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I.
La nouvelle des succès obtenus par le prince de Parme à Anvers, avait fait sentir aux confédérés la nécessité d'assurer Maestricht contre toute tentative de l'ennemi, lorsque la prompte arrivée d'Alexandre Farnèse et son miraculeux passage de la Meuse, vint déranger tous leurs projets. Ce fut en vain que La Noue, maréchal-de-camp de l'armée des Etats, chercha à se jeter dans la place; il fut arrêté aux environs d'Herentals par le marquis de Vanderberg, et contraint de se jeter dans Anvers sans pouvoir porter à la place assiégée l'appui de sa vieille expérience et de ses talens militaires.
Le 8 mars 1579, la ville de Maestricht offrait un spectacle animé, on y tenait la foire annuelle, à laquelle se rendaient une foule de marchands de Cologne, de l'Allemagne et de la Hollande, qui, peu soucieux des bruits de l'approche de l'armée espagnole, qui trouvait encore beaucoup d'incrédules, s'étaient rendus à leuts affaires avec le calme de gens habitués à dix ans de guerre civile. La
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place du marché était encombrée de tentes et de pavillons, sous lesquels se trouvaient les boutiques des marchands. Des groupes animés causaient çà et là, et entremêlaient leurs propos de coramerce de réflexions sur l'état des affaires et les bruits de l'arrivée d'Alexandre qui plongeait tous les esprits dans une sorte de stupeur. Tout-à-coup un cavalier, couvert de boue et de sang, traversa la foule qui s'ouvrit devant lui comme les flots sous le taillemer d'un navire; il tenait à la main un papier qui semblait contenir la mission importante dont il était chargé; car aussitôt arrivé à la Landscrone, ou hôtel-de-ville, où se tenait le conseil de défense de la cité, il descendit lestement de cheval et s'élança dans le gothique édifice avec la hâte d'un homme chargé d'une haute responsabilité. Quelques minutes après, plusieurs messagers chargés d'ordres, sortirent, et la ville étonnée attendit avec une morne anxiété le résultat des nouvelles que chacun pressentait devoir être peu favorables.
L'arrivée inopinée d'Alexandre, que chacun croyait être encore occupé au siége d'Anvers, dont il avait enlevé les faubourgs, après une brillante défense, avait atterré chacun. La bourgeoisie murmurait hautement contre la lenteur et l'imprévoyance du prince d'Orange, qui avait laissé l'ennemi traverser la Meuse au milieu des difficultés, d'une saison où les glaces du fleuve semblaient devoir mettre un obstacle à toute tentative de ce genre. Puis la retraite des troupes des Etats à Herenthals et dans les villes voisines du Brabant, alors qu'elles pouvaient écraser l'armée ennemie par ja supériorité du nombre, avait accru encore l'irritation. Toutefois les assurances de Melchior de Schwartsenbourg de Heerlen, que bientôt Fran- | |
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çois de La Noue, fameux par son héroïque défense de la Rochelle, viendrait leur apporter le secours de ses talens et de sa vaillante épée, avaient un peu apaisé les esprits. Chacun croyait donc le courrier porteur de la nouvelle de l'arrivée du corps d'armée de La Noue, qui déjà s'était fait précéder à Maestricht par Sébastien Tapin, officier lorrain, d'une haute renommée militaire, et qui partageait en ce moment avec Jacques Heeren, bourgmaître de Maestricht, et le comte de Heerle, l'autorité sans bornes nécessaire à la défense d'une place aussi importante pour la fortune des Etats et l'avenir politique de la Belgique entière.
La bourgeoisie armée, tirée des corps de métiers, était une force trop utile, pour qu'elle ne fut pas représentée au conseil de défense de la place. Les doyens des métiers avaient donc été appelés au conseil avec les chefs de la garnison qui ne se composait que de douze cents hommes Anglais et Ecossais, vieux soldats qui avaient battu plus d'une fois les Espagnols, sous les ordres de La Noue. Six mille bourgeois armés et exercés, auxquels se joignirent plus tard quelques mille paysans et deux compagnies de femmes héroïques, qui tombèrent avec les derniers défenseurs de la ville, composaient toutes les forces que Maestricht allait avoir à opposer aux bandes du duc de Parme, dont la carrière militaire semblait ne devoir être qu'une suite non interrompue de victoires.
