverses saisons. Vu en passant l'église de St Pierre in vincoli. La châsse de la chaire est fort-belle. Mais ce qui fait le plus grand attrait du lieu c'est le Moïse de Michel-Ange. On le connaît d'avance. Pour un homme qui se tire la barbe de colère il garde trop de mesure. Mais la musculature est sublime, puis quelle énergie | |
[pagina 140]
| |
dans la structure de ce corps de taureau! Il y a quelques vieux tableaux excellents à la sacristie. | |
12 Avril.- La campagne de Rome que l'on traverse pour aller à Tivoli a un caractère tout opposé à celui de la route de Frascati. Elle est non-seulement moins triste, mais présente un effet, une diversité d'ondulations de terrains, de culture et d'animation d'hommes et de bestiaux, qui fait plaisir et qui entretient l'intérêt. La prairie est verte, émaillée d'innombrables anémones blanches et d'autres petites fleurs, les vaches à longues cornes recourbées paissent paisiblement ou longent la route; les paysans, énormes gaillards bien découplés, souvent le fusil sur l'épaule et tenant un peu du brigand, quelques-uns l'oeil hautain et les traits d'une grande noblesse, passent pour aller aux champs ou marchent lentement à côté d'énormes chariots, chargés de chaux ou de blocs de pierre. Il y a là une variété qui occupe l'oeil et l'esprit. On passe à côté d'une tour antique, tombeau de la famille Plautia, pittoresquement accollée à une gargote. Puis l'odeur des solfatares vous affecte désagréablement, mais ce n'est qu'un instant. Peu à peu les silhouettes des montagnes s'accusent et s'achèvent de plus en plus dans leurs tons et leurs détails, et la petite ville de Tivoli se montre à mi-côte. Partis à neuf heures, nous arrivons à midi. On prend un guide qui vous mène par toutes sortes de sentiers assez mal entretenus d'une montée et d'une descente hardie et rapide, tantôt par un soleil aveuglant, tantôt par une ombre humide et touffue. Il vous mène devant des temples charmants, des ruines pittoresques; c'est ici la campagne de Catulle, plus loin celle de Mécène, là-bas celle d'Horace. On entre dans des grottes pétrifiantes d'où sortent des ondes en fureur; à droite et à gauche des cascades où des arcs-en-ciel en demi-cercle se dressent comme des ponts de fées. Bien que tou- | |
[pagina 141]
| |
jours les mêmes, ces cascades offrent des aspects divers à chaque point de vue en se précipitant dans le gouffre où se perd l'Anio, rebondissant en mille étincelles qui scintillent au-dessus de la luxurieuse végétation humectée par les fraîches vapeurs, réchauffée par les rayons du soleil qui recherchent cet abri, ce paradis des fleurs et des insectes. Puis on poursuit la promenade à dos d'ânes. Voici Tivoli avec sa vallée. Elle est noire et dans l'ombre la roche répercute les ardeurs du soleil. A peu de distance voici les jolies cascatelles et la Campagne qui s'étend à perte de vue, une mer de verdure pâle, les détails se dissolvent par la distance; une verrue à l'horizon, c'est le dôme de St Pierre. Après deux heures on rentre avec le vertige, on a tout vu, on n'a rien vu. On a tournoyé, on ne s'est pas rendu compte. Sait-on seulement où est le lit de l'Anio; connaît-on le berceau de ces célèbres cascades, de ces cascatelles comme les ont vues les yeux d'Horace, coulant devant lui et qu'il a immortalisées? On se sent réfléchir, revenir à soi-même, mais tandis qu'on se frotte les yeux il est temps de partir, les chevaux sont