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Albert Mockel
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La balle d'or
La princesse de Sellives était si jolie qu'elle n'y avait jamais pris garde.
Que son visage fût sans défaut, certes il y a là de quoi surprendre; mais qu'elle n'y pensât point, il ne faut pas s'en étonner. Les princesses qui ne sont que très jolies voudraient bien le devenir tout à fait, et celles qui ne le sont qu'un peu s'ingénient à l'être davantage; elles ont souci de leur ajustement, combinent des artifices, - et ainsi occupées, ornant leur chevelure, se mirant beaucoup, elles s'entretiennent avec délice dans l'idée que leurs grâces sont faites pour la joie des yeux. Quant à la princesse de Sellives, étant plus parfaitement jolie que toutes les filles de cette terre, elle ne songeait nullement à sa parure et ne se mirait point; mais elle était exquise avec simplicité.
Les historiens du Roi son père l'ont décrite et louée de mille sortes, et par d'innombrables images entre lesquelles il est malaisé de choisir. Il semble qu'elle n'eut pas la noblesse idéale de la princesse Alise qu'on cite au pays d'Avigorre, et dont la beauté fut à ce point harmonieuse qu'on n'en devinait pas la splendeur. Tout au contraire, le charme de la princesse de Sellives rayonnait autour d'elle comme la clarté d'un sourire. Elle seule ne s'en était pas avisée, en son insouciance.
Espiègle et vive, comblée de tous les dons, la princesse était plus joyeuse qu'un matin de soleil. Chose incroyable, on affirme que cette jeune personne n'avait jamais souhaité de se voir autrement qu'elle n'était. C'est pourquoi, jusqu'au jour de sa grande aventure, elle avait ignoré les tortures du désir, qui nous viennent de vouloir changer. Elle les apprit enfin, par la faute d'une balle d'or.
C'était une grande balle d'or remplie d'autres balles d'or plus petites, présent de la fée Lazuli, sa marraine. On la
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faisait rouler devant elle pour la divertir, et les petites balles résonnaient alors au dedans de la grande avec une vibration plus claire que celle des clochettes à l'église. Ce jeu l'enchantait.
- Glinng! Glinng! criait-elle en jetant sa balle. Et la balle disait glinng! glinng! à son tour en descendant de marche en marche le grand escalier de marbre noir, et la petite princesse battait des mains, chantait comme un oiseau sauvage et se laissait glisser sur la rampe pour atteindre la balle sur le dernier degré.
Quand elle fut majeure et bonne à marier, ayant déjà quinze ans, on ne lui permit plus de descendre par la rampe; mais elle jouait encore à coeur joie dans le parc où son globe d'or tintait sur les balustres des terrasses; et la vieille duchesse, sa gouvernante, en prenait texte pour lui enseigner la morale.
- Princesse, répétait-elle, rappelez-vous ce qu'a dit votre marraine la fée: cet or est votre image. Tâchez que vos pensées fassent dans votre esprit une musique aussi claire que les petites balles dans la grande.
Or la princesse de Sellives était la plus intelligente des princesses, et elle en devint bientôt la plus cultivée. Cela se fit naturellement et sans qu'elle en eût pris la peine, car elle devinait tout avant d'y avoir songé. En outre, elle aimait les livres des trouveurs d'aventures, parce qu'il y a là toutes sortes de figures en couleur et qu'on y voit de belles histoires: celle d'Yvain et du lion, celle du chevalier de Lorraine avec le cygne, et puis Renaud à Montessor, Aucassin dans sa tour, et le Dit nouveau du Désamoré qui mangea l'herbe amère.
Rien de tout cela n'émouvait la princesse, mais elle s'en amusait beaucoup et savait en parler à propos.
On ne se lassait pas de la voir; l'écouter était un délice, et les plus malveillants n'auraient pu lui reprocher qu'une
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chose. Ses dires, comme sa beauté, avaient la transparente pureté d'une source, mais sa voix ressemblait à celle des enfants de choeur, dont la suavité est vierge de vibration humaine.
