Ce qui m'a passé par la tête en Italie
(1883)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij13 fevriér - 13 juin 1872
[pagina 25]
| |
[pagina 27]
| |
2 Mars.- Il pleut. - Ciel gris. - Air doux. - Rues sales. - Vue maussade sur des bâtiments sans physionomie. En regardant sur la place par-dessus les toits, je me croirais à Amsterdam. Passé San-Remo, on retrouve peu à peu le climat de la Hollande; nulle différence. Le pain est fade ici; comme correctif on lui donne un petit goût acidulé, qui est détestable. Les tableaux des peintres, qui ont parcouru l'Italie, offrent souvent des aspects comme Gênes en présente à chaque pas: des amoncellements de tout ce qui est sordide et vieux, merveilleusement mêlé, des murailles, couvertes de cette certaine couleur grise et sépulcrale de cendres et d'ossemens. Les palais seraient peut-être magnifiques, s'ils étaient situés dans une rue large et spacieuse ou sur une place publique, mais il faut se donner le torticolis, pour en voir les façades qui ne se présentent jamais que dans le plus pénible raccoursi, où toutes les proportions, tous les ornements, se perdent entièrement. La ‘via nuova’, que je parcourus ce matin, n'est qu'un passage étroit; il y a des arcades soutenues par d'énormes piliers dont le délabrement prouve que la faux du temps vaut mieux que la pioche de l'homme. Les églises sont des églises romanes et byzantines gâtées, modernisées, enjolivées, décorées dans le goût clérical le plus dégoûtant. La cathédrale zébrée, de même que l'église St.-Etienne et l'église St.-Mathieu, sont | |
[pagina 28]
| |
très-anciennes. Le dehors trahit leur âge, mais à l'intérieur le tapissier-décorateur a pris soin d'escamoter ce titre à la vénération publique. St.-Etienne était révoltant, seulement les dorures de l'Annonciation font avec les tableaux un ensemble tolérable, et les immenses colonnes blanc et rouge sont magnifiques. Puis aussi l'église est plus moderne, mais j'ai pitié des autres monuments vraiment massacrés. Dans la cathédrale, dédiée à St.-Laurent, il y a la chapelle de St.-Jean Baptiste, où les femmes maudites en Hérodiade n'ont pas le droit d'entrer. Le suisse me montra derrière l'autel la châsse en marbre où se trouvaient enfermées à Césarée les reliques du Précurseur avec la fameuse châsse posée dessus; une autre châsse plus nouvelle, en argent, confectionnée à Gênes, se trouve au- dessus du catafalque. Dans la même église se conserve aussi un plat, fait d'une seule émeraude, nommé il sacro catino, que la tradition rapporte avoir été donné en cadeau au roi Salomon par la reine de Séba. Plus tard ce même vase, sur lequel fut présenté l'agneau pascal, reparaît à la sainte cène. Plus tard encore il reparaît à Césarée d'où les Gênois vainqueurs, réunis aux Pisans, l'emportèrent; les Pisans le leur cédèrent contre tout le reste du butin. Une fois l'année il était exposé aux yeux des fidèles. Les Français l'emportèrent en 1809, et il resta à Paris jusqu'en 1815, époque, à laquelle les Français le réintégrèrent à Gênes. Malheureusement ce voyage fut fatal au St. Graal. Il se cassa en route et prouva par-là être composé tout simplement de verre et n'avoir plus qu'une valeur fictive et cléricale. Dans l'église de St.-Matthieu, où tous les Doria sont enterrés, est suspendue l'épée du grand amiral, une vraie épée de Damoclès. Dans ces églises l'obscurité et le silence sont complets; on sent qu'on est dans le pays des âmes, où les corps ne comptent plus. Les chaises des Chanoines sont d'une belle sculpture, mais c'est surtout le travail de marqueterie qui est | |
[pagina 29]
| |
admirable et d'une parfaite conservation. Malheureusement l'obscurité qui régnait autour de nous en défendait une inspection convenable. Après que le suisse nous eut montré toutes ces belles choses, il me fourra dans la main une adresse d'objets en filigrane. Ou bien, comme certains choristes, cet individu dîne de l'autel et soupe du théâtre, ou bien c'est quelque industriel, qui fait de lui son postillon et spécule par son entremise sur les visiteurs du dôme. L'odeur générale de Gênes est celle d'un immense magasin de friperie. Que le malade se garde d'entrer dans les églises, les musées et les palais! Dans la rue le soleil vous brûle, ces vastes caves vous glacent; il y trouverait la mort. Les voitures de place sont excellentes: on les paye deux francs l'heure. Eté à