Brieven aan zijn broeder. Deel 3
(1914)–Vincent van Gogh– Auteursrecht onbekend
[pagina 6]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Arles
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 7]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
464Mon cher Theo, Merci de ta bonne lettre ainsi que du billet de 50 francs. Je ne trouve pas jusqu'à présent la vie ici aussi avantageuse que j'eusse pu l'espérer, seulement j'ai trois études de faites, ce qu'à Paris de ces jours-ci probablement je n'aurais pas su faire. J'étais content de ce que les nouvelles de la Hollande étaient assez satisfaisantes. Pour ce qui est de Reid,Ga naar voetnoot*) je serais peu étonné de ce qu'(à tort pourtant) il prit de mauvaise part que je l'aie devancé dans le midi. Dire de notre part que nous n'aurions jamais eu avantage à le connaître serait relativement injuste, puisque: 1o. il nous a fait cadeau d'un très beau tableau (lequel tableau soit dit entre paranthèse, on avait l'intention d'acquérir), 2o. Reid a fait monter les Monticelli de valeur et puisqu'on en possède 5, il en résulte pour nous que ces tableaux ont haussé en tant que valeur, 3o. il a été de bonne et agréable compagnie dans les premiers mois. Maintenant de notre côté on a voulu le faire participer à une affaire plus importante que celle des Monticelli, et il a fait semblant de n'y pas comprendre grand'chose. Il me semble que pour avoir davantage encore le droit de rester maîtres de notre terrain en tant que quant aux impressionistes, pour qu'il n'y puisse avoir de doute concernant notre bonne foi à l'égard de Reid, on pourrait le laisser agir sans intervenir comme bon lui semblera pour les Monticelli de Marseille. Insistant sur ceci que les peintres décédés ne nous intéressent qu'indirectement au point de vue argent. Et si tu es d'accord en ceci, à la rigueur tu peux de ma part aussi lui dire que s'il a l'intention de venir à Marseille pour y acheter des Monticelli, il n'a rien à craindre de notre part, mais qu'on a le droit de lui demander ses intentions à cet égard, vu qu'on l'a devancé sur ce territoire. Pour les impressionistes - il me semblerait juste que ce soit par ton intermédiaire si non par toi directement qu'ils soient introduits en Angleterre. Et si Reid prenait les devants, on aurait le droit de le considérer comme ayant agi envers nous de mauvaise foi, à plus forte raison depuis qu'on lui aurait laissé libre pour les Monticelli de Marseille. Tu rendrais sûrement service à notre ami Koning en le laissant | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 8]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
rester avec toi; sa visite chez RivetGa naar voetnoot*), doit lui avoir prouvé, que ce n'est pas nous qui l'ayons mal conseillé. En cas que tu voudrais le prendre, il me semble que ce serait un débrouillage pour lui, seulement il faudrait clairement s'expliquer avec le père, de façon que tu n'aies pas de responsabilités indirectes même. Si tu vois Bernard, dis lui alors que jusqu'à présent j'ai à payer plus cher qu'à Pont-Aven, mais qu'ici je crois qu'en restant en garni avec les bourgeois il doit y avoir des économies à faire, ce que je cherche et dès que j'aurai vérifié je lui écrirai ce qui me paraîtra la moyenne des dépenses. Il me semble par moments que mon sang veuille bien plus ou moins se remettre à circuler, cela n'ayant pas été le cas dans les derniers temps à Paris, je n'en pouvais véritablement plus. Il faut que je prenne mes couleurs et mes toiles soit chez un épicier, soit chez un libraire, qui n'ont pas tout ce qui serait désirable. Il faudra bien que j'aille à Marseille pour voir comment l'état de ces choses serait par là, j'avais espéré trouver du beau bleu etc., et en somme je n'en désespère pas, vu qu'à Marseille on doit pouvoir acheter les matières brutes de première main. Et je voudrais pouvoir faire des bleus comme Ziem, qui ne bougent pas tant que les autres, enfin nous verrons. Ne t'embêtes pas, et donne une poignée de main aux copains pour moi, t.à.t. Vincent.
Les études que j'ai sont: une vieille femme Arlésienne, un paysage avec de la neige, une vue d'un bout de trottoir avec la boutique d'un charcutier. Les femmes sont bien belles ici, c'est pas une blague, par contraire le musée d'Arles est atroce et une blague, et digne d'être à Tarascon. Il y a aussi un musée d'antiquités, vraies celles-là. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
465Mon cher Theo, Veux-tu lire la lettre que j'ai écrite à M. Tersteeg, et veux-tu la lui envoyer avec une lettre de toi, si tu jugeras que la manoeuvre soit juste? Voici, j'ai pensé moi qu'il fallait faire un effort de ce côté parce que nous tiendrons Reid par van Wisselingh, et van Wisselingh par Tersteeg. Et c'est ce que tu expliqueras à Tersteeg toi-même. Je ne veux pas, moi étant nourri par toi, toi-même | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 9]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tirant tes propres revenues de la maison Boussod Valladon & Co., faire des choses contre la maison. Au contraire je ne demande pas mieux, que ce que la chose que tu as commencée dans le magasin du boulevard, dure et prenne de l'importance. Mais il te faut du soutien d'autres employés de la maison. Si Tersteeg refuse de s'en mêler, il nous reste comme agents anglais, Reid et Wisselingh. Tu sais que v.W. a marié la fille du marchand de tableaux à Glasgow, concurrent de Reid. Si Reid prend les impressionistes, s'il trouve moyen de s'y lancer, et s'il cherche à faire cela contre nous autres, nous avons à partir de ce moment le droit de mettre son adversaire là-bas au courant. Mais si Wisselingh s'en occupe jamais, et surtout si aujourdhui ou demain tu aies une causerie avec Wisselingh aussitôt Tersteeg pourrait reprocher: pourquoi monsieur l'employé de notre maison, qui t'occupe des impressionnistes, ne m'as-tu pas mis au courant? Il faut donc que tu en parles à Tersteeg d'abord, et pour t'éviter le mal d'écrire une longue lettre, c'est moi qui cette fois l'ai écrite. Tu pourrais la compléter en disant un mot vague sur la question Reid et les impressionnistes, et l'intérêt que van Wisselingh peut dans la suite avoir, donc les complications de cette affaire. Et ce que j'ai dit en post-scriptum, soit que vu la modicité des prix en rapport avec l'intérêt que présentent les tableaux, Tersteeg peut bien en placer une cinquantaine en Hollande, et d'ailleurs il sera obligé d'en avoir, parce que si déjà à Anvers et à Bruxelles on en parle, on en parlera également à Amsterdam et à la Haye sous peu. Enfin la chose proposée dans la lettre n'a rien de désagréable ni pour Tersteeg ni pour toi, tu le piloteras dans tous les ateliers, et lui-même verra que l'année prochaine on parlera beaucoup et pour longtemps de la nouvelle école. Si pourtant tu juges la lettre mal à propos tu as mon plein pouvoir de la brûler. Seulement si tu l'envoies, propose lui toi-même la même chose. Tu sais pourtant bien que Tersteeg est chez lui dans les affaires anglaises comme un poisson dans l'eau, et donc c'est absolument possible que ce soit lui qui dirige la marché de ces nouveaux tableaux là-bas. Vraiment de cette façon Tersteeg et le gérant de Londres feraient l'exposition permanente des impressionistes de Londres, toi, tu aurais celle de Paris, et moi je commencerais Marseille, mais il faut que Tersteeg voie beaucoup de ses propres | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 10]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
yeux d'abord, et c'est pourquoi qu'un grand tour dans les ateliers avec toi est désirable, maintenant tu lui expliqueras toute l'importance de l'affaire chemin faisant. L'association des artistes se fera à plus forte raison puisque Tersteeg ne s'y opposera pas que nous ayons les intérêts des artistes à coeur et qu'avant tout nous désirons faire monter le prix de revient du tableau, qui en somme ne serait pas vendable s'il ne coûtait rien. En tout cas, il faut en parler hardiment maintenant n'est-ce pas, et il faut que Mesdag et d'autres cessent de blaguer les impressionnistes. Cela fera du bien dans tous les cas que Tersteeg soit interviewé à ce sujet. Tu vois que moi je vois toujours le grand noeud de l'affaire en Angleterre, ou bien les artistes donneront leur travail à vil prix aux marchands de là-bas, ou bien les artistes s'associeront et choisiront eux-mêmes des agents intelligents, qui ne soient pas des usuriers. Maintenant réfléchis à la chose, et envoie la lettre ou brûle-la, comme tu jugeras pour le mieux. C'est pas une chose arrêtée que je désire l'envoyer, mais j'aurais une grande envie de voir Tersteeg là-dedans, parce qu'il a l'aplomb nécessaire. Je te serre bien la main., Vincent. J'ai encore une étude. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
466Mon cher Theo, Avec grand plaisir j'ai reçu ta lettre et le brouillon de la lettre à Tersteeg et le billet de 50 fr. Ta lettre à Tersteeg est dans le brouillon tout à fait bien, j'espère que tu ne l'auras pas trop éreintée en la mettant au net. Il me semble que ta lettre à Tersteeg complète la mienne, moimême je regrettais l'état dans lequel je l'avais mise à la poste. Car tu te seras aperçu que l'idée de faire prendre à Tersteeg l'initiative d'introduire les impressionistes en Angleterre, ne m'était venue qu'en écrivant la lettre même, et dans celle-ci ne se trouvait exprimée qu'incomplètement dans un P.S. surajouté après-coup. Tandis que dans ta lettre tu lui expliques davantage cette idée-là. Comprendra-t-il? Dame, cela le regarde. J'ai reçu ici une lettre de Gauguin, qui dit qu'il a été malade au lit durant 15 jours. Qu'il est à sec, vu qu'il a eu des dettes criardes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 11]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
à payer. Qu'il désire savoir si tu lui as vendu quelque chose, mais qu'il ne peut pas t'écrire de crainte de te déranger. Qu'il est tellement pressé de gagner un peu d'argent, qu'il serait résolu de rabattre encore sur le prix de ses tableaux. Pour cette affaire je ne puis de mon côté rien que d'écrire à RussellGa naar voetnoot*), ce que je fais aujourd'hui même. Puis tout de même on a cherché déjà en faire acheter un par Tersteeg. Mais que faire, il doit être bien gêné. Je t'envoie un petit mot pour lui pour le cas où tu aurais quelque chose à lui communiquer, seulement ouvre donc les lettres s'il en vient pour moi, car tu sauras plus tôt le contenu ainsi faisant, et cela m'épargnera la peine de t'en raconter le contenu. Ceci une fois pour toutes. Oserais-tu lui prendre la marine pour la maison, si cela se pourrait il serait momentanément à l'abri. C'est maintenant très bien que tu ayes pris le jeune Koning, je suis si content que tu ne resteras pas tout seul dans ton appartement. A Paris on est toujours navré comme un cheval de fiacre, et si on doit encore rester seul avec ça dans son étable ce serait trop fort. Pour l'exposition des Indépendants fais comme bon te sembleras. Qu'en dirais-tu d'y exposer les deux grands paysages de la butte Montmartre? Pour moi cela m'est plus ou moins égal, je compte plutôt un peu sur le travail de cette année. Ici il gèle ferme et dans la campagne il y a toujours de la neige, j'ai une étude d'une campagne blanchie avec la ville dans le fond. Puis 2 petites études d'une branche d'amandier déjà en fleur pourtant. Voici pour aujourd'hui, j'écris encore un petit mot à Koning. Vraiment je suis bien content que tu aies écris à Tersteeg, et j'ai espérance que cela sera la renaissance de tes relations en Hollande. Avec une poignée de main à toi et aux copains que tu pourrais rencontrer, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
467Mon cher Theo, A la fin des fins voilà que ce matin le temps a changé et s'est adouci - j'ai donc déjà eu occasion d'apprendre ce que c'est que | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 12]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ce mistral aussi. J'ai fait plusieurs courses dans les environs, mais toujours il était par ce vent impossible de rien faire. Le ciel était d'un bleu dur avec un grand soleil brillant, qui a fait fondre à tant soit peu près toute la quantité de neige, mais le vent était si froid et si sec, qu'on en avait la chair de poule. Mais néanmoins j'ai vu de bien belles choses - une ruine d'abbaye sur une colline plantée de houx, de pins, d'oliviers gris. Nous attaquerons cela sous peu j'espère. Maintenant je viens de terminer une étude comme celle qu'a Lucien Pissarro de moi, mais cette fois-ci c'est des oranges. Cela fait jusqu'ici huit études que j'ai. Mais cela ne compte pas, comme j'ai pas encore pu travailler bien à mon aise et au chaud. La lettre de Gauguin que j'avais l'intention de t'envoyer, mais que je croyais momentanément avoir brûlée avec d'autres papiers, l'ayant retrouvée après, je te l'envoie ci-inclus. Seulement je lui ai déjà écrit directement, et je lui ai envoyé l'adresse de Russell, ainsi que j'ai envoyé celle de Gauguin à Russell, afin qu'ils puissent, s'ils veulent, se mettre en rapport directement. Mais comme pour beaucoup d'entre nous - et sûrement nous serons de ce nombre nous-mêmes - l'avenir est encore difficile! Je crois bien à la victoire finale, mais les artistes en profiteront-ils et verrontils des jours plus sereins? J'ai acheté de la grosse toile ici, et je l'ai fait préparer pour les effets mats, je puis avoir tout maintenant à peu près au prix de Paris. Samedi soir j'ai eu la visite de deux peintres amateurs, dont l'un est épicier et vend aussi les articles de peinture, et l'autre est un juge de paix, qui a l'air bon et intelligent. Malheureusement je n'arrive guère à vivre à meilleur compte qu'à Paris, il faut que je compte 5 fr. par jour. Je n'ai pour le moment encore rien trouvé en fait de pension bourgeoise, mais cela doit sûrement exister pourtant. Si à Paris le temps s'adoucit aussi, cela te fera du bien. Quel hiver! Je n'ose pas rouler mes études encore, car cela n'a guère séché, et il y a des empâtements qui ne seront pas vite secs. Je viens de lire Tartarin sur les Alpes, qui m'a énormément amusé. Est-ce que ce sacré Tersteeg t'a écrit, cela fera toujours du bien - va. S'il ne répond pas, il entendra parler de nous tout de même, et nous ferons de façon qu'il n'y aie pas à redire sur nos actions. Par exemple nous enverrons à Mme Mauve un tableau en souvenir de Mauve, avec une lettre de nous deux aussi, dans laquelle si Tersteeg | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 13]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ne répond pas, nous ne dirons pas un mot contre lui, mais nous ferons sentir que nous ne méritons pas qu'on nous traite comme si nous étions des morts. Enfin il est probable que Tersteeg n'aura pas de parti pris contre nous en somme. Le pauvre Gauguin n'a pas de chance, je crains bien que dans son cas la convalescence soit encore plus longue que la quinzaine qu'il a dû passer au lit. Nom de dieu, quand est-ce que l'on verra une génération d'artistes qui aient des corps sains! A des moments je suis vraiment furieux contre moi-même, car il ne suffit pas du tout de n'être ni plus ni moins malade que d'autres, l'idéal serait d'avoir un tempérament fort assez pour vivre 80 ans, et avec ça un sang qui serait du vrai bon sang. On s'en consolerait pourtant, si on sentirait qu'il va y venir une génération d'artistes plus heureux. J'ai voulu t'écrire tout de suite que j'ai espérance que l'hiver soit maintenant passé, et j'espère qu'il en sera de même à Paris. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
468Mon cher Theo, (10 Maart). Merci de ta lettre et du billet de 100 fr. y inclus. J'espère bien qu'ainsi que tu es porté à le croire, Tersteeg viendra à Paris sous peu. Ce serait à désirer dans ces circonstances dont tu parles, où ils sont tous aux abois et se trouvent gênés. Je trouve très intéressant ce que tu écris de la vente Lançon, et de la maîtresse du peintre. Il a fait des choses d'un bien grand caractère, son dessin m'a fait bien souvent penser à celui de Mauve. Je regrette de ne pas avoir vu l'exposition de ses études, ainsi que je regrette bien aussi de ne pas avoir vu l'exposition Willette. Que dis-tu de la nouvelle que l'empereur Guillaume est mort? Est-ce que cela hâtera des événements en France, et est-ce que Paris va rester tranquille? On peut en douter; et quels seront les effets de tout cela sur le commerce des tableaux? J'ai lu qu'il paraît qu'il soit question d'abolir les droits d'entrée des tableaux en Amérique, est-ce vrai? Peut-être serait-il plus facile de mettre d'accord quelques marchands et amateurs pour acheter les tableaux impressionistes, que de mettre d'accord les artistes pour partager également le | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 14]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
prix des tableaux vendus. Néanmoins les artistes ne trouveront pas mieux que de se mettre ensemble, de donner leurs tableaux à l'association, de partager le prix de vente, de telle façon du moins que la société garantisse la possibilité d'existence et de travail de ses membres. Si Degas, Claude Monet, Renoir, Sisley, C. Pissarro, prenaient l'initiative disant: Voici à nous 5 nous donnons chacun 10 tableaux (ou plutôt nous donnons chacun pour une valeur de 10.000 fr. valeur estimée par les membres experts, par exemple Tersteeg et toi, que la société s'adjoint, lesquels experts également versent un capital en tableaux) puis nous nous engageons en outre de donner par an pour une valeur de .. Et nous vous invitons, vous autres, Guillaumin, Seurat, Gauguin, etc. etc. à vous joindre à nous, (vos tableaux passant au point de vue valeur par la même expertise). Alors les grands impressionistes du Grand BoulevardGa naar voetnoot*) donnant des tableaux devenant propriété générale, garderaient leur prestige, et les autres ne pourraient plus leur reprocher de garder pour eux les avantages d'une réputation, acquise sans aucun doute par leurs efforts personnels et par leur génie individuel en premier lieu, mais - cependant en deuxième lieu réputation grandissante, solidifiée et maintenue actuellement aussi par les tableaux de tout un bataillon d'artistes, qui jusqu'à présent travaillent dans une dêche continuelle. Quoiqu'il en soit, il est bien à espérer que la chose se fasse, et que Tersteeg et toi deviennent les membres experts de la société, (avec Portier peut-être?) J'ai encore deux études de paysages, j'espère que le travail va marcher ferme, et que dans un mois je te ferai parvenir un premier envoi, je dis dans un mois, parce que je ne veux t'envoyer que le meilleur, et parce que je veux que cela soit sec, et parce que je veux en envoyer une douzaine au moins à la fois à cause des frais de transport. Je te félicite de l'achat du Seurat, avec ce que je t'enverrai il faudra chercher à faire encore un échange avec Seurat aussi. Tu sens bien que si Tersteeg se met avec toi pour cette affaire, à vous deux vous pourrez bien persuader Boussod Valladon d'accorder sérieusement un crédit pour les achats nécessaires. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 15]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Mais c'est pressé, puisque sans cela d'autres marchands vous couperaient l'herbe sous les pieds. J'ai fait la connaissance d'un artiste danoisGa naar voetnoot*) qui parle d'Heyerdahl et d'autres gens du nord, de Kroyer, etc. Ce qu'il fait est sec, mais très consciencieux, et il est encore jeune. A vu dans le temps l'exposition des impressionistes Rue Lafitte. Il va probablement venir à Paris pour le Salon, et désire faire un tour en Hollande pour voir les musées. Je trouve très bien que tu mettes les Livres aussi aux Indépendants, faudra donner comme titre de cette étude: ‘Romans parisiens.’ Je serais si heureux de savoir que tu aies réussi de persuader Tersteeg, enfin patience. J'ai été obligé de prendre pour 50 fr. de marchandises lorsque ta lettre est arrivée. Cette semaine je mettrai 4 ou 5 choses en train. Je pense journellement à cette association d'artistes et le plan s'est encore développé dans mon esprit, mais il faudrait que Tersteeg en soit et beaucoup dépend de cela. Actuellement les artistes se laisseraient probablement persuader par nous, mais nous ne pouvons pas aller plus avant, avant d'avoir le secours de Tersteeg. Sans cela on serait seul à entendre du matin jusqu'au soir les lamentations de tous, et chacun en particulier viendrait incessamment demander des explications, d'axiomes etc. Serais peu étonné que Tersteeg serait d'opinion que l'on ne puisse se passer des artistes du grand Boulevard, et qu'il avise de les persuader à prendre l'initiative d'une association en donnant des tableaux, devenant propriété générale, cessant de leur appartenir en propre. A une proposition de leur part le petit Boulevard, selon moi, serait moralement obligé d'adhérer. Et ces messieurs du grand Boulevard ne garderont leur prestige actuel qu'en allant au devant des critiques un peu fondées des petits impressionistes, qui diront; ‘vous mettez tout dans votre poche’. Ils peuvent très bien y répondre: mais non, nous sommes au contraire les premiers à dire nos tableaux appartiennent aux artistes. Si Degas, Monet, Renoir, Pissarro disent cela, laissant même beaucoup de marge pour leurs individuelles conceptions quant à mettre cela en pratique, ils pourraient dire pis, à moins de ne rien dire et de laisser aller les choses. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 16]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
