Ce qui m'a passé par la tête en Italie
(1883)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij13 fevriér - 13 juin 1872
[pagina 1]
| |
[pagina 3]
| |
15 Février.- Partis d'Arnhem par le train de midi et cloués à Utrecht pendant trois mortelles heures, grâce à un malentendu, trop long et trop ennuyeux pour être détaillé ici. Mais le moment de la délivrance sonne enfin. Un ‘bummelzug’, s'il en fût un, mais des voitures propres. Le vent est âpre et souffle de l'est, le soir tombe, la pluie commence à vous piquer au visage, à la douane le gaz vous aveugle. Pour quitter la Hollande, il faut qu'on passe le Lek à Kuilenburg, le Waal à Bommel, la Merwe à Bois-le Duc. Magnifiques monuments de l'art hydraulique. Pays submergé, inhospitalier, affreux et désolé; bruyères, tourbières, marécages. Plus loin les terrains deviennent habitables, l'homme sent pouvoir y respirer. Puis un grand éclat de lumière; l'illumination aveuglante de Tilburg; des fabriques resplendissantes; des milliers de becs de gaz, illuminant les fenêtres. Ville de progrès et d'avenir. Le train ne vous fait pas grâce d'une halte, et à tout moment le conducteur ouvre la portière toute grande, en vous annonçant la station suivante, et le vent vous glace et vous courrouce. A Louvain on parque les voyageurs entre quatre murs, sentant mauvais - salon d'attente - puis, à un moment donné on lâche ce monde qui patauge un peu dans la boue, puis la ‘grande vitesse’ vous emporte à Bruxelles, où l'on arrive à neuf heures. | |
[pagina 4]
| |
16 Février.- Il pleut à verse. Nous partons par l'express de 2 h. 35. Seulement des premières. La nouvelle station du midi est d'un style sobre, vraiment grandiose et monumental. Les proportions sont d'une grande simplicité. Nous voyageons avec un jeune couple de Rennes. La dame demande si la Hollande n'est pas très-loin, si la province de Namur y appartient, si Ostende se trouve en Hollande ou bien du côté du Luxembourg. Notez que le dit couple venait de faire une tournée en Belgique! Madame me reproche un peu que nous ne soyons pas venus aider la France contre l'Allemagne. Tous deux plus tard nous font la guerre, après nous avoir extorqué l'aveu que nous allions descendre au ‘splendide hôtel.’ ‘On va vous y écorcher joliment; on va vous y faire payer les yeux de la tête; la cuisine y est mauvaise, etc. Venez avec nous! Vous payerez trois francs un appartement....’ J'avais beau leur dire que nos chambres étaient commandées. Rien n'y fit. Il fallut me résoudre au silence absolu et les laisser s'essouffler sans réplique. A 9.10 nous étions arrivés et, comme actuellement les gros bagages sont visités à Hautmont, nous n'avions pas à nous morfondre à la gare et nous fûmes rendus à notre hôtel avant dix heures. Splendide! On avait le ‘Grrrand Hôtel’, il fallait autre chose. L'un était l'espace, l'universalité, le firmament; celui-ci dans le firmament cueille l'étoile. Les décadences aiment l'extrême et recherchent l'excessif. Quant à cet hôtel je ne connais encore que notre second. Un salon gai, d'une forme un peu singulière pour satisfaire aux exigences des voyageurs qui désirent épier la rue. Il donne sur la place de l'Opéra. Puis, comme d'ordinaire, l'ameublement est trop riche, et au bout de quelques mois ces tentures ne seront plus qu'une friperie. Les feux de bois humide et les chambres enfumées sont toujours à l'ordre du jour et l'eau de pluie est toujours incon- | |
[pagina 5]
| |
nue, source de richesse pour les marchands de parfums et de cosmétiques, remèdes impuissants contre les injures au sens olfactif et aux dommages qu'il y a pour la peau. | |
17 Février.- Il fait un temps de printemps. Que de ruines! quelles séries de magasins fermés! A la place de la Concorde une des belles fontaines, des statues, des candelabres frappés par des boulets et entourés d'échafaudages. Mais l'obélisque est toujours intact et brave les siècles. Paris est plus tranquille que jamais. Il compte, dit- on, 300,000 âmes de moins. Derrière le vitrage d'une boutique de jouets un soldat prussien, emportant des pendules, de l'argenterie, des bouteilles. ‘Ah, monsieur! par quels temps avons-nous passé! Quelle guerre! Quel drame affreux et sanglant!’ - Et la petite pièce donc? Hein! qu'en dites-vous? | |