Une heure s'était écoulée depuis l'arrivée du courrier, lorsqu'on vit des patrouilles envoyées en reconnaissance dans la matinée, se replier sur la ville, avec l'air morne el abattu de gens dont le courage est obligé de ployer sous la nécessité. A cette vue, les espérances de voir arriver
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le corps d'armée de La Noue s'évanouirent, et une sorte d'émeute se forma deyant l'hôtel-de-ville et sur le Vrythof, où déjà quelques orateurs populaires du panti de l'Espagne cherchaient à effrayer le peuple des suites d'une folle résistance qui ne pourrait amener que la ruine et le massacre d'une population entière.
L'un des plus chauds de ces émeutiers était un orfèvre nommé Jan Martyns, lequel avait été impliqué, deux ans auparavant, dans la conspiration des récollets, qui voulaient livrer la ville aux Espagnols, complot à la suite duquel cet ordre fut chassé de la ville.
- Voilà les promesses de vos magistrats, dit l'orfèvre en traversant la foule, on vous a leurrés de l'arrivée du prince d'Orange et de l'armée des Etats, et voilà qu'on nous enferme sans vivres, sans garnison quasiment, et sans espoir de recevoir du secours, puisque tous les passages sont gardés par le général de cavalerie Gonzague.
- Sans compter que la cavalerie des Etats a été battue à Herenthals et n'est rentrée à Turnhout qu'à grande peine, dit un drapier.
- Savez-vous ce que vient d'annoncer le courrier, dit l'orfèvre.
- Non, dit un autre.
- Je gagerais ma tête que ce ne sont pas de bonnes nouvelles, sinon messeigneurs des Etats n'eussent pas manqué de les annoncer déjà, dit Martyns, dont l'insolence croissait avec la patience de son auditoire. Ce sera sans doute encore quelque nouvelle défection de l'armée des Etats: il y a un mois cinq mille wallons ont passé au service du prince de Parme.
- Qu'est-ce que cela prouve, maître Martyns, dit un
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homme enveloppé d'une cape qui se tenait auprès de l'orateur.
- Cela prouve, seigneur Manzan, que les wallons ont le nez fin et que quand les rats abandonnent une maison, c'est qu'elle est bien près de s'écrouler.
- Voulez-vous que je vous dise une chose, maître Martyns, dit celui qu'à sa figure et à son accent on pouvait reconnaître pour un étranger, vous jouez un jeu à vous faire pendre, messire! à moins que quelque brave citoyen n'épargne ce soin au bourreau, en vous assommant comme un animal dangereux que vous êtes.
- Et qui se chargerait de ce soin, messire, dit l'orfèvre en portant la main sous son manteau, pour y chercher une arme.
- Moi! tout le premier, dit Manzan, pour délivrer la ville d'un traître et d'un lâche, qui travaille à livrer ses frères à un vainqueur dont chaque conquête est souillée de meurtre.
- Si vous m'appelez traître, quel nom vous réservezvous alors à vous qui avez abandonné votre souverain, votre patrie et votre religion, pour vous allier à ceux que votre roi poursuit comme rebelles; qui a trahi un maître peut en trahir deux, seigneur Manzan!
- Tu n'en trahiras plus au moins, toi! dit l'espagnol en portant à Martyns un furieux coup de dague qui perça la plaque et le buffle de son baudrier et le renversa, tout abasourdi, par terre.
Manzan allait redoubler et tenir sa promesse à l'orfèvre, sur qui il avait déjà posé un pied, lorsqu'il se sentit retenir le bras par derrière; il se retourna plein de colère
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et sa fureur tomba comme par enchantement en reconnaissant Sébastien Tapin, qui sortait de l'hôtel-de-ville en ce moment et s'était enquis de la cause de ce tumulte.
- Laissez cet homme, seigneur Manzan, dit-il, en jetant un froid regard sur l'orfèvre, nous ferons veiller sur ce meneur, et pardieu, si nous avons des arquebuses pour les ennemis du dehors, nous aurons des gibets pour ceux du dedans!
Après cette allocution qui laissa Mártyns tout rêveur, les deux chefs s'éloignèrent pour aller donner des ordres et veiller à la défense de la cité.