469Mon cher Theo, Je te remercie beaucoup de ta lettre, sur laquelle je n'avais même pas osé compter si vite pour ce qui est du billet de 50 fr., que tu y as ajouté. Je vois que tu n'as encore de réponse de Tersteeg, je ne vois pas la nécessité d'insister de notre côté par une nouvelle lettre, toutefois si tu aurais quelque affaire officielle à traiter avec la maison B.V. & Co. La Haye, tu pourrais dans un P.S. faire sentir, que tu sois plus ou moins étonné de ce qu'il ne t'aît point fait savoir qu'il a reçue la lettre en question. Pour ce qui est du travail, j'ai rapporté une toile de 15 aujourd 'hui, c'est un pont-levis sur lequel passe une petite voiture, qui se profile sur un ciel bleu - la rivière bleue également, des berges orangées avec verdure, un groupe de laveuses aux caracos et bonnets barriolés. Puis autre paysage avec un petit pont rustique et laveuses également. Enfin une allée de platanes près de la gare. En tout, depuis que je sais ici, 12 études. Le temps est variable, souvent du vent et des ciels brouillés, mais les amandiers commencent à fleurir généralement. En somme je suis bien content que les tableaux soient aux Indépendants. Tu feras bien d'aller voir Signac chez lui, j'étais bien content de ce que tu écrivais dans ta lettre d'aujourd'hui qu'il a fait sur toi une impression plus favorable que la première fois. Dans tous les cas cela me fait plaisir de savoir, qu'à partir d'aujourd'hui tu ne seras pas seul dans l'appartement. Dit bien le bonjour à Koning de ma part. Est-ce que ta santé est bien? pour ce qui est de la mienne cela va mieux, seulement c'est une vraie corvée de manger, vu que j'ai de la fièvre et pas d'appétit, mais cela n'est donc que passager et affaire de patience. J'ai de la compagnie le soir, puisque le jeune peintre danois, qui est ici, est très bien; son travail est sec, correct et timide, mais je ne déteste pas cela lorsque l'individu est jeune et intelligent. Il a dans le temps commencé des études de médicine; il connait les livres de Zola, de Goncourt, Guy de Maupassant, et il a assez d'argent pour se la couler douce. Avec cela un désir très sérieux de faire autre chose que ce qu'il fait actuellement. Je crois qu'il ferait bien de différer son retour dans son pays d'un an ou de revenir après une courte visite à ses concitoyens. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 17]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Mais, mon cher frère - tu sais je me sens au Japon - je ne te dis que cela et encore je n'ai encore rien vu dans la splendeur accoutumée. C'est pourquoi (tout en étant chagriné de ce que actuellement les dépenses sont raides et les tableaux des non-valeurs) c'est pourquoi je ne désespère pas d'une réussite de cette entreprise de faire un long voyage dans le midi. Ici je vois du neuf, j'apprends, et étant traité avec un peu de douceur, mon corps ne me refuse pas ses services. Je souhaiterais pour bien des raisons pouvoir fonder un pied-à-terre, qui en cas d'éreintement, pourrait servir à mettre au vert les pauvres chevaux de fiacre de Paris, qui sont toi-mème et plusieurs de nos amis, les impressionistes pauvres. J'ai assisté à l'enquête d'un crime, commis à la porte d'un bordel ici; deux Italiens ont tué deux Zouaves. J'ai profité de l'occasion pour entrer dans un des bordels de la petite rue, dite: ‘des ricolettes.’ Ce à quoi se bornent mes exploits amoureux vis-à-vis des Arlésiennes. La foule a manqué (le méridional, selon l'exemple de Tartarin, étant davantage d'aplomb pour la bonne volonté que pour l'action) la foule, dis-je, a manqué lyncher les meurtriers emprisonnés à l'hôtel de ville, mais sa représaille a été que tous les Italiens et toutes les Italiennes, y compris les marmots Savoyards, ont dû quitter la ville de force. Je ne te parlerais pas de cela si ce n'était pour te dire, que j'ai vu les boulevards de cette ville plein de monde réveillé. Et vraiment c'était bien beau. J'ai fait mes trois dernières études au moyen du cadre perspectif, que tu me connais. J'attache de l'importance à l'emploi du cadre, puisqu'il ne me semble pas improbable que dans un avenir peu éloigné plusieurs artistes s'en serviront, de même que les anciens peintres allemands et italiens sûrement, et je suis porté à le croire pas moins les Flamand, s'en sont servis. L'emploi moderne de cet instrument peut différer de l'emploi qu'anciennement on en a fait, mais n'est-ce pas de même qu'avec le procédé de la peinture à l'huile on obtient aujourd'hui des effets très différents de ceux des inventeurs du procédé: J. et Hubert v. Eyck? C'est pour dire que j'espère toujours ne pas travailler pour moi seul, je crois à la nécessité absolue d'un nouvel art de la couleur, du dessin et - de la vie artistique. Et si nous travaillons | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 18]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dans cette foi-là, il me semble qu'il y ait des chances pour que notre espérance ne soit pas vaine. Tu sauras toujours qu'à la rigueur je suis en état de te faire parvenir des études, seulement pour les rouler c'est encore impossible. Je te serre bien la main. J'écris dimanche à Bernard et à de Lautrec, puisque j'ai formellement promis, je t'enverrai d'ailleurs les lettres. Je regrette bien le cas de Gauguin, surtout parce que sa santé étant ébranlée, il n'a plus un tempérament auquel les épreuves ne puissent faire que du bien, au contraire cela ne fera désormais que l'éreinter, et cela doit le gêner pour travailler. A bientôt, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
470Mon cher Theo, Voici un petit mot pour Bernard et pour Lautrec, auxquels j'avais formellement promis d'écrire. Je te l'envoie pour que tu le leur donnes à l'occasion, cela ne presse pas le moins du monde, et cela sera pour toi une raison de voir ce qu'ils font et d'entendre ce qu'ils disent, si tu veux. Mais qu'est-ce que fait Tersteeg? rien? Si tu n'as pas de réponse, si j'étais toi je lui écrirais un mot très court et très calme, mais exprimant que tu es stupéfait de ce qu'il ne t'ait pas répondu. Je dis personnellement parce que quand bien même qu'il ne me répond pas à moi, à toi il doit répondre, et tu dois insister pour avoir une réponse, sans cela tu y perdrais de ton aplomb, et au contraire l'occasion est excellente pour en prendre. Je ne crois pas qu'il faille insister par une nouvelle lettre, expliquant encore une fois la chose. Espérons que dans l'intervalle tu aies reçu sa réponse. J'ai reçu un mot de Gauguin, qui se plaint du mauvais temps, qui souffre toujours et qui dit que rien ne l'agace plus que le manque d'argent parmi la variété des contrariétés humaines, et pourtant il se sent condamné à la dèche à perpétuité. Ces derniers jours vent et pluie, j'ai travaillé chez moi à l'étude dont j'ai fait un croquis dans la lettre de Bernard. Je voulais arriver à y mettre des couleurs comme dans les vitraux et un dessin à lignes fermes. Suis en train de lire Pierre et Jean, de Guy de Maupassant, c'est beau, as-tu lu la préface, expliquant la liberté qu'a l'artiste d'exagérer, de créer une nature plus belle, plus simple, plus consolante | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 19]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dans un roman, puis expliquant ce que voulait peut-être bien dire le mot de Flaubert: le talent est une longue patience, et l'originanilité un effort de volonté et d'observation intense? Il y a ici un portique gothique, que je commence à trouver admirable, le portique de St. Trophime. Mais c'est si cruel, si monstrueux, comme un cauchemar chinois, que même ce beau monument d'un si grand style me semble d'un autre monde, auquel je suis aussi bien aise de ne pas appartenir qu'au monde glorieux du Romain Néron. Faut-il dire la vérité, et y ajouter que les zouaves, les bordels, les adorables petites Arlésiennes, qui s'en vont faire leur première communion, le prêtre en surplus, qui ressemble à un rhinocéros dangereux, les buveurs d'absinthe, me paraîssent aussi des êtres d'un autre monde? C'est pas pour dire que je me sentirais chez moi dans un monde artistique, mais c'est pour dire que j'aime mieux me blaguer que de me sentir seul. Et il me semble que je me sentirais triste, si je ne prenais pas toutes choses par le côté blague. Tu as encora eu de la neige en abondance à Paris, à ce que nous raconte notre ami l'Intransigeant. Ce n'est pourtant pas mal trouvé qu' un journaliste conseille au général Boulanger de se servir désormais pour donner le change à la police secrète, de lunettes roses, qui selon lui iraient mieux avec la barbe du général. Peut-être cela influencerait-il d'une façon favorable, déjà tant désirée depuis si longtemps, le commerce des tableaux. Nous allons néanmoins un peu voir ce qu'il y a dans ce fameux monsieur Tersteeg. Faut qu'il se prononce vraiment, dans l'intérêt des copains nous sommes à ce qu'il me semble un peu obligés de ne pas permettre que l'on nous considère comme des morts. Il ne s'agit pas de nous, mais il s'agit de l'affaire des impressionistes en général, donc ayant été interpellé par nous, il nous faut sa réponse. Si nous tenons comme désirable la création d'une exposition permanente des impressionistes à Londres et à Marseille, il va sans dire que nous chercherons à les établir. Reste donc de savoir Tersteeg en sera-t-il? si ou non? Et a-t-il calculé comme nous l'effet produit de baisse sur les tableaux de grand prix actuellement, baisse qui, il me semble, se produira probablement dès que les impressionistes auront la hausse. Remarquez que les vendeurs de tableaux chers s'abîment euxmêmes en s'opposant pour des raisons politiques à l'avénement | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 20]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
d'une école, qui depuis des années a montré une énergie et une persévérance dignes de Millet, Daubigny et d'autres. Mais fais-moi savoir si Tersteeg t'a écrit, et ce qu'il pourrait t'avoir dit. Je ne ferai rien là-dedans sans toi. Bonne chance et poignée de main, t.à t. Vincent.
Ci-inclus avec les autres lettres celle de Gauguin, pour que tu les lises. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
471Mon cher Theo, Ta lettre m'a fait grand plaisir, je t'en remercie, ainsi que du billet de 50 fr. Je te félicite beaucoup de la lettre de Tersteeg, je la trouve absolument satisfaisante. Je suis persuadé qu'il n'y a rien de blessant dans son silence à mon égard, d'ailleurs il y aura compté que tu me ferais lire sa réponse. Puis c'est beaucoup plus pratique qu'il n'ait à écrire qu'à toi, et en tant que quant à moi, s'il ne trouve pas absolument mauvais ce que je fais, tu verras qu'il m'écrira un mot aussitôt qu'il aura vu mon travail. Encore une fois donc je suis plus content de sa réponse simple et bienveillante, que je ne saurais te l'exprimer. Tu auras remarqué qu'il se déclare disposé à faire l'achat d'un Monticelli bonne qualité pour sa propre collection. Si tu lui disais que nous possédons dans notre collection un bouquet de fleurs, qui est plus artistique et plus beau qu'un bouquet de Diaz? Que Monticelli prenait quelquefois un bouquet de fleurs pour motif de rassembler sur un seul panneau toute la gamme de ses tons les plus riches et les mieux équilibrés. Et qu'il faut aller directement à Delacroix, pour trouver à ce point l'orchestration des couleurs. Que - je veux parler du tableau chez les Delarebeyrette - actuellement nous connaissons un autre bouquet de très bonne qualité, et à un prix raisonnable, et que nous le jugeons en tout cas très supérieur aux Monticelli à figures, qui courent les rues actuellement, et appartiennent à une époque de décadence du talent de Monticelli. J'espère que tu lui enverras la belle Marine de Gauguin. Mais que cela me fait plaisir que Tersteeg ait répondu de cette façon! | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 21]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Lorsque tu lui écriras, dis-lui un mot de Russell. Quand moi j'écrirai à Russell, je lui parlerai de ses tableaux et je lui demanderai de me faire un échange, parce que nous désirerions le nommer et montrer ses tableaux, lorsqu'il y aura question de l'école renaissance actuelle. Je viens de faire un bouquet d'abricotiers en fleur dans un petit verger vert frais. Ai eu contrariété pour le coucher de soleil avec figures et un pont, dont je parlais à Bernard. Le mauvais temps m'empêchant de travailler sur place, j'ai éreinté complètement cette étude en voulant la finir chez moi. Seulement j'ai aussitôt après recommencé le même motif sur une autre toile, mais le temps étant tout autre, dans une gamme grise, et sans figures. Je ne trouverais pas mauvais que tu envoyes à Tersteeg une étude de moi, veux-tu dire le pont de Clichy avec le ciel jaune et deux maisons qui se reflètent dans l'eau, celle-là - ou les papillons ou le champ de coquelicots, pourraient aller à la rigueur, cependant j'espère arriver à mieux ici. Dans le cas où tu serais de cet avis, tu pourrais dire à Tersteeg, que moi-même crois avoir plus de chance de vente en Hollande avec les études de la nature du midi, et que lorsque Tersteeg viendra à Paris au mois de mai, il trouvera un envoi de quelques motifs d'ici. Merci bien encore aussi de toutes les démarches que tu a faites pour l'exposition des Indépendants, je suis en somme bien content qu'ils les ont placés avec les autres impressionistes. Mais, quoique pour cette fois-ci cela ne fasse absolument rien, dans la suite il faudra insérer mon nom dans le catalogue tel que je le signe sur les toiles, c.à.d. Vincent et non pas van Gogh, pour l'excellente raison que ce dernier nom ne saurait se prononcer ici. Je te renvoie ci-inclus la lettre de Tersteeg et celle de Russell, il sera peut-être intéressant de garder la correspondance des artistes. Si tu ajoutais à ton envoi la petite tête de Bretonne de l'ami Bernard, ce ne serait pas mal. Faut lui montrer que tous les impressionistes sont bons, et que ce qu'ils font est très varié. Je crois que notre ami Reid regrette de s'être brouillé, malheureusement il ne peut pas être question de lui offrir encore une fois les mêmes avantages, soit de chercher à lui faire avoir des tableaux en dépôt. Il ne suffit pas d'aimer les tableaux, et il m'a semblé | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 22]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
qu'il manquait de coeur pour les artistes. S'il change en tant que quant à cela, ce ne sera pas d'ici à demain. Tersteeg a été l'ami personnel de Mauve et de bien d'autres, et il a ce je ne sais quoi, qui convainc les amateurs. Tu verras que ce qui donne de l'aplomb, c'est de connaître les gens. Je t'écris encore de ces jours-ci, seulement voulais immédiatement te féliciter pour la renaissance de tes relations avec la Hollande. Poignée de main. t.à.t. Vincent.
La ville de Paris ne paye guère; regretterais de voir les Seurats dans un musée de province ou dans une cave, faudrait que ces tableaux restent entre mains vivantes - si Tersteeg voulait ... Si on fait les 3 expositions permanentes, faudrait un grand Seurat pour Paris, pour Londres, et pour Marseille. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
472Mon cher Theo, Merci de ta lettre ainsi que du billet de fr. 50 y-inclus. J'aurais à t'écrire à mon aise, mais dois le faire en grande hâte. D'abord toujours encore Tersteeg. Suis très content de ce que ton envoi parte lundi, et en somme peut-être aussi de ce qu'il s'y trouve une toile de moi. Cependant celle-là ne compte pas, puisque j'espère que tu trouveras bien ce que je viens de faire et dont la conséquence sera qu'une nouvelle toile de moi s'en aille en Hollande. J'avais travaillé une toile de 20 en plein air dans un verger, un terrain lilas labouré, une clôture en roseaux, deux pêchers roses contre un ciel glorieux bleu et blanc. Probablement le meilleur paysage que j'aie fait. Au moment où je l'ai rapporté chez moi, je reçois de la part de notre soeur un écrit hollandais dédié à la mémoire de Mauve, avec son portrait (fort bien le portrait), le texte mal et disant rien, eau-forte jolie. Seulement un je ne sais quoi m'a empoigné et serré la gorge d'émotion, et j'ai écrit sur mon tableau: Souvenir de Mauve, Vincent & Theo. et si tu trouves bien, tel quel nous l'enverrons à nous deux à Mme Mauve. J'ai exprès pris la meilleure étude que j'ai fabriquée ici; je ne sais pas ce qu'ils en diront chez nous, mais cela nous est égal, il me semblait qu'il fallait en mémoire de Mauve quelque chose | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 23]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et de tendre et de très gai, et non pas une étude dans une gamme plus sérieuse que cela. ‘Ne crois pas que les morts soient morts, Tant qu'il y aura des vivants, Les morts vivront, les morts vivront.’ C'est comme ça que je sens la chose, pas plus triste que cela. En outre de cela j'ai maintenant encore 4 ou 5 autres études de vergers, et vais commencer une toile de 30 du même sujet. Ce blanc de zinc que j'emploie maintenant ne sèche point, si tout était sec je ferais un envoi immédiatement. Seulement tous les jours sont bons maintenant, non quant au temps, il y a au contraire 3 jours de vent sur une journée tranquille, mais quant aux motifs de vergers fleuris. J'ai beaucoup de mal en peignant à cause du vent, mais j'attache mon chevalet à des piquets plantés dans le terrain, et travaille quand même, c'est trop beau. Maintenant continue ferme les relations avec Tersteeg, succès ou pas, dans un an je suis porté à croire que cela y sera. Il me semble que Tersteeg et non pas Reid doive maintenant fonder l'exposition impressioniste en Angleterre. Je n'aime aucunement la façon d'agir de Reid à notre égard, il me semble drôle que Guillaumin et toi ne se soient pas déjà arrangés pour annuler la vente du tableau en question. Tu peux hardiment dire de ma part à Guillaumin, que tel est décidément mon avis, et dans l'intérêt de G. lui-même, et dans l'intérêt des affaires en général, le prix était déjà dérisoire. Ou bien Reid, après ce qui s'est passé, doit acheter ferme, où bien les artistes doivent lui fermer la porte au nez. J'ai vu ça comme ça dans le temps, et réflexion faite je vois encore la chose comme ça. Pour 300 francs on compromet les ventes prochaines, mais c'est très malheureux. Y a-t-il moyen que tu achètes pour nous le tableau en question? Faudrait que Tersteeg sache tout ce qui est de l'affaire Reid, et qu'il sache qu'il a un concurrent pour l'affaire Angleterre et qu'on préférerait que ce soit lui qui le fasse. D'ailleurs ça ne me regarde pas, ça regarde la Maison Boussod Valadon: à laquelle vous appartenez Tersteeg et toi. En grande hâte, t.à.t. Vincent.
