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24 Février.
- Nous partons pour Lyon à 11 heures. Le train passe près de Blaise-bas par deux immenses tunnels. A Dyon on vous sert un excellent dîner qui s'emboîte ingénieusement dans la demi-heure que l'administration accorde aux voyageurs. Le ‘versez!’ des garçons coïncide avec l'‘en voiture’ des conducteurs. Après Dyon le train accélère sa marche, et à 10 heures on est à Lyon. Nous descendons à l'hôtel Colet et reprenons le chemin de fer pour Marseille le lendemain à 7 h. et demie.
A Dyon je m'étais trouvé assis tout près d'une famille danoise. Surpris d'entendre parler cette langue, je me hasardai à dire un mot au jeune homme à côté de moi, ce qui en général n'est guère dans mes habitudes, et lui dis quelque chose de gracieux à propos de son pays. Mais je fus tout de suite puni de mes avances, car c'est à peine si je reçus une réponse et mon Danois prit même tellement peur de moi, qu'au lieu de me demander tout bonnement un plat, qui se trouvait dans ma proximité immédiate, il se leva afin d'y atteindre. Il faut qu'il ait été bien grand seigneur pour résister à mes paroles, car pour moi je dois avouer que dans le cas contraire je me serais laissé prendre au compliment, mais d'ordinaire les très-hautes classes ont le sentiment patriotique peu développé. De la part d'un Danois cette contenance me surprit
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cependant infiniment plus que de celle d'un individu de toute autre nationalité.
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25 Février.
- Le chemin de fer côtoie le Rhône jusqu'à Tarascon. On achète du nougat à Montélimart; c'est là aussi que nous distinguons le premier arbuste en feuilles. Du reste toujours de la pluie, un ciel gris, un brouillard épais. A mon avis cela vaut toujours mieux que le plus irréprochable azur, accompagné d'un mistral bien conditionné, dont en cette saison un beau soleil est un signe fatal. Après Avignon le pays devient montueux et à Tarascon on commence à apercevoir la Méditerranée, mais blême et non de ce bleu profond, orné de flocons légers, qui me fait toujours frémir. J'aime mieux l'air tiède et lourd d'aujourd'hui. Quelques instants après avoir passé par un tunnel de six minutes, nous nous trouvons à Marseille et descendons à l'hôtel du Louvre et de la Paix, un bel hôtel, ouvert depuis 1863. On me dit qu'à Marseille se fabrique cet excellent savon de Castille dont je me sers toujours et ces détestables allumettes de cire, que j'abhorre. Il est 4 h. et demie. Nous faisons une course au port le long du Cours et de la colline Napoléon qui depuis Sédan s'appelle le Cours et la colline Pierre Puget. Sur la colline où l'on monte par un sentier en colimaçon à pente très-douce, plantée d'evergreens, se trouvait le buste de l'empereur, mais on l'avait défiguré. Au sommet toute la ville s'étend à vos pieds, malheureusement la brume empêchait de distinguer et de s'orienter dans ce vaste panorama. Nous revenons, en passant devant l'hôtel de la préfecture, qui a beaucoup souffert par les obus. Comme c'était le Dimanche toute la bourgeoisie était sur pied. Il paraît que les femmes de cette classe aiment assez les couleurs vives, et on reconnait tout de suite
le type méridional. Le temps était opiniâtrement à la pluie, aussi que de bossus sur les trottoirs!
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26 Février.
- Il fait beau temps, un temps d'octobre. Nous quittons le bel et médiocre hôtel du Louvre et de la Paix et partons pour Nice, à huit heures. A Toulon le charmant mistral périodique de ces lieux bénis du ciel vient nous serrer la gorge. Il va nous accompagner. Malgré le soleil on n'éprouve aucune envie de mettre bas son pardessus d'hiver. Pauvres malades, dont ce vent ronge la poitrine, au lieu de la caresser! Si le train est un train exprès, c'est qu'il est expressément lent. A tout moment des arrêts de dix minutes, dont l'administration ne semble tenir aucun compte et qui durent jusqu'à ce que le train, venant du côté opposé, consente à paraître. Quoique pourtant ce soit un train lent, il n'y a que des premières. Nous avons l'avantage de rester seuls pendant tout le trajet et de ne pas être ennuyés par des cochers sentant l'ail, des soldats fumeurs et des marins goudronnés, qui sentent encore plus mauvais que leur tabac. En traversant le pâté des montagnes de l'Estrelle, on passe par des tunnels et des ouvrages de maçonnerie, qui n'en finissent pas, jusqu'à ce qu'on se trouve à un endroit très-peu poétique, c'est à dire à Cannes. Cannes est un roman moderne, avec des maisons blanches ou couleur tourterelle et des stores beurre frais ou vert fade, entourées d'oliviers gris, ces vieillards-nés de la végétation, prêtres du temple de l'hiver. Ces maisons, adossées contre le versant de la colline, de manière à former amphithéâtre, rôtissent au grand soleil. L'olivier est leur unique et maigre ombrage, et des pensions bourgeoises se cachent sous l'aspect de châteaux roses crénelés. Cannes est véritablement fort laid et fort épicier. Si Cannes n'existait
pas, il y aurait là une jolie scènerie de montagnes d'un ton chaud, couvertes de bosquets d'un vert pâle, et la rangée des Alpes Maritimes, resûtue de neige dans le fond. Maintenant tout cela est perdu, gâté.