Manzan, ou Moncade, comme l'appellent quelques chroniqueurs, était en effet un transfuge espagnol qui avait quitté l'armée du duc de Parme, après une violente querelle avec le colonel Camille Capizucchi, dont il avait poignardé le frère dans un repas de corps. Octave Capizucchi, jeune volontaire, nouvellement arrivé d'Espagne, manifestait son étonnement qu'une guerre, telle que celle des Pays-Bas, ne fut pas terminée en une campagne, et semblait accuser les officiers de mollesse ou d'incurie pour le service du roi; les têtes échauffées par le vin firent le reste et le jeune homme, frappé au coeur par Manzan, paya de sa vie une téméraire bravade. Le crédit du frère de la victime auprès d'Alexandre était trop puissant pour que Manzan ne dût pas le redouter. Après quelques tentatives pour se faire rendre justice, voyant qu'il était menacé d'être renvoyé en Espagne, il prêta l'oreille aux brillantes offres qui lui furent faites par un émissaire du prince d'Orange, enchanté de s'attacher un ingénieur de mérite tel que Manzan, qui jouit bientôt de toute sa confiance et rendit des services signalés aux confédérés, par
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son expérience et son courage, qui n'était plus en quelque sorte qu'un sombre désespoir. Partout où pleuvaient les balles, où les boulets labouraient les retranchemens, on voyait la pâle figure de Manzan, l'oeil fixé sur les ennemis qu'il eut anéanti d'un coup d'oeil, si la haine pouvait avoir une telle puissance.
Sébastien Tapin, sur le courage et le génie duquel reposait le salut de la cité, était un officier de fortune, parvenu à force de talent et de courage. Sa vie tout entière passée dans les camps, lui avait donné cette rudesse militaire franche et loyale, qui s'allie si souvent à la vraie bravoure. Audacieux ou prudent, selon les occasions, il savait être Fabius, quand il eut été dangereux d'être Annibal. Sa brillante défense au siége de la Rochelle en 1574, où il résista avec La Noue aux efforts de Richelieu et aux forces de toute la France, avait attiré sur lui l'attention de l'Europe et surtout du prince d'Orange, qui avait l'habitude de dire que Tapin valait dix citadelles, et que là, où il se trouvait, une bicoque devenait une place impénétrable. Grand, robuste, quoique maigre, on lisait dans son regard une haute intelligenee et une pénétration rarement en défaut. Son insouciance et son sang-froid au milieu des plus grands dangers, était inouïe. Il avait vécu si long-temps au milieu des dangers, dit Strada, qu'il en avait perdu toute crainte. Ses préoccupations scientifiques et militaires l'absorbaient quelque fois de telle sorte, qu'il n'entendait plus le bruit de l'artillerie et ne voyait pas les boulets enlevant des pans entiers de murailles à ses côtés. Aussi Alexandre de Farnèse avait-il pour Tapin la plus haute estime, et lorsqu'il apprit sa présence dans la ville, il se tourna vers Serbellon et Properce Barocci,
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ingénieurs de grande réputation, et leur dit d'un air soucieux:
- Je crains fort, Messieurs, que Maestricht ne nous coûte plus cher que nous ne l'avions pensé.
Ces deux officiers, avec Lesly, chef des Écossais et des Anglais, et d'Harcourt, capitaine d'une compagnie de mousquetaires français, formaient, avec le commandant Melchior de Heerle et le bourgmestre, le conseil de défense. On communiquait, s'il y avait lieu, les mesures prises par le conseil aux doyens des métiers, dont l'influence sur le peuple n'était pas à dédaigner.
Après avoir parcouru pendant quelque temps les remparts de la place et avoir jeté partout son coup-d'oeil d'aigle, Tapin s'arrêta sur le bastion qui séparait la porte de Tongres de celle de Bois-le-duc, puis se tournant vers les officiers qui l'accompagnaient dans cette reconnaissance militaire:
- Messieurs, leur dit-il, c'est ici que se porteront les efforts des ennemis, c'est le côté faible de la place, c'est donc ici qu'il faut apporter tous nos soins et toute notre vigilance. Puis il donna des ordres pour faire de nouveaux fourneaux de mines dans la contrescarpe des fossés, fit charger les mines, et prit toutes les précautions que lui suggéraient sa prudence et la haute responsabilité qui pesait sur lui.
Cependant, tandis que Tapin-veillait au salut de tous, quelques hommes s'efforçaient de détruire secrètement son ouvrage; un parti faible mais remuant, s'agitait sourdement et entretenait des intelligences avec l'ennemi. Parmi ceux-ci se distinguait particulièrement Martyns l'orfèvre, dont la dernière aventure avait redoublé la haine
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et l'insolence; il s'était adjoint, pour menor à bon port on oeuvre des ténèbres, un capitaine allemand nommé Pierre Blommaerts, espèce de soldat valet, portant sa banale épée à qui la voulait acheter et toujours prêt à trahir son parti, pourvu que sa trahison lui rapportât un gain honnête. Ce dernier pouvait être d'une grande utilité à Martyns dans ses projets: le mot de guet, une porte, un rempart pouvaient lui être confiés, et dans ce cas, les Espagnols eussent été prévenus bientôt et le sac d'une grande cité eût payé leur trahison.