18 Février.- Entendu un sermon de M. Bersier, chapelle Taitbout, sur la conversion de Corneille, où se trouvaient plusieurs observations neuves, particulièrement à propos des derniers évènements. Les Français se font sans cesse toutes sortes de reproches, mais ne s'amendent pas pour cela. Un beau matin, qu'elle aura encore une fois mis l'Europe en feu, on lui fera entendre raison une fois pour toutes. Elle subira le sort de la Pologne. L'Allemagne prendra plus encore; elle rendra la Flandre française à la Belgique et placera un lieutenant quelconque sur le trône d'une France amoindrie. Si les journaux illustrés n'existaient pas, on ne se ferait pas une idée des nombreuses ruines que nous venons de visiter. Ce ne sont que décombres; les maisons étayées se soutiennent à peine. En passant dessous, on a peur que les ébranlements de la voiture ne les fassent écrouler et ne vous écrasent. Les Parisiens vont regarder cela les jours de fête. C'était Dimanche aujourd'hui, le temps était doux, toute la | |
[pagina 6]
| |
bourgeoisie sur pied. Les jeunes garçons à culotte ressemblaient à des figures du temps de Cats, lorsque tous les âges, comme aujourd'hui toutes les conditions, s'habillaient de la même façon. Il est midi, et la foule se presse devant le bureau de location du théâtre de la Gaieté, où la farce du roi Carotte est en pleine vogue. Le municipal de rigueur, métamorphosé en gardien de la paix, se tient là dans le but de maintenir l'intégrité de la queue. Un monsieur descend de voiture, son domestique s'apprête à baisser le marchepied; il se prépare à entrer dans la cloison à claire voie, lorsque le gardien de la paixGa naar voetnoot1) fait un pas vers lui et lui demande poliment, si c'est pour aujourd'hui qu'il désire des places et lesquelles. Le gardien avance la tête et les réclame aussitôt au bureau. Le Monsieur à équipage ne les trouve pas à son gré. - ‘Alors pour demain?’ - Et c'est au gardien de la paix qu'il les paye, qui est assez fier pour refuser le pour boire que le Monsieur aux dehors aristocratiques croyait le but de sa prévenance. Pendant ce pourparler le public de la queue se trouvait arrêté, tandis que le privilégié avait eu son affaire en moins de cinq minutes. Et pourtant la France est une république! M. habite un bel hôtel du faubourg St Honoré et redoute que le pétrole ne détruise sa demeure avec les valeurs qu'elle contient. Il porte donc 1,500,000 frcs en billets de banque chez sa soeur, rue de Lille, rue écartée et pour laquelle il n'y avait rien à craindre. Cependant la rue de Lille brûle presque toute entière quelques jours plus tard avec les 1,500,000 frcs, et l'hôtel du faubourg St Honoré reste intact. ‘Citoyenne, faut te lever, et lestement, car nous allons | |
[pagina 7]
| |
mettre le feu à ta maison.’ La citoyenne était une pauvre dame infirme de 74 ans, malade de la goutte. Elle s'habille comme elle peut et trouve à peine le temps de se sauver, n'emportant de tout ce qu'elle possède que les vêtements qui la couvrent. Mr. A. avait deux fils à l'armée de Versailles. Une bande de communards est venue faire une visite domiciliaire, sous prétexte d'armes cachées. C'étaient des armes qui faisaient partie d'un cabinet de curiosités. Elles ont été impitoyablement brisées ou emportées. En même temps on a examiné tous les papiers en présence du père qui redoutait beaucoup qu'on n'y trouvât des raisons pour le fusiller. | |
20 Février.- Les commères de la dune, c'est à dire des femmes de Scheveningue, causant le soir, assises sur un tertre sablonneux, non loin de la plage, que prépare Artz pour le Salon, promet de devenir un tableau distingué. Le ton gris y est d'un excellent effet; les jeunes femmes sont groupées avec choix; leurs attitudes sont variées et naturelles, et le dessin m'en semble correct. Puis ce que j'aime surtout dans ce tableau, c'est qu'il y a beaucoup d'air et que le ciel est d'une grande profondeur, ensuite le fond, qui est la mer avec une légère teinte de soleil couchant, est charmant. Jamais, malgré la situation de la France, jamais il ne s'est vendu autant de tableaux. Aussi les artistes se frottent-ils les mains de contentement, et quelques amateurs profitent de la hausse pour se défaire de leurs collections: Trétaigne, Paturle, Pereire, forcés peut-être aussi par des pertes d'argent. Des 64 tableaux de Trétaigne 40 ont rapporté un demi-million. La collection entière ne lui avait pas coûté 100,000 frcs. La vente au profit de l'aveugle Anastasi est montée jusqu' à 150,000 frcs. Quant aux curiosités, c'est la même chose. Elles se vendent à des prix fabuleux. Et ce n'est pas que l'article | |