Et la princesse, n'ayant jamais aimé, n'avait en vérité pas plus d'âme que n'en n'ont les ondines, les lutins et les bergeronnettes, pas plus d'âme que cette étincelante balle d'or qui rebondissait devant elle et qui chantaient glinng! glinng! d'un ton si clair, si gai, - si éperdument vide.
Il advint qu'un jour la princesse s'en fut dans les jardins du palais et regarda des buissons de roses où voltigeaient les bêtes ailées de l'air.
Bien qu'elle fût déjà grande, elle jouait encore comme une enfant. Ce jour-là il lui prit fantaisie d'atteindre au vol les papillons en lançant sur eux sa balle d'or; et comme elle en poursuivait un, courant à perdre haleine, la balle qui roulait devant elle se trouva sous ses pieds, et la princesse tomba si malheureusement que le bout de son nez rencontra un petit caillou pointu.
Lorsqu'elle rentra au palais, elle avait au bord de la narine gauche une blessure très étroite mais cruelle, d'où tombait de temps en temps une petite goutte de sang.
Les plus grands médecins du royaume y épuisèrent leurs soins. Par malheur, il eût fallu d'un certain taffetas très adhérent que l'on fabrique dans une île d'Argilée. Or il est vrai qu'on avait envoyé tout de suite un vaisseau pour en rapporter au moins vingt coudées; mais le capitaine du navire ayant rencontré en mer un marchand de choses précieuses, lui donna tout le taffetas et vingt pièces d'or en outre, en échange d'une parure dont il fit présent à une personne sans moeurs.
Malgré ce désastre la blessure fut guérie, et il n'en demeura plus rien. Rien? Non vraiment, rien du tout: à peine une
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cicatrice, et si menue que personne n'aurait pu la voir sans lunettes.
Mais la princesse savait que la cicatrice était là. Désormais, quelque chose manquait à sa beauté, et elle se trouvait toute pareille à sa balle d'or qui, depuis le choc terrible de la chute, ne rendait plus le son pur d'autrefois. Au lieu du glinng! glinng! clair et gai, elle disait maintenant glenng-glienng, glenng-glienng, avec une voix un peu félée qui faisait mal à l'âme.
Tous les courtisans, il est vrai, entendaient encore glinng! glinng! comme jadis. Mais la princesse pensait que les charges de la cour rendent parfois l'ouïe un peu dure, comme elles rendent la vue un peu basse.
Dans sa colère elle avait brisé tous les miroirs. Dès qu'on s'approchait d'elle, elle savait bien qu'on regardait tout juste ce qu'il ne fallait pas regarder: non plus ses yeux, ni son front, ni sa bouche, mais le bout de son nez avec la cicatrice. Et cette idée la rendait si malheureuse, qu'un jour elle quitta le palais sans rien dire, pour chercher l'apaisement dans la solitude.
Elle avait cheminé longtemps, au hasard, sans autre souci que d'aller devant elle. Vers le déclin du jour elle entendit le bruit des vagues; ses petits souliers d'or foulèrent le sol mou de la grève, et elle se mit à marcher au pied de la falaise, le long de la mer. Or, comme elle contournait une pointe de rocher, elle aperçut une grande barque peinte en bleu que l'on avait hâlée sur la plage, et d'où montait vers elle une harmonie très douce. La princesse s'arrêta, interdite. Car elle sortait pour la première fois, et la musique était bannie du palais de son père.
‘La musique, affirmait le Roi, est un divertissement que se donnent les bêtes des bois et des champs; mais il faut, pour les hommes, des choses plus sérieuses.’