attelés, la voiture est à la porte, l'hôtelier fait main basse sur vos poches, le garçon vous guette, les industriels vous prennent par les pans de votre paletot, les gueux vous pressent, horribles à voir et corrompant l'atmosphère de leur fétidité. Voilà l'effet et l'impression que m'a faits Tivoli. C'est un assourdissement, un abrutissement, un étourdissement de bruissements, de verdure, d'escaliers, de ruines, de rocailles, un tourbillon, un papillotage de l'esprit, puis au moment, où on s'essuie le front, où, haletant, essouflé, on invoque la Mémoire et ses filles, où on désirerait se souvenir, régler ses idées, au moment où la poésie commence, voici que la prose, la réalité, dont vous êtes la propriété, vous réclament et la nécessité fait qu'on ne résiste pas et qu'on rend les armes aussitôt en soupirant. | |
[pagina 142]
| |
Comme ce pays est celui d'Horace, il est aussi le pays de l'amant d'Elvire. ‘Oui, l'Anio murmure encore le doux nom de Cinthie aux rochers de Tibur.’ La perte de l'Anio, Lamartine, nous le savons, l'a chantée; le lac qu'il a chanté n'est point ici, mais c'est bien son lac, ce doux et paisible fleuve qui coule gentiment sous la fine verdure des aunes et des saules et où il ne manque qu'une embarcation avec un bel adolescent et une jeune vierge blanche et légère comme la nue et comme l'onde. Le soir tombait, le vent devenait plus frais et plus piquant, la verdure prenait des teintes plus foncées, en tranchant sur un ciel d'un bleu plus sévère, puis le soleil lançait à son déclin, tantôt sur un mur, tantôt sur un pan de rocher des teintes d'un rouge brunâtre comme celles de quelque réverbère gigantesque. Les peintres ont peut-être trop popularisé ces effets. Tout-à-coup voici St Laurent et l'énorme, le seul cimetière où disparaît la Rome qui a payé son tribut de larmes et de labeur à la vie, et à six heures et demie nous nous retrouvons chez nous. Le beurre excellentissime, qui n'est pas gâté par de la couleur pour faire accroire aux cockneys qu'ils mangent du beurre d'été jusque dans les frimas de l'hiver, le beurre pur, sans industrie, vaut bien mieux que le nôtre. La langue italienne est emphatique. Les italiens disent camerier comme nous disons garçon et ils appellent un programme un manifeste. A Rome le culte a absorbé la religion. La religion est un spectacle, pas autre chose, et l'esprit est bourré de superstitions et avale tout ce qu'il y a de plus saugrenu. | |
[pagina 143]
| |
ennuyeux, moins isolé, il y manque la grande variété, les ondulations, le passage de l'une à l'autre. Albano est assez joli et beaucoup plus propre qu'on ne s'y attend. Il y a le palais Doria Pamphili, habité par le ministre d'Angleterre, la villa Torlonia, achetée par le roi, la villa Barberini, le castel Gandolfo, résidence d'été du St Père, maintenant désert, puis de grands et beaux hôtels. L'hôtel de Paris est un palais déchu. Il fut construit par Charles IV, roi d'Espagne. On y est, dit-on, parfaitement bien. A cause du dimanche il y avait une grande affluence d'étrangers, là et partout, beaucoup de monde dans les rues, presque tous des hommes, les femmes en nombre très-restreint ne portent plus, même aux jours de fête, leur ancien costume national et démentent tout-à-fait les vers de ten Kate: O! Albanezerinnetjes
Voor uw verliefde zinnetjes
Is 't laauwe luchtazuur,
De vogel, dien ge spelen ziet,
En 't zoete Philomelenlied,
Slechts olie in het vuur.
