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Les corbeaux de chèvremont.
(Légende Liégeoise.)
(979.)
Trois corbeaux, dans le ciel qu'envahissait, le soir
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
Un vieux arbre leur dit: - ‘Voici venir la nuit.
Votre nid vous attend, puisque le jour s'enfuit.
L'ombre tisse déjà dans l'air ses sombres toiles,
Et je voix rayonner les premières étoiles.’
- ‘Laisse, arbre des rochers, répondaient les corbeaux,
Les astres dans l'espace allumer leurs flambeaux.
Nons cherchons, au sommet de la montagne nue,
Les nids où sommeillaient nos pères dans la nue.’
- ‘O mon Dieu! murmura la montagne à son tour,
Leurs nids sont écroulés, écroulés sans retour.
Des chênes paternels, au poids des neiges blanches,
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Pendant neuf cents hivers j'ai vu ployer les branches.
J'ai vu mieux que cela, tu le sais, Dieu puissant;
Car je suis Chèvremont, la colline de sang,
Et je frémis encor jusqu'au fond de moi-même
Quand la lune de l'ombre émerge morne et blême.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Ah! leur dit la montagne, on s'en souvient encor,
Les siècles des Pepins étaient mes siècles d'or;
Car ma cime, aux oiseaux du ciel seuls abordable,
Dans l'espace élevait son manoir formidable.
Dès les tomps reculés du héros de Testry,
On l'admirait de loin par les foudres meurtri.
Sur ses créneaux, dans l'air prolongés comme un rêve,
Plus d'une fois l'Empire ébrécha son vieux glaive,
Et le peuple disait: - ‘Quels aigles ont leur nid
Dans ces vastes donjons taillés en plein granit?
D'où viennent-ils? De quel airain sont faits ces hommes
Plus terribles, plus forts, plus grands que nous ne sommes?
Rien qu'à voir leurs regards défier l'horizon,
L'on se sent dans le coeur un étrange frisson,
Et parfois un village, au bruit de leur fanfare,
Dans la nuit tout à coup s'allume comme un phare.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
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La montagne reprit: - ‘Moins homme que démon,
De mes fiers châtelains le dernier fut Immon.
Coureur de grand chemin et vrai routier naguère,
Détrousser les passants c'était sa seule guerre.
Cependant il avait parfois des goûts moins bas;
Car du comte au larron il n'est souvent qu'un pas.
Il allait, dédaignant les trafiquants serviles,
Clouer son gantelet à la porte des villes,
Ou jeter, par-dessus les remparts quelquefois,
En plein soleil de Dieu, ses défis aux bourgeois,
Et mêlait, sans respect, au fond de sa valise
Le cuivre des manants avec l'or de l'église.
Ce chrétien mal venu, doublé d'un sarrasin,
Les Liégeois l'appelaient notre mauvais voisin.
Rien ne semblait pouvoir briser cet homme atroce.
Un évêque pourtant le fit avec sa crosse.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement eu un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Cet évêque, ce fut, poursuivitle rocher,
Un Germain de Souabe; il s'appelait Notger.
Plus soldat sous le froc que prêtre sous la chape,
Sa conscience avait un fond double, une trappe
D'où sortaient tour à tour, et selon les moments,
Les parjures tout nus ou masqués en serments.
Ce justicier terrible et sans miséricorde
Dans sa poche toujours avait un bout de corde.
Loup avec les renards, renard avec les loups,
Il professait l'amour des marteaux pour les clous,
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Laissant parfois, manants ou chevaliers, n'importe,
Accrocher un de vous au montant de sa porte,
Comme il fit de Henri de Marlagne et des siens.
Dieu sait ce qu'il eût fait dans les siècles anciens;
Car l'on se demandait, même dans son chapitre:
Sa mitre est-elle un casque ou son casque une mitre?’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes.
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
Le roc continua: - ‘Voilà qu'un messager
Vient trapper, un matin, au palais de Notger.
- Qui frappe là?’ - ‘Seigneur évêque. Dieu vous garde!
Mon maître Immon du haut de ses tours vous regarde.
Il vous reconnaît fort, il vous reconnaît grand.
Il vient à vous, ainsi que l'eau vient au torrent.
La guerre vous a trop séparés l'un de l'autre.
Il vous offre sa paix et demande la vôtre.
‘Quand le Château présente à l'Église la main,
Prêtre et soldat, on est dans le même chemin.
Chèvremont, déposant ses lances et ses targes,
Est prêt à vous ouvrir ses portes toutes larges.
Dans l'antre du lion Dieu mit un lionceau,
Et l'enfant nouveau-né vagit dans son berceau.
Attendant de vos mains l'eau sainte du baptême.’
- ‘Bien, J'irai lui verser l'eau lustrale moi-même.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
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Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Mais, soupira le roc, pourquoi dans la cité,
Pourquoi tous ces coureurs allant de tout côté?
Ils vont de porte en porte et parlent à voix basse.
On leur demande en vain: - “Qu'est-ce donc qui se passe?”
Ils vont, ils vont toujours. Par instants seulement
Ils échangent un mot d'ordre secrètement.
Le jour ne comprend rien à l'étrange mystère,
Ni le soir qui s'endort dans son silence austère.