Bien le bonjour à Koning, et à demain j'espère, si j'ai le temps d'écrire. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 24]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
473Mon cher Theo, Je suis dans une rage de travail, puisque les arbres sont en fleurs et que je voulais faire un verger de Provence d'une gaieté monstre. T'écrire à tête reposée présente des difficultés sérieuses, hier j'ai écrit des lettres que j'ai anéanties ensuite. Je continue à sentir tous les jours que nous sommes obligés de faire quelque chose en Hollande, qu'il faut emmancher cela avec un entrain de sansculottes, avec une gaieté française digne de la cause que nous plaidons. Voici donc un plan d'attaque qui nous coûtera quelques-uns des meilleurs tableaux que nous ayons fabriqué à nous deux, valant certes disons plusieurs pillets de mille francs, enfin en tout cas, nous ayant coûté de l'argent et un lambeau de notre vie. Mais ce serait une réponse à voix claire à de certaines insinuations sourdes, nous traitant plus ou moins comme si nous étions déjà morts, et une revanche de ton voyage de l'année passée, lorsque l'accueil qu'on t'a fait manquait de chaleur, etc. Suffit. Supposons donc que d'abord nous donnions à Jet Mauve le Souvenir de Mauve. Supposons que je dédie une étude à Breitner, (j'en ai une précisément comme l'étude que j'ai échangé avec L. Pissaro et celle de Reid, des oranges, avant plan blanc, fond bleu). Supposons que nous donnions quelque étude aussi à notre soeur Wil. Supposons que nous donnions au musée moderne de la Haye, puisque nous avons tant de souvenirs à la Haye, les 2 paysages Montmartre exposés aux Indépendants. Reste encore une chose pas commode du tout, Tersteeg t'ayant écrit ‘envois moi des impressionistes, mais seulement les tableaux que toi-même jugeras être des meilleurs’, et de ton côté toi ayant joint à cet envoi un tableau de moi, je me trouve dans la position pas commode de convaincre Tersteeg, que réellement je suis un vrai impressioniste du petit boulevard et que je compte garder cette position. Eh bien, il aura un tableau de moi dans sa propre collection. J'y ai réfléchi ces jours-ci et j'ai trouvé une chose drôle, comme je n'en ferai pas tous les jours. C'est le pont-levis avec petite voiture jaune et groupe de laveuses, une étude où les terrains sont orangé vif, l'herbe très verte, le ciel et l'eau bleu. Il lui faut seulement un cadre calculé exprès en bleu de roi et or, de ce modèle le plat bleu, la baguette extérieure or, au besoin | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 25]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
le cadre pourrait être en pluche bleu, mais mieux vaut le peindre. Je crois pouvoir t'assurer que ce que je fabrique ici est supérieur à la campagne d'Asnières au printemps dernier. Dans tout le plan il n'y a rien d'absolument décidé que la dédicace: Souvenir de Mauve, et la dédicace à Tersteeg. Je n'ai pas encore réussi un petit mot écrit pour le lui dire, mais je le trouverai, le tableau étant fait cela me viendra tout seul, mais tu vois bien que nous avons la force en nous pour les obliger de parler de nous si cela nous plaît, et nous pouvons continuer le travail d'y introduire les impressionistes avec le plus grand calme et aplomb. Je crois que Russell cherche à me reconcilier avec Reid, et qu'il a écrit la lettre exprès pour cela. J'écrirai sûrement à Russell, en disant que j'ai carrément dit à Reid, que j'étais sûr que c'était une erreur de lui et une folie que d'aimer les tableaux qui sont morts, et de compter pour rien les artistes qui sont vivants. Que d'ailleurs j'espérais le voir changer en tant que quant à cela. J'ai dû dépenser, aussitôt la lettre reçue, presque tout pour des couleurs et des toiles, et je voudrais bien qu'il te fusse possible de m'envoyer encore quelque chose de ces jours-ci. Le tableau du jardin avec amoureux est au Théatre Libre. Boyer, l'encadreur, a toujours encore une lithographie: le vieillard à tête chauve. Je voudrais que l'envoi que je te ferai, t'arrive avant que Tersteeg vienne à Paris et tu pourras mettre les pommiers en fleurs dans ta chambre. Je suis bien content de ce que ça marche avec Koning, et que tu ne restes pas seul. Quel malheur avec Vignon! Sans doute que M. Gendre était là-dedans, je lui souhaite, à M. Gendre bien du mal, il en fait trop aux autres. C'est une triste fin pour le père Martin. Je ne puis pas encore te réussir une lettre telle que je voudrais, le travail m'absorbe complètement. Enfin c'est surtout pour te dire que je voudrais faire quelques études destinées pour la Hollande, puis après laisser la Hollande tranquille pour toujours. J'ai senti de ces jours-ci en pensant à Mauve, à J.H. Weissenbruch, à Tersteeg, à notre mère, et à Wil, plus d'émotion que raisonnable peut-être, et cela me calme de me dire qu'on fera quelques tableaux pour là-bas. Puis après je les oublierai, et ne penserai plus qu'au petit boulevard probablement. Sois assuré que Tersteeg ne refusera pas le tableau, et que c'est | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 26]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
une résolution prise que celui-là et celui pour Jet Mauve iront en Hollande. De mon côté je n'écrirai pas à Tersteeg directement, si je lui dis quelque chose j'enverrai la lettre à toi avec le tableau. (Slot ontbreekt.) | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
474Mon cher Theo, Merci de ta lettre et du billet de 100 fr. qu'elle contenait. Je t'ai envoyé des croquis des tableaux destinés pour la Hollande. Va sans dire que les études peintes sont plus éclatantes de couleur. Suis de nouveau en plein travail, toujours des vergers en fleur. L'air d'ici me fait décidément du bien, je t'en souhaiterais à pleins poumons; un de ses effets est assez drôle, un seul petit verre de cognac me grise ici, donc n'ayant pas recours à des stimulants pour faire circuler mon sang, quand même la constitution s'usera moins. Seulement j'ai l'estomac terriblement faible depuis que je suis ici, enfin cela c'est une affaire de longue patience probablement. J'espère faire du progrès réel cette année, dont j'ai grand besoin d'ailleurs. J'ai un nouveau verger, qui est aussi bien que les pêchers roses, des abricotiers d'un rose très pale. Actuellement je travaille à des pruniers d'un blanc jaune avec mille branches noires. J'use énormément de toiles et de couleurs, mais j'espère ne pas perdre de l'argent tout de même. Sur 4 toiles il y en aura peut-être à peine une qui fasse tableau, tel que celui de Tersteeg ou de Mauve, mais les études pourront nous servir pour des échanges, j'espère. Quand est-ce que je pourrai t'envoyer? J'ai tellement envie d'en faire deux de celui de Tersteeg, car c'est mieux que les études d'Asnières. Hier j'ai encore vu un combat de taureaux, où 5 hommes travaillaient le boeuf avec des banderelles et des cocardes, un toréador s'est écrasé une couille en sautant la barricade. C'était un homme blond aux yeux gris, qui avait beaucoup de sang-froid, ils disaient qu'il en aurait pour longtemps. Il était habillé en bleu céleste et or, absolument comme le petit cavalier dans notre Monticelli à 3 figures dans un bois. Les arènes sont fort belles lorsqu'il y a soleil et foule. Bravo pour Pissarro, il a raison il me semble. J'espère qu'il nous fera un échange un jour. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 27]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
De même pour Seurat, ce serait une bonne affaire d'avoir une étude peinte de lui. Enfin je travaille dur, espérant que nous pourrons faire des choses dans ce genre. Le mois sera dur pour toi et pour moi, seulement c'est pourtant, si la chose t'est possible, dans notre avantage de faire le plus possible des vergers en fleur. Je suis maintenant bien en train, et il m'en faut encore 10, il me semble, même motif. Tu sais que je suis changeant dans mon travail, et que cette rage de peindre des vergers ne durera pas toujours. Après ce sera possiblement les arènes. Puis j'ai énormément à dessiner, car voudrais faire des dessins dans le genre des crepons japonais. Je ne puis pas faire autrement que battre le fer tant qu'il est chaud. Serai éreinté après les vergers, car c'est des toiles 25 et 30 et 20. Nous n'en aurions pas trop, si je pouvais en abattre 2 fois autant. Car il me semble que cela pourra peut-être définitivement fondre la glace en Hollande. La mort de Mauve a été un rude coup pour moi. Tu le verras bien que les pêchers roses ont été peintes avec une certaine passion. Il me faut aussi une nuit étoilée avec des cyprès ou - peut-être au-dessus d'un champ de blé mûr; il y a des nuits fort belles ici. J'ai une fièvre de travail continuelle. Suis bien curieux de savoir le résultat au bout d'un an, j'espère qu'alors je serai moins embêté par des malaises. A présent je souffre beaucoup certains jours, mais cela ne m'inquiète pas le moins du monde, parce que c'est rien que la réaction de cet hiver, qui n'était pas ordinaire. Et le sang se refait, c'est le principal. Il faut arriver à ce que mes tableaux vaillent ce que je dépense et même l'excèdent, vu tant de dépenses faites déjà. Eh bien à cela nous arriverons. Tout ne me réussit pas bien sûr, mais le travail marche. Jusqu'à présent tu ne t'es pas plaint de ce que je dépense ici, mais je t'avertis que si je continue mon travail dans les mêmes proportions, j'ai bien du mal à arriver. Seulement le travail est excessif. S'il y arrive un mois ou une quinzaine où tu te sens gêné, avertis moi, dès lors je me mets à faire des dessins, et cela nous coûtera moins. C'est pour te dire qu'il ne faut pas te forcer sans cause, ici il y a tant à faire, de toute sortes d'études que c'est pas la même chose qu'à Paris, où l'on ne peut pas s'asseoir où l'on veut. Si c'est possible de faire un mois un peu raide, c'est tant mieux, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 28]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
puisque les vergers en fleur sont des motifs qu'on a chance de vendre ou d'échanger. Mais j'y ai pensé que tu auras le terme à payer, et c'est pourquoi qu'il faut me prévenir si ça gêne trop. Je vais encore toujours avec le peintre danois, mais il va bientôt retourner. C'est un garçon intelligent et très bien comme fidélité et manières, mais sa peinture est encore bien mince. Tu le verras probablement quand il sera à Paris de passage. C'est bien fait que tu aies été chez Bernard. S'il va faire son service en Algérie, qui sait peut-être y irai-je lui tenir compagnie. Est-ce que c'est à la fin des fins fini maintenant, l'hiver à Paris? Je crois que ce que dit Kahn, est très vrai, que je n'ai pas suffisamment tenu compte des valeurs, mais ce sera encore bien autre chose qu'ils diront plus tard - pas moins vrai. C'est pas possible de faire les valeurs et la couleur. Th. Rousseau l'a fait mieux que qui que ce soit, en mélangeant ses couleurs la noirceur causé par le temps a augmenté et ses tableaux actuellement sont méconnaissables. On ne peut pas être en même temps au pôle et à l'équateur. Il faut en prendre son parti, ce qu'aussi j'espère bien faire, et se sera probablement la couleur. A bientôt, poignée de main à toi, à Koning, aux copains, Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
475Mon cher Theo, Suis obligé de t'écrire, puisque je t'envoie une commande de couleurs laquelle, si tu la commandes chez Tasset et l'Hôte Rue Fontaine, tu ferais bien - puisqu'ils me connaissent - de leur dire que je compte sur une remise au moins équivalente aux frais de transport, que moi je payerai volontiers; ils n'ont pas à faire l'expédition, c'est nous qui ici payerons, mais la remise devrait être dans ce cas de 20%. S'ils veulent te l'accorder - selon ce que je suis porté à croire - ils pourront me fournir jusqu'à nouvel ordre, et il s'agit donc pour eux d'une commande importante. Tu demanderas - je t'en prie - au père Tasset ou au père l'Hôte, le tout dernier prix de 10 mètres de sa toile au plâtre ou absorbante - et me feras parvenir le résultat de la discussion, que tu auras probablement avec ce monsieur, pour livraison de la marchandise ci-dessus mentionnée. Voici la commande: | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 29]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Cette commande est assez grave (cependant sans compter la différence entre la remise, que j'ose espérer, et les frais de transport) nous y gagnerons encore ce que je payerais en plus pour frais de transport, sans compter que je n'ai ici aucune remise. Ci-joint, pour que cela ne te presse pas outre mesure, une commande plus petite et à déduire de la prémière, laquelle dernière nommée n'est pressée qu'en tant que quant à la réduction ci-dessous mentionnée. Pressé.
Puis - aussitôt que possible - le prix définitif pour moi, de la toile absorbante, 10 mètres s.v.p. Le marchand de couleurs d'ici me faisait de la toile absorbante, mais il est tellement paresseux à la faire, que je suis décidé de faire venir tout de Paris ou de Marseille, et que j'y renonce à bout de patience de lui en faire faire. (En attendant une toile de 30 absorbante, j'en ai peintes deux sur toile non absorbante). | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 30]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Il va sans dire, que si tu achètes des couleurs pour moi, mes dépenses ici diminueront de plus que 50%. Jusqu'à présent j'ai dépensé plus pour mes couleurs, toiles, etc. que pour moi. J'ai encore un nouveau verger pour toi, mais au nom de dieu fais-moi parvenir la couleur sans retard. La saison des vergers en fleurs est si passagère, et tu sais que ces motifs sont de ceux qui égaient tout le monde. Aussitôt que je pourrai payer caisse et affranchissement (le dernier sans doute meilleur marché ici à la petite station, que le résultat Gare de Lyon) je t'expédie les études. Suis sans le sou pour le moment, comme déjà je te le disais. Fais comme tu peux, mais en tout cas gagnons la remise sur les couleurs, si toutefois tu juges qu'il soit à notre avantage de travailler comme quatre. Ci-inclus commande pour Tasset et l'Hôte directement. t.à.t. Vincent.
Je suis assez curieux de savoir ce que tu diras de mon premier envoi, qui contiendra certes au moins 10 toiles. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
476Mon cher Theo, C'est rudement bon à toi de m'avoir envoyé la commande de couleurs toute entière, je viens de les recevoir, mais n'ai pas encore eu le temps de les vérifier. J'en suis fort content. La journée d'aujourd'hui a d'ailleurs été bonne. Ce matin j'ai travaillé à un verger de pruniers en fleur, tout à coup il a commencé à faire un vent formidable, un effet que je n'avais jamais vu qu'ici, et qui revenait par intervalles. Entre temps du soleil, qui faisait étinceler toutes les petites fleurs blanches. C'était tellement beau! Mon ami le Danois est venu me rejoindre, et aux risques et périls à chaque moment de voir tout le tremblement par terre ai continué à peindre - il y a dans cet effet blanc beaucoup de jaune avec du bleu et du lilas, le ciel est blanc et bleu. Mais la facture de ce qu'on fait ainsi dehors, qu'en diront-ils? Enfin, attendons. Alors après diner j'ai mis en train le même tableau que je destine à Tersteeg, ‘le Pont de l'Anglais’, pour toi. Et j'ai bien envie de faire une répétition de celui pour Jet Mauve aussi, parce que puisque je dépense tant, nous ne devons pas perdre de vue qu'il faut chercher à en rattraper de cet argent, qui file vite. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 31]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'ai après regretté de ne pas avoir demandé les couleurs au Père Tanguy tout de même, quoiqu'il n'y ait pas le moindre avantage à cela - au contraire - mais c'est un si drôle de bonhomme, et je pense encore souvent à lui. N'oublie pas de lui dire bonjour pour moi si tu le vois, et dis-lui que s'il veut des tableaux pour sa vitrine, il en aura d'ici, et des meilleurs. Ah, il me semble de plus en plus que les gens sont la racine de tout, et quoique cela demeure éternellement un sentiment mélancolique de ne pas se trouver dans la vraie vie, dans ce sens qu'il vaudrait mieux travailler dans la chair même que dans la couleur ou le plâtre, dans ce sens qu'il vaudrait mieux fabriquer des enfants que de fabriquer des tableaux ou de faire des affaires, cependant on se sent vivre quand on y songe qu'on a des amis dans ceux qui eux non plus, sont dans la vie vraie. Mais justement à cause de ce que c'est dans le coeur des gens, qu'est aussi le coeur des affaires, il faut conquérir des amitiés en Hollande, ou plutôt les ranimer. De plus puisque pour la cause de l'impressionisme, on a peu à craindre dans ce moment de ne pas gagner. Et c'est à cause de la victoire presqu'assurée d'avance, que de notre côté il faut avoir de bonnes manières, et faire tout cela avec calme. J'aurais bien voulu voir l'Incarnation de Marat, dont tu as parlé l'autre jour, cela m'intéresserait certes beaucoup. Involontairement je me figure Marat comme l'équivalent - au moral (mais plus puissant) de Xantippe - la femme qui a l'amour aigri. Qui demeure touchante quand bien même - mais enfin c'est pas aussi gai que la maison Tellier de Guy de Maupassant. Est-ce que de Lautrec a fini son tableau d'une femme accoudée sur une petite table de café? Si je réussis à apprendre à travailler sur une autre toile les études faites sur nature, nous y gagnerions pour ce qui est de la possibilité de la vente. J'espère y arriver ici, et c'est pourquoi je fais un essai avec les deux tableaux qui s'en iront en Hollande, d'un autre côté tu les auras aussi, et de cette façon il n'y a pas d'imprudence. Tu as eu raison de dire à Tasset qu'il fallait ajouter la laque géranium tout de même, il l'a envoyée, je viens de vérifier. Toutes les couleurs que l'impressionisme a mises à la mode sont changeantes, raison de plus de les employer hardiment trop crues, le temps les adoucira que trop. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 32]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ainsi toute la commande que j'ai faite, soit les 3 chrômes (l'orange, le jaune, le citron) le bleu de Prusse, l'émeraude, les laques de garance, le vert Véronèse, la mine orange, tout cela ne se trouve guère sur la palette hollandaise Maris, Mauve, et Israels. Seulement cela se trouvait sur celle de Delacroix, qui avait la rage des deux couleurs les plus condamnées, et pour les meilleures raisons, le citron et le bleu de Prusse. Cependant il me semble qu'il en ait fait de superbes avec cela, des bleus et des jaunes citrons. Poignée de main à toi, à Koning et encore une fois bien merci des couleurs. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
477Mon cher Theo, Merci de ta lettre contenant les échantillons de toile absorbante. Serai bien aise de recevoir, mais cela ne presse aucunement, 3 mètres de celle à 6 fr. Pour ce qui est de son envoi de couleurs, il n'y avait que 4 gros tubes de blanc, tandis que tous les autres tubes étaient des demigros de blanc. S'il les a comptés dans les mêmes proportions, c'est fort bien, mais fais attention à cela. 4 Tubes de blanc à 1 fr. mais le reste ne doit être qu'à moitié prix. Je trouve son bleu de Prusse mauvais et son cinabre. Le reste est bien. Maintenant je te dirai que je travaille aux 2 tableaux desquels je voulais faire des répétitions. Le pêcher rose me donne le plus de mal. abricotiers
rose pruniers terrain violet et vert | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 33]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Tu vois par les trois carrés de l'autre côté que les trois vergers se tiennent plus au moins. J'ai maintenant aussi un petit poirier en hauteur, flanqué également de deux toiles en largeur. Cela fera 6 toiles de vergers en fleur. Je cherche actuellement tous les jours à les achever un peu, et à les faire tenir ensemble. J'ose espérer 3 autres, se tenant également, mais ceux-là ne sont encore qu'à l'état d'embryons ou de foetus. Je voudrais bien faire cet ensemble de 9 toiles. Tu comprends qu'il nous est loisible de considérer les 9 toiles de cette année, comme première pensée d'une décoration définitive beaucoup plus grande (celle-ci se compose de toiles de 25 et de 12), qui serait exécutée d'après les mêmes motifs absolument, l'année prochaine à la même époque. Voici l'autre pièce de milieu des toiles de 12. Terrain violet, dans le fond un mur avec des peupliers droites et un ciel très bleu. Le petit poirier a un tronc violet et des fleurs blanches, un grand papillonjaune sur une des touffes. A gauche dans le coin, un petit jardin avec bordure de roseaux jaunes, et des arbustes vertes et un parterre de fleurs. Une maisonnette rose. Voilà donc les details de la décoration de vergers en fleur, que je te destinais. Seulement les 3 dernières toiles n'existent qu'à un état provisoire, et devraient représenter un très grand verger avec bordure de cyprès et grands poiriers et pommiers. Le ‘Pont de l'Anglais’ pour toi marche bien, et sera mieux que l'étude je pense. Suis bien pressé de retourner travailler. Pour le Guillaumin, si cela est possible, c'est sûrement bonne affaire d'acheter. Seulement puisqu'on parle | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 34]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
d'un nouveau procédé pour fixer le pastel, serait peut-être sage de lui demander de fixer de cette façon en cas d'achat. Poignée de main à toi et à Koning. t.à.t. Vincent.