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La princesse avait lu beaucoup de livres, et elle se demanda si cette étrange merveille était bien celle-là qu'ils décrivent. Jusqu'alors elle n'avait ouï d'autres chants que le pépiement des oiseaux et le glinng! glinng! de sa grande balle d'or qui faisait glenng-glienng à présent... Mais les voix des violes étaient bien plus belles! C'était comme si la brise eût parlé, et noué d'ineffables dires à son souffle suave. La princesse s'était approchée curieusement; elle découvrit alors, couché sur le sable, un homme qui faisait miroiter aux derniers rayons du soleil des parures et des joailleries. L'idée lui vint aussitôt qu'il pourrait réparer sa balle d'or et en changer le son, puisqu'il gouvernait ainsi toutes les voix de l'air.
- J'ai besoin de ton art, dit-elle d'un ton assez impérieux. L'homme se leva. Il était vieux de près de quarante années, mais de mine encore assez fière bien que la princesse ne le trouvât point beau. Il ressemblait singulièrement à un certain prince au nom oublié, dont elle avait vu le portrait figuré sur le parchemin dans les chants romancés d'un trouvère; et le roman contait par raillerie la triste fortune de ce prince, lequel fut déçu par les fées, et gagna le mal fameux de croqueminutabolie pour avoir mangé par deux fois de l'herbe amère, que les mages ont appelée ‘bulle-d'azur’.
L'homme n'avait point des habits de prince, mais il portait à son chapel une guirlande de fleurs bleuâtres comme il en croît sur le sable des grèves. Il salua la princesse d'un sourire:
- Je suis marchand de choses précieuses, dit-il, et je parcours les mers pour les porter de plage en plage. Gentille fillette, j'ai des pierreries inconnues qui vous amuseront. Voulez-vous les voir? Moi, je serais trop heureux d'effacer un moment la tristesse de votre visage d'enfant.
La petite princesse fut très fâchée de ce discours.
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- Je ne suis plus une enfant et je ne suis pas triste du tout, dit-elle en frappant du pied. Je suis fille de roi! Mon père commande à des armées, et ses flottes ont vaincu l'océan jusqu'au bout du monde.
- Certes, dit l'étranger. Et pourtant vous êtes triste. Elle devina qu'il la regardait comme tout le monde, là où il ne fallait pas la regarder. Elle en ressentitune grande honte.
- Hélas, dit-elle, vous aussi vous l'avez vue! Ils la voient tous, sans oser le dire. Elle ne paraît pas bien grande, et pourtant on n'aperçoit qu'elle... Et puis j'ai cette balle d'or dont le son n'est plus pur. Entendez-vous? Elle fait glenng-glienng misérablement... autrefois son or sonnait juste et clair.
La petite princesse oubliait son orgueil. Elle avait un peu peur, si loin de son palais, et se sentait énervée et confuse auprès de cet homme inconnu qui avait compris son chagrin. Le marchand de choses précieuses ne répondit rien quant à la cicatrice; mais il prit la balle d'or, et écouta longuement.
- Il y a en elle quelque chose de blessé, dit-il enfin; mais il faut une ouï subtile comme la vôtre ou la mienne pour s'en aviser. Consolez-vous. D'une petite blessure il peut naître un grand bien. Je connais une princesse, la plus jolie et la plus intelligente qui soit; mais son esprit vibrait tout seul en elle, et son coeur éteit si occupé à l'entendre qu'il n'avait jamais pris le temps de parler. Un beau jour elle fit à son orgueil une imperceptible ouverture par où l'amour entra... Vous n'avez jamais aimé, je pense? Vous êtes vierge, je le lis dans vos yeux.
La princesse était stupéfaite qu'on osât lui parler ainsi. Elle se trouvait humiliée; elle était seule et sans courage, elle eût voulu pleurer. Sans doute, c'était cette musique! Elle regarda de toutes parts, cherchant un réconfort, et se sentit encore plus seule.