A Antibes on passe à côté du pont brisé au bord de la
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mer. Par bonheur il n'y a plus de transbordement, car on vient de construire un pont provisoire.
Arrivés à Nice à trois heures et demie nous montons au troisième de l'hôtel de France. Nice s'est énormément agrandie depuis quatorze ans que nous n'y sommes revenus. Au bois de Boulogne il n'y a qu'un seul cèdre du Liban, et quel cèdre! Malgré la guerre il est toujours debout, de même que l'obélisque, et dans le temps il a fait courir tout Paris. Pareillement il n'y avait alors ici qu'un unique palmier que les étrangers étaient admis à admirer dans je ne sais plus quel jardin. Maintenant il y en a toute une allée, et le quai du Paillon en est bordé.
Je lis dans un journal qu'on a sifflé à une représentation de Rabagas. Les siffleurs ont été poliment invités à aller se promener sur le boulevard. Mais ceci prouve que les spectateurs n'applaudissent pas tous et que ce procès, fait régulièrement tous les soirs à la France, est désagréable à une certaine minorité. Aussi M. Sardou a-t-il charpenté une oeuvre bien risquée, et quelques-uns de ses travaux littéraires antérieurs ne sont-ils pas parfois en désaccord avec les principes dont il se fait le préconiseur dans sa nouvelle comédie? On se demande peut-être, quand donc ses yeux se sont-ils ouverts devant certaines grandes vérités et devant les causes qui ont perdu et perdent encore la France? N'est-il pas un peu un prophète du lendemain et Philinte ne pourrait-il pas lui demander avec quelque raison ce qui lui donne le droit d'être seul sage à ses yeux?
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27 Février.
- Soleil radieux, mais onze heures sonnent à la pendule, et à ce moment même le vent du nord-est se lève sur la vague qui frémit. La chaleur de Nice est plutôt une chaleur du soleil qu'une chaleur de l'atmosphère. Le soleil disparaîtrait qu'on aurait froid tout de suite. C'est donc une chaleur un peu factice. Dès que le soleil cesse de luire, la température de la saison
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resaisit son empire et se venge sur les pauvres humains, qui se risquent fort à ne pas mettre tout de suite leur pardessus, en rentrant chez eux. Bien souvent les appartements sont des espèces de caves, et l'on fera bien de reprendre incontinent ses vêtements d'hiver, en sentant le frisson qui vous gagne. L'air n'est pas du tout imprégné de printemps, et le vent empoisonne cette nature échauffée et échauffante comme le mal, pénétrant l'essence humaine.
La grotte de St.-André était autrefois un charmant trou agreste, d'où sortait une source aux parois tapissées de capillaires. Une troupe de petits gamins égrillards vous accompagnait, et c'était un joli but de promenade en voiture, qui prenait à peine deux heures. Aujourd'hui ce n'est plus cela. Un certain M. Percepied, qui aurait dû s'appeler M. Percepierre, a fait la découverte d'une autre source, non loin de là, qui se perdait derrière ces parois et reparaîssait près du château qu'elle inondait quelquefois et avait la propriété d'incruster les objets, exposés au courant de ses eaux, et aussitôt l'industrie et l'exploitation à l'oeuvre. On fait des sentiers, on construit une fabrique et des magasins, on achète des moules, on perce la paroi de la grotte pour laisser s'échapper la surabondance des eaux et débarrasser le château. Cela fait, on barricade la source. ‘Un franc, s'il vous plait!’ Des gnômes sortent de tous côtés du taillis tout comme dans un ballet, seulement comme il y a toujours de nombreuses sociétés, ils se divisent pour régner et un des leurs s'acharne après vous et s'attache à vos pas. A la grotte, voici un grand escogriffe, qui porte une casquette sur laquelle est écrit le mot de ‘Guide’ et qui s'empresse de vous faire entrer et de vous conduire dans la grotte même, où la pauvre nayade aux abois et sans cesse inquiétée vous mouille horriblement. La grotte est formée par une arche assez basse, sous laquelle passe un joli torrent, où l'eau de la source incrustante lance maintenant son sur- | |
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croît par le trou pratiqué dans la paroi. C'est laid, parce que c'est artificiel et que cela rompt la grâce des lignes. Cette source tarit
toujours au mois d'Aout; ‘sans cela, comme nous serions riches!’ disent les entrepreneurs. On veut sortir; ‘un franc encore, s'il vous plait!’ On reprend le chemin du château, où la voiture est restée à vous attendre, et le petit bonhomme qui vous a conduit vous offre gracieusement une branche de capillaire. Au fond j'aime mieux cela; aussi ne faiton pas la moue pour glisser quelques sous dans sa petite main.