[pagina 8]
| |
s'exporte ou qu'il tombe entre les mains des brocanteurs. Oh non! ces objets restent pour la plupart à Paris et entrent dans les cabinets d'amateur. Burgers avait, comme d'ordinaire, plusieurs tableaux sur le métier, tous gais, vifs, coquets; il ne saurait faire autrement. Celui qu'il destinait au Salon représentait une jeune paysanne de la Nord-Hollande, en chaise avec son fiancé, jetant des dragées aux passants, selon l'usage du pays. La vieille chaise laquée et peinturlurée se trouve au Musée de Cluny et a été payée, m'assura Burgers, je ne sais plus quel prix exorbitant, quelque chose comme 40,000 frcs. Son grand tableau: les femmes et les enfants, labourant les terres et faisant les semailles, à défaut de leurs maris, partis pour la guerre, n'était pas encore prêt. Un autre tableau commencé et qui respirait déjà un délicieux sentiment, représentait tout simplement une jeune fille en deuil devant son piano. Alexandre Dumas en avait dit: ‘C'est la religion de la musique, et le piano a l'air d'un petit autel.’ Il n'y a que les vrais artistes pour exprimer ainsi leur idée complète et donner un caractère et comme une âme à des objets inanimés et que les Français pour trouver des mots qui rendent d'une manière succincte et pittoresque l'idée qui leur est venue instinctivement. Encore été voir des ruines. Rien de plus navrant que l'hôtel de ville. Comme l'édifice ne répondait aucunement à sa destination, ce n'est pas une perte de ce côté là. Les bureaux étaient mal commodes et tellement obscurs qu'il fallait y travailler souvent au gaz. Maintenant c'est une espèce de château de Heidelberg nettoyé. La Salle des pas perdus au Palais de Justice n'existe plus. Elle était en réparation depuis longtemps, et de fortes solives étayaient le plafond. Lorsque le feu y fut mis, ces solives se sont nécessairement enflammées et la voûte s'est effondrée avec fracas, entraînant les murs latéraux. Les bureaux de la police, la demeure du préfet, etc., tout | |
[pagina 9]
| |
cela a été détruit également. De la sorte messieurs les communards ont passé leur éponge de feu sur un passé plus ou moins désagréable et compromettant. Par un hasard tout à fait providentiel la Ste Chapelle, enclavée dans cette conflagration, est restée intacte. Les bijoux supportent le feu. La rue de Lille avec le Conseil d'Etat et la Légion d'Honneur n'est qu'un long récit d'horreurs, mais partout l'homme s'occupe de reconstruire sa fourmilière dévastée. Sur tous ces édifices incendiés se lisent les mots de: ‘liberté, égalité, fraternité; quelle farce! La rue Royale aussi est en pleine reconstruction, et l'on s'étonne que tout cela se relève si vite. Dans le salon du dentiste Evans. Il est deux heures. Une dame à une autre dame: ‘Dites-moi, Madame! je vous prie, quand est-ce que vous comptez être admise dans le cabinet du docteur? Je suis ici depuis neuf heures du matin.’ - ‘Oh, Madame! tout à l'heure, car j'ai corrompu son domestique.’ - ‘Eh moi donc, Madame! Mais, hélas! nous sommes toutes égales devant la corruption.’ Un homme de la bourgeoisie et puis encore une femme se trouvent avec moi dans la chambre d'attente du dr. R. Jétais entré le dernier. Après un quart-d'heure le tour de la femme arrive. Tout-à-coup l'homme, resté seul avec moi, prend la parole et m'offre de me céder le sien, ce que j'accepte avec empressement. Nature - il faut le dire - exceptionellement complaisante. Du reste je suis encore à me demander quelle raison a pu porter cet individu à user de prévenance envers moi. | |
[pagina 10]
| |