La figure de Blommaerts, pendant la ronde de Tapin, n'avait pas échappé au coup-d'oeil inquisiteur de celui-ci, il l'avait vu écouter avec une curiosité inquiète le détail des nouvelles dispositions prises par le chef. La trahison se lisait sur cette plate et ignoble figure, en caractères si saillans, que Tapin ne put s'empêcher de demander à Melchior de Heerle:
- Connaissez-vous eet homme, comte?
- Oui! dit de Heerle, c'est un des anciens compagnons d'armes de Lumey, brave et fidéle.
- Je voudrais le croire comme vous, mais je ne sais si je me trompe, celui qui vendit son maître pour trente deniers, devait avoir une figure comme cela. Toutefois j'aurai l'oeil sur lui.
Dans la soirée du dix mars, deux hommes enyeloppés de manteaux, frappèrent à une petite porte de la rue des Maeréchaux, espèce de juiverié immonde et mal-famée; après avoir heurté et siffle plusieurs fois, on vint leur ouvrir et ils entrèrent dans un long couloir sombre, vivement illuminé vers le milieu par un éclatant pan de lumière, provenant d'une chambre dans laquelle se te- | |
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naient quelques individus assis autour d'une table, sur laquelle se trouvaient des brocs de bierre et des cruches d'eau-de-vie. A l'arrivée des deux inconnus le cénacle entier se leva avec des marques de respect.
- Nous sommes fidèles au rendez-vous, n'est-ce pas capitaine, dit une espèce de soldat ivre; les renards sont traqués dans leur terrier, il ne s'agit plus que d'y faire entrer les chiens. A quand la curée?
- Ce sont-là vos compagnons! capitaine, dit Martyns à son-collègue en jetant un coup-d'oeil de dégoût sur cette sale orgie dans laquelle on allait discuter le sort d'une population de quarante mille habitans.
- Oui, dit le capitaine, en vidant un immense verre de genièvre.
- Vous m'avez promis cependant que nous aurions iei la majorité des officiers anglais, que diable voulezvous faire de ces ivrognes.
- Ivrognes! qui ça? dit un vieux soldat royalement ivre, je vous trouve passablement insolent! sachez messire que vos airs seigneuriaux sont ici des plus mal placés; devant la corde tous les humains sont égaux! que voulonsnous, parbleu? livrer la ville au duc de Parme, pour vingt mille écus d'or, chacun sa part de l'or de ces chiens d'hérétiques, n'est-ce pas maître! le duc de Parme fait là une belle affaire, sur mon âme, nous sommes trop beaux joueurs, une poignée d'écus contre une toison d'or de chanvre! à boire aux chevaliers de l'ordie de Saint-Gibet, patron des torticolis et des rhumes de cerveau.... Tapin, Schwartzenbourg, Manzan à mille florins par tête et la bénédiction du pape par dessus le marché! Pontisex Maximus! comme on dit en latin à Louvain.... J'ai la
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saumure de trente-six harengs dans le gosier... à boire! Ma part de Maestricht pour deux cruches de Malvoisie.... C'est monsieur le grand, diable qui a tenu Luther et Calvin sur les fonts baptismaux....
Puis il se mit à chanter d'une voix enrouée:
Le grand-bailli de Lucifer
N'est autre que Martin Luther!
- Si tune serres la bride à ton muffle, dit le capitaine, je vais, te la fermer, de inanière à ce que tu ne nous ennuies pas de long-temps.
- La bénédiction du Pape et ma part de Maestricht, pour deux cruches de Malvoisie! dit l'ivrogne, en roulant sous la table où il se mit bientôt à ronfler bruyamment.
- Tandis que cette outre pleine dort, dit Martyns, convenons denos faits. Voyons, toi d'abord, le concierge de la porte de Tongres.
- Je réponds des clés pour le jour convenu, dit l'homme.
Bien! et toi, dit-il, en tirant par le bras une espèce de soldat, qui regardait toute cette scène d'un air hébété.
- Trente barils de poudre dans le bastion du rempart, de la porte Notre-Dame, une mèche et vive la messe et au diable les hérétiques!..