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Le jour défaillant l'environnait de sa mélancolie. Là-bas, le jusant fuyait sur le sable où la vague murmurait à peine. Déjà flottait la paix qui accompagne le soir, et la princesse, vaincue par cette douceur, se sentait frémir de faiblesse. L'Etranger la considérait en souriant, comme s'il eût étudié ce qui se passait en elle. Il contemplait ses longs yeux bleus si sombres et si humides, ses traits doucement allongés, et la grâce d'une chevelure blonde et recercelée où se jouaient les lueurs du couchant. D'une guirlande de fleurs d'or, posée sur le front, tombaient de minces chaînettes ornées de pierres d'hyacinthe qui se mêlaient aux boucles; car la princesse aimait à se parer depuis le grand malheur, pour faire oublier sa disgrâce. Sa robe d'un violet léger, laissant libres et nus le col et les bras, découvrait à demi l'un des seins; elle était bordée d'or et se gonflait en plis sur la ceinture d'améthyste d'où elle ondulait comme une vague jusqu'aux petits souliers d'or.
L'Etranger se détourna enfin. Il prit la balle et s'en fut la poser au fond d'une grande coupe de bronze qui résonnait comme une cloche. Alors il fit un signe, et les luths et les violes commencèrent une lente mélodie.
C'était un chant si beau que la petite princesse joignit les mains en son ravissement. La musique semblait ondoyer et se balancer dans l'air comme une fine ramure aux feuilles d'or. Elle avait, dans les notes les plus graves, des voix profondes comme la douleur, et lorsqu'elle frémit à l'aigu on eût dit que des anges, unis à des rayons, répandaient la clarté sur d'invisibles lèvres... La coupe de bronze vibrait comme une cloche, la balle d'or vibrait dans la coupe, et l'Etranger parlait doucement à la princesse qui écoutait confusément les mots mêlés à la musique.
Il contait de belles histoires de rois, de princes et de fées: l'histoire du prince Jerzual d'Urmonde qui partit pour chercher une terre inconnue, et ne revint jamais; l'histoire
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des enfants égarés dans les bois, et la Voix mystérieuse qui s'était élevée dans le silence pour leur dire des choses inconnues, des choses très simples et surprenantes, des choses dont on ne sait pas les mots mais qu'on ne peut plus oublier jamais. Il contait aussi l'histoire d'Alise d'Avigorre, la vierge si parfaitement belle que les princes de la terre ignoraient sa beauté; et comment le prince d'Argilée la comprit et sut en un moment la faire sourire et pleurer... La musique résonnait encore, quand l'Etranger se tut; mais la petite princesse demeurait immobile, attentive aux accords, l'esprit perdu comme dans une vapeur de lumière. Elle n'avait plus d'orgueil, elle oubliait de penser; un transparent nuage semblait environner son front et s'élever au-dessus d'elle vers des régions secrètes et rayonnantes ainsi qu'on en voit dans les rêves... Le ciel paraissait transformé, et la mer, et la plage. Toutes choses tremblaient d'une beauté nouvelle.
Elle se sentait faible et légère comme si ses pieds n'eussent pas touché la terre, et elle entendit à peine le vendeur de choses précieuses qui marchait vers la barque et en rapportait la balle d'or.
- Elle est guérie, disait-il, mais pas complètement sans doute... Ecoutez!
Il la frappa légèrement. Elle rendit aussitôt un son pur et clair, Glinng! le son d'autrefois; mais il s'y joignait un son plus grave que l'on ne percevait pas jadis: Glanng, Glanng, - une ondulation frémissante et vaste que la princesse écouta en tremblant.
- Oh! dit-elle tout bas, c'est beau comme les cieux! On dirait que mon âme apparaît et me parle...
- Je crains qu'elle ne garde pas longtemps cette vibration profonde, dit le Marchand de choses précieuses. Il faudrait pour cela...
- Que faudrait-il?
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Il la regarda bien en face.
- Il faudrait rendre invisible la cicatrice que je vois très distinctement au bout de votre nez.
La princesse écouta sans révolte ces mots qui l'auraient naguère consternée.
- Je ne pense plus à ma cicatrice. Qu'importe!
- Mais il faut que personne n'y paraisse plus songer, et peut-être cela arrivera-t-il un jour.