J'ai eu une lettre de Bernard avec des sonnets qu'il a fabriqués, parmi lesquels il y en a qui sont réussis; il arrivera à faire un bon sonnet, ce que je lui envie presque. Aussitôt le Pont de l'Anglais et la répétition de l'autre tableau, le pêcher rose secs, ferai envoi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
478Mon cher Theo, (20 April '88.) Merci de ta lettre d'aujourd'hui et du billet de 100 fr. qu'elle contenait. Pour ce qui est de la lettre précédente, contenant 50 fr., je l'ai également reçue, et je te l'ai aussi écrit le jour avant ou deux jours avant que je n'aie envoyé les deux dessins. Ces dessins sont faits avec un roseau, taillé comme serait une plume d'oie, je compte en faire une série comme cela, et j'espère faire mieux que les deux premiers. C'est un procédé que j'ai déjà cherché en Hollande dans le temps, mais là je n'avais pas d'aussi bons roseaux qu'ici. Ai reçu une lettre de Koning, de laquelle veuille le remercier, très volontiers je veux lui échanger les deux dessins contre une étude de lui, que tu choisiras et garderas dans ta collection. Je lui écrirai pour lui expliquer le procédé, et lui enverrai des roseaux taillés, pour qu'il puisse en faire aussi. Maintenant c'était une importante nouvelle que celle de ton voyage à Bruxelles. Tu seras à même de juger comment marche l'ancienne marchandise à haut prix là-bas. Mais quelle affaire! Car il est probable en effet que ces messieurs préparent quelque coup. Te rappelles-tu que nous en avons encore causé avant mon départ de ce que en vue de l'exposition universelle, Bouguereau, Lefèvre, Benjamin Constant, toute la clique, irait chez Boussod se plaindre et insister sur ce qu'ils y tiennent que la maison B. (la première du monde) demeure pure et fidèle aux principes de l'art vraiment le plus civilisé et le plus aimable, soit leurs tableaux à eux. Quoiqu'il en soit, cela donna rudement à penser. Et la situation serait grave si tu te brouilles avec ces messieurs. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 35]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je ne te cache pas que ce sera un rude choc pour toi, non pas immédiatement mais 6 mois disons après, à cause du changement de vie que cela te causerait. Quand on sort de prison après y avoir longtemps séjourné, il y a des moments où l'on regrette la prison même, parce que l'on se trouve désorienté dans la liberté, ainsi probablement nommée puisque la tâche quotidienne éreintante pour gagner sa vie ne laisse guère de liberté. Mais tu sais tout cela. Certainement tu regretteras des choses involontairement, même en gagnant d'autres. J'ai maintenant 10 vergers, sans compter trois petites études et une grande d'un cérisier, que j'ai éreintée. Quand est-ce que tu serais de retour, comment faire pour l'envoi en définitive, car il me faut maintenant changer de motifs, les vergers ayant pour la plupart perdu leurs fleurs. Donc ces vergers, avec le Pont de l'Anglais, forment une première série. Si tu préfères que cela sèche encore ici, cela n'est pas mauvais peut-être. Ils sont maintenant sur une terrasse couverte pour y sécher. Dites donc, Daumier est exposé aux Beaux-Arts et Gavarni n'est-ce pas? Bravo pour le Daumier, pas pour les Beaux-Arts. Voici croquis d'un vergerGa naar voetnoot*) que j'avais plus spécialement destiné pour toi à l'occasion du 1r mai. C'est absolument clair et absolument fait d'un coup. Une furie d'empâtements à peine teinté de jaune et de lilas dans la touffe blanche première. Tu seras alors probablement en Hollande, et là-bas tu verras peutêtre ce jour-là les mêmes arbres en fleur. Cela me fait grand plaisir que tu aies pris des leçons de manger au jeune Koning, il est très malin là-dedans, et c'est amusant de manger avec cette jeune verdure d'artiste. Je suis bien content que tu aies son étude de négresse. Enfin mais cela te fera du bien de déjeuner. Ici j'ai fait d'ailleurs la même chose, en mangeant 2 oeufs le matin. L'estomac chez moi est très faible, mais j'espère y arriver à le retablir, il faudra du temps et de la patience. En tout cas je me porte déjà beaucoup mieux en réalité qu'à Paris. Il paraît d'ailleurs qu'ici on n'a pas précisément besoin d'une grande quantité de nourriture, et je voulais bien à cette occasion encore te dire, que je doute de plus en plus de la véracité de la légende Monticelli absorbeur de quantités énormes d'absinthe. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 36]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Considérant son oeuvre il me paraît pas possible qu'un homme énervé par la boisson, ait fait cela. Peut-être cette Limousin, la dame la Roquette, y a mis de sa médisance après tout, pour que cette légende se soit enracinée. Enfin je t'écris à la hâte, de cette façon tu auras ma lettre avant ton départ, si c'est ce dimanche-ci que tu comptes partir. Tout en sentant que ce voyage ne t'enchantera pas fort si ce sont des tableaux Delort & Co, qui formeront surtout la collection destinée aux vertueux Belges, n'empêche que je te souhaite bon sang et bon voyage et bon courage surtout. J'ai vu la nature morte de Bernard en train, je la trouvais superbe. Poignée de main à toi et à Koning.
t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 37]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
479Mon cher Theo, Je commence par te dire que la lettre que tu n'as pas reçue, était mal adressée par moi, et m'est revenue comme telle. Je l'avais dans un moment d'abstraction bien caractérisé, adressée rue de Laval au lieu de rue Lepic. Cela étant, je te répète ce qu'il y avait dans la lettre, comme de neuf, la visite de Mc. Knight, l'ami de Russell, qui d'ailleurs est revenu dimanche dernier. Je dois aller le voir chez lui, et y voir ce qu'il fait, dont je n'ai encore rien vu. C'est un Yankee, qui probablement fait beaucoup mieux que les Yankees d'habitude, mais un Yankee tout de même. Est-ce là assez dire? Lorsque j'aurai vu ses tableaux ou dessins, j'admettrai pour l'oeuvre. Toujours tant que ça pour l'homme. Le but principal de cette lettre c'est de savoir si tu es parti et comment. Et après - ce l'après - tu ne le sauras peut être pas toi-même. Enfin il paraît toujours que ces messieurs Boussod Valadon ne se soucient aucunement du qu'en dira-t-on des artistes. Mais, je ne te cache pas que j'ai trouvé la nouvelle mauvaise, et je t'assure bien malgré moi, que j'y ai pensé tous les jours. Puisque je n'ose pas continuer dans des affaires, qui te coûteraient plus que maintenant elles rapporteront. Car c'est un peu signe, toute cette conversation avec ces messieurs B. & V., que l'impressionisme ne prend pas suffisamment. En tant que quant à moi, je me suis abstenu immédiatement de faire des tableaux, et j'ai continué une série de dessins à la plume, dont tu as eu les deux premiers mais en plus petit format. Car je me suis dit, qu'une brouille avec ces messieurs pourrait rendre désirable pour toi des dépenses moindres de mon côté. Ne tenant pas tant que ça à mes tableaux, je les laisserais-là sans trop murmurer. N'étant heureusement pour moi pas de ceux, qui n'aiment dans ce monde que les tableaux. Par contre, croyant qu'une chose artistique puisse se faire à moins de frais que n'en nécessite un tableau, j'ai commencé une série de dessins à la plume. En attendant j'ai des contrariétés, je ne crois plus y gagner en restant où je suis; je prendrais plutôt une chambre, ou à la rigueur deux chambres, une à coucher, une pour travailler. Car les gens d'ici s'en font trop prévaloir, pour me faire payer tout | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 38]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
assez cher, de ce que je leur prends avec mes tableaux un peu plus de place que les autres clients, qui ne sont pas peintre. Je me ferai prévaloir de mon côté, de ce que je reste plus longtemps, et que je dépense plus dans l'hôtellerie, que les ouvriers de passage. Et ils n'auront plus si facilement un sou de moi. Mais - c'est toujours une bien grande misère que de traîner après soi l'attirail du travail et les tableaux, ce qui rend plus difficile et l'entrée et la sortie. Etant obligé en tout cas décidé de changer, veux-tu, ou plutôt trouves-tu plus convenable d'aller à Marseille maintenant? J'y peux faire série marines comme série vergers en fleur ici. J'ai d'ailleurs acheté 3 chemises de toile forte et deux paires de souliers forts dans un but de changer. A Marseille je m'occuperais plus volontiers de chercher à conquérir une vitrine pour les impressionistes, si toi de ton côté me donnerais l'assurance que tu la pourverrais cette vitrine, de tableaux impressionistes, si on t'en demande à exposer, ce qui sera facile. J'ai parfois une inquiétude grave, que toi et aussi moi serons roulés par ces messieurs B. & V. & Co., qui nous font des misères. Seulement je m'y oppose. Ne te laisse pas rouler par eux. Suffit pour aujourd'hui, fais-moi donc savoir ton adresse en cas de voyage. Quand seras-tu en Hollande? Pour moi toujours même adresse, mais désirerais changer, ne m'y trouvant pas bien. T'enverrai dessins à la plume sous peu, j'en ai déjà 4. Poignée de main, Vincent.
Serai très gêné fin de mois, mais sortirais, seulement c'est pour pouvoir changer raide, que je suis préoccupé. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
480Mon cher Theo, Mei '88. Merci beaucoup de ta lettre et du billet de 50 fr. qu'elle contenait. Ce n'est pas en noir que je vois l'avenir, mais je le vois très hérissé de difficultés, et par moments je me demande si ces dernières ne seront pas plus fortes que moi. Cela c'est surtout dans les moments de faiblesse physique, et la semaine dernière je souffrais d'un mal de dents assez cruel, pour qu'il m'ait, bien malgré moi, fait perdre du temps. Pourtant je viens de t'envoyer un rouleau de petits dessins à la | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 39]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
plume, une douzaine je crois. Par où tu verras que si j'avais cessé de peindre, j'ai pas cessé de travailler. Tu y trouveras un croquis hâtif sur papier jaune, une pelousse dans le square qui se trouve à l'entrée de la ville, et au fond une bâtisse, à peu près comme ceci. Eh bien, j'ai aujourd'hui loué l'aile droite de cette construction, qui contient 4 pièces ou plutôt deux avec deux cabinets. C'est peint en jaune dehors, blanche à la chaux à l'intérieur, en plein soleil, je l'ai loué à raison de 15 francs par mois. Maintenant mon désir serait de meubler une pièce, celle du premier étage, pour pouvoir y coucher. Cela restera l'atelier, le magasin pour tout le temps de la campagne ici dans le midi, et alors j'ai mon indépendance des chicanes des hôtelleries, qui sont ruineuses et m'attristent. Justement Bernard m'écrit qu'il a aussi une maison entière, mais lui l'a pour rien. Quelle chance! Je t'en ferai sûrement un nouveau dessin mieux que le premier croquis. Et dès maintenant j'ose t'en parler que j'ai l'intention d'inviter Bernard et d'autres à m'envoyer des toiles, pour les montrer ici si l'occasion se présente, et certes elle se présentera à Marseille. J'espère être bien tombé cette fois-ci, tu comprends - jaune en dehors, blanc en dedans, en plein soleil, je verrai enfin mes toiles dans un intérieur bien clair - le parquet est en briques rouges, et dehors le jardin du square, duquel tu trouveras encore deux dessins. Les dessins, j'ose te l'assurer, deviendront encore mieux. J'ai eu une lettre de Russell, qui a acheté un Guillaumin et 2 ou 3 Bernard. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 40]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Cela me fait énormément plaisir, il m'écrit aussi qu'il me fera un échange d'études. Je n'aurais peur de rien si n'était cette sacré santé. Et pourtant je vais mieux qu'à Paris, et si mon estomac est devenu excessivement faible, c'est un mal que j'ai attrapé là-bas probablement en grande partie par le mauvais vin, dont j'ai trop bu. Ici le vin est aussi mauvais, seulement je n'en bois que fort peu. Et le cas est donc que ne mangeant guère, et ne buvant guère, je suis très faible, mais le sang se refait au lieu de se gâter. Encore une fois donc, c'est la patience qu'il me faut dans le cas, et persévérance. Ayant reçu la toile absorbante de ces jours-ci, je commence une nouvelle toile de 30, qui j'espère, sera mieux que les autres. Te rappelles-tu dans ‘La recherche du bonheur’ le bonhomme qui a acheté autant de terre, qu'il peut en envelopper dans une course circulaire d'une journée? Eh bien, avec ma décoration des vergers j'ai plus ou moins été cet homme-là; une demi-douzaine d'une douzaine je les ai pourtant, mais les 6 autres ne sont pas aussi bien, et je regrette de ne pas plutôt en avoir fait 2 au lieu des 6 derniers. Enfin je t'enverrai toujours une dizaine de ces jours-ci. J'ai acheté 2 paires de souliers, qui me coûtaient 26 fr. et 3 chemises qui me coutaient 27 francs. Cela faisait que malgré le billet de 100, je n'étais pas énormément riche. Mais en vue de ce que je compte faire des affaires à Marseille, je veux absolument être bien mis, et je me propose bien de n'acheter que du bon. Et de même pour le travail, il faudra plutôt faire un tableau de moins que de le faire moins bien. S'il t'arrivait d'avoir à quitter ces messieurs ne crois pas que je doute de la possibilité de faire des affaires tout de même, mais il ne faut pas être pris à l'improviste voilà tout et si cela traîne encore un peu c'est même tout mieux. Pour mon compte si d'ici quelques mois je suis prêt pour une expédition à Marseille, je pourrai agir avec plus d'aplomb qu'en y arrivant essoufflé. J'ai encore revu Mc. Knight, mais encore rien de son travail. J'ai encore des couleurs, j'ai des brosses, j'ai encore plusieurs choses en provision, seulement il ne faut pas gaspiller la poudre. Je crois qu'en cas où tu quitterais ces messieurs, il faut que de mon côté j'arrive à pouvoir vivre sans dépenser plus que, par exemple fr. 150 par mois, maintenant je ne le pourrais, mais tu verras que dans 2 mois je serai installé de cette façon-là. Si alors on gagne plus, tant mieux, je veux assurer cela. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 41]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ainsi si j'avais du bouillon très fort cela m'avancerait immédiatement; c'est affreux, jamais je n'ai pu me procurer ce que je demandais de choses pourtant très simples chez ces gens-là. Et c'est partout le même dans ces petits restaurants. C'est pourtant pas difficile de faire cuire des pommes de terre. Impossible. Du riz alors, ou du macaroni, pas davantage, ou bien c'est sali de graisses, ou bien ils ne le font pas, s'excusant: ce sera pour demain, il n'y a pas de place sur le fourneau, etc. C'est bête, mais c'est pourtant vrai que voilà pourquoi la santé traîne. Pourtant cela m'a coûté une angoisse de me résoudre à prendre un parti, puisque je me disais qu'à la Haye et à Nuenen j'avais essayé de prendre un atelier, et je me disais que cela avait mal tourné. Mais bien des choses ont changé depuis, et me sentant sur un terrain plus sûr, allons en avant. Seulement nous avons dépensé déjà tant d'argent dans cette sacrée peinture, qu'il ne faut pas oublier que cela doit rentrer en tableaux. Si nous osons croire, et j'en reste persuadé, que les tableaux impressionistes monteront, il faut en faire beaucoup et les tenir à prix. Raisons de plus pourquoi qu'il faut tranquillement soigner la qualité de la chose et ne pas perdre le temps. Alors au bout de quelques années, j'entrevois la possibilité que le capital dépensé se retrouvera dans nos mains, si non en argent, en valeurs. Maintenant si tu trouves bien, je meublerai la chambre à coucher, en louant ou en achetant, je vais voir aujourd'hui ou demain matin. Je reste toujours convaincu que la nature d'ici est bien ce qu'il faut pour faire de la couleur. Et donc il est plus que probable que je ne bougerai guère d'ici. Raffaëlli a fait le portrait d'Edmond de Goncourt, n'est-ce pas? Cela doit être beau, ai vu Salon publié par l'Illustration. Est-ce que le Jules Breton est beau? Tu recevras bientôt un tableau que j'ai fait pour toi à l'occasion du 1r mai. Je pourrai à la rigueur rester à deux dans le nouvel atelier et je le voudrais bien. Peut-être Gauguin viendra-t-il dans le midi. Peut-être je m'arrangerais avec Mc Knight. Alors on pourrait faire de la cuisine chez soi. En tout cas l'atelier est trop en vue pour que je puisse croire que cela puisse tenter aucune bonne femme, et une crise juponnière pourrait difficilement aboutir à un collage. Les moeurs d'ailleurs | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 42]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sont, il me semble, moins inhumaines et contre nature qu'à Paris. Mais avec mon tempérament faire la noce et travailler ne sont plus du tout compatibles, et dans les circonstances données, faudra se contenter de faire des tableaux. Ce qui n'est pas le bonheur, et pas la vraie vie, mais que veux-tu? Même cette vie artistique, que nous savons ne pas être la vraie, me paraît si vivante et ce serait ingrat que de ne pas s'en contenter. J'ai un grand souci de moins, maintenant que j'ai trouvé le petit atelier blanc. C'est en vain que j'avais vu un tas d'appartements. Cela te paraîtra drôle que le cabinet d'aisances se trouve chez le voisin, dans un assez grand hôtel, qui appartient au même propriétaire. Dans une ville du midi il me semble qu'on aurait tort de s'en plaindre, puisque ces administrations sont rares et sales et qu'involontairement on se les représente comme des nids de microbes. D'un autre côté j'y ai de l'eau. Je mettrai quelques japonaiseries sur le mur. Si dans ton appartement il y aurait des toiles qui gêneraient, ceci pourrait toujours servir de remise, cela pourrait devenir nécessaire, car chez toi tu ne dois pas avoir des choses médiocres. Bernard m'a écrit et envoyé croquis. Cela me fait grand plaisir que tu aies trouvé notre mère et notre soeur en bonne santé. Est-ce que tu retourneras en Hollande pour les vacances? Si tu pouvais faire les deux, aller voir Tersteeg et Marseille en tant qu'affaires qui regardent les impressionistes, et puis te reposer à Breda entre ces deux besognes! As-tu revu Seurat? Je te serre bien la main, te souhaitant une année aussi ensoleillée que le temps qu'il fait aujourd'hui ici. Bien le bonjour à Koning, t.à.t. Vincent.