Carlo Felice. En Italie le théâtre n'est pas cher. Je payai cinq francs une stalle, où l'on est même trop commodément assis, mais le voyageur est très-surpris de la coutume, qui existe dans ce pays, de vous faire payer encore une entrée extra, à raison de frs. 2,75, sans quoi on est privé du droit de parvenir à la place qu'on a louée et payée. C'est donc une stalle à deux temps et qui vous revient en fin de compte à 7 fr. 75 c. Les chanteurs étaient excellents et comme de rigueur la pièce n'avait pas le sens commun. Ces soufflets donnés à l'art musical qu'on appelle grands opéras me révoltent pres que toujours, et je m'ennuyai à périr. Il faut dire que j'étais venu surtout pour la salle, qui est immense. Elle ressemble à ‘Her Majesty's Theatre’ à Londres et est d'une ornementation sobre et sévère, rien d'élégant. Dans les loges, les dames s'asseyent le dos tourné à la scène; aussi ne viennent-elles pas pour écouter. L'orchestre de même était supérieur. Pour moi la représentation se résuma dans la contemplation de la jeune fille, qui tenait le piano: un type de pureté, de simplicité, de modestie, et quel jeu délicieux! J'aimais à la suivre dans tous ses mouvements, dans ceux de ses jolis doigts, dans les re- | |
[pagina 30]
| |
gards distraits qu'elle laissait errer autour d'elle. Cependant je me sauvai après le deuxième acte, j'en avais assez vu, trop entendu, et j'espère de tout mon coeur que ce peau-rouge ait encore obtenu la main de la fille du gouverneur, laquelle ne voulait pas du tout de l'amant que son père lui octroyait. Le drôle pour cela ne se tint pas pour battu et vint la nuit l'enlever, accompagné de tous les choristes. Par bonheur, la donzelle, vaguement sur ses gardes, ne s'était pas couchée cette nuit là. Quel vacarme! puisse-t-elle avoir été heureuse avec son Ioway dans son wigwam! | |
Dimanche 3 Mars.- Grand soleil. Dans les rues Neuves et Balbi affluence considérable de monde en habits de dimanche. On me dit que cette foule allait entendre la musique sur la place de la poste. Je le veux bien, mais elle m'empêche de faire un pas et les badauds s'arrêtent dans la rue, causant, fumant, s'occupant à ne rien faire, tout à fait comme s'ils étaient au cercle. Comme je viens de le dire, les rues sont étroites, on ne voit guère le ciel. Le pavé en dalles est égal, propre et commode. Rien n'est plus comfortable. Tout le monde a l'air de s'y croire chez soi. Nous entrons dans différents palais; toujours un vestibule avec de mauvaises fresques, suivi d'une cour avec des colonnes très-élégantes, quelquefois une fontaine au fond; la plupart de ces palais sont négligés ou ont changé de destination; maintenant ce sont des restaurants, des cafés, des entrepôts ou des boutiques. Un de ceux pourtant où je fis quelques pas, était magnifique et parfaitement soigné. Toujours la construction observe la plus stricte symétrie. Le palais Palavicini est en réparation. La galerie et celle du palais Balbi seront réunies, de sorte que je ne pus voir que le grand escalier de ce dernier palais. La galerie ne sera visible que dans un mois, ce qui m'était parfaitement égal, et je dus en faire mon deuil. Je tâchai de me consoler au palais Rosso | |
[pagina 31]
| |
(Brignoles) devant un grand nombre d'ennuyeux tableaux, dont quelques-uns d'une grande valeur et d'un mérite incontestable. La perle de la collection est sans contredit le St.-Sébastien du Guide. La longue suite d'appartements, où ces tableaux sont exposés, est remarquable pour son propre compte. Quelle richesse! Toujours des plafonds peints en fresque fade et pâle; mais n'importe! Des parquets incrustés en marbres de différentes couleurs, des tables en agathe, des candélabres en bois doré aux quatre coins, des glaces de Venise à cadres ciselés. Tout cela est lourd, je le veux bien, mais merveilleusement exécuté, plein de caractère et d'une conservation parfaite. Il est vrai que les portes et les fenêtres jurent un peu avec tout ceci. Le palais Balbi est habité par la famille Durazzo, dont l'avenir repose sur un seul fils, qui a vingt-deux ans, ‘ancor tutto fanciullo’, me dit le concierge. Avec lui la famille Brignolles va être éteinte. Le dernier marquis, ambassadeur à la cour de France, n'avait que deux filles, dont l'une, qui a épousé le comte Galieri, habite Paris. C'est à elle qu' appartient le palais. Nous montâmes à la coupole de S. Maria