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28 Février.
- Tour à Ville-Franche, 2½ heures. La nouvelle route longe la mer. Elle est large et merveilleuse, à cause du panorama de Nice. Ces centaines de villas blanches sur lesquelles darde le soleil forment des points lumineux sur ce fond blafard sans profondeur, formé par la couleur des oliviers et des terrains qui s'y marient à s'y méprendre. Cela est d'un grandiose fort laid de couleur, mais la disposition des masses et des lignes est belle. Puis la bise, qui souffle désagréablement pendant que le soleil du midi vous brûle, gâte cette nature et vous agace. Pauvres poitrinaires, comme ce désaccord doit vous faire souffrir et avancer votre fin! Le premier médecin qui a imaginé de se débarrasser ainsi de ses malades, fut un fameux assassin. Et le monde se laisse prendre année par année et malgré les résultats les plus frappants à cette fausse réputation d'un climat si contraire à l'espèce de malades qu'on y envoie. D'autre part la société de Nice est d'ordinaire délicieuse. Il paraît que la fatalité qui poursuit sans cesse notre pauvre humanité n'a pas d'accès dans ces lieux fortunés. Nice est la féerie de la vie. Les riches toilettes, les beaux équipages, les bals éblouissants, les magasins qui viennent au-devant de tous les raffinements - mais pas de libraires - font tourner la tête au nouvel arrivant, qui se plaira d'autant plus ici qu'il a plus d'argent dans ses poches. Demain nous fuyons cette
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localité poudreuse et torréfiée. En attendant Nice devient peu à peu grande ville, trop grande pour ses propres intérêts, si les spéculateurs et les entrepreneurs n'y prennent garde. Le faubourg de Carabacel a pris d'immenses proportions; de belles et larges rues viennent d'être percées, et on y trouve d'aussi beaux magasins qu'à Paris, des magasins cosmopolites d'un luxe inoui.
A Nice on croit devoir se permettre la volupté de déposer ses habillements d'hiver. A merveille, si l'on obtenait en même temps par là le droit de se déshabiller à chaque coin de rue, car Nice c'est l'automne et l'été tout à la fois. On est brûlé sur le quai, glacé au tournant de la rue. L'automne c'est le vent, la bise, le mistral, comme vous voulez; l'été c'est le soleil. Il en est qui se font accroire que l'un corrige l'autre. La vérité est que la transpiration se fige sur la peau et que l'adage: ‘prends ton manteau, quand il fait beau,’ vaut tout son prix. Car défiez-vous des demi-saisons, avant qu' Avril ait sonné, ainsi que des couchers de soleil qui enrhûment et enfièvrent le pauvre étranger qui n'a pas encore appris à compter avec la perfidie du climat et éprouve que la température de Nice est entièrement artificielle. J'entends par là que c'en est une qu'on peut dire artificielle, où le thermomètre intervient et revendique ses droits par un vent périodique qui couvre la ville et les bois d'alentour d'une cendre monotone.
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29 Février.