naires, le règne des avocats, des intrigants et des faiseurs politiques. Le prince de Monaco est un peu artiste, homme de goût et bon enfant. L'avocat Rabagas suscite contre lui une opposition violente, qui aboutit à l'émeute et vise à la révolution, jusqu'à ce que le prince met fin à tout ce tapage, en invitant le démagogue à venir prendre la direction de son cabinet. Le remède est héroïque et le trait fort original. Il est inconcevable qu'un auteur, qui écrit des pièces d'une telle portée, n'y regarde pas à deux fois avant de se livrer quelquefois à des élucubrations d'un burlesque douteux et de faire du comique à froid et encore du comique éminemment contestable. Ce qui est surtout drôle, c'est d'entendre les Français applaudir à outrance aux impertinences que M. Sardou leur fait avaler et dont la dernière n'est pas la moins forte. Quand on est placé loin de la scène ou que la vue est interceptée par des messieurs, qui se permettent de lire l'entr'acte pendant que les acteurs sont en scène et par des dames, surchargées d'édifices d'un style plus ou moins chevelu et fleuri, on perd bien des choses et on jouit bien moins à son aise de la représentation. Rabagas est tout-à-fait. Robert Macaire avocat, mais je me demande où un acteur comme celui qui faisait le prince a observé et étudié les formes distinguées et le ton parfait de grand seigneur, l'aisance et la simplicité qui donnaient au personnage l'air d'un homme du meilleur monde. Presque toutes les femmes s'habillent en deuil. Est-ce pour celles qui n'ont pas à pleurer un des leurs une manière de faire du patriotisme? Et comment, si ce sont des manifestations réelles de la douleur, leur est-il possible d'aller rire et s'amuser à des bêtises comme celle du roi Carotte? Une des nouveautés qui fait courir Paris, c'est bien celle-là une pièce non pas précisement allégorique, mais pièce à allusions. Comme mise en scène c'est splendide, mais on aurait mille fois mieux fait de mettre l'argent que cette mauvaise | |
[pagina 11]
| |
oeuvre a coûté sur l'autel de la patrie en déroute. D'abord cela n'a pas le sens commun, puis c'est toujours l'éloge du vice, enfin la plaisanterie est infiniment trop longtemps soutenue, plaisanterie de cinq heures! Figurez-vous un souverain bon enfant, entouré d'un ministère de ganaches, qui est détrôné par un gnôme potager, le roi Carotte. La pièce finit par la restauration de Fridolin. Le raisonnement de l'hôtelier sur la révolution est excellent. Le ministre de la guerre est une délicieuse caricature. Il porte des décorations jusque sur le dos, des flacons d'essences dans les épaulettes, une brosse sur son chapeau, un pince-nez, un petit miroir pour la barbe. Puis il y a plusieurs détails, très-piquants et très-justes, mais le public reste impassible; ce public, toujours si fin et si dressé aux jeux de mots, aux équivoques, aux allusions, semble ne pas compendre ou ne pas faire attention aux intentions les moins subtiles et voilées, de peur de rixes sans doute. En général, le public écoute cette pièce saugrenue d'une façon assez morne et sans nul entrain. Aussi est-elle d'un burlesque un peu fané et médiocrement amusant. Les insectes et leur ballet entomologique y jouent leur rôle ordinaire, des scarabées et des papillons à quatre pattes qui marchent et dansent sur leurs pieds de derrière, avouez qu'il faut beaucoup de bonne volonté pour se prêter à ces métamorphoses inhabiles et coûteuses, et le public a déja fait preuve depuis trop longtemps d'une indulgence peu justifiable. Le tableau des singes est assez cocasse, mais tout cela dure trop longtemps. Il y en a un autre, qui se passe - devinez! - à Pompéi. Il y a un empâtement de couleur locale indescriptible; rien n'y manque; on ne vous fait grâce d'aucun détail, ce sont des fresques qui marchent. En général la peinture décorative et le changement à vue ont atteint en France une perfection dont on ne se fait pas une idée. Néanmoins il faut plaindre le peuple qui dépense tout cet art pour des mi- | |
[pagina 12]
| |
sères, car il faut bien le dire, hélas! les chefs-d'oeuvre n'iraient plus, quand même il s'en produirait. Les fées, il est vrai, n'ont pas le sens commun, et ne doivent peut-être pas en avoir, mais ce qui manque aux extravagances d'aujourd'hui, c'est la naïveté et l'innocence, et c'est pourquoi elles sont insupportables et d'un faux goût révoltant. Puis comme spectacle elles prennent un temps infini, et comme l'esprit en est bien vîte rassasié, elles lassent bientôt, et on rentre harrassé de tout ce fracas, ce luxe, cet éblouissement, où l'intelligence n'est pour rien. Puis encore ces pièces ne marchent pas, et les entr'actes sont interminables, de sorte que les stalles ont l'air d'un cabinet de lecture. En Allemagne le public jouit d'une représentation dramatique comme d'un plaisir essentiellement littéraire, il est tout à son oeuvre et rentre de bonne heure, après s'être délecté pendant quelque temps dans quelque création qui charme et récrée. |
|