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IV.
Les conséquences de cet assaut ne furent pas seulement l'affaiblissement de l'armée espagnole, mais des germes de discorde qui y couvaient de puis long-temps, éclatèrent entre les principaux chefs. Berlaimont, Mansfelt, rejetaient l'un sur l'autre les fautes commises pendant l'attaque, et les Espagnols, toujours jaloux des étrangers, s'écrièrent hautement que le grand-maître de l'artillerie favorisait l'ennemi, qu'il savait fort bien qu'en laissant subsister la tour de la porte de Bois-le-Duc, il exposait à un massacre certain le régiment de Lombardie qui pendant deux heures avait été foudroyé à portée de pistolet. On accusait aussi le maréchal-de-camp Mansfeld qui n'avait pas pratiqué la brèche convenablement ni disposé ses batteries là où elles pouvaient protéger l'assaut.
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- De grandes fautes ont été commises, messieurs, dit Farnèse, mais puisqu'enfin nous voici rassemblés en conseil, cherchons les moyens d'en finir avec cette maudite ville avant que l'assemblée de Cologne ne nous fasse par un malheureux armistice perdre le fruit de tant de sang versé. Nos hôpitaux ne suffisent plus, Pétersheim est encombré, quatre cents blessés sont dirigés sur Liége. Nos pertes sont grandes; moi-mêmè j'ai été frappé dans des affections bien chères, Fabio Farnèse, Vido, et Scipion Campi, l'Archimède espagnol, sont des coups que je déplorerai long-temps comme général et comme ami!
La discussion fut brûyante; d'amères récriminations prouvèrent à Alexandre qu'il serait impolitique de les laisser s'envenimer davantage. Quelques capitaines proposèrent ouvertement d'abandonner le siége qui coûterait plus de sacrifices qu'il ne rapporterait d'avantages. D'autres, comme Lopez, Valdez et Urquize, demandaient qu'on reprît l'assaut le lendemain, après avoir étendu la brèche de manière à ce qu'on pût l'aborder sur une plus vaste échelle. Serbellon, le Nestor de l'armée, dont Alexandre respectait la parole comme celle d'un père, ouvrit un avis contraire qui prouvait une haute intelligence de l'art des siéges.
- Une pioche de mineur vaut dix mousquets! messieurs, dit-il en caressant sa longue barbe blanche, il faut démanteler la place pierre à pierre, arracher une à une toutes les parties de l'armure de cette insolente cité, et quand elle en sera réduite au pourpoint de buffle et à la chemise, eh bien! alors, avec l'aide de St.-Jacques,
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nous la prendrons sans combler les fossés des nôtres, comme hier. Des hommes qui soutiennent neuf heures d'assaut consécutif, sont gens à tenir demain comme hier; leurs pertes ont dû être minimes. Tout nous a manqué! Le pendard qui vous avait promis tant de choses, dit-il en se tournant vers Farnèse, nous a peut-être régalés de quelques coups d'arquebuse. Donc que l'on resserre la ville, qu'on lie les forts entr'eux par une circonvallation formidable, pour empêcher tout secours du dehors. Puis, comme ces huguenots en seront bientôt à fricasser les ceinturons de leurs épées et les rats, s'ils ont le bonheur d'en posséder, nous entrerons dans la ville sans l'acheter par une boucherie semblable à celle du 8 avril. Encore deux victoires comme celles-là, messieurs, fit-il en regardant Figueroa et Urquize, et vive Dieu! nous pourrons retouraer à Anvers!
- Mon père a raison, messieurs, dit Farnèse en serrant la main à Serbellon. Comte de Berlaimont, vous allez prendre une compagnie de cuirassiers et partir pour Liége, où vous nous demanderez quelques mille houilleurs; en revenant, vous refoulerez devant vous ce que vous trouverez de paysans, et dans quelques jours je vous livre le ravelin de la porte de Bruxelles. Vous, Serbellon! achevez la circonvallation de la place. Au retour de Berlaimont, nous donnerons le bal aux huguenots et, par la barbe de mon père! ils paieront cette fois les violons de la fête. La séance est levée, messieurs, que chacun oublie les paroles qui se sont prononcées ici, la haine entre les chefs est la mort d'une armée... Songez, messieurs, que tous nos efforts..... Mais par la croix Dieu! que veut dire ce bruit?...
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Au même instant, un officier espagnol s'élance dans la batterie où se troavait le conseil, auquel tous les chefs de corps avaient été convoqués. (9 avril.)