- A 12½ heures partis pour Mentone dans une grande voiture à quatre chevaux que nous avons dû louer jusqu'à San-Rémo, à cause d'un effondrement, survenu au chemin de fer. On monte pendant deux heures pour redescendre pendant deux autres heures. D'un côté un panorama de montagnes grises et peu aimables; de l'autre la mer du bleu le plus tendre. Le monde à vos pieds fait de plus en plus l'effet d'une carte de géographie, mais la distance et les échancrures
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de la côte rendent cet effet tout à fait magique. Avant la Turbie, c'est St. Jean et Villefranche; après St. Jean et Villefranche, c'est Monaco, trois charmants joujoux, perchés sur des promontoires. A la Turbie on est parvenu au sommet de la montée; on descend vers Roquebrune et Mentone, où nous aurions dû arriver à quatre heures, mais comme le cheval avait été empêché de satisfaire certain besoin de la nature, inférieure, il lui prit une vapeur, ce qui nous retarda de trois quarts d'heure. Et le cocher de répéter: ‘en trè minoute!’ Il était tout en sueur. Mentone est une jolie localité, un peu ennuyeuse, encaissée dans des bois de citronniers et d'oliviers. C'est moins gothique, moins encombré, moins cimetière que Cannes, c'est plus village et villa que Nice; c'est bien plus joli, plus ombragé; les vergers de citronniers y sont plus riches et les bois d'oliviers, qui, vus d'en haut, ressemblent à une toison, plus touffus. La journée était celle d'un beau jour d'hiver. Les chaleurs exclusives de Nice avaient totalement disparu, le thermomètre était tout simplement celui du mois, et le vent qui tint bon jusque dans la plaine était vif et piquant. Beaucoup de platanes le long des promenades et des routes.
‘Pourquoi donc,’ observe mon jardinier, ‘monsieur parlet-il constamment de platanes? C'est plantanes, qu'il faut dire, puisqu'on les plante.’ - Evidemment!
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1 Mars.
- Après une bonne nuit, passée à Mentone, et avoir payé un modeste déjeûner frs 8 à l'hôtel Victoria, où le pain noir se paye extra frs 0.50, notre voiture nous emporta comme le vent le long des méandres du chemin de la Corniche. Le ciel est un peu couvert, le soleil pâle, le vent toujours aigu, mais tout d'un coup, à Bordighera, il s'attiédit. Les beautés du chemin ont cessé aussi. Toujours la mer bleue à droite et d'arides rochers à gauche; en plusieurs endroits des
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carrières, qui fournissent, je crois, la pierre que nous désignons d'ordinaire par le nom populaire de hard-, Harz-, ou haardsteen. Les montagnes reculent et bientôt apparaît comme une autre Mentone, mais plus jeune, le frais bouquet, qui porte le nom de San Remo. Nous arrivons à la gare à 11½ h. - notre voiture est congédiée - et prenons nos billets pour Gênes. Pauvres, quoique célèbres palmiers, destinés à un dépouillement annuel pour la fête des Rameaux, il leur manque leurs habitants, le singe, le boa, le perroquet et les cris des bêtes fauves et des aras châtoyants! Nous voyageons avec un comte Napolitain qui a pris le croup à Nice. J'étais en train de faire comme lui, mais je me suis sauvé à temps. La voie ferrée est toute neuve, il manque même encore le bout depuis Mentone jusqu'à la forteresse de Ventimille, puis des stations provisoires, des haltes interminables et d'interminables et architracassants tunnels. Le train va encore avec une lenteur pitoyable, longeant le bord lisse de la plage, qui présente toujours le même spectacle d'une mer sereine et limpide et vis à vis des montagnes, des vallons, qui entrent dans les terres en queue d'hirondelle, avec leurs villas blanches, leurs vergers aux fruits d'oranger et un torrent desséché qui trouvera son lit de cailloux tout préparé à la fonte des neiges et quand les pluies commenceront.
Savone, où nous arrivons ensuite, est une ville assez considérable. De Savone le trajet se fait pour les deux tiers dans l'obscurité; on a l'air de taupes passives. Comme tous les trains italiens, me dit-on, sont d'une lenteur proverbiale et une fois arrêtés, peuvent à peine se résoudre à se remettre en marche, nous ne sommes à Gênes, hôtel Feder, qu'une heure trop tard, c'est à dire à 7½ h.
Avis important. Ne jamais prendre le chemin de fer de Nice à Gênes, mais louer une voiture jusqu'à Savone et coucher à Mentone et à San-Remo ou bien seulement à ce
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dernier endroit, où il y a de très-bons hôtels, puisque c'est une station d'hiver pour les poitrinaires. Maintenant qu'on ne voyage plus que pour affaires ou pour faire des résidences de santé ou de récréation, que l'instruction est devenue un bien public et que les livres et les photographies viennent vous trouver à domicile, les vrais amateurs, les voyageurs observateurs et artistes déplorent la perte du pittoresque, du remarquable et du particulier et sont friands de quelques belles journées que leur offre la route de la Corniche, occasion nullement à négliger.
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