de Carignan. Le temple est sans paravent grec, autrement dit péristyle, comme celui derrière lequel l'église de l'Annonciation se trouve escamotée. Sous le dôme se trouvent quatre statues, qui sont estimées et estimables. Mais rien n'égale la beauté et la grandeur du panorama, lorsqu'on est enfin parvenu au faîte du dôme, que l'air est pur et le soleil resplendissant comme aujourd'hui. D'un côté la mer, de l'autre la disposition grandiose des montagnes, et la ville grise avec ses habitations immenses que l'on aperçoit dans les intervalles, gisant à ses pieds. Elle semblait déserte. Nul mouvement de personnes. A cause du dimanche les cloches sonnaient à grandes volées et leurs sons se perdaient, se dispersaient dans l'air. De retour dans l'église, j'y fus reçu par un nasillardement affreux, qui partait de derrière l'autel. J'espère, dis- | |
[pagina 32]
| |
je, que le bon Dieu n'écoute pas. Puis je glissai vingt sous dans la main du gredin qui nous avait ouvert la porte de l'escalier du dôme et à qui certainement je n'aurais confié, ni ma fille, ni ma bourse. Nous retournâmes chez nous par le pont de Carignan et par un dédale de rues tranquilles, fraîches, curieuses. Gênes a ceci de particulier que dans les hôtels les appartements du troisième sont plus estimés que ceux du second et ceux du second que ceux du premier et partant se payent plus cher. Ceci est à cause de la vue. Il est essentiel qu'elle domine les toits et plonge sur la mer et sur le port. Aussi les jardins des palais se trouvent sur les toits, qui sont plats et où on apporte de la terre. En regardant jusqu' au faîte, on distingue de grands orangers sur les plateformes et sur la balustrade des balcons. Si le vent ou quelque accident les fait tomber dans la rue, alors celui qui passe au dessous est perdu. Y en a-t-il des exemples? Il me semble qu'il le faut bien. Une impression que l'on éprouve généralement à Gênes c'est celle de ne pas se croire dans la rue, lorsque cependant on vient bien réellement de tirer sa porte. Cette illusion est produite par l'étroitesse de la rue, l'espèce de lumière locale, la voix répercutée contre les parois, arrêtée par le dallage. On se croit chez soi, on a l'air de recevoir du monde et de jouer dans quelque pièce de théâtre devant un public, composé de passants. Les petites places, ménagées dans un confluent de rues, brisent l'alignement et doivent d'ailleurs séduire, il me semble, les habitants à donner leurs bals et soirées tout bonnement devant la porte, où l'on danserait bien mieux que dans ces caves malsaines, où les Gênois passent leur vie, privés d'air et de soleil. | |
[pagina 33]
| |
roc nu, très-bien exposé, ayant la vue sur la ville, les montagnes et la mer, contre lequel un homme d'une fortune colossale imagina faire construire un lieu de plaisance. Il y bâtit un petit palais, y apporta du terreau par brouettées, fit venir des pins du Nord, etc. et fit construire par deux habiles architectes horticulteurs, père et fils, des jardins délicieux, de charmants labyrinthes, des sentiers ombragés, assez bien défendus contre les mauvais vents qui soufflent ici du mois de décembre jusqu'en juin. Pourvu que le propriétaire s'en fût tenu là! Mais il s'est lancé dans des enfantillages qui font songer à Schwetzingen et à Broek. Après que le voyageur s'est écrié d'admiration sur la terrasse en marbre de l'habitation, il descend et commence sa promenade le long d'une allée d'orangers assez pauvres et arrive à toutes sortes de fantaisies qui ne sont pour lui que des lieux de repère, un essai d'art pompéïen, un antre rustique, grossièrement peint, puis nous touchons à une imitation de vieux château, d'où l'on jouit d'une vue magnifique, puis à la tombe d'un vieux guerrier qui n'a jamais existé. Tout cela cependant est assez bien exécuté. Ce qui est véritablement beau et très-beau, c'est la grotte artificielle. Elle est si bien imitée que c'est à s'y méprendre, et les effets de la lumière sont admirablement observés et tout-à-fait fascinateurs. Une eau y pénètre, car il fallait bien de l'eau pour l'embellissement et l'arrosage de ces jardins, il a fallu qu'elle y fût amenée à grands frais et forme une charmante cascade qui nourrit ce qu'on appelle le lac. Un bateau vous prend, et, en sortant de la grotte, on reçoit une impression vraiment féerique. Le lac, bordé du plus vert gazon anglais, s'étend tout à coup devant vous, replié en lignes gracieuses et ondoyantes. Malheureusement il fallait ici la simplicité, et il est encombré d'un petit temple de Diane en marbre blanc, entouré de tritons, puis ses bords sont hérissés de colifichets de toutes les parties du monde, chinois, indiens, égyptiens, | |