- Aux armes! messieurs, aux armes! l'ennemi vient d'attaquer le régiment de Lombardie à la porte de Bois-le-Duc, les soldats surpris à l'improviste se battent en désordré, et l'artillerie de la place a déjà fait de grands ravages.
- Eh bien! messieurs, que dites-vous de ces bons bourgeois, comme vous les appeliez, dit Farnèse, ils se battent pardieu comme de vrais Cantabres! Tenez! voici que la cannonade tonne du côté de Wyck, et Mondragon qui est encore ici! A vos postes, messieurs. Garcias! mon cheval. Lopez et Urquize, allez débarrasser vos soldats, Mondragon va m'accompagner à Wyck.
Lorsque Lopez arriva à la porte de Bois-le-Duc, il trouva ses soldats qui se repliaient en bon ordre pour se mettre sous la protection du feu des forts; sa présence changea le combat. Il poussa son cheval au milieu des ennemis, qui a leur tour firent leur retraite, protégés par le feu de la place, qui incommodait fort les Espagnols. Du côté de Wyck, les assiégés avaient obtenu un plus grand avantage, une partie de la tranchée comblée et cinquante prisonniers emmenés sous les yeux du prince de Parme, étaient la réponsé faite à l'assaut de la veille, et la preuve que la ville n'avait rien perdu de son audace.
- Si l'armée des Etats avait montré la moitié du courage de ces braves gens, dit Farnèse à Mondragon, nous ne serions pas ici. Il faut qu'ils aient une bien grande
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confiance en eux-mêmes, ou un bien grand mépris pour nous, pour nous braver ainsi!
- Jusqu'aux femmes, prince! qui se mêlent aux sorties et manient la pique et l'épée comme de vaillans soldats! Un de nos enseignes, Narvaez, a été blessé au visage par une de ces intrépides amazones; les mousquetades ne leur font pas plus peur que si elles avaient la peau doublée d'acier de Milan. Une d'entre elles, que nous avons faite prisonnière, il y a quelques jours, s'est poignardée pendant la nuit avec la dague de l'Allemand qui la surveillait.
- Mon bon Christophe, dit Farnèse d'un air mélancolique, c'est une horrible chose que cette guerre dans laquelle les enfans sucent la haine de l'Espagne avec le lait de leurs mères, et où il faut tuer sans cesse, tuer toujours, pour diminuer le nombre de ses ennemis. Qui sait si dans un mois, cette cité ne sera pas une vaste solitude dans laquelle les chiens vagueront au milieu des cadavres écrasés sous des ruines! Mais c'est l'oeuvre de Dieu que la nôtre, lui seul nous jugera! vainqueurs ou vaincus, ou bourreaux et victimes! Puis, passant la main sur son front: Adieu, colonel, veillez bien aux sorties; il ne faut pas que l'ennemi nous brave sans qu'il lui en coûto oher. Adieu!
Et il poussa son cheval vers le quartier-général.
L'assaut du 8 avril avait coûté cher à Maestricht, pour laquelle la mort de chaque défenseur était une perte irréparable. Tout espoir de secours était anéanti. Un hardi partisan brabançon avait à travers mille périls réussi à percer l'armée espagnole et annoncé aux assiégés un secours. L'armée des Etats était effectivement à Venloo, forte de
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trois mille hommes de cavalerie et de 100 compagnies d'infanterie. Le comte Jean de Nassau qui la commandait, avait envoyé en reconnaissance Philippe Hohenlohe. Ce dernier ayant examiné les prodigieux travaux de Farnèse, qui avait entouré la ville de seize forts et d'un retranchement formidable, retourna versie comte de Nassau et lui dit qu'il fallait renoncer à la pensée d'attaquer Farnèse dans son camp; que Maestricht était assiégé par un autre Maestricht dont il faudrait faire le siége avant de parvenir à secourir la ville. L'armée des confédérés se retira et la cité fut abandonnée à sa destinée.