Si tu pouvais m'envoyer 100 fr. la prochaine fois, je pourrais déjà cette semaine coucher à l'atelier, je t'écrirai quel arrangement le marchand de meubles veut faire d'ailleurs. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 43]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'y ai pensé maintenant que peut-être, dans le cas où Koning partirait après avoir vu le Salon, comme je crois que d'abord c'était son intention, tu pourrais après son départ m'envoyer le lit qu'il occupe maintenant. Il faut considérer que si je couche à l'atelier, cela fait pourtant une différence au bout d'un an de ± 300 fr., que sans cela on paye dans l'hôtel. Je sais bien qu'il n'est pas possible de dire d'avance je resterai ici autant de temps, toutefois j'ai tant de raisons pour croire un long séjour ici probable. J'ai été hier à Fontvieilles chez Mc Knight, il avait un pastel bien - un arbre rose - deux aquarelles commencées, et je le trouvais en train de faire une tête de vieille femme au fusain. Il est dans la période où les nouvelles théories de couleur le tourmentent, et tout en lui empêchant de faire selon le vieux système, il n'est pas assez le maître de sa palette nouvelle, pour pouvoir réussir de cette façon. Il paraissait très gêné de me les montrer, j'ai dû y aller exprès ainsi et lui dire que je voulais voir absolument son travail. Maintenant il n'est pas impossible qu'il vienne rester avec moi quelque temps ici. Alors nous y gagnerions, je crois, des deux côtés. Très souvent je pense à Renoir ici et son dessin pur et net. C'est bien comme ça que sont les objets ou personnages ici dans la clarté. Nous avons énormément du vent et du mistral ici, actuellement trois jours sur quatre, toujours avec du soleil pourtant, mais il est alors difficile de travailler dehors. Je crois qu'il y aurait quelque chose à faire ici pour le portrait. Si les gens sont d'une ignorance crasse en tant que quant à la peinture en général ils sont bien plus artistes que dans le nord pour leur propre figure et leur propre vie. J'ai vu ici des figures certes aussi belles que des Goya et des Velasquez. Elles savent vous ficher une note rose dans un costume noir, ou bien confectionner un habillement blanc, jaune, rose, ou encore vert et rose, ou encore bleu et jaune, ou il n'y a rien à changer au point de vue artistique. Seurat trouverait ici des figures d'hommes très pittoresques, malgré leurs costumes modernes. Maintenant j'ose dire que ces gens d'ici morderaient au portrait. Mais moi avant d'oser risquer de me lancer là-dedans, veux d'abord avoir mon organisme nerveux tranquillisé, et puis je veux être établi d'une façon qu'on puisse recevoir les gens à l'atelier. Et si | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 44]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
je dois te dire le gros mot de mon calcul, pour me porter bien et être acclimatisé pour de bon ici, il me faudra un an, et pour m'établir il faudra bien mille francs. Si dans la première année - la courante - je dépenserais 100 francs pour vivre et 100 francs pour cet etablissement par mois, tu vois qu'il ne resterait pas un sou dans ce budget pour peindre. Mais au bout de cette année j'aurais gagné et mon établissement un peu bien et ma santé, je suis porté à le croire. Et mon occupation en attendant serait surtout de dessiner tous les jours, avec en plus, deux ou trois tableaux par mois. Dans l'établissement je compte alors aussi un renouvellement complet de linge et de vêtements et de chaussures. Et je serais un autre homme au bout de l'année. J'aurais un chez moi, et j'aurais mon calme pour la santé. (Il va sans dire que s'il y avait chez toi des toiles qui prendraient trop de place, tu pourrais les envoyer ici petite vitesse, et je les garderais à l'atelier ici. Si tel n'est pas encore le cas, cela le sera plus tard, aussi je garde ici bien des études qui me semblent pas assez bonnes pour t'être envoyées). Et alors je puis espérer de ne pas tomber essoufflé avant le temps ici. Monticelli était plus vigoureux que moi je pense, au physique, et si j'en avais la force, je vivrais au jour le jour comme lui. Mais si lui-même a été paralysé et cela sans être si buveur que ça, moi à plus forte raison ne pourrais résister. J'étais sûrement sur le droit chemin d'attraper une paralysie quand j'ai quitté Paris. Ça m'a joliment pris après! Quand j'ai cessé de boire, quand j'ai cessé de tant fumer, quand j'ai recommencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser - mon dieu quelles mélancolies et quel abattement! Le travail dans cette magnifique nature m'a soutenu au moral, mais encore là au bout de certains efforts les forces me manquaient. Eh bien voilà pourquoi lorsque je t'écrivais l'autre jour, je disais que si tu quittais les Goupil, tu te sentirais mieux au moral probablement mais que la guérison serait très douloureuse. Tandis que la maladie même on ne la sent pas. Mon pauvre ami, notre névrose etc. vient bien aussi de notre façon de vivre un peu trop artistique mais elle est aussi un héritage fatal, puisque dans la civilisation on va en s'affaiblissant de génération en génération. Si nous voulons envisager en face le vrai état de | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 45]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
notre tempérament, il faut nous ranger dans le nombre de ceux qui souffrent d'un névrose, qui vient déjà de loin. Je crois GrubyGa naar voetnoot*) dans le vrai pour ces cas-là - bien manger, bien vivre, voir peu de femmes, en un mot vivre d'avance absolument comme si on avait déjà une maladie cérébrale et une maladie de la moëlle, sans compter la névrose, qui elle existe réellement. Certes c'est là prendre le taureau par les cornes, ce qui n'est pas une mauvaise politique. Et Degas fait comme ça, et réussit. Tout de même ne sens-tu pas comme moi que c'est rudement dur? Et est-ce que en somme cela ne fait pas énormément du bien d'écouter les sages conseils de Rivet et de Pangloss, ces excellents optimistes de vraie et joviale race Gauloise, qui vous laissent votre amour propre. Pourtant si nous voulons vivre et travailler, il faut être très prudent et nous soigner. De l'eau froide, de l'air, nourriture simple et bonne, être bien vêtu, être bien couché, et ne pas avoir des embêtements. Et pas se laisser aller aux femmes, et à la vraie vie, dans la mesure qu'on serait porté à désirer. Je n'y tiens pas de coucher à l'atelier, mais si j'allais y coucher, alors ce serait dans le cas où je verrais possibilité de m'établir un peu définitivement et pour une longue période. N'ayant maintenant aucunement besoin de place dans l'hôtel, vu que j'ai l'atelier ailleurs, je mettrai les gens bon gré mal gré à 3 francs par jour. Et conséquemment il n'y a rien qui presse. Mais si cela t'est égal envoie-moi tout de même 100 fr. la prochaine fois, vu que je voudrais aussi me faire faire des caleçons, de même que j'ai fait faire des chemises et des chaussures, et que je dois donner faire nettoyer et reparer presque tous les vêtements. Alors ils seront encore très bons. Cela c'est d'urgence pour le cas que j'aurais à aller à Marseille ou à voir des gens ici. Pour toutes ces précautions qu'on prend maintenant, on est plus sûr de pouvoir résister à la longue et régulariser le travail. Il y a une dizaine de toiles pour lesquelles je cherche une caisse, et que j'expédierai de ces jours-ci. Je te serre bien la main, ainsi qu'à Koning. J'ai reçu une carte postale de Koning pour dire qu'il avait reçu une lettre pour reprendre les tableaux aux Indépendants. Mais il n'avait naturellement qu'à les reprendre, qu'y puis-je moi? t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 46]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
482Mon cher Theo, (5 Mei.) Je t'écris encore un mot pour te dire, que réflexion faite, je crois que le mieux sera de prendre tout simplement une natte et un matelas, et de faire dans l'atelier un lit par terre. Car durant tout l'été il va faire tellement chaud, que cela sera plus que suffisant ainsi. En hiver nous pourrions alors voir s'il faudra prendre un lit, oui ou non. Pour ce qui est du lit qui est chez toi, je trouve que l'arrangement d'avoir un peintre qui reste avec toi, est dans l'avantage du peintre et aussi dans le tien, au point de vue de la conversation et de la compagnie. Ainsi quand bien même Koning partirait, il y aurait peut-être un autre qui le remplacerait. Et pourquoi donc ne garderais-tu pas le lit en tout cas chez toi? Il est tout juste possible qu'en fait de maison, je trouve encore mieux, soit à Martignes au bord de la mer, soit dans un autre endroit. Seulement ce que cet atelier a de charmant, c'est les jardins en face. Mais voilà, pour y faire des réparations ou pour la meubler un peu bien, attendons, ce sera plus sage, d'autant plus que si nous devions avoir le cholera ici en été, il se pourrait que je ficherais mon camp dans la campagne. Elle est sale cette ville dans les anciennes rues! Les Arlésiennes dont on parle tant n'est-ce pas, sais-tu ce qu'en somme j'en trouve? Certes, elles sont réellement charmantes, mais ce n'est plus ce que ça doit avoir été. Et voilà, c'est plus souvent du Mignard que du Mantegna, parce que'elles sont en décadence. N'empêche que c'est beau, bien beau, et ici je ne parle que du type dans le caractère romain - un peu embêtant et banal. Que d'exeptions! Il y a des femmes comme des Fragonard, et - comme Renoir. Et ce que l'on ne peut pas caser dans ce qui a déjà été fait en peinture? Le meilleur que l'on pourrait faire, cela serait à tous les points de vue de faire des portraits de femmes et d'enfants. Seulement il me semble que ce ne sera pas moi qui ferai cela, je ne me sens pas un monsieur assez Bel Ami pour cela. Mais serais rudement content si ce Bel Ami du midi, que Monticelli - n'était pas - mais préparait - que moi je sens dans l'air, tout en sentant que c'est pas moi - serais dis-je, rudement content, si en peinture il nous venait un homme à la Guy de Maupassant pour peindre gaiement les belles gens et choses d'ici. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 47]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Pour moi je travaillerai, et par ci par là il y aura de mon travail qui restera, mais ce que Claude Monet est dans le paysage, cela dans la figure peinte, qui est-ce qui fera cela? Pourtant tu dois sentir comme moi que cela est dans l'air. Rodin? il ne fait pas la couleur lui, c'est pas lui. Mais le peintre de l'avenir c'est un coloriste comme il n'y en a pas encore eu. Manet l'a préparé, mais tu sais bien que les impressionistes ont déjà fait de la couleur plus forte que celle de Manet. Ce peintre de l'avenir, je ne puis me le figurer vivant dans de petits restaurants, travaillant avec plusieurs fausses dents, et allant dans des bordels de Zouaves comme moi. Mais il me semble être dans le juste, lorsque je sens que cela viendra dans une génération plus loin, et que pour nous, il faut faire ce que nos moyens nous permettent dans cette direction, sans douter et sans broncher. Veuille prévenir Guillaumin que Russell désire venir le voir chez lui et a l'intention de lui acheter encore un tableau. J'écris à Russell aujourd'hui. J'entendais dire hier par Mc K. et par le Danois qu'à Marseille il n'y avait jamais rien de bon dans les vitrines des marchands, et qu'ils croyaient qu'on n'y faisait absolument rien. J'ai bien envie de voir cela un peu de mes propres yeux, mais justement désirant ne pas m'emballer, je ferai cela lorsque les nerfs seront au repos. Mettons donc si tu trouves bien, que nous ne nous presserons pas encore pour mettre l'atelier en état. Il y est déjà suffisamment pour le moment. Et si j'y couche de la façon susdite, il ne me coûtera rien, j'épargne 30 francs à l'hôtel et j'en paye 15 de loyer, donc à cela il n'y a que de l'avantage. Poignée de main à toi et à Koning; j'ai encore un dessin. t.a.t. Vincent.
Je viens de relire encore Au Bonheur des dames de Zola et je le trouve de plus en plus beau. J'ai vu un tas de caisses pour mon envoi dans le bazar, j'y retourne pour prendre mesure. Est-ce que le de Groux, dont tu parles, était le même motif que celui du musée de Bruxelles, le Bénédicité? Vrai ce que tu dis pour de Braekeleer. En as-tu entendu parler de ce qu'il souffrait d'une maladie cérébrale, qui le réduisait à l'impuissance??? moi j'ai entendu dire cela, mais n'était-ce pas passager? Tu en nommes un autre, que je ne connais pas. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 48]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
483Mon cher Theo, Je viens de recevoir ta lettre contenant 100 fr., je t'en remercie bien, ainsi que de la précédente (datée de Bruxelles également), contenant 50 fr. Ceci pour te dire que je les ai reçues en bon ordre. Seulement il doit y avoir au moins 2 lettres, que je t'ai écrites à Paris, et un rouleau de dessins que comme tu pensais, Koning ne t'aura pas envoyé. Koning m'a écrit une carte postale, disant avoir reçu un billet des Indépendants, disant que si les tableaux n'étaient pas retirés entre le 5 et 6 Avril, ils seraient déposés ailleurs au gardemeuble. Il n'avait qu'à les prendre, si c'était entre le 5 et 6 Mai qu'il a voulu dire. Il est probable que cet excellent jeune homme ait un peu perdu la tête, toi absent. Cela me fait plaisir que tu aies vendu un Degas, et ce que tu écris de l'acheteur Meunier, j'ai vu moi aussi de bien belles choses de lui, et de Henri de Braekeleer aussi naturellement. Le coco qui est venu à Paris de la part des vingtistes, tu sais Los Rios de QuadalquivirGa naar voetnoot*) ou un nom encore plus sonore que ça, prétendait que de Braekeleer était réduit à l'impuissance par une maladie cérébrale, qui l'avait complètement abruti. J'aime à croire que ce n'est pas vrai. En as-tu entendu parler? Tu verras par les lettres en question que j'ai loué un atelier, maison entière à 4 pièces, (fr. 180 par an). Il s'agit maintenant d'aller y coucher, j'achèterai aujourd'hui une natte et un matelas et couverture. J'ai aussi 40 francs à payer à l'hôtel, donc il ne me restera pas grand chose. Mais dès lors je serai délivré de cet hôtellerie, où on paye trop et où je n'étais pas bien. Et je commencerai à avoir un chez moi. Tu trouveras détails dans les lettres que je t'ai déjà écrites. Il a fait beaucoup de mistral ici, alors j'ai fait la douzaine de petits dessins, que j'ai envoyés. Maintenant il fait un temps splendide, j'ai encore fait deux grands dessins et 5 petits. J'ai trouvé une caisse pour mon envoi, qui part demain j'espère. Je t'envoie à Bruxelles ces 5 petits dessins aujourd'hui. Tu verras de belles choses chez Claude Monet. Et tu trouveras bien | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 49]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mauvais ce que j'envoie, en comparaison. Je suis actuellement mécontent de moi et mécontent de ce que je fais, mais j'entrevois la possibilité de faire mieux dans la suite. Et puis j'espère que plus tard d'autres artistes surgiront dans ce beau pays, pour faire ici ce que les Japonais ont fait chez eux. Et travailler à cela, c'est pas si mauvais. J'ai fait souvent des promenades avec Rappard, là que tu dis. Est-ce que le faubourg et la campagne plus loin que la colonne du congres s'appelle Schaerbeek; je me rappelle d'un endroit qu'on appelle je crois la Vallée de Josafat, où il y a des peupliers, et où Hypolyte Boulanger le paysagiste a fait de belles choses. Je me souviens de couchers de soleil dans le Jardin des plantes, vu du Boulevard qui le longe. Tu trouveras dans la caisse que j'envoie, des roseaux pour Koning. Maintenant l'adresse sera dorénavant: Place Lamartine 2. J'espère - et je ne doute pas - qu'à ton retour à Paris ce sera enfin le printemps, ce sera pas trop tôt, ma foi. En vivant à l'hôtel on n'avance jamais, et maintenant au bout d'un an j'aurai des meubles etc., qui m'appartiendront, et si cela ne vaudrait rien si j'étais dans le midi pour quelques mois seulement, la question devient tout autre dès qu'il s'agit d'un long séjour. Et je n'en doute pas que j'aimerai toujours la nature d'ici, c'est quelque chose comme les japonaiseries, une fois qu'on aime cela on ne s'en repent pas. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
484Mon cher Theo, Je t'écris encore une fois aujourd'hui, parce que ayant voulu régler mon compte à l'hôtel où je reste, j'ai une fois de plus pu constater que j'y étais carrotté. Je leur ai proposé de s'arranger, ils n'ont pas voulu, alors lorsque je voulais prendre mes effets, ils s'y sont opposés. C'est fort bien, mais alors je leur ai dit qu'on expliquerait cela chez le juge de paix, où peut-être on me donnera tort. Seulement voilà que je dois garder assez d'argent pour payer, en cas qu'on me donnerait tort, fr 67.40 au lieu de fr 40. que je leur dois. Et voilà donc que je n'ose acheter mon matelas, et que | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 50]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
je dois aller coucher encore dans un autre hôtel. Je voulais donc te demander de me mettre en état d'acheter mon matelas tout de même. Ce qui ici me rend souvent triste, c'est que c'est plus cher que je n'avais calculé et que je n'arrive pas à me débrouiller aux mêmes frais, que ceux qui sont allés en Bretagne, Bernard et Gauguin. Maintenant puisque je vais mieux, je ne me tiens tout de même pas pour battu et d'ailleurs si j'avais eu ma santé que j'espère rattrapper ici, cela et bien d'autres choses ne m'arriveraient pas. La caisse serait déjà partie, si c'était pas que toute la journée j'ai eu des tracas. Je me dis que tu n'as encore rien reçu de mon travail et que j'ai déjà tant dépensé d'argent. Maintenant dans la caisse je t'envoie toutes les études que j'ai, à l'exception de quelques-unes que j'ai détruites, mais je ne les signe pas toutes, et il y en a une douzaine que j'ai ôté des châssis et il y en a 14 sur châssis. Il y a un petit paysage avec une masure blanche, rouge, verte, et un cyprès à côté, cela tu en as le dessin et je l'ai peint chez moi entièrement. Cela te prouverait que de tous ces dessins je pourrais, si cela t'allait, faire de ces petits tableaux comme des crépons. Enfin, nous en causerons après que tu auras vu. Pour le moment c'est embêtant qu'ainsi je suis un peu forcé de prendre la mesure de rester à l'atelier, mais dans la suite il en résultera plus de tranquillité pour travailler. Enfin les premières études parties, je commence une nouvelle serie. Je t'avais expliqué toute cette affaire dans les lettres qui sont encore à Paris. C'était mon intention de rester chez ces gens pourtant jusqu'à ce que je fusse prêt. Enfin ça ne fait rien. Je veux chercher à faire partir ma caisse encore aujourd'hui. J'espère que tu écriras bientôt. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 51]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Mais avec tout cela il ne me reste presque rien; j'ai acheté de quoi pouvoir faire un peu de café ou de bouillon chez moi, et deux chaises et une table. Cela fait que j'ai encore justement 15 francs. Je te prie donc de m'envoyer encore de l'argent, pas plus tard que ton retour à Paris dans tous les cas. Cela m'embête beaucoup, puisque cette affaire me dérange considérablement pour travailler, et il fait très beau justement. Je regrette de ne pas avoir pris cet atelier plus tôt, avec ce que ces gens m'ont pris de trop, j'aurais pu me meubler déjà. Seulement je compte bien avoir maintenant payé mon tribut au malheur, et mieux vaut que cela vienne au début qu'à la fin de l'expédition. Je me sens assuré d'avoir sous peu plusieurs nouvelles toiles sur le chevalet. Mon envoi est emballé et partira aujourd'hui. C'est seulement décourageant que de travailler dur et de voir son bénéfice aller dans les mains des gens que l'on déteste. Et nous mettrons fin à cela. Je ferai un atelier ici qui durera, et où au besoin on puisse encore caser un autre peintre. Les étrangers sont exploités ici, et les gens d'ici de leur côté n'ont pas tort; on considère comme un devoir d'en tirer tout ce qu'on peut. En pleine campagne, comme Mc Knight, on paye moins mais Mc Knight s'embête beaucoup et travaille très peu jusqu'ici. Et mieux vaut encore travailler dur et dépenser, s'il le faut absolument, davantage. Si tu mettais de côté ce qu'il y a de mieux dans l'envoi et si tu considérais ces tableaux comme un payement de ma part en déduction de ce que je te dois. - Alors le jour où de mon côté j'aurais apporté quelque chose comme 10 mille fr. de cette façon, je me sentirais plus tranquille. L'argent déjà dépensé dans d'autres années doit aussi revenir dans nos mains, au moins en valeurs. Je suis encore loin de cela. Mais je sens que dans cette nature-ci, il y a tout le nécessaire pour faire de bonnes choses. Ce serait donc de ma faute si je ne réussissais pas. Mauve a dans un seul mois fait et vendu pour 6000 francs d'aquarelles, à ce que toi-même me racontais dans le temps. Eh bien il y a de telles veines, dont à travers les soucis actuels, je sens pourtant la possibilité. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 52]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Dans cet envoi il y a le verger rose sur toile grossière, et le verger blanc en largeur, et le pont, qui si nous les gardons, il me semble que plus tard cela pourrait monter, et une cinquantaine de tableaux de cette qualité nous dédommagerait en quelque sorte de ce que dans le passé nous avons eu trop peu de chance. Prends donc ces trois pour la collection chez toi, et ne les vends pas, car plus tard cela vaudra 500 chaque. Et si nous en avons 50 comme cela de côté, alors je respirerais un peu plus à mon aise. Enfin, écris-moi bientôt, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
486Mon cher Theo, Je t'ai encore une fois écrit à Bruxelles, pour te dire que j'espérais que tu serais à même de m'envoyer encore de l'argent à ton retour de Paris au plus tard. Vu que pour rentrer en possession de ma malle, j'ai dû payer la note entière provisoirement, tout en faisant stipuler sur la quittance que cette note exagérée serait vérifiée devant le juge de paix. Je ne suis pas sûr de gagner, quoique j'aie absolument droit à une déduction de 27 francs, et qu'alors encore je n'ai aucun dédommagement de tout le tracas que cela me cause. D'abord j'ai eu un temps de travail absolument absorbant, puis j'étais si éreinté et si malade, que je ne me sentais pas la force d'aller rester seul et je me suis trop laissé faire, ils se fondent sur une époque où je leur payais davantage lorsque j'étais malade et leur avais demandé du meilleur vin, pour leur note d'aujourd'hui. Mais c'est en somme tant mieux, que maintenant tout cela m'a fait de force prendre ce parti. Je crois que je suis en somme un ouvrier, et non un étranger ramolli et touriste pour son plaisir, et ce serait manque d'énergie de ma part de me laisser exploiter comme tel. Je commence donc à établir un atelier qui pourra en même temps servir aux copains, s'il vient ou s'il est des peintres ici. Tu trouveras dans la caisse d'abord les tableaux que j'avais fait pour Jet Mauve et pour Tersteeg. Si dans l'intervalle tu te serais aperçu que Tersteeg en serait offensé, enfin en un mot, s'il vaut mieux que moi je ne lui cause pas, alors tu le garderas et tu pourras gratter la dédicace et nous l'échangerons avec un copain. Des répétitions de ces deux études, il me semblait que le pont était | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 53]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mieux que celui de Tersteeg, mais que l'étude de Jet Mauve est plus simple que la répétition. Peut-être qu'en vieillissant cette répétition gagnera, je l'avais beaucoup travaillée. Après la série des vergers - je pense que le verger blanc dont je t'ai envoyé dessin à la plume, et le plus grand de tous en rose et vert sur une toile absorbante, sont les meilleurs. Une grande étude sans châssis et une autre sur châssis, où il y a beaucoup de pointillé, sont inachevées, ce que je regrette, car la composition donnait l'ensemble des grands vergers entourés de cyprès d'ici. Enfin je t'ai déjà écrit ce que j'en pensais et tu les auras bientôt, vu que la caisse part ce soir. Poignée de main, t.à.t. Vincent.