[pagina 34]
| |
etc. Il y a même un obélisque, couvert d'hiéroglyphes, le monument du désert le pied dans l'eau. Tout ceci est mesquin. Il y a encore des fontaines qui vous mouillent de toutes les façons, lorsqu'on s'y attend le moins. Une pauvre dame par exemple se met sur l'escarpolette, mais bientôt elle s'aperçoit qu'en dessous s'introduit une légère rosée. Elle s'écrie et se sauve. La société applaudit, mais par derrière un autre tuyau attaque celle-ci dans la nuque, et voici le tour de la dame: ‘e ridono’, comme dit le cicérone. Autour de l'étang se trouvent plusieurs arbres rares d'une belle venue et près du château de gigantesques camélias en pleine terre. La promenade est très-amusante, elle dure deux heures et demie, et tout est parfaitement entretenu. Les étrangers, refusant de s'associer, chaque société reçoit un cicérone particulier qui perçoit cinq francs. La villa n'est habitée que pendant deux mois de l'année, septembre et octobre. Le comte étant mort il y a quelque temps, les propriétaires actuels sont encore les Durazzo. Made Durazzo est la fille du comte Pallavicini, et le fils est mort ou, pour parler plus exactement, s'est dérobé à sa famille et à ses trésors, à l'âge de vingt ans. Il y a encore plusieurs autres membres du même nom, très-riches aussi, qui habitent autre part. Ces grandes familles gênoises sont toutes extrêmement cléricales, ce qui fait que leur instruction est restée assez élémentaire. Les plus belles choses de Gênes sont le palais Doria et le palais Serra. Le premier de ces palais à l'extérieur et du côté de la rue n'offre rien de particulier, et on est tout surpris en entrant de se trouver dans un vestibule magnifique, peint par Périn del VagaGa naar voetnoot1), | |
[pagina 35]
| |
de même que le grand escalier de marbre: des allégories, des triomphes, beaucoup de verve, d'entrain, de fougue. La couleur a peu souffert, les arabesques sont délicieuses. Dans le vestibule se trouvent aussi de remarquables sculptures: des enfants jouant avec des animaux. L'escalier débouche sur la galerie, toute peinte aussi en fresque, d'une couleur vigoureuse, représentant les aïeux et les contemporains du grand André et André lui-même et Giannettino, mais dans des attitudes forcées et peu dignes. Cette galerie donne dans le jardin. On y descend par un escalier élégant, et on s'attend à trouver en bas, du côté opposé, la gondole dorée, où va descendre le doge. Mais non, tout cela, hélas! est fort dégradé, c'est à ne plus s'y reconnaître, mais on s'occupe à y faire de sérieuses réparations. Les paons, dans la conscience imposante de leur majesté, y traînent leurs longues queues, et la fontaine près de là nous reproduit les traits de Doria, métamorphosé en Neptune. Mais la porte s'ouvre au fond de la galerie et nous voici dans le grand salon. C'est à la fois très-lourd et très-délicat; la peinture et le stucco s'y confondent et s'y marient délicieusement. La frise, chargée de fleurs et de fruits, qui parcourt la vaste pièce est charmante de finesse et de légèreté; le plafond représente Jupiter, foudroyant les Titans. Au-dessus de l'immense cheminée on lit: sordida purgata. Le parquet est en pierres d'un vernis brun foncé, la tapisserie est en cuir doré. Je m'imaginais y rencontrer le vieux don Ruy Gomez de Silva, expliquant à sa nièce comme quoi les ganaches sont les vrais galants. Quand passe un jeune pâtre, - oui, c'en est là! - souvent,
Tandis que nous allons, lui chantant, moi rêvant,
Lui dans son pré vert, moi dans mes noires alleés,
Souvent je dis tout bas: - O mes tours crénelées,
Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais,
Oh! que je donnerais mes blés et mes forêts,
| |
[pagina 36]
| |
Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines,
Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines,
Et tous mes vieux aïeux qui bientôt m'attendront,
Pour sa chaumière neuve et pour son jeune front!
Car ses cheveux sont noirs, car son oeil reluit comme
Le tien, tu peux le voir et dire: ce jeune homme!
Et puis, penser à moi qui suis vieux. Je le sais!