Tapin avait profité du repit que lui avaient domié les assiégés pour fortifier la ville partout où il lui paraissait que pourrait se porter une nouvelle attaque. Un second fossé, profond de quarante pieds et revêtu d'un retranchement fortifié de pieux ferrés, avait été fait à la porte de Tongres et à la porte de Bruxelles. Il avait de plus fait élever à cette dernière porte un ravelin bien armé, pourvu d'un fossé profond, dont les bords du côté de l'ennemi étaient minés en plusieurs endroits. Ce ravelin communiquait à un second fort également pourvu d'un parapet et d'un fossé, puis venait un troisième ouvrage communiquant avec la ville au moyen d'un pont étroit que l'on pouvait briser au besoin. Ce triple fort que l'ennemi devait prendre trois fois, avant d'arriver au fossé principal de la place, était dominé par cinq tours bien garnies d'artillerie élevées aux deux côtés de la porte de Bruxelles. Cet ouvrage que Farnèse admirait et qui coûta si cher aux Espagnols, était pourvu de portes secrètes de sortie, cliaque escarpement de fossé miné, n'attendait quel'étincelle pour faire sauter des compagnies entières.
La porte de Bois-le-Duc fut renforcée d'un fossé et d'un
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rempart intérieur. Et bien que la porte de Bruxelles fût déjà suffisamment défendue par le formidable ravelin qui commandait les deux flancs du fossé, Tapin fit faire encore à l'intérieur une demi-lune pourvue d'un fossé et garnie de huit pièces de canon. Ces ouvrages prodigieux, auxquels toute la population travailla avec un enthousiasme indicible, remplirent l'intervalle du 8 avril au commencement de juin, époque à laquelle on reprit les hostilités des deux parts.
Depuis le jour où Lesly avait été témoin des menées secrètes de Blommaerts avec l'orfèvre Martyns, ce dernier avait été étroitement emprisonné par les ordres du magistrat en attendant qu'on eût le temps de le faire pendre. Toute communication avec le dehors lui avait été interdite. Cependant l'Allemand avait trouvé moyen de lui faire passer un billet qu'il s'était bien gardé d'écrire luimême, dans lequel il lui disait de garder le plus grand silence, de tout nier, quelque chose qu'on pût lui dire, quelque menace ou quelque promesse qu'on pût lui faire. La conduite de Blommaerts, pendant l'assaut du 8 avril où Tapin l'avait constamment mené avec lui aux endroits les plus dangereux, avait un peu diminué les soupçons des chefs de la ville; toutefois on avait eu la précaution de fondre sa compagnie avec celle de Lesly. Tapin sentait aussi qu'il pourrait avoir besoin encore de l'Allemand pour attirer le duc de Parme dans quelque piége. Il avait donc feint d'avoir complètement oublié la soirée du 7 avril, dans laquelle l'Allemand avait fait preuve d'une aussi triomphante impudence. Une circonstance imprévue avanca la fin du roman du capitaine.
Vers le milieu de mai, tandis que la ville respirait un
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moment, pansait ses blessures et réparait ses brèches, un homme se présenta un soir à la prison du marché du Samedi où était enfermé Martyns, et demanda à voir le prisonnier: la nuit commencait à tomber.
- Le prisonnier ne peut voir personne, messire, dit le geolier, c'est l'ordre du comte de Heerle et du commandant Tapin.
- Crois-tu que j'ignore cela, fit Blommaerts d'un air d'importance, aussi si je te demande à le voir, c'est que probablement j'ai un permis en bon ordre, qui couvre ta responsabilité.
En disant ces mots, l'Allemand tira de son pourpoint un parchemin qu'il présenta au geolier.
- Diantre! capitaine, mais c'est que je ne sais pas lire!
- Animal! ne vois-tu pas là la signature du commandant et la griffe du comte de Heerle.
- Je vois-là bien des choses, et si ce grimoire que je vois-là est une griffe, je jure bien que le diable ne les a pas plus entortillées.
- Alors tu vas m'ouvrir la prison de ce pendard d'orfèvre, à qui il faut que je parle.
- Je ne dis pas non, capitaine! mais, voyez-vous, le commandant Tapin m'a dit avec sa voix que vous lui connaissez: si tu laisses qui que ce soit approcher de cet homme, je te fais pendre à la tour de la porte de Bois-le-Duc en guise de cible au premier assaut!
- Bah! des bêtises camarade! le commandant Tapin n'est pas si méchant qu'il le paraît. A propos, as-tu quelque chose à boire ici? car depuis deux mois que nous vivons au milieu de la poudre, il me semble toujours que
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j'ai du salpètre dans la gorge! Tiens voilà rider de Brabant, trouve-moi de l'eau-de-vie, nous causerons un moment, tu m'as l'air d'un brave homme!
- J'en ai justement là une vieille bouteille qui date de loin, du jour où les Espagnols ont été si bien houspillés ici et où le comte de Montesdocha a été embastillé le 20 octobre 1576. Lorsqu'il fut délivré par les siens, il partit si promptement qu'il oublia son vin et quelques bouteilles d'eau-de-vie, tenez goûtez-moi ceci, capitaine.