Je crois que pour les cadres, les deux ponts jaunes avec ciel bleu seront bien dans du bleu foncé qu'on appelle bleu de roi, le verger blanc en blanc froid, le grand verger rose en blanc crème un peu chaud. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
487Mon cher Theo, Je t'écris encore un petit mot pour te dire que j'ai été chez ce monsieur, que le juif arabe dans Tartarin appelle ‘le zouge de paix’. J'ai tout de même rattrapé 12 francs, et mon logeur a été réprimandé pour avoir retenu ma malle, vu que moi je ne refusais pas de payer il n'avait pas le droit de me la retenir. Si l'autre avait obtenu raison cela m'aurait fait du tort, parce qu'il n'aurait pas manqué de dire partout que je n'avais pas pu, ou pas voulu le payer, et qu'il avait été obligé de prendre ma malle. Tandis que maintenant - car je suis parti en même temps que lui, il disait en route qu'il s'était fâché, mais enfin qu'il n'avait pas voulu m'insulter. Pourtant c'est justement ce qu'il cherchait probablement, voyant que j'en avais assez vu de sa baraque, et qu'il ne pouvait pas me faire rester il aurait été raconter des histoires, là où je suis maintenant. Bon. Si j'avais voulu obtenir la réduction réelle probable j'aurais dû par exemple comme dommages-intérêts, réclamer davantage. Si je me laissais embêter par le premier venu ici, tu comprends que je ne saurais bientôt plus où donner de la tête. J'ai trouvé un restaurant mieux, où je mange pour 1 franc. La santé va mieux ces jours-ci. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 54]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Maintenant j'ai deux nouvelles études comme ceci: tu en as un dessin déjà, d'une ferme au bord de la grande route dans les blés. Une prairie pleine de boutons d'or très jaune, un fossé avec des plantes d'iris au feuilles vertes à fleurs violettes, dans le fond la ville, quelques saules gris, une bande de ciel bleu. Si on ne coupe pas la prairie je voudrais refaire cette étude, car la donnée était bien belle, et j'ai eu du mal à trouverla composition. Une petite ville entourée d'une campagne entièrement fleurie de jaune et de violet, tu sais ce serait joliment un rêve japonais. Ayant demandé le prix de transport de l'envoi, qui est parti par petite vitesse, cela sera 7 francs en gare à Paris. Vu qu'il ne me reste pas grand'chose, je n'ai pas affranchi ici, mais si on demandait | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 55]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
davantage, il faudrait réclamer; la caisse est marqué VV & W1042. Hier et aujourd 'hui nous avons de nouveau le mistral. J'espère que mon envoi arrivera avant que Tersteeg ne vienne à Paris. Poignée de main, écris-moi bientôt.
t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
488Mon cher Theo, Merci de ta lettre contenant 100 fr. Je suis bien content d'être parti de chez ces gens, et depuis la santé marche bien mieux. C'était surtout leur mauvaise nourriture, qui faisait que cela trainait, et leur vin, qui était un vrai poison. Pour un franc ou fr 1.50 je mange maintenant fort bien. La toile absorbante de Tasset ferait bien mieux mon affaire si la toile elle-même était trois fois plus rude. Si tu rencontres ce monsieur, tâche un peu de savoir ce qu'il emploie comme plâtre. Si sa toile est préparée à l'argile de pipe cela ne m'étonnerait pas. Si j'étais renseigné là-dessus, je crois que je préparerais la toile moi-même. Cela ne presse pas, mais cherche un peu à savoir. J'ai encore 4 mètres de toile de 1.20 M. de large, que j'ai acheté ici, mais elle n'est pas encore préparée. Aussitôt qu'il y aurait un nouvel envoi de couleur, il pourrait ajouter du plâtre à cet envoi, assez pour préparer 4 mètres. Enfin cela ne presse pas encore. Est-ce que ces messieurs à ton retour ont encore parlé de te faire voyager? Tu verras de ces jours-ci arriver à Paris le peintre danois, je ne sais comment écrire son nom (Mories?) qui était ici. Il va voir le Salon, et puis retournera dans son pays, pour revenir dans le midi peut-être dans un an. Les trois dernières études étaient meilleures et plus coloriées que ce qu'il faisait auparavant. Je ne sais ce qu'il fera plus tard. Mais il a un bon caractère et je regrette qu'il s'en aille. Je lui ai dit qu'un peintre hollandais restait avec toi, et si Koning veut le mener sur la butte Montmartre, il y fera probablement des études. Je lui ai beaucoup parlé des impressionistes, qu'il connaissait tous de nom ou pour en avoir vu des tableaux, et il s'intéresse beaucoup à la question. Il a une recommandation pour Russell. Il s'est refait la santé ici, et se porte fort bien maintenant, il est bon pour | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 56]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
deux ans, mais après cela lui ferait du bien de revenir pour cette même raison de santé. Qu'est-ce que c'est que le nouveau livre sur Daumier: l'Homme et l'Oeuvre? As-tu vu l'exposition des caricaturistes? J'ai deux nouvelles études, un pont et le bord d'une grande route. Beaucoup des motifs d'ici sont absolument, comme caractère, la même chose que la Hollande; la différence est dans la couleur. Il y a partout du souffre là que tape le soleil. Tu sais bien que nous avons vu de Renoir un magnifique jardin de roses. Je m'étais imaginé trouver des motifs pareils ici, et en effet lors des vergers en fleur cela était le cas. Maintenant l'aspect a changé et la nature est devenue beaucoup plus âpre. Mais une verdure et un bleu! Je dois dire que les quelques paysages que je connais de Cézanne rendent fort bien la chose, et je regrette de ne pas en avoir vu davantage. L'autre jour j'ai vu un motif absolument comme le beau paysage de Monticelli avec les peupliers que nous avons vu chez Reid. Pour retrouver davantage les jardins de Renoir, faudrait se diriger probablement vers Nice. Ici j'ai vu très peu de roses, quoiqu'il y en ait, entre autres les grosses roses rouges qu'on appelle Rose de Provence. C'est peut-être déjà quelque chose que de trouver des motifs en abondance. Pourvu que les tableaux valent ce qu'ils coûtent. Si les impressionistes montent, cela peut devenir le cas. Et au bout de quelques années de travail, on pourrait un peu rattraper le passé. Et au bout d'un an j'aurai un chez moi tranquille. Je suis curieux de ce que tu diras de mon envoi, je crois que cela prend 10 jours pour aller d'ici à Paris, petite vitesse. S'il y en a dans le nombre de trop mauvais ne les montre pas, si j'ai envoyé le tout, c'est que cela te donnera une idée des choses que j'ai vues. Je dois aller chercher un nouveau motif; ainsi en te remerciant bien cordialement de m'avoir écrit si vite, poignée de main à toi et à Koning,
t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
489Mon cher Theo, Ce que tu m'écris de ta visite chez Gruby m'a émotionné, pourtant cela me rassure que tu sois allé là. Y as-tu réfléchi que | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 57]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
l'hébétement - un sentiment de lassitude extrême - pourrait être causé par cette maladie de coeur et que dans ce cas l'iodure de potassium serait innocent de ces abrutissements. Si tu te rappelles combien cet hiver moi-même j'étais abruti justement au point d'être absolument incapable de faire quoi que ce soit, sauf un peu de peinture, alors que pourtant je n'en prenais pas du tout d'iodure de potassium. Alors si j'étais de toi, je m'expliquerais avec Rivet là-dessus, si Gruby te dit de ne pas en prendre. Enfin ce sera en tout cas - je n'en doute pas - ton intention d'être ami avec l'un et avec l'autre. Je pense souvent à Gruby ici et maintenant, et en somme je m'en trouve bien, mais c'est qu'ici j'ai l'air pur et la chaleur qui me rendent la chose plus possible. Dans tous les tracas et le mauvais air de Paris, Rivet prend les choses comme elles sont, sans chercher à créer un paradis, et sans chercher le moins du monde de nous perfectionner. Seulement il forge une cuirasse ou plutôt il aguerrit contre le mal, et soutient le moral, je trouve, en blaguant le mal qu'on a. Ainsi si tu pouvais avoir une seule année de vie à la campagne et dans la nature à présent, cela rendrait la cure par Gruby bien plus commode. Ainsi je pense qu'il t'engagera à ne voir des femmes qu'en cas de nécessité, mais le moins possible. Or moi je me trouve ici fort bien de cela, mais ici puisque j'ai le travail et la nature, et si je n'avais pas cela je deviendrais melancolique. Pourvu que le travail ait un peu de charme pour toi là-bas, et que les impressionistes marchent bien, cela serait beaucoup de gagné. Car la solitude, les soucis, les contrariétés, le besoin d'amitié et de sympathie pas assez satisfait, voilà ce qu'il y a de fort mauvais, les émotions morales de tristesse ou de déceptions nous minent plus que la noce, nous - dis-je, qui nous trouvons être les heureux propriétaires de coeurs dérangés. Je crois que l'iodure de potassium purifie le sang et tout le système, n'est-ce pas, est-ce que tu pourras t'en passer? Enfin il faut pourtant en parler carrément à Rivet, qui ne doit pas être jaloux. Je souhaiterais que tu eusses près de toi quelque chose de plus crûment vivant, de plus chaud, que les Hollandais. Koning avec ses toquades est tout de même une exception pour le mieux. Enfin c'est toujours bon d'avoir quelqu'un. Je voudrais que tu eusses quelques amis bien dans les Français | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 58]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
encore pourtant. Veux-tu me faire un bien grand plaisir, mon ami le Danois, qui part mardi pour Paris, te donnera 2 petits tableaux, pas grand chose, que j'aurais envie de donner à Mme la comtesse de la Boissière à Asnières. Elle reste Boulevard Voltaire au premier de la première maison, au bout du pont de Clichy. Au rez-de-chaussée il y a le restaurant du père Perruchot. Voudrais-tu les lui porter en personne de ma part, disant que j'avais l'espérance de la revoir ce printemps, et que même ici je ne l'ai pas oubliée; je leur en ai donné 2 petits l'année passée aussi, à elle et à sa fille. J'aurais espoir que tu ne regretterais pas de faire la connaissance de ces dames, ça c'est en somme une famille. La comtesse est loin d'être jeune, mais elle est d'abord comtesse, ensuite une dame, la fille idem. Et c'est logique que tu y ailles, puisque moi je ne puis être sûr que la famille reste au même endroit cette année (cependant elles y viennent depuis plusieurs années, et Perruchot doit connaître l'adresse en ville). C'est peut-être une illusion que je me fais, mais je ne puis m'empêcher d'y penser, et peut-être cela leur fera plaisir et à toi aussi, si tu les connais. Ecoutez, je ferai tout mon possible de t'envoyer de nouveaux dessins pour DordrechtGa naar voetnoot*). J'ai fait cette semaine deux natures mortes. Une cafetière en fer émaillé bleu, une tasse (à gauche) bleu de roi et or, un pot à lait carrelé bleu pâle et blanc, une tasse - à droite - blanche à dessins bleus et orangés sur une assiette de terre jaune gris, un pot en barbotine ou majolique bleu avec dessins rouges, verts, bruns, enfin 2 oranges et 3 citrons; la table est couverte d'une draperie bleue, le fond est jaune vert donc 6 bleus différents et 4 ou 5 jaunes et orangés. L'autre nature morte est le pot de majolique avec des fleurs sauvages. Je te remercie bien de ta lettre et du billet de 50 frs. J'espère que la caisse t'arrivera de ces jours-ci. La prochaine fois je crois que j'ôterai les toiles des châssis, pour les envoyer rouleés grande vitesse. Je crois que tu seras vite amis avec ce Danois; il ne fait pas grand'chose, mais il a de l'intelligence et du coeur, et a commencé la peinture probablement depuis peu de temps. Prends un | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 59]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
peu un dimanche pour faire connaissance. Pour moi je me sens infiniment mieux, le sang circule bien et l'estomac digère. J'ai trouvé à manger très très bien maintenant, ce qui m'a fait de l'effet immédiatement. As-tu vu la tête de Gruby lorsqu'il serre les lèvres ferme et dit ‘pas de femmes’? Ce serait un bien beau Degas cette tête-là comme ça. Il n'y a cependant rien à y redire, car lorsqu'on doit travailler toute la journée de la tête, calculer, réfléchir, combiner des affaires, c'est déjà en soi tout à fait assez pour les nerfs. Va-t'en voir maintenant des femmes dans le monde, tu verras que tu réussiras, vrai - des artistes et cela. Tu verras que cela tournera comme cela et tu n'y perdras pas grand'chose, allez. Je n'ai pas encore pu faire une affaire avec le marchand de meubles, j'ai vu un lit, mais c'est plus cher que je n'avais pensé. Je sens le besoin d'abattre encore de l'ouvrage, avant de dépenser plus en meubles. Je loge à 1 fr. par nuit. J'ai encore acheté du linge et aussi de la couleur. J'ai pris du linge très fort. A fur et à mesure que le sang me revient, l'idée de réussir me revient | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 60]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
également. Cela ne m'étonnera 't pas trop si ta maladie était aussi une réaction de cet affreux hiver, qui a duré une éternité. Et alors cela aura la même histoire que chez moi, prends autant d'air de printemps que possible, couche-toi très de bonne heure, car il te faudra dormir, et puis la nourriture, beaucoup de légumes frais, et pas de mauvais vin ou du mauvais alcool. Et très peu de femmes et beaucoup de patience. Si cela ne se passe tout de suite cela ne fait rien. Maintenant Gruby te donnera une forte nourriture de viande là-bas. Ici moi je ne pourrais pas en prendre beaucoup et ici c'est pas nécessaire. C'est justement l'abrutissement qui s'en va chez moi, je ne sens plus tant le besoin de me distraire, je suis moins tiraillé par des passions, et je puis travailler avec plus de calme, je pourrais être seul sans m'embêter. J'en suis sorti dans mon sentiment encore un peu plus vieux, mais pas plus triste. Je ne te croirais pas si dans la prochaine lettre tu me dirais de ne plus rien avoir, c'est peut-être un changement plus grave, et je ne serais pas surpris si tu avais, dans le temps que cela te prendra pour te refaire, un peu d'abattement. Il y a et il y reste et il revient toujours par moments en pleine vie artistique la nostalgie de la vraie vie idéale et pas réalisable. Et on manque parfois de désir de s'y rejeter en plein dans l'art, et de se refaire pour cela. On se sait cheval de fiacre, et on sait que ce sera encore au même fiacre qu'on va s'atteler. Et alors on n'en a pas envie, et on préférerait vivre dans une prairie avec un soleil, une rivière, la compagnie d'autres cheveaux également libres, et l'acte de la génération. Et peut-être au fond des fonds la maladie de coeur vient un peu de là, cela ne m'étonnerait pas trop. On ne se revolte plus contre les choses, on n'est pas résigné non plus, on en est malade et cela ne se passera point, et on n'y peut pas précisément rémédier. Je ne sais pas qui a appelé cet état: être frappé de mort et d'immortalité. Le fiacre que l'on traîne, ça doit être utile à des gens qu'on ne connaît pas. Et voilà, si nous croyons à l'art nouveau, aux artistes de l'avenir, notre pressentiment ne nous trompe pas. Lorsque le bon père Corot disait quelques jours avant sa mort: ‘j'ai vu cette nuit en songe des paysages avec des ciels tout roses,’ eh bien ne sont-ils pas venus ces ciels roses, et jaunes et verts par dessus le marché, dans le paysage impressioniste? Ceci pour dire qu'il y a des choses que l'on sent dans l'avenir, et qui arrivent réellement. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 61]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Et nous qui ne sommes à ce que je suis porté à croire, nullement si près de mourir, néanmoins nous sentons que la chose est plus grande que nous, et de plus longue durée que notre vie. Nous ne nous sentons pas mourir, mais nous sentons la réalité de ce que nous sommes peu de chose, et que pour être un anneau dans la chaine des artistes, nous payons un prix raide de santé, de jeunesse, de liberté, dont nous ne jouissons pas du tout, pas plus que le cheval de fiacre, qui traîne une voiture de gens qui s'en vont jouir eux du printemps. Enfin ce que je te souhaite, comme à moi-même, c'est de réussir à reprendre notre santé, car il en faudra. Cette Espérance de Puvis de Chavannes est une telle réalité. Il y a dans l'avenir un art, et il doit être si beau, et si jeune, que vrai si actuellement nous y laissons notre jeunesse à nous, nous ne pouvons qu'y gagner en sérénité. C'est peut-être trop bête d'écrire tout cela, mais je le sentais ainsi, il me semblait que comme moi, tu en souffrais de voir ta jeunesse se passer en fumée, mais si elle repousse et paraît dans ce que l'on fait, il n'y a rien de perdu, et la puissance de travailler est une autre jeunesse. Guéris-toi donc avec un peu de sérieux, parce que nous aurons besoin de notre santé. Je te serre bien la main, ainsi, qu'à Koning.