Car celles que j'ai rencontrées étaient laides et dégoûtantes à faire peur. Après une course de deux heures et demie nous étions arrivés, et les ânes qui ne s'étaient pas fait attendre nous menèrent par Aricia et Genzano, pittoresquement situés sur un roc escarpé le long de la grande chaussée qui mène à Naples, jusque près du palais Caesarum-Porta. La route n'offre rien de particulier. Elle est large et légèrement ombragée. Sans vous avertir qu'il y a un chemin jusqu'à Némi qui longe le lac et que l'on dit joli et couvert, le guide vous accorde un petit coup-d'oeil sur la flaque d'eau que nul souffle ne ride, que l'on voit dormant dans une grande profondeur à ses pieds. | |
[pagina 144]
| |
Le lac est d'une tristesse aucunement poétique et ses coteaux sont arides. On est bien aise d'avoir libéré sa conscience, d'avoir vu et de s'être convaincu que Lamartine a parlé d'un autre lac, c'est-à-dire de celui que sa fantaisie évoquait par la musique de sa langue. On retourne jusqu'à Aricia par le même chemin: peine et temps perdus. Puis on va voir le lac d'Albano. La route est bornée d'un côté par une haute muraille qui renferme les forêts du prince Chigi et où l'on n'entre pas sans permission. Mais du reste elle est jolie; il y a de charmants bosquets; quand le mur cesse enfin, on voit Albano à sa gauche, on admire les oliviers et bientôt à travers leurs troncs et leurs branches on aperçoit le frère jumeau du lac de Némi, celui d'Albano, autre cratère rempli d'eau qu'on dirait avoir dû éteindre les feux souterrains. Les bords n'en sont pas gais non plus et la surface en est déserte; nulle embarcation n'en sillonne le miroir. Cependant il y a quelques accidents dans la monotonie grise et poussièreuse de ses flancs; ce sont quelques édifices, formant des points blancs qui attirent l'oeil. Puis la situation d'où l'on regarde est réellement belle, le premier plan, celui où l'on se trouve, est très-agreste et pittoresque, non-seulement dans ses masses, mais aussi dans chaque détail. Voici castel Gandolfo devant vous, désert depuis les derniers événements. Mais en le laissant à droite, on descend à Albano qui n'en est éloigné que de vingt minutes. Ce chemin qui se recourbe avec de grandes lignes jusqu'à la ville est vraiment grandiose. Il y a là des oliviers classiques et tels que l'on n'en voit nulle part. Ils s'inclinent sur la route large et penchée et y versent l'ombre de leur feuillage bleuâtre, puis au lieu du petit lac on distingue facilement, au-delà de la campagne de Rome, la Méditerrannée argentée aux rayons du soleil déjà déclinant. L'ensemble est ravissant. | |
[pagina 145]
| |
Cette tournée dure deux heures et demie. Si l'on pousse de Genzano à Némi je crois qu'il faut ajouter une demi-heure. L'hôtel de Paris est excellent. Il me semble qu'un petit séjour pour varier les plaisirs sérieux de Rome y serait très-agréable; on pourrait après trois jours retourner à Rome par Frascati et Tivoli. Nous partîmes d'Albano à quatre heures et demie. Comme la route descend, le retour ne prend guère que deux heures. Le vent s'élève comme toujours et il fait très-froid.
Je suis entré un de ces jours au palais Farnèse. On dit que c'est le plus beau de Rome. Sans contredit c'est le plus correct. Je crois qu'il ne pèche contre aucun précepte, aucune convention de l'architecture. Il est vertueux et ennuyeux comme le pieux Enée. La symétrie et la ligne droite répandent une froideur sur sa façade et dans ses cours intérieures qui glace et un respect qui touche au cérémonial. Il y a au fond une voûte qui donne sur un jardin et de la rue présente une perspective qui éveille l'imagination. On croit à de superbes jardins sans songer que le Tibre coule derrière. Mais de près ce n'est rien, ce ne sont que quelques arbustes, puis une vieille muraille sale et quelques masures accroupies contre le palais et qui empêchent absolument de regarder la façade de derrière. Dans le mur se trouve le sarcophage qui un jour renferma les cendres de Cecilia Metella. Il est très-simple, deux têtes brisées d'animaux dont le col sort du sarcophage me semble d'un goût un peu douteux. Sans contredit le Panthéon est ce qui reste de plus beau et de moins endommagé des monuments de l'antiquité; ce temple a si peu souffert que nous le voyons tel que les Romains l'ont connu. C'était un temple consacré à tous les dieux. En 608 l'empereur Phocas en fit cadeau au pape Boniface, qui le transforma en église chrétienne. Ce temple fut construit en 727 de | |
[pagina 146]
| |
Rome par Marcius Agrippa. On suppose que dans l'origine c'était le vestibule touchant aux Thermes d'Agrippa, les premiers construits à Rome. Le portique repose sur huit colonnes gigantesques, et on y entre par de massives portes de bronze; puis on se trouve dans une rotonde de dimension énorme et sans fenêtres. La lumière y arrive par une ouverture dans la coupole, ce qui fait qu'il y a d'horribles courants d'air. La pluie elle-même y tombe. La chrétienté a consacré ce temple aux tombeaux des grands hommes; tout autour il y a huit autels entre lesquels sont quelques tombes, par exemple celle de Raphaël. Au reste il n'est pas encore riche en illustrations; plusieurs niches attendent toujours leur grand homme. |
|