Les deux quidams se mirent à boire. Au bout d'un quart d'heure on heurta à la porte, le geolier se leva et sortit. Blommaerts saisit ce moment, tira de son pourpoint une poudre qu'il jeta dans le verre de son compagnon de l'air le plus calme du monde.
Quelques instans après, l'homme aux clés revint.
- Que la peste crève les importuns, dit-il d'un air rogue.
- Quels importuns, dit le capitaine, au diable... A votre santé et à la prochaine délivrance de la ville!..
- De tout mon coeur, fit le geolier et il vida son immense hanap d'eau-de-vie. Ça capitaine, continua-t-il en s'essuyant la bouche du revers de la main, est-il vrai que nous allons avoir des secours. Pour Dieu! il est temps, une livre de cheval vaut vingt sous, un rat coûte plus cher qu'une perdrix, et puis battez-vous donc avec des rats dans le ventre!
- Moi qui vous parle, camarade, j'ai mangé ma part d'un ture. C'était sous l'empereur Charles-Quint, il y avait quatre jours que nous n'avions pas vu l'ombre d'un grain de, blé, nous étions à Bude en Hongrie; un turc nous tombe
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entre les mains, vrai Dieu! nous l'avons dé voré comme voilà un verre d'eau-de-vie! buvez-donc!
- Vous avez mangé du turc! capitaine! et vous n'en êtes pas mort! et est-ce mangeable au moins le turc?
- Prrrrrr! fit Blommaerts, j'aime mieux le chevreuil, buvez-donc!
- Que St-Servais me soit en aide, mais il me semble que je n'y vois plus! manger un turc! chienne d'eau-devie, va! Tenez vous êtes un brave homme vous!..... - j'ai une envie de dormir à deux ducats par tête! Martyns! impossible....... défendu comme le pater aux ânes! Tapin!... Dieu me damne si je vous vois! la lampe fume!... c'est sûr!.... - si vous aviez vu quelle chienne de mine il avait ce Martyns!... un brave homme vous!.... à boire!... - un turc mortdieu!... j'ai les yeux.... Brrrr! bonsoir!...
- Bon! le voilà parti, dit l'Allemand et il prit les clés à la ceinture du dormeur el se dirigea vers le cachot de Martyns. Ce dernier était couché sur un grabat et se redressa vivement, lorsque Blommaerts entra, une lampe à la main.
- Vous! dit l'orfèvre, époûvanté de l'air égavé du capitaine.
- Moi! dis ta prière, tu vas mourir!..
- Mourir! dit Martyns en se redressant autant que ses chaînes le lui permettaient, pourquoi!
- Silence! fit l'Allemand ou je te poignarde aussi vrai que cette lampe m'éclaire! puis il tira de sa poche une corde à noeuds coulans qu'il jeta au cou du prisonnier. Ce fut pendant quelques instans une affreuse lutte, qui se termina par un gémissement étouffé, puis prenant sa lampe il se disposa à quitter le cachot. Soudain un
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bruit se fait entendre derrière lui, il se retourne vivement, porte la main à son poignard.... Manzan, Tapin et deux mousquetaires Ecossais sont debouts sur le seuil de la prison!...
- Vrai Dieu! ce misérable est cousin germain de Satan! dit Tapin, puis se tournant versies Ecossais, désarmez cet homme ajouta-t-il d'une voix formidable.
- Allons! il était écrit que je serais pendu! ce maraud de Lesly avait ma foi raison, faire naufrage au port! Mort diable! qui eût prévu ceci!
- Et maintenant, monsieur, recommandez votre sale âme a Dieu s'il en veut, dit Tapin, votre heure est venue. Seigneur Manzan, écoutez-moi...
Le commandant dit quelques mots à l'oreille de l'Espagnol et on emmena le prisonnier.
Les premiers rayons du soleil levant, éclairèrent à la porte de Bois-le-Duc un cadavre pendu aux crénaux; sur sa poitrine pendait un immense écriteau où l'on pouvait lire en caractères lisibles à vingt pas:
RÉCOMPENSE
des espions du duc de parme.
Serbellon qui faisait sa ronde avec Farnèse l'apercut le premier. - Par ma foi! dit-il en lui montrant du doigt la dépouille de Blommaerts, le paillard ne l'a pas volé!..
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