t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
490Mon cher Theo, J'ai lu dans l'Intransigeant l'annonce qu'il y aura une exposition des impressionistes chez Durand Ruel - il y aura des Caillebotte - dont je n'ai jamais rien vu, et je voulais te demander de m'écrire ce que c'est, il y a aussi certainement d'autres choses remarquables. Aujourd'hui je t'ai envoyé encore quelques dessins, et j'y ajoute encore deux autres. Ce sont des vues prises sur une colline rocheuse, d'où l'on aperçoit le côté de la Crau, (un pays d'où vient un très bon vin) la ville d'Arles, et le côté de Fontvieilles. L'opposition de l'avant-plan sauvage et romantique et les perspectives lointaines, larges, et tranquilles, à lignes horizontales, se dégradant jusqu'à la chaîne des Alpines, si célèbres par les hauts faits d'escalades de Tartarin P.C.A. et du club Alpin - cette opposition est très pittoresque. Les deux dessins que j'y ajoute après coup maintenant, te donneront une idée de la ruine, qui couronne les rochers. Est-ce cepen- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 62]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dant la peine de faire des cadres pour cette exposition Dordrecht? Je trouve cela si bête, et préférerais ne pas en être. J'aime mieux croire que Bernard ou Gauguin nous échangeront les dessins, où les Hollandais ne verront rien. Est-ce que tu as rencontré le Danois Mourier Petersen, il aura apporté encore deux dessins aussi. Il a étudié pour être médecin, seulement je suppose qu'il a été découragé là-dedans par la vie d'étudiant, découragé et par ses copains et par ses professeurs. Il ne m'a cependant rien dit là-dessus, si ce n'est qu'une fois il s'est prononcé ‘mais les médecins tuent les gens.’ Lorqu'il est venu ici il souffrait d'un mal nerveux, qui lui était venu de l'excitation des examens. Depuis quand fait-il de la peinture, je l'ignore, certainement il n'est guère avancé comme peintre, mais il est bon comme copain, et il regarde les gens et les juge souvent bien justement. Y aurait-il une combinaison possible pour qu'il vienne rester avec toi? Je crois que comme intelligence il serait bien préférable à ce L., duquel je ne sais pourquoi, je ne pense pas du bien. Il ne te faut à toi aucunement les hollandais 6me classe et pire, qui en revenant dans leur pays ne font que dire et faire des idiotismes. Un marchand de tableaux est malheureusement plus ou moins un homme public. Enfin le mal n'est pas grand. Le Suédois est d'une bonne famille, il a de l'ordre et de la régularité pour ses moyens de vivre et comme homme, il me fait penser à ces caractères que fait Pierre Loti. Avec tout son phlegme, il a du coeur. Je compte encore beaucoup dessiner. Il fait déjà joliment chaud, je t'assure. Je dois ajouter à la présente une commande de couleurs, toutefois dans le cas où tu préférerais ne pas les prendre immédiatement, je ferais un peu davantage de dessins et n'y perdrais rien. Aussi je sépare la commande en deux, selon que ce serait plus ou moins pressé. Ce qui est toujours pressé, c'est de dessiner, et que cela soit fait directement à la brosse ou bien à autre chose, comme à la plume, on n'en fait jamais assez. Je cherche maintenant à exagérer l'essentiel, à laisser dans le vague exprès le banal. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 63]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je suis bien aise que tu aies acheté le livre sur Daumier, seulement si tu pouvais compléter la chose en achetant encore de ses lithographies, ce serait tout à fait bien, car maintenant dans la suite les Daumier ne seront pas commode à avoir. Comment va ta santé, as-tu revu le père Gruby, je suis porté à croire qu'il exagère un peu la maladie de coeur, au détriment des nécessités de te traiter carrément pour le système nerveux. Enfin il s'en apercevra certainement, à fin et à mesure que tu suis son traitement; avec Gruby tu dureras, mais malheureusement pour nous le père Gruby ne durera pas lui, car il se fait vieux, et lorsqu'on en aura le plus besoin il n'y sera plus. Je crois de plus en plus qu'il ne faut pas juger le bon Dieu sur ce monde-ci, car c'est une étude de lui qui est mal venue. Que veux-tu, dans les études ratées, quand on aime bien l'artiste - on ne trouve pas tant à critiquer - on se tait. Mais on est en droit de demander mieux. Ce serait pour nous nécessaire de voir d'autres oeuvres de la même main pourtant, ce monde-ci est évidemment bâclé à la hâte dans un de ces mauvais moments, où l'auteur ne savait plus ce qu'il faisait, où il n'avait plus la tête à lui. Ce que la légende nous raconte du bon Dieu, c'est qu'il s'est tout de même donné énormément du mal sur cette étude de monde de lui. Je suis porté à croire que la légende dit vrai, mais l'étude est éreintée de plusieurs façons alors. Il n'y a que les maîtres pour se tromper ainsi, voilà peut-être la meilleure consolation, vu que dès lors on est en droit d'espérer voir prendre sa revanche par la même main créatrice. Et dès lors cette vie-ci, si critiquée et pour de si bonnes et même excellentes raisons, nous ne devons pas la prendre pour autre chose qu'elle n'est, et il nous demeurera l'espoir de voir mieux que ça dans une autre vie. Poignée de main à toi et à Koning,
t.à.t. Vincent.
J'espère avoir de tes nouvelles demain, sans quoi serais assez mal pris, vu qu'il ne me reste d'argent que pour demain, dimanche. As-tu reçu la caisse maintenant à la fin des fins? ça m'étonne peu que ça va lentement toutefois, vu qu'il a fallu transporter la caisse d'une gare à une autre, mais tout de même! | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 64]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
491Mon cher Theo, Je m'aperçois que je n'ai pas ajouté à la commande pour Tasset, l'échantillon de toile. Donc je l'envoie ci-inclus. J'avais espéré avoir de tes nouvelles aujourd'hui, croyant que sûrement tu aurais reçu la caisse. Je me rappelle avoir écrit sur la déclaration que la caisse devrait être livrée à domicile. Cependant comme les marchandises petite vitesse restent en gare souvent, si tu n'as pas encore reçu l'envoi, il serait bien d'y passer voir. J'ai obtenu qu'on peindra la maison, la façade, les portes, et les fenêtres à l'extérieur et à l'intérieur à neuf. Seulement je dois de mon côté payer 10 francs pour cela. Mais je crois que cela en vaut bien la peine. J'y travaille avec plaisir. Si j'ai demandé quelques couleurs à l'aquarelle, c'est parce que je voudrais faire des dessins à la plume, mais alors colorés à teintes plates comme les crépons. J'espère que tu auras un aussi beau dimanche à Paris qu'ici; - il fait un soleil splendide, et pas de vent. Ecris-moi aussitôt, je n'ai plus d'argent du tout. Poignée de main à toi et à Koning,
t.à.t. Vincent.
En définitive qu'en est-il de l'échange que Koning ferait avec moi, il m'a demandé deux dessins de moi contre une étude de lui, j'ai accepté en disant qu'il te donnerait l'étude, mais j'ai eu aucune réponse à cela. Si c'est que l'ami Koning ait changé d'idée, et préférerait ne rien échanger, il va sans dire que je n'insisterais aucunement. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
492Mon cher Theo, (29 Mei.) Ta lettre de ce matin m'a fait grand plaisir, je te remercie beaucoup du billet de 100 fr. qui y était inclus. Et suis enfin content que la caisse soit arrivée. Si tu trouves que le souvenir de Mauve est des passables, faudrait alors le joindre au prochain envoi La Haye, avec simple cadre tout blanc. Si dans le nombre tu trouverais une autre étude qui te semblerait | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 65]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
plus convenable pour Tersteeg, tu l'y ajouterais sans dédicace, et tu garderais celle qui porte sa dédicace, que tu pourrais dès lors gratter. Car il vaut mieux lui en donner une sans dédicace aucune. Il peut alors prétendre ne pas avoir compris qu'elle lui était offerte, et la renvoyer sans mot dire s'il préfère ne pas avoir quelque chose de moi. Il faut que moi je lui en offre une certainement, pour prouver que j'ai quelque zèle pour la cause, et que j'apprécie que lui l'ait prise en main - mais en somme fais comme ça tombe, n'en envoie pas, envoie celle-là avec ou sans dédicace, envoies-en une autre, tout cela m'est absolument égale, seulement comme Mauve et lui étaient si unis, il me semblait dans l'émotion du moment, une chose très simple de faire quelque chose pour Tersteeg en même temps que je faisais un souvenir pour Mauve. Et je n'eus guère d'autre pensée que celle-là. Donc suffit. L'étude de verger dont tu parles - où il y a beaucoup de pointillé, est la moitié du motif principal de la décoration. L'autre moitié est l'étude de même format, sans châssis. Et à eux deux elles donneraient une idée de l'agencement des vergers d'ici. Seulement moi je considérais une étude trop molle, l'autre trop brutale, toutes les deux manquées. Le temps changeant y était certes aussi pour quelque chose, et puis j'étais comme le Russe qui voulait gober trop de terrain dans une journée de marche. Je suis très curieux de voir les résultats du système Gruby - à la longue, après disons une année de pratique. Ce sera sage de te montrer quelquefois, de causer avec lui, et de lui arracher sa vraie attention, un vrai effort sérieux de son côté, comme B.a fini par avoir sa sympathie et son intérêt plus sérieux. Alors je serais plus tranquille sur ton compte. Maintenant je ne saurais l'être. La proposition de ces messieurs de te faire faire de petits voyages d'outremer est éreintante pour toi. Et moi je m'accuse de t'éreinter aussi - moi - avec mes besoins d'argent continuels. Il me semble que ce qu'exigent de toi ces messieurs, serait pourtant raisonnable, si avant ils consentaient à te donner un an de congé (tout en gardant ton salaire entièrement) pour refaire ta santé. Cette année, tu la dévouerais à aller revoir chez eux tous les impressionistes et amateurs d'impressionistes. Ce serait encore | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 66]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
travailler dans l'intérêt de Boussod & Co. Après tu partirais le sang et les nerfs plus tranquilles, et capable de faire de nouvelles affaires là-bas. Mais aller chercher les marrons du feu pour ces messieurs dans l'état où tu es maintenant, c'est faire une année qui t'éreintera. Et cela ne sert à personne. Mon cher frère, l'idée muselmane que la mort n'arrive que lorsqu'elle doit arriver - voyons ça pourtant - moi, il me semble que nous n'ayons aucune preuve d'une direction directe d'en haut tant que ça. Au contraire il me semble prouvé qu'une bonne hygiène non seulement puisse prolonger la vie, mais surtout le rendre plus sereine, d'une eau plus limpide, tandis qu'une mauvaise hygiène non seulement trouble le courant de la vie, mais encore le manque d'hygiène peut mettre un terme à la vie avant le temps. N'ai-je pas moi vu mourir devant mes yeux un bien brave homme, faute d'avoir un médecin intelligent; il était si calme et si tranquille dans tout cela, seulement il disait toujours: ‘si j'avais un autre médecin’, et il est mort en haussant les épaules, d'un air que je n'oublierai pas. Veux-tu que j'aille en Amérique avec toi, ce ne serait que juste que ces messieurs me payeraient mon voyage. Bien des choses me seraient égales, mais non pas celle-là de chose - que tu ne te referais pas la santé sérieusement d'abord. Or je crois qu'il faut que tu te retrempes encore davantage et dans la nature et dans les art stes. Et préférerais te voir indépendant des Goupil et à ton propre compte avec les impressionistes, à cette alternative d'une vie de voyages avec les tableaux chers, qui appartiennent à ces messieurs. Lorsque notre oncle était leur associé, il s'est dans de certaines années fait très bien payer - compte pourtant ce que cela lui a coûté. Or toi, les poumons sont biens - mais, mais, mais ...un an de Gruby d'abord, et puis tu verras le danger que tu cours maintenant. A présent tu as plus de 10 ans de Paris, ce qui est plus qu'il ne faut. Tu me diras que Détaille par exemple en a une trentaine peut-être d'années de Paris, et qu'il se tient droit comme un i. Bon, fais comme cela si tu as des capacités pareilles. Je ne m'y oppose pas et notre famille a une vie tenace. Tout ce que je désirerais dire se résume à ceci: si ces messieurs te font prendre des marrons du feu pour eux à de pareilles | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 67]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
distances, fais-toi payer cher, ou refuses et mets-toi dans les impressionistes, faisant moins d'affaires au point de vue des sommes remuées, mais en vivant davantage dans la nature. Pour moi je me refais décidément, et l'estomac depuis le mois écoulé a gagné énormément. Je souffre encore d'émotions mal motivés mais involontaires ou d'hébétement de certains jours, mais cela va en se tranquillisant. Je compte faire une excursion à Stes Maries, pour voir enfin la Méditerranée. Sans doute la soeur sera bien contente de venir à Paris, et cela ne lui fera aucun mal, c'est bien sûr. Je voudrais que tout le monde vienne ici dans le midi, également. Je me fais toujours des reproches que ma peinture ne vaut pas ce qu'elle coûte. Il faut pourtant travailler, seulement sache que si jamais les circonstances rendraient désirables que je m'occupe plutôt dans le commerce, pourvu que cela te décharge, je le ferais sans regret. Mourier te donnera encore deux dessins à la plume. Sais-tu ce qu'il faudrait en faire de ces dessins - des albums de 6 ou 10 ou 12, comme les albums de dessins originaux japonais. J'ai grand envie de faire un tel album pour Gauguin, et un pour Bernard. Car cela deviendra mieux que ça, les dessins. J'ai acheté aujourd'hui des couleurs ici, et des toiles, parce que selon le temps qu'il fera, il me faudra attaquer. Raison de plus pour que dans la commande de couleurs, il n'y a rien de pressé que les dix grands tubes de blanc. C'est drôle qu'un de ces soirs-ci à Mont Majour j'ai vu un soleil couchant rouge, qui envoyait des rayons dans les troncs et feuillages | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 68]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de pins enracinés dans un amas de rochers, colorant d'orangé feu les troncs et les feuillages, tandis que d'autres pins sur des plans plus reculés, se dessinaient bleu de Prusse sur un ciel bleu vert tendre, ceruléen. C'est donc l'effet de ce Claude Monet, c'était superbe. Le sable blanc et les gisements de rochers blancs sous les arbres prenaient des teintes bleues. Ce que je voudrais faire, c'est le panorama dont tu as les premiers dessins. C'est d'un large, et puis ça ne s'en va pas dans le gris, cela reste vert jusque dans la dernière ligne - bleue celle-là, la rangée de collines. Aujourd'hui orage et pluie, qui fera d'ailleurs du bien. Si Koning préfère une étude peinte, fais comme cela tombe. Réfléchis bien avant que tu n'acceptes tout ce que demandent les Goupil, et si cela entraînait un changement pour moi, vrai je pourrais maintenant que la santé reprend, travailler n'importe où, et n'ai pas d'idée fixe pour le travail à la rigueur. Poignée de main à toi et à Koning,
t.à.t. Vincent.
Je crois que pour le verger blanc, il faudrait un cadre blanc, froid et cru. Saches bien que j'aimerais mieux abandonner ma peinture, que de te voir t'éreinter pour gagner de l'argent. Certes il en faut, mais en sommes-nous là, qu'il faille aller le chercher si loin? Tu vois si bien que ‘se préparer à la mort’, idée chrétienne - (heureusement pour lui le christ lui-même ne la partageait aucunement il me semble - lui, qui aimait les gens et les choses d'ici-bas plus que de raison, selon les gens qui ne voient en lui qu'un toqué) si tu vois si bien que se préparer pour la mort est une chose à laisser là pour ce qu'elle est, ne vois-tu pas qu'également le dévouement, vivre pour les autres, est une erreur si c'est compliqué de suicide, vu que vraiment dans ce cas on fait des meurtriers de ses amis. Si donc tu en es là de devoir faire des voyages comme cela, sans avoir jamais de tranquillité, vraiment cela m'ôte l'appétit pour me refaire mon calme à moi. Et si tu acceptes ces propositions, bien - mais alors demande à ces Goupil de me reprendre moi, à mes gages de dans le temps, et prends-moi avec toi dans ces voyages. Les gens, cela vaut mieux que les choses, et pour moi plus que je me donne du mal pour les tableaux, plus les tableaux en soi me laissent froids. Ce pourquoi je cherche à les faire, c'est pour être dans les artistes. Tu compren- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 69]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dras - cela me chagrinerait de te pousser à gagner de l'argent, restons plutôt ensemble en tout cas. Là où il y a une volonté, il y a un chemin, et je sens que tu te guériras pour toute une série d'années si tu te guéris maintenant. Mais ne t'éreintes pas maintenant, ni pour moi, ni pour d'autres. Tu connais le portrait de Six vieux, un homme qui s'en va, son gant à la main - bon, vis jusqu'à ce que tu t'en ailles comme cela, c'est comme cela que je te vois marié, ayant une position à Paris crâne. Tu joueras un bon rôle de cette façon. Réfléchis et consulte Gruby avant d'accepter telle proposition.
t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
493Mon cher Theo, J'ai pensé à GauguinGa naar voetnoot*) et voici - si Gauguin veut venir ici, il y a le voyage de Gauguin et il y a les deux lits ou les deux matelas, que nous devons acheter absolument alors. Mais après, comme Gauguin est un marin, il y a probabilité que nous arriverons à faire notre soupe chez nous. Et pour le même argent que je dépense à moi seul, nous vivrons à deux. Tu sais que cela m'a toujours semblé idiot que les peintres vivent seuls, etc. On perd toujours quand on est isolé. Enfin c'est en réponse à ton désir de le tirer de là. Tu ne peux pas lui envoyer de quoi vivre en Bretagne et à moi de quoi vivre en Provence. Mais tu peux trouver bon qu'on partage, et fixer une somme de disons 250 par mois, si chaque mois en outre et en dehors de mon travail, tu aies un Gauguin. N'est-ce pas que pourvu qu'on ne dépasse pas la somme, il y aurait même avantage? C'est d'ailleurs ma spéculation de me combiner avec d'autres. Donc voici brouillon de lettre à Gauguin, que j'écrirai, si tu approuves, avec les changements que sans doute il y aura à faire dans la tournure des phrases Mais j'ai d'abord écrit comme ça! Considère la chose comme une simple affaire, c'est le meilleur pour tout le monde, et traitons-la carrément comme cela. Seulement | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 70]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
étant donné que tu ne fais pas d'affaires pour ton compte, tu peux par exemple trouver juste que moi je m'en charge, et Gauguin se combinerait en copain avec moi. J'ai pensé que tu avais désir de lui venir en aide, comme moimême j'en souffre de ce qu'il soit mal pris, chose qui ne changera pas d'ici à demain. Nous ne pouvons pas proposer mieux que cela, et d'autres n'en feraient pas autant. Moi, cela me chagrine de dépenser tant à moi seul, mais pour y porter remède il n'y en a pas d'autre que celui de trouver une femme avec de l'argent, ou des copains qui s'associent pour les tableaux. Or je ne vois pas la femme, mais je vois les copains. Si cela lui allait, faudrait pas le laisser languir. Voici ce serait un commencement d'association. Bernard qui va aussi dans le midi, nous joindra, et sache le bien, moi, je te vois toujours en France à la tête d'une association d'impressionistes. Et si moi je pourrais être utile pour les mettre ensemble, volontiers je les verrais tous plus forts que moi. Tu dois sentir combien cela me contrarie de dépenser plus qu'eux; il faut que je trouve une combinaison plus avantageuse et pour toi et pour eux. Et cela serait ainsi. Réfléchis-y bien pourtant, mais est-ce que ce n'est pas vrai qu'en bonne compagnie on pourrait vivre de peu, pourvu qu'on dépense son argent chez soi. Plus tard il peut y venir des jours où l'on sera moins gêné, mais je n'y compte pas. Cela me ferait tant plaisir que tu eusses les Gauguin d'abord. Moi je ne suis pas malin pour faire de la cuisine, etc., mais eux sont autrement exercés à cela, ayant fait leur service, etc. Poignée de main et bien des choses à Koning; c'est tout de même une satisfaction pour toi de le livrer en bon état, ce serait pas le cas peut-être si tu ne l'avais pas pris avec toi. C'en est une autre que les Goupil aient voulu prendre cette salle, que tu avais proposée.
t.à.t. Vincent.