- Oh! dit la petite princesse. Et pourquoi?
- Parce que vos yeux seront changés. Ils auront un rayonnement nouveau, une flamme secrète et insoutenable. Ils seront comme le soleil lorsqu'on ne le distingue pas et qu'il nous éblouit à travers les brumes du matin; alors celui que vous regarderez ne pourra plus voir que vos yeux, et toute votre âme dans vos yeux.
- Quel jour étrange que celui-là, murmura la princesse. Et elle ajouta d'un ton pensif.
- Je sens que je le désire déjà. Mais comment saurai-je qu'il est venu?
- La balle d'or vous en avertira, puisqu'elle est fée, dit l'Etranger en souriant. Il y aura trois notes dans son chant.
- Trois notes?
- La première dira Glinng! la deuxième dira Glanng! la troisième dira Glonng.
- C'est singulier, fit la petite princesse. Le premier son est clair comme mon esprit. L'autre, je l'écoute en moimême sans pouvoir exprimer ce qu'il dit. Mais, qu'est-ce que ce troisième son si secret et si ample, dont j'entends parler pour la première fois?
- C'est le son harmonique le plus grave, celui qui nous envahit le coeur, et qui ne se révèle jamais si l'on n'a pas compris les voix de la musique. Il résonne puissamment comme la mort, mais avec un frémissement ineffable qui propage la vie et la joie...
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- J'écoute et je ne devine pas, dit la petite princesse. Ma balle n'a toujours que deux sons.
- Hélas, dit le Voyageur, il ne m'appartient pas de lui donner le troisième. D'ailleurs il me faut vous quitter; la mer remontera bientôt, on prépare ma barque. Et voici que déjà les musiciens jouent comme pour m'avertir...
La princesse leva sur lui ses yeux bleus dont le regard suppliait doucement.
- Restez encore. J'entends ici tant de choses que je ne connaissais point... Et puls cette harmonie m'émeut. Elle soulève et suspend ma pensée qui flotte avec elle comme une écharpe au vent... Je suis triste. Il faut que vous parliez encore pour me distraire. Qu'importe si je ne comprends pas! Je voudrais... je voudrais tant de choses! et pourtant je ne sais pas ce que je veux...
La musique auprès d'eux faisait chanter la solitude. On eût dit que des ombres, tendres et tristes, passaient avec la mélodie dans les replis du jour mourant... Et le Voyageur dit l'histoire du prince de Persaigues, que l'on appelle aussi le chevalier Désamoré, - celui qui reçut les baisers de la fée Mélivaine et qui, pour l'oublier, s'enfuit par toute la terre. Et tandis qu'il contait ainsi, la princesse s'aperçut que ses lèvres tremblaient. Elle-même sentait son coeur s'emplir d'une inexprimable pitié.
- Vous lui ressemblez, disait-il, et vous êtes blonde et svelte comme le sont les fées.
- Oh! dit la petite princesse, aurais-je donc pu trahir comme elle?
- Oui, vous lui ressemblez, mais comme la bonté qui sourit ressemble à l'amertume du rire... J'ai rencontré le chevalier. Depuis bien des années il a oublié Mélivaine. On dit que s'il s'attriste, c'est de ne plus aimer. Il parcourt toutes les mers sans y chercher personne, et sa joie est de porter ainsi, de plage en plage, des colliers et des bracelets que
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les jeunes hommes achètent pour les femmes, et qui servent à parer les baisers.
- Il s'attriste de ne plus aimer, murmura pensivement la petite princesse. S'il me voyait... il m'aimerait peut-être? Ce n'est pas défendu...
L'Etranger la regarda longuement.
- Simple petit coeur de vierge, dit-il enfin d'une voix à la fois tendre et brusque, comment comprendrais-tu un coeur vieilli comme le sien? Voudrais-tu donc lui faire mal à ton tour?