- Mes amis, dit Martyns, en jetant un coup-d'oeil de dégoût sur ses compagnons, nous avons à endormir la surveillance de deux hommes, dont l'oeil va chercher les secrets au fond du coeur, Tapin et Melchior de Heerle; soyez donc prudens, le nombre des fidèles est petit, celui des rebelles grand, que chacun de vous soit donc toujours
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prêt à agir, il s'agit de sauver notre cité des horreurs d'un siége et de ramener à la vraie religion, une population égarée par les ministres de l'enfer. Prudence et silence, jusqu'au jour propice, et maintenant séparons-nous sans bruit.
Les conjurés se levèrent pesamment, prirent leurs chapeaux, s'enveloppèrent de leurs capes et se retirèrent mystérieusement.
Resté seul dans la rue avec son compagnon Martyns, le capitaine se pencha vers lui et lui dit à l'oreille:
- Vingt mille écus d'or à partager entre plusieurs personnes, font peu de chose, répartis entre deux, cela fait une honnête somme.
- Tiens! dit l'orfèvre avec un sourire, mais comment?
- Laissez-moi faire, maitre Martyns, je vous avertirai quand il en sera temps. Un mot encore, vous qui vantez la prudence, pratiquez-la, votre querelle d'aujourd'hui avec le capitaine Manzan, a attiré l'attention sur vous et maintenant, au revoir, camarade!
L'allemand serra la main de son collègue et lorsqu'il fut près de le perdre de vue, on aurait pu l'entendre marmotter entre ses dents: vingt mille écus qui ne se partagent pas sont une bien honnête somme aussi, maitre Martyns!
Les travaux exécutés par Tapin en quelques jours, tenaient du miracle. Trois ou quatre mille paysans refoulés par les Espagnols qui avaient formé un cercle de fer mobile autour de la ville, lui avaient été du plus grand secours, la haine de l'Espagne était un sentiment si géné- | |
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ral et si vivace, que plus de mille femmes s'offrirent spontanément pour travailler aux retranchemens et en élever de nouveaux. On fit des ravelins devant les portes, on rétablit les murailles et les tours, on éleva de nouveaux forts. Pendant ce temps une compagnie de bourgeois armés soutenus par deux cents cuirassiers français, parcourut la banlieue de la cité et brûla tous les villages où l'ennemi aurait pu établir ses quartiers d'hiver.
Alexandre Farnèse ne restait pas inactif de son côté. Il détacha le régiment de Lopez de Figueroa qui repoussa les incendiaires, puis détacha Mondragon sur l'autre rive de la Meuse avec un corps suffisant pour bloquer Wyck. Puis pour faciliter les communications entre les deux corps d'armée, il jeta deux ponts sur la Meuse, l'un a Haren, l'autre à Heugem, il fit fortifier les têtes de ponts qui coupèrent ainsi toute communicalion de la ville par le moyen de la rivière. Il parvint au même but sur la rive droite en élevant quatre forts qui furent établis le premier à la montagne St.-Pierre, le second devant la porte de Tongres, le troisième vis-à-vis le bastion St.-Servais et le dernier vis-à-vis l'église de l'ordre Teutonique. Puis, sans attendre les pionniers que le comte de Mansfeld devait lui amener du Luxembourg, Farnèse s'occupa de faire commencer les tranchées et donna lui-même l'exemple en travaillant tont unjour à la tête des gentilshommes de sa maison; on relia les forts entr'eux par une ligne de circonvallation bien défendue, et après leur avoir donné une formidable artillerie et y avoir mis des garnisons suffisantes, la ville se trouva complètetiient entourée d'un triple cercle de canons et de soldats.
Impuissans à empêcher le travail des ennemis qu'aucune
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attaque du dehors ne venait interrompre, Tapin accusa quelque fois le courage des confédérés qui laissaient l'ennemi achever tranquillement leurs travaux. Cependant des forces supérieures à celles de Farnèse, se trónvaient éparses à Termonde, à Malines, à Herenthals et à Bois-le-Duc. Convaincu alors qu'il ne devait plus compter que sur lui et sur le courage des habitans, il se résólut à une défense acharnée qui pût coûter cher au vainqueur, si jamais il devait planter sa bannière sur les ruines de Maestricht. Le conseil de défense s'assembla et, après une heure de délibération, résolut de faire connaître franchement au peuple la situation des affaires, afin de savoir jusqu'à quel point on pouvait compter sur son concours.