Seul l'écho n'entend pas cent fois, sans s'alarmer,
La porte du palais s'ouvrir et se fermer.
Chaque fois un guerrier, comme un spectre, s'y glisse,
Ayant pour masque l'ombre, et la nuit pour complice.
Qui sait ce que font là tous ces hommes de fer?
Parfois de leur armure il jaillit un éclair,
Et parfois de leur bouche une parole tombe
Ainsi qu'un mot de passe effrayant de la tombe.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir.
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Le jour venu, gémit le rocher tout en fleur,
Quel cortége inouï m'arrive là d'Angleur?
Deux cents flambeaux! Pourtant ce n'est point Pentecôte.
Le crucifix en tête, il monte l'âpre côte,
Et Notger le conduit, son missel à la main.
Mais quel monde de clercs encombre le chemin!
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Au baptême du fils d'Immon - qu'il s'en souvienne -
Pas une église, pas un moustier qui ne vienne.
C'est un fourmillement de chapes et de frocs
Qui défile, tournant les angles de mes rocs
Et gravit mon sentier bordé de branches vertes,
Tandis que mon château, toutes portes ouvertes,
Sur mon maître donjon qui fait face au levant,
Laisse son étendard ouvrir ses plis au vent,
Comme pour adresser de loin la bienvenue
A Notger dont les pieds escaladent la nue.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Car mon maître, exclama la montagne, l'attend
Sur le seuil du manoir formidable, et lui tend
La main, disant: - “Seigneur, c'est Dieu qui vous amène,
Bénis soient, dès ce jour, mon toit et mon domaine!”
- “Ainsi soit-il!” répond l'évêque en souriant.
Et le cortége entier, qui s'avance en priant,
Sous l'arceau colossal de la porte s'engouffre.
Les flambeaux, par instants, ont une odeur de soufre,
Et l'on entend parfois, des aumusses de vair,
Des chapes et des frocs, sortir un bruit de fer.
Mais l'hymne, que la voix grave des clercs entonne,
Couvre ce cliquetis dont pas un ne s'étonne.
Les souffles de la brise emportent en passant
Ce sinistre parfum de soufre que l'on sent;
Et, ne soupçonnant rien, Immon, la tête haute,
Semble fier de lui-même autant que de son hôte.’
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Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Trahison!’ s'écria dans le même moment
L'âpre rocher saisi d'un long frémissement.
‘Notger dit, en montrant du doigt la tour maîtresse:
- Mon drapeau ferait bien sur cette forteresse.
Essayons de la prendre. A l'oeuvre, compagnons!’ -
‘Puis il pousse un grand cri dont nous nous souvenons.
Qui le croirait? Terreur! Épouvante! Est-ce un rêve?
Tous ces clercs sont-ils donc des ouvriers du glaive?
Des chapes, des surplis, des frocs, qu'ils jettent bas,
Jaillissent des guerriers-prêts au jeu des combats.
Horrible vision que ces spectres de reîtres
Sortant confusément de ces larves de prêtres,
Ces flambeaux devenant des torches dans leur main,
Tout ce peuple subit, tragique et surhumain,
Si bien qu'on se fùt cru dans la région sombre
Des prestiges vivants, taillés dans des blocs d'ombre!’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Que de fer! que de fer!’ reprit le mont tremblant.
‘Que de sang! M'en voilà déjà tout ruisselant.
Les cottes des soudards en sont toutes trempées,
Et pourtant le labeur furieux des épées
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Se continue avec cet âpre acharnement
Que l'ivresse du rouge augmente à tout moment.
Enfin mon heure vient. Ma citadelle est prise.
De rochers en rochers Immon roule et se brise,
Pas un de ses guerriers n'étant resté vivant
Et la mort ayant pris sa femme et son enfant.
Le carnage fini, le pillage commence.
Puis la destruction complète l'oeuvre immense.
Mon château n'était plus. De ses mornes débris
Notger sortit à l'heure où le ciel devient gris,
Et la croix, qui guidait son sinistre cortége,
Toute rouge de sang, rentra, la nuit, dans Liége.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lentement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouche était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
- ‘Hélas!’ continua le roelier frémissant,
‘La nuit succède au jour le plus resplendissant.
Le soir se fait après l'aurore la plus belle,
Et toute gloire tombe où le néant l'appelle.
Aussi je me résigne à l'oubli du passé.
Hors un seul souvenir, tout autre est effacé.
De mes rêves d'orgueil plus aucun ne me reste.
Où fut ma citadelle une chapelle agreste
Cache son humble toit à l'ombre d'un tilleul.
Un pèlerin parfois y vient tranquille et seul,
Et je l'entends prier et l'écoute en silence
Pendant que l'arbreau vent plus l'rais du soir balance
Ses rameaux parfumés, ou que, dans le lointain,
L'Angelus remplit l'air de son rhythme argentin,
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Et que là-bas la Vesdre, à travers les ramures,
De ses flots vifs et clairs prolonge les murmures.’
Et les corbeaux, dans l'air qu'envahissait le soir,
Tournoyaient lontement en un grand cercle noir;
Leur prunelle farouelie était pleine de flammes,
Et leurs ailes fendaient l'azur comme des lames.
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