Les quatre incarnations du Christ. Poésies volume 4
(1877)–André van Hasselt– Auteursrechtvrij
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Au poëtes S.-H. Chevalier Von MosenthalGa naar voetnoot(1)qui m'avait offert plusieurs de ses ouvrages avec cette inscription: Poëte, si mon nom, jusqu'à toi parvenu,
N'est pas, grâce au hasard, celui d'un inconnu,
Si mes vers, par le vent emportès jusqu'à Vienne,
Ont frappé ton oreille et qu'elle s'en souvienne,
J'en suis fier. Je leur dois ton fraternel accueil.
Je serre dans ma main la tienne avec orgueil,
Cette main si loyale où tant d'âme palpite.
Car ton coeur est de ceux que le génie habite,
Et ton esprit est plein de ces larges clartés
Qui font de l'art divin briller tous les côtés.
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Soit qu'au moule charmant des strophes cadencées,
Rèveur mélodieux, tu coules tes pensées,
Soit qu'au théâtre, où vient la foule chaque soir
Au banquet de tes vers avec amour s'asseoir,
Dans quelque drame plein de passion, tu fasses
Rayonner Ristori, diamant aux cent faces,
Pendant que l'auditoire, aux accents de sa voix.
Laisse éclater des cris et des pleurs à la fois.
Ainsi, portant un monde entier sur tes épaules,
Du grand art tour à tour tu touches les deux pôles.
Hélas! je ne suis pas de ces esprits sacrés
Qui, pareils aux sommets par l'aurore éclairés,
S'élèvent dans l'azur éternel de l'espace,
Regardent de plus près l'ardent soleil qui passe,
Et, quand le ciel s'emplit de la brume du soir,
A l'aigle voyageur offrent leur reposoir.
Pourtant, lorsque ta main prit ma main inquiète,
Ta voix mé salua du titre de poëte.
Quand on est grand et fort, on peut être indulgent,
Et dans mon humble étain tu crois voir de l'argent.
Je ne suis pas, ainsi que tu le dis, illustre.
Mon nom n'a pas reçu ce vernis ni ce lustre.
Quoique vivant encor, je suis un trépassé,
Les fossoyeurs ont dit sur moi leur In pace.
Déjà sur mon sépulcre ils ont scellé leur dalle.
Pour leur littérature, objet de grand scandale,
Cinq fois le tribunal savant m'a délivré
Un brevet de Lazare et de pestiféré.
Plus généreux encore, il a poussé le zèle
Jusqu'à me décerner gratis une crécelle
Et m'a fait ajuster, par trois de ses tailleurs,
Un habit de lépreux complet et des meilleurs.
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Car tu ne le sais pas, en Belgique nous sommes
Une collection superbe de grands hommes.
Les poëtes surtout y poussént à foison.
On en fait deux ou trois récoltes par saison;
Et, de peur qu'il n'en reste aucun doute à personne,
L'État, tous les cinq ans, les classe et les poinçonne.
Quatre docteurs, de l'art fameux paroissiens,
Outre un brelan complet d'académiciens,
Tous très-forts, possédant même un peu de grammaire
Et sachant par Dacier interpréter Homére,
Jugent ces pistolets qu'ils proclament canons.
Mon nom n'a pas encor pris rang parmi ces noms.
Car, tel que tu me vois, je ris des acrobates.
Des arlequins de l'art je casse un peu les battes.
Aux Bobèches perclus, juchés sur leurs tréteaux,
J'arrache quelquefois un pan de leurs manteaux
Et mets, sans me gêner, mon bâton dans leurs vitres.
Voulant rester moi-même en face de ces pitres.
De leur code caduc je bouscule les lois.
Il manque à mon ragoût un peu de sel gaulois
Et cette épicerie, hélas! déjà si rance
Qu'ils tirent des vieux fonds de boutique de France.
Aussi haro complet parmi ces maîtres queux
A me voir triturer mes plats autrement qu'eux.
Même l'un d'eux prétend, grammairien unique,
Qu'il se peut que j'auraisGa naar voetnoot(1) l'esprit trop germanique,
Que j'écris en français et pense en allemand,
Que c'est là procéder abominablement,
Et que, toujours épris de rhythme et de cadence,
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Je donne à mes chansons trop de leçons de danse.
Enfin, que sais-je encor? Mais, n'importe, je vais
Dans mon propre chemin, qu'il soit bon ou mauvais.
Donc je ne suis rien moins qu'illustre ni célèbre.
Je ne suis qu'un ruisseau, moi que tu prends pour l'Èbre,
Et, mince filet d'eau, je passe inaperçu
Au pied du roc dont Dieu voulut me voir issu.
Les rhythmes des oiseaux qui rôdent par les branches
Et des brises qui vont baisant les roses franches,
J'aime à les écouter, et je surprends souvent,
Dans quelque soupir vague apporté par le vent,
Je ne sais quelle voix de la mère Nature.
Parfois un peu plus haut dans l'air je m'aventure.
Prés des foyers conteurs, pendant le soir, assis,
Je me plais à rimer soit un de ces récits
Dont le temps a formé l'écrin de poésie
Que ton peuple songeur garde en sa fantaisie,
Soit quelque parabole où le bon sens caché
Luit comme un diamant dans sa gangue niché.
Même plus haut encore ouvrant parfois mon aile,
Je suis le genre humain dans sa route éternelle.
Je regarde, à travers l'obscur sentier des temps,
Les races accomplir leurs destins éclatants
Et le monde, aux lueurs du phare du Calvaire.
Tendre à ce but qu'aucun obstacle ne différe:
La liberté de l'homme et celle de l'esprit,
Ainsi que l'a voulu mon maître Jésus-Christ,
Quatre fois incarné dans les faits de l'histoire.
Humble témoin de Dieu dans son laboratoire,
Je le vois, travailleur des siècles, lentement
De l'oeuvre de ses mains hâter l'achèvement,
Continuer, d'après le plan de sa pensée,
Sa genese depuis si longtemps commencée,
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Et, des peuples enfin composant l'unité,
Avec leurs blocs épars bâtir l'humanité.
Mais mon Christ je ne l'ai chanté que pour moi-même.
Qu'importe qu'un passant s'arrête à mon poëme
Ainsi qu'un voyageur se heurte en son chemin
A l'angle d'un caillou qu'il oublîra demain?
Il suffit que ta main fraternelle, ô poëte,
Vers moi se soit tendue et m'ait fait cette fête,
Et que l'ami d'hier, quand il sera bien loin,
Dans ton coeur, s'il se peut, conserve un petit coin.
Vienne, 4 noût 1873.
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