En effet, le bourgmestre Jacques Heeren, le commandant supérieur de la place Melchior de Heerle, Sébastien Tapin, Manzan, et les chefs de compagnies armées de la bourgeoisie, se rendirent quelques jours après sur le Vrythof, où l'on avait fait dresser une estrade destinée aux chefs. Une mer de peuple encombrait les rues, les toits voisins de la place, qui n'offrait elle-même qu'un océan de têtes, au milieu duquel s'élevaient des pointes de lances et des fers de hallebardes. Chacun interrogeait son voisin sur la communication qui allait se faire et que le sonneur de la ville avait annoncé depuis le matin comme intéressant également tous les habitans. Enfin au bout de quelques minutes, les acteurs principaux de ce grand drame populaire parurent sur l'estrade, accompagnés des doyens de métiers et des chefs des compagnies armées. Le bourgmaître Heeren fit signe de la main qu'il voulait parler, et cette immense ruche bourdonnante s'apaisa comme par enchantement.
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- Frères! dit Heeren d'une voix mâle et accentuée, ce n'est plus du dehors qu'il vous faut attendre votre salut; il réside aujourd'hui en vous seul. Les secours que nous attendions des Etats n'ont pu parvenir jusqu'à nous. L'ennemi est aguerri, en hardi par ses succès sous un général, qui semble avoir fait un pacte avec la victoire. Trente-trois mille hommes sont autour de nos murs; armes, vivres, munitions, ils ont tout en abondance. Nous n'avons pour résister à tout cela qu'une faible garnison, peu de vivres, des murs et des remparts qu'il nous faudra cimenter de notre sang, pour les empêcher de crouler. Que ceux donc qui prévoient l'issue d'une lutte aussi inégale et qui veulent sortir de la ville se nomment, afin qu'il n'y reste que d'héroïques citoyens, disposés à ne laisser à l'Espagne que des cadavres sur des ruines!
Un silence se fit, pendant lequel on put entendre le croassement d'une volée de corbeaux regagnant leurs nids dans les tours de St.-Servais.
Ce fut au tour de Tapin de prendre la parole, ce qu'il fit avec son éloquence militaire, âpre et laconique.
- Citoyens de Maestricht, on vous a dit les dangers et non les ressources, et pas un de vous n'a parlé de capitulation. Je ne vous demande que deux mois de cette fermeté pour voir fuir devant vos armes ces insolens Castillans qui m'ont montré plus souvent le dos que le visage. Si par hasard il pouvait se trouver un lâche parmi vous, qu'il regarde le courage et le dévoûment des femmes. Soyez unis, vous serez forts; visez bien et longtemps, avant de lâcher la détente de vos arquebuses; frappez de la pointe et toujours au visage. Ne vous effrayez pas d'une brêche; nous leur ferons autant de nou- | |
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veaux remparts qu'ils nous feront de ruines et, par la messe! si l'on nous dessèche nos fossés, nous les remplirons de leur sang! Jurez-donc avec moi sur votre salut, sur la tête de vos femmes et de vos enfans, de vous opposer tant qu'il vous restera un souffle de vie, à toute transaction avec l'Espagne. Qu'il n'y ait entre eux et nous d'autres messagers que les boulets, d'autres paroles que: Feu! et pas de quartier aux bourreaux de votre patrie!
Un hourra général suivit les paroles de Tapin, ce fut une frénésie de patriotisme, une fièvre de dévouement, dont il fallut modérer l'excès. Les moins hardis demandaient qu'on les conduisit à l'ennemi retranché dans ses forts, et tous voulaient qu'on attaquât les Espagnols qui, confians en leurs forces, semblaient n'avoir rien à redouter. Tapin et Melchior de Heerle profitèrent de cet enthousiasme. Soixante cavaliers furent choisis par Tapin et six cents fantassins, conduits par le bourgmaître, sortirent par la porte de Bois-le-Duc, où se trouvait un fort occupé par le régiment de Lopez de Figueroa. Il était midi, soldats et pionniers étaient couchés sur le revers intérieur de la tranchée, où ils se reposaient de leurs fatigues. Les postes avancés des Espagnols sont culbutés par Tapin, qui brûle la cervelle, à bout-portant, au cornette Leganez, commandant du poste. Surpris et épouvantés par cette brusque attaque, les piquiers espagnols se retirent sous le feu du fort, mais pas assez tòt pour que la cavalerie de Tapin ne coupe la retraite à une trentaine de mousquetaires qui sont taillés en pièces. Pendant ce temps Jacques Heeren comblait avec ses fantassins cent cinquaute pieds de tranchée laborieuse- | |
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ment élevée sous le feu de l'ennemi. Cinquante soldats de Figueroa, qui se trouvaient dans la tranchée, sont écharpés sans pitié, et ce n'est qu'après avoir porté le désordre et avoir fait subir une perte sensible à l'ennemi, que les Maestrichtois se retirèrent, emportant avec eux une bannière espagnole qui flottait à l'angle du fort ennemi. Ce succès obtenu en plein jour, à la vue de l'armée espagnole
entière, remplit la ville de joie; les vainqueurs furent reçus avec des acclamations qui tenaieut du délire. Femmes, enfans, tous étaient remplis d'un ardent héroïsme, qui les faisait aspirer après le danger. Le drapeau espagnol enlevé fut attaché sur le Vrythof, au pilori, et le soir de joyeuses rondes d'enfans, de femmes et de soldats, célébraient leur victoire, comme si l'ennemi n'eut pas toujours été à leurs portes.