- Non, dit-elle doucement; je le consolerais comme une soeur. Je le plains de ne plus croire. Il me semble que je crois, à présent. Je ne sais pas ce qui se passe en moi. Je voudrais répandre la joie, et je souffre. Tout le monde n'est donc pas heureux sur la terre? Se peut-il qu'il soit seul... Oh parle-moi encore de lui.
Alors l'Etranger décrivit les longs voyages, les terres que l'on découvre et où l'on ne s'arrêtera jamais. Il y a des îles si belles qu'on donnerait toute sa vie pour y demeurer un seul jour; mais elles fuient devant le navire, et lorsqu'on pense atterrir à leurs plages elles se fondent dans la brume, sur les eaux. Puis il dit la mélancolie de la solitude, quand la nef aux voiles bleues oscille lentement sous le silence des nuits de lune. Il dit l'approche des ports où nul ne vous attend, les cris et les rires, les hommes qu'on entend chanter sur le rivage, et les femmes belles et douces qui sourient et qu'on voudrait aimer... A celles-là on sourit aussi, sans rien dire, et l'on passe; car il ne faut pas toucher l'illusion, et l'âme devient plus grande lorsqu'elle a longtemps aspiré. Il parlait d'une voix lente et grave; et la princesse, en l'écoutant, contemplait l'étendue mobile de la mer. Le soir, peu à peu descendu, rendait plus profonds les lointains. Les derniers rayons défaillaient sur la tranquille ondulation des flots; ils caressaient le sable humide abandonné par le
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jusant, et la lumière était comme un transparent réseau, fait de mailles violettes et d'or et couleur d'iris...
Les luths et les violes avaient tû leur musique. Mais une autre harmonie, longuement propagée, peu à peu s'élevait des mille voix indistinctes de la mer, de la plage et des plaines cachées. De temps en temps une vague retombait sourdement, là-bas, sur le sable, et alors le silence semblait régner soudain.
Le voyageur ne parlait plus. Il regardait la petite princesse dont les yeux brillaient étrangement... Elle releva la tête, et une larme étincela dans ses cils. Et cette larme n'était venue ni pour le chevalier inconnu ni pour l'Etranger, dont les lèvres tremblaient encore. Mais elle était montée d'une chose très vague, immense et profonde que la princesse avait sentie en elle, et c'était une larme d'amour.
La princesse voulut cacher ses yeux. A ce moment la balle d'or s'échappa de ses doigts, rebondit sur un galet... et l'on entendit distinctement trois sons.
- Glinng! disait l'un, mon esprit est clair comme l'azur!
- Glanng! disait l'autre, mon âme a parlé!
- GLONNG! disait le troisième, mon coeur s'est ouvert! Et la dernière vibration était si étrange, si troublante et si belle, que le voyageur s'enfuit brusquement, n'osant pas l'écouter davantage.
On assure qu'il fit bien, car la princesse aimait, mais elle n'aimait personne. Il était assez laid, et si elle l'avait reconnu tout à coup, la flamme de ses grands yeux se serait attristée. Il faut laisser à la jeunesse l'amour, à la force l'action, à la maturité la joie de la sagesse et celle de voir aimer en regardant agir.
Or, il est vrai que la princesse demeura stupéfaite et confuse, ne sachant quel indicible vide achève notre premier émoi, et quel amer parfum se mêle aux roses de l'amour.
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Mais lorsqu'elle s'en fut retournée toute songeuse au palais du Roi son père, elle s'aperçut que la balle d'or frémissait encore comme une cloche, et répandait trois sons:
- Glinng! disait l'un, mon esprit est clair comme l'azur!
- Glanng! disait l'autre, mon âme a parlé!
- GLONNG! disait le troisième, mon coeur s'est ouvert! Car la petite porte du coeur est telle, qu'une fois entrebâillée elle ne se referme plus. Et si les chevaliers vieillis ne peuvent la franchir, les jeunes princes n'ignorent pas ce qu'il faut pour en faire battre le léger vantail.
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