Est-ce que Tersteeg est déjà venu à Paris? Il faut bien, bien, bien y réfléchir avant de commencer à voyager, il me semble si probable que ta place soit de rester en France. Pour préparer la chose et compléter cette lettre, j'écris à Gauguin, mais sans dire mot de tout ceci, seulement pour parler du travail. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 71]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
494(6 Juni.) Mon cher Theo, Si Gauguin veut accepter et s'il n'y aurait à vaincre que le déplacement pour entrer en affaire, mieux vaut ne pas le laisser languir. J'ai donc écrit tout en n'ayant guère le temps, ayant deux toiles sur le chevalet. Si tu trouves la lettre claire assez, envoie-la, si non pour nous aussi en cas de doute mieux vaudrait s'abstenir. Et faudrait pas que des choses que tu ferais pour lui, dérangent le projet de faire venir la soeur, et surtout pas nos besoins à toi et à moi. Car si nous ne nous maintenons pas en état de vigueur nous-mêmes, comment prétendre se mêler des dérangements des autres. Mais actuellement nous sommes sur la voie de demeurer en vigueur, et donc faisons le possible droit devant nous. Je t'envoie ci-inclus échantillon toile pour Tasset, toutefois je ne sais s'il faut continuer sa toile. Si tu m'envoies la prochaine lettre dimanche matin, il est probable que je file ce jour-là à Stes Maries pour y passer la semaine. Je lis un livre sur Wagner, que je t'enverrai après - quel artiste, un comme ça dans la peinture, voilà ce qui serait chic - ça viendra. Sais-tu qu'il y a: 6 Rue Coëllogon Rue de Rennes, Cela peut être très intéressant, en voilà qui ont voyagé partout, lui et son frère. Poignée de main, t.à.t. Vincent.
Je crois à la victoire de Gauguin et autres artistes, mais entre alors et aujourd'hui il y a longtemps, et quand bien même qu'il aurait la chance de vendre une ou deux toiles, ce serait même histoire. Gauguin en attendant pourrait crever comme Méryon, découragé; c'est mauvais qu'il ne travaille pas - enfin nous verrons la réponse. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
495Mon cher Theo, Si le rouleau n'est pas trop grand pour qu'on l'accepte à la poste, tu recevras un grand dessin à la plume encore, que je voudrais bien que les Pissarro voient, s'ils viennent dimanche. Je viens de recevoir une partie de la commande de couleurs et je t'en remercie beaucoup. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 72]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Demain matin de bonne heure je pars pour Stes Maries au bord de la Méditerranée, j'y resterai jusqu'à samedi soir. J'emporte deux toiles, mais je crains un peu qu'il pourrait bien faire trop de vent pour peindre. On y va en diligence, c'est à 50 kilomètres d'ici. On traverse la Camargue, des plaines d'herbe où il y a les manades de taureaux et des troupeaux de petits chevaux blancs à demi sauvages et bien beaux. J'emporte tout ce qu'il faut pour dessiner surtout, il faut que je dessine beaucoup, justement pour cette raison dont tu parlais dans ta dernière lettre. Les choses d'ici ont tant de style. Et je veux arriver à un dessin plus volontaire et plus exagéré. Je reste un peu inquiet de tes plans de voyages ou plutôt des propositions de voyager qu'on t'a fait. Cela éreinte de voyager, et surtout cela ébranle la cervelle plus que cela puisse être bon pour toi. En tout cas je m'en sentirais coupable, en me disant que c'est mes besoins d'argent, qui t'y poussent. Non, c'est pas bien. Alors je me dis, que pourtant nous pouvons commencer à espérer que sous peu je vendrai un ou deux tableaux par mois, car cela deviendra mieux. Traîne les donc en longueur et parles en à Gruby, qui, j'ose croire, préférera que tu te tiennes tranquille une année. Si je m'y trompe et si Gruby te dit qu'un changement serait bien - mais cela ne peut pas être le cas. J'ai écrit à Gauguin et j'ai seulement dit que je regrettais que nous travaillions si loin l'un de l'autre, et que c'était dommage que plusieurs peintres ne s'étaient pas combinés pour une campagne. Il faut compter que cela traînera peut-être des années, avant que les tableaux impressionistes ayent une valeur ferme, et donc pour l'aider, il faut considérer cela comme une affaire de longue haleine. Mais il a un si beau talent qu'une association avec lui serait un pas en avant pour nous. Je t'ai dit très sérieusement, que si tu veux, j'irai en Amérique avec toi, si toutefois ce voyage serait de longue durée et si cela en vaut la peine. Pour nous il faut chercher à ne pas être malades, car si nous l'étions, nous sommes plus isolés que par exemple le pauvre concierge qui vient de mourir; ces gens ont de l'entourage et voient le va et vient du ménage et vivent dans la bêtise. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 73]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Mais nous sommes là seuls avec notre pensée et désirerions parfois être bêtes. Etant donnés les corps que nous avons, nous avons besoin de vivre avec les copains. Ci-inclus un petit mot pour prendre congé de Koning. Il me faut faire des choses, qui puissent engager quelqu'un, comme Thomas par exemple, de se joindre à toi pour faire travailler ici ceux qui y iront. Alors Gauguin viendrait, je pense, à coup sûr. Poignée de main et bien merci des couleurs,
t.à.t. Vincent.
Ce serait beaucoup risquer que de prendre Gauguin, mais c'est dans cette direction qu'il faut travailler, et j'ai espoir que tu trouveras secours de Tersteeg, Thomas, je ne sais de qui, mais j'espère. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
496Mon cher Theo, Lundi matin j'ai reçu ton mandat télégraphique de 50 francs, dont je te remercie bien. Seulement je n'ai pas encore reçu ta lettre, ce qui me surprenait un peu. J'ai reçu une lettre de Gauguin, qui dit avoir reçu de toi une lettre contenant 50 fr., ce dont il était très touché, et dans laquelle tu lui disais un mot du projet. Comme moi je t'avais envoyé ma lettre à lui, il n'avait lorsqu'il écrivait, pas encore reçu la proposition plus nette. Mais il dit qu'il a l'expérience, que lorsqu'il était avec son ami Laval à la Martinique, à eux deux ils s'en tiraient à meilleur compte que les deux seuls, qu'il était donc bien d'accord sur les avantages qu'aurait une vie en commun. Il dit que ses douleurs d'entrailles continuent toujours encore, et il me paraît bien triste. Il parle d'une espérance qu'il a de trouver un capital de six cent mille francs, pour établir un marchand de tableaux impressioniste, et qu'il expliquerait son plan et qu'il voudrait que toi tu fus à la tête de cette entreprise. Je ne serais pas étonné si cette espérance est un fata morgana, un mirage de la dèche, plus on est dans la dèche - surtout lorsqu'on est malade - plus on pense à des possibilités pareilles. J'y vois donc dans ce plan surtout une preuve de plus, qu'il se morfond, et que le mieux serait de le mettre à flot le plus vite possible. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 74]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Il dit que lorsque les matelots ont à déplacer un lourd fardeau ou une ancre à lever, pour pouvoir soulever un plus grand poids, pour être capable d'un effort extrême, ils chantent tous ensemble pour se soutenir et se donner du ton. Que c'est là ce qui manque aux artistes! Je serais donc bien étonné, s'il n'était pas content de venir, mais les frais de l'hôtel et de voyage sont encore compliqués de la note du médecin, ainsi ce sera bien difficile. Mais il me semble qu'il devrait laisser la dette en plan et des tableaux en gage - si c'est qu'il vienne ici, et si les gens n'acceptent pas cela, laisser la dette en plan sans tableaux en gage. J'ai bien été obligé de faire la même chose pour venir à Paris, et quoique j'ai eu une perte de bien des choses, alors cela ne peut se faire autrement dans des cas comme cela, et mieux vaut marcher en avant quand même que rester dans le marasme. Je ne suis pas parti pour Stes Maries, ils ont fini de peindre la maison, et j'avais à payer et puis j'ai à prendre provision de toiles assez considérable; et des cinquante francs il me reste un louis et nous n'avons que mardi matin encore, cela était donc guère possible que je parte, et je crains pour la semaine prochaine que ce ne sera pas encore possible pas non plus. J'ai appris avec plaisir que Mourier est venu loger chez toi. Si Gauguin préférerait aventurer de se relancer dans les affaires maintenant, s'il a réellement des espérances de faire quelque chose à Paris, mon dieu qu'il y aille, mais je crois qu'il serait plus sage de venir ici pour un an au moins, j'ai vu ici quelqu'un qui a été au Tonkin, et était malade en revenant de cet aimable pays - il s'est refait ici. J'ai deux ou trois nouveaux dessins et aussi deux ou trois nouvelles études peintes. J'ai été un jour à Tarascon, malheureusement il faisait un tel soleil et une telle poussière ce jour, que je suis rentré bredouille. On m'a signalé à Marseille 2 Monticelli bouquet de fleurs à 250 frs. et figures. C'était l'ami de Russell, Mc. Knight, qui les y avait vus. J'aurais grande envie d'y aller une fois à Marseille. Je continue toujours à trouver les motifs d'ici très beaux et très intéressants, et malgré les contrariétés des frais tout de même il me semble qu'il y ait une meilleure chance dans le midi que dans le nord. Si tu voyais la Camargue et bien d'autres endroits, tu serais comme | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 75]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
moi très surpris de voir que cela a un caractère absolument à la Ruysdael. J'ai un nouveau motif en train, des champs à perte de vue verts et jaunes, que j'ai déjà deux fois dessiné et que je recommence en tableau, absolument comme un Salomon Konink, tu sais l'élève de Rembrandt, qui faisait les immenses campagnes plates. Ou c'est comme du Michel, ou comme Jules Dupré, mais enfin c'est tout autre chose que des jardins de roses. Il est vrai que je n'ai parcouru qu'un côté de la Provence, et que de l'autre côté il y a la nature que fait par exemple Claude Monet. Je suis bien curieux de savoir comment fera Gauguin, il dit qu'il a fait acheter dans le temps chez Durand Ruel pour 35 mille d'impressionistes, et qu'il espère faire la même chose encore pour toi. Seulement c'est si mauvais lorsque l'on commence à avoir du mal avec la santé, on ne peut plus risquer des coups de tête, et je crois que ce que Ganguin a maintenant de plus solide - c'est sa peinture, et les meilleures affaires qu'il puisse faire - ses propres tableaux. Il est probable qu'il t'aura écrit de ces jours-ci, moi, j'ai répondu à sa lettre samedi dernier. Je crois que ce serait bien lourd, de payer tout ce qu'il doit là et le voyage, etc. etc. Si Russell lui prenait un tableau, mais il a la maison qu'il bâtit qui le gêne. Je crois que j'écrirai pourtant à cet effet. J'ai moi-même à lui envoyer quelque chose pour notre échange, si c'est que Gauguin veut venir, alors je pourrais demander avec aplomb. Il est certain, que si en échange de l'argent qu'on donnerait à Gauguin, on achète ses tableaux au prix actuel, ce n'est aucunement de l'argent perdu. Je voudrais bien que tu eusses tous ses tableaux de la Martinique. Enfin faisons ce que nous pouvons. Poignée de main, j'espère que tu écriras bientôt. t.à.t. Vincent.
Qu'est-ce que le buste de femme de Rodin au Salon? c'est pas possible que ce soit le buste de Mrs. Russell, qu'il doit avoir en train pourtant. Est-ce que notre ami Mourier n'a-pas un accent magistral? bropàplement il poit douchour encore tu gondjac afec teeloo? | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
497Mon cher Theo, Je t'écris encore un mot, parceque je n'ai pas encore reçu ta | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 76]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
lettre. Seulement je suppose que tu te seras dit, que je serais probablement à Stes. Maries. Puisque et le loyer de la maison et la peinture des portes et fenêtres, et l'achat de toiles, sont venues simultanément m'épuiser, tu me rendras très grand service de m'envoyer de l'argent quelques jours plus tôt. Je travaille à un paysage avec des champs de blé, que je crois pas inférieur au verger blanc par exemple, il est dans le genre des deux paysages: Butte Montmartre, qui ont été aux Indépendants, mais je crois que c'est plus solide et que cela a un peu plus de style. Et j'ai un autre motif, une ferme et des meules, qui sera probablement le pendant. Je suis bien curieux de savoir ce que fera Gauguin. J'espère qu'il pourra venir. Tu me diras que cela ne sert à rien de penser à l'avenir, mais la peinture avance lentement, et là-dedans on doit bien calculer d'avance. Gauguin pas plus que moi serait sauvé s'il vendait quelques toiles. Pour pouvoir travailler, il faut autant que possible régler sa vie, et il faut une base un peu ferme d'avoir son existence garantie. Si lui et moi restons ici longtemps, nous ferons des tableaux de plus en plus personnels, justement parce que nous aurions étudié les choses de ce pays plus à fond. Je m'imagine assez difficilement de changer de direction, ayant commencé le midi; mieux vaut ne plus bouger que - toujours en pénétrant dans le pays. Je crois que j'ai plus de chance de réussir les choses et même les affaires un peu plus larges, que de me retenir en faisant trop petit. Et c'est justement pour cela, que je crois que je vais agrandir le format des toiles et hardiment adopter la toile de 30 carrée; celleslà me coûtent ici 4 francs chaque et cela n'est pas cher, vu le transport. La dernière toile tue absolument tout le reste, il n'y a qu'une nature morte avec des cafetières et des tasses et assiettes en bleu et jaune, qui se tienne à côté. Cela doit tenir au dessin. Involontairement ce que j'ai vu de Cézanne me revient à la mémoire, parce que lui a tellement - comme dans la Moisson que nous avons vu chez Portier, donné le côté âpre de la Provence. C'est devenu tout autre chose qu'au printemps, mais certes j'aime pas moins la nature qui commence à être brûlée dès maintenant. Dans tout il y a maintenant du vieil or, du bronze, du cuivre | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 77]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dirait-on, et cela avec l'azur vert du ciel chauffé à blanc, cela donne une couleur délicieuse, excessivement harmonieuse, avec des tons rompus à la Delacroix. Si Gauguin voulait nous joindre, je crois que nous aurions fait un pas en avant. Cela nous poserait comme exploiteurs du Midi carrément, et on ne pourrait pas trouver à redire à cela. Il faut que j'arrive à la fermeté de couleur que j'ai dans cette toile, qui tue les autres. Lorsque j'y pense que Portier racontait dans le temps, que les Cézanne qu'il avait, avaient l'air de rien du tout, vus seuls, mais que rapprochés d'autres toiles, cela enfonçait les couleurs des autres. Et aussi, que les Cézanne faisaient bien dans l'or, ce qui suppose une gamme très montée. Alors peut-être, peut-être je suis sur la piste et mon oeil se fait-il à la nature d'ici. Attendons encore pour être sûr. Ce dernier tableau supporte l'entourage rouge des briques, dont l'atelier est pavé. Lorsque je la mets par terre sur ce fond rouge brique très rouge, la couleur du tableau ne devient pas creuse ou blanchâtre. La nature près d'Aixoù travaille Cézanne c'est juste la même qu'ici, c'est toujours la Crau. Si en revenant avec ma toile je me dis: ‘tiens voilà que je suis arrivé juste à des tons au père Cézanne’, je veux seulement dire ceci que Cézanne étant absolument du pays même comme Zola, et le connait donc si intimement il faut qu'on fasse intérieurement le même calcul pour arriver à des tons pareils. Va sans dire que vus ensemble cela se tiendrait, mais ne se ressemblerait pas. Poignée de main, j'espère que tu pourras écrire de ces jours-ci même,
t. à t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
498Mon cher Theo, En cas de doute mieux vaut s'abstenir, voilà je crois ce que je disais dans la lettre à Gauguin, voilà ce que je pense actuellement, ayant lu sa réponse. S'il revient à la proposition de son côté il est bien libre d'y revenir, mais on aurait l'air de je ne sais trop quoi, si on insistait pour le moment pour lui faire dire oui. Tu vois que j'ai reçu ta lettre, je t'en remercie beaucoup, et il y avait bien des choses dedans; je te remercie beaucoup du billet de 100 francs. Pour ce qui est du retard de la dépêche, elle était datée | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 78]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de dimanche, donc la faute est au facteur, mais cela ne faisait rien, puisque la voiture pour Stes Maries part tous les jours. Seulement ce qui m'arrêtait, c'était la nécessité d'acheter des toiles et de payer le loyer. Je t'ai déjà dit un mot, que pour le travail dehors la toile de Tasset ne m'a pas plu énormément. Dans l'avenir nous prendrons, je crois, l'ordinaire. J'ai acheté pour 50 francs de toiles avec châssis aussi, puisque j'ai besoin des châssis de divers formats pour tendre des toiles dessus, quand bien même que je te les enverrais roulées. C'est les formats un peu grands, les 30, 25, 20, 15, tous carrés. Il me semble, que les grands formats (après tout c'est pas bien grand) me vont mieux. Mais je te parle de ce que tu écris dans ta lettre. Je te félicite d'avoir exposition Monet chez toi, et je regrette bien de ne pas la voir. Cela ne fera certes pas de mal à Tersteeg d'avoir vu cette exposition; il y viendra encore, mais comme c'était aussi ton idée, bien tard. Certes c'est curieux qu'il a changé d'opinion au sujet de Zola, je le sais par expérience encore qu'il ne pouvait pas en entendre parler. Quel drôle de caractère que Tersteeg; avec lui il ne faut pas désespérer, il a cela d'excellent, que quelques raides et arrêtées soient ses opinions, une fois qu'il a reconnu qu'une chose est effectivement autre qu'il se l'est imaginé, comme avec Zola, alors il change et devient hardi pour la cause. Mon Dieu quel malheur que lui et toi ne soient pas absolument un pour les affaires maintenant. Mais qu'en dire, c'est ce qu'on appelle je crois une fatalité. Tu as eu de la chance de rencontrer Guy de Maupassant, je viens de lire son premier livre ‘Des vers’, poésies dédiées à son maître Flaubert; il y en a un ‘au bord de l'eau’, qui est déjà lui. Voilà, ce que van der Meer de Delft est à côté de Rembrandt dans les peintres, il l'est dans les romanciers français à côté de Zola. En somme la visite de Tersteeg n'est pas du