Pourtant j'ai nom Silva, mais ce n'est plus assez!
Oui, je me dis cela. Vois à quel point je t'aime,
Le tout, pour être jeune et beau, comme toi-même!
Mais à quoi vais-je ici rêver? Moi, jeune et beau!
Qui te dois de si loin devancer au tombeau.
Hernani, Acte III, Scène I.
Quelle volupté de dire la tirade belle et fraîche tout seul et pour son seul agrément, assis dans ce grave fauteuil où Charles-quint s'est accoudé! Puis que de belles porcelaines bleues et irréprochables, dont s'est servi le grand amiral! Ensuite on vous mène dans la chambre, où il mourut. Au fond sa chaise à porteurs, dont les Anglais ont emporté des lambeaux. Sur la cheminée sont deux Satyres en marbre blanc et de grandeur naturelle, qui portent l'architrave. Il y a encore le dernier portrait de Doria à l'âge de 94 ans. Il est fatigué, il veut dormir, il a besoin de repos, ses yeux sont rouges, ternes, et ne regardent plus qu'à peine. Sa face n'est plus qu'une peau flasque qui ne s'adapte plus au crâne, sa main amaigrie est sans force, ses oreilles sont immenses - seraient-elles ajoutées postérieurement? - du reste la peinture a souffert, probablement le panneau aura été noirci par le temps comme les autres portraits du salon, et il aura été maltraité par quelque restaurateur. Le lit dans lequel Doria mourut a succombé sous l'âge, mais une partie des quatre piliers tors qui supportaient le baldaquin a été sauvée. Ils forment à présent les quatre pieds d'un trumeau qui se trouve | |
[pagina 37]
| |
au salon, flanquée de deux prie-dieu en bois doré, figurant des enfants, devant lesquels est un coussin et qui vous présentent un livre ouvert, tout cela admirablement travaillé. Je sais bien que si je m'appelais le prince Doria et si je devais habiter ces appartements, j'y songerais à deux fois avant de passer un habit en queue de morue et me fourrer la tête dans un tuyau de poêle. La salle Serra est une salle de bal dans le palais de ce nom, situé à côté du palais Rouge. Un jeune domestique en livrée nous en fit les honneurs avec beaucoup de bonne grâce. Jamais je n'ai vu tant de dorure, une si grande profusion d'ornements, des glaces de Venise plus larges et plus artistiquement ciselées, et cependant rien n'était surchargé, tout y était exquis et princier; ce n'était pas là ce style d'imitation et lourdement doré d'épicier retiré, comme j'en pourrais citer des exemples. On est aveuglé de tant de belles choses et on a besoin de quelques moments de repos, pour prendre haleine et s'acclimater l'imagination, l'avoir mise au diapason de ce style qui vous vient envahir. Peu à peu on revient à soi, on regarde, on se rend compte, on admire. Il y a quatre grands lustres en cristal de roche. Sur la cheminée des candélabres solides de Sèvres, plus récents, mais en harmonie avec le reste; puis le plus beau plafond que j'aie jamais vu, avec quatre médaillons aux coins. Il faut que cette salle ait été construite en l'honneur de quelque guerrier. C'est une apothéose, et la légende porte: Virtus surgit ardens. Un des médaillons porte l'inscription: Bataviam debellavit. Dans un autre le héros apparaît comme protecteur de la religion; je n'ai pu débrouiller les deux autres, on voit toujours mal une première fois et l'on s'informe incomplètement. On voudrait revenir sur ses pas, mais l'heure est passée. Le milieu du plafond est en couleurs encore toutes fraîches et d'un dessin vigoureux et hardi. Les portes sont en lapis lazuli, réduit en pâte, on | |
[pagina 38]
| |
l'étend sur le panneau comme sur une tartine. On voit encore une salle plus petite, tapissée de gobelins, avec des dessus de porte et un plafond peint aussi, mais qui ne vaut pas celui qu'on vient de voir, et les gobelins ont presque tous pâli, comme toujours. La salle à manger est tout simplement une salle à manger, c'est à dire pas du tout tapissée. Je plains les pauvres convives; pour moi, je n'ai pas des poumons à faire face au tintamarre de la résonnance, mais il y a des gens qui ne peuvent vivre qu'en société d'un roquet ou d'un serin et qui s'affolent d'un orchestre à table. Dans l'antichambre on s'arrête devant deux jolis groupes en biscuit de Sèvres: l'enlèvement de Proserpine et celui de Déjanire. Le domestique nous dit que la salle avait coûté 1,300,000 frs. |
|