- Il ne faut jamais dormir sur un succès, mes enfans, dit Tapin en retournant au Landscrone, où il avait sa demeure, que ceux donc qui veulent prendre leur part d'une nouvelle victoire, s'assemblent ici ce soir, je leur dirai alors pourquoi.
Vingt-cinq compagnons du corps des marchands et des drapiers s'avancèrent aussitôt.
- Nous retenons la première place, général! ça nous ennuie fort de vous voir préférer les Anglais et les Français, comme si nous ne savions pas comme eux trouver le défaut de la cuirasse d'un signor, ou lui casser les reins d'un coup d'arquebuse!
- Vous êtes de braves gens, pardieu! dit Sébastien, et je vous promets ce soir votre part de la fête.
Le rêste de cette journée se passa en canonnades et en fusillades meurtrières. Les Espagnols, furieux de l'échec
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qu'ils avaient reçu, poussèrent la tranchée jusqu'au fossé de la ville, où ils s'établirent, malgré le feu continuel des remparts qui leur causait de grandes pertes. La nuit qui arriva fit cesser le feu des deux côtés, mais une autre tuerie allait commencer.
La fureur d'Alexandre Farnèse en apprenant la nouvelle de l'échec reçu par ses troupes, ne peutse décrire; il partit de Petersheim où il avait son quartier général et arriva au camp, où il fit mander les officiers commandant le fort et Lopez de Figueroa, colonel du régiment qui avait été si maltraité pendant la sortie de Tapin.
- Messieurs! dit Farnèse, je viens d'apprendre qu'une poignée de marchands et de paysans a fait à nos armes un affront sanglant; le régiment de Figueroa n'aura désormais d'autres drapeaux que ceux qu'il enlèvera à l'ennemi. J'attendais mieux du vieux régiment de Lombardie! Je vous avais fait l'honneur de vous accorder le premier assaut, mais puisqu'une poignée de rebelles a suffi pour vous faire perdre en un jour votre réputation et votre gloire, le corps de Fronsberg et le régiment de Tolède, vous montreront le chemin de la brèche et vous ouvriront un passage jusqu'à ces ennemis, devant lesquels vous avez fui!
Un morne silence, régnait dans les rangs de ces vieux soldats, bronzés au feu des batailles et qui s'étaient acquis une si belle gloire dans les guerres d'Italie. De grosses larmes roulaient sur la mâle figure de Lopez, qui pleurait peut-être pour la première fois de sa vie.
- Enseignes! cria Alexandre d'une voix éclatante, rendez-moi vos drapeaux, puisqu'ils ne sont plus en sû- | |
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reté parmi vous, et que vos épées ne leur sont plus un rempart fidèle.
A ces paroles, la douleur qui bouleversait tous ces coeurs, éclata comme un torrent dont on vient de rompre la digue; officiers, soldats, le visage sillonné de larmes, se jetèrent autour d'Alexandre qui les contemplait du haut de son cheval avec un front sévère.
- Nos drapeaux! ne nous ôtez pas nos drapeaux! fut le cri général, c'est notre honneur, notre vie, nous les avons trop souvent couverts de notre sang, pour qu'un moment d'oubli et d'imprudence soit puni aussi cruellement.
Lopez s'avança à son tour et prenant un pistolet dans les fontes de sa selle, le présenta à Alexandre:
- Si votre altesse veut nous ôter l'honneur, qu'elle commence par noûs ôter la vie.
Pour toute réponse, Alexandre tendit la main à Lopez qui la saisit et la baisa, puis se retournant versies soldats, il leur cria:
- Muchachos! jurez-moi, sur la tête de votre général que vous ne laisserez à personne l'honneur de paraitre les premiers sur la brèche et que votre bannière y flottera avant toutes les autres.
- Nous le jurons! dirent les soldats d'une voix unanime.
- C'est bien, mes enfans! fit Alexandre d'un air radouci; mais une autre fois songez à mieux conserver la réputation sans tâche du vieux régiment de Lombardie!
Cette scène, qui avait monté au plus haut point les esprits dans les troupes d'Alexandre, et qui avait eu pour témoins les chefs Maestrichtois, fit réfléchir Tapin, dont j'audace s'était accrue par le succès de la journée. Cepen- | |
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dant il crut imprudent d'attaquer une seconde fois des troupes dont la prudence et la vigilance seraient difficiles à tromper; il s'arrêta donc à un autre projet.
La tranchée et le fort qui commandaient la porte de Tongres, étaient gardés par uile partie du régiment de Fronsberg et deux compagnies d'Allemands de Charles Fuggher, qui, jaloux du régiment de Lombardie; avaient appris avec une secrète joie l'échec qu'il avait reçu dans la matinée. Le service de ce côté de la place se faisait mollement. Manzan, qui commandait à la porte de Tongres, proposa donc à Tapin de donner une camisade à l'ennemi de ce côté. Ce projet était tout-à-fait celui de Tapin, qui disposa tout pour l'attaque.
Cent hommes d'élite, choisis parmi cinq cents volontaires, et commandés par Manzan, Tapin et Blominaert, sortirent à minuit par la porte de Tongres. La nuit était noire et convenable à une expédition de ce genre. Parvenu à quelques pas de la première sentinelle, les assiégés qui s'étaient couverts de chemises blanches par-dessus leurs armes, se couchèrent devant le revêtement de la tranchée que l'on distinguait à peine, quoique l'on entendit fort bien les voix des soldats de garde.
Manzan s'approcha tranquillement de la sentinelle, et l'interrogeant en espagnol, lui demanda s'il faisait bonne garde.
- Aussi bonne qu'on peut la faire par une nuit à faire allumer sa lanterne à Lucifer lui-même, dit le soldat.
- Ne vas pas te laisser surprendre comme le régiment de Lopez, dit Manzan; il paraît qu'ils ont été étrillés d'importance!
- Vraiment! ça rabattra un peu les airs de capitan de
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messieurs de Lombardie; ils ont l'orgueil plus long que la rapière.
- Silence! dit Manzan, n'as-tu rich entendu venir de ce côté?
- Où, seigneur officier?
- Là, à gauche, ne vois-tu pas comme des formes qui se glissent. Approche ici, que je te montre.
Le-soldat s'avança sans défiance, et se baissa pour mieux voir, lorsque Manzan le saisissant à la gorge, le poignarda sans qu'il pût jeter un cri.
Délivrés de ce témoin importun, les assiégés gravirent en silence la crête de la tranchée sur laquelle Manzan se courba un instant pour mieux observer. Deux cents sol dats y dormaient sur le sable, enveloppés de leurs manteaux. Les feux des bivouacs presqu'éteints projelaient de temps en temps une vive lumière. Tout-à-coup, un sifflement aigu se fait entendre et cent fantômes blancs, s'élancent du haut de la tranchée sur les dormeurs, qui sont massacrés sans pitié; l'alarme est donnée au camp, une compagnie de mousquetaires d'Annibal d'Altemps, sort du fort, et rencontre les Wallons du comte de Roeulx, qu'ils prennent pour l'ennemi et sur lesquels ils font une décharge à bout portant.
- Trahison! s'écrie Manzan, les Espagnols massacrent les Wallons! Ces paroles augmentant le désordre, qui ne fait plus que s'accroitre de moment en moment, les assiégés qui se reconnaissaient dans l'obscurité, portaient aux ennemis des coups mortels et certains. Les Espagnols, les Allemands de Fronsberg et les Wallons se massacraient avec une indicible furie, lorsque tout-à-coup une voix sort de la mêlée.
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- Main basse sur les blancs! ce sont les ennemis.
Ces mots changèrent le combat et Tapin s'en aperçut assez tôt pour faire sa retraite sans perdre un homme, après avoir détruit la tranchée en maints endroits et avoir tué à l'ennemi plus de deux cents hommes.
Les vainqueurs rentrèrent dans la ville, qui les reçut avec des transports de joie inexprimables; les femmes enlevèrent Tapin et le portèrenten triomplie à l'hôtel-de-ville. Le reste de la nuit se passa pour les assiégés dans la plus grande joie. Le désordre dans le camp espagnol dût être bien grand, car on y vit errer jusqu'au matin des feux, et l'on entendit jusqu'au jour les trompettes et les qui vive des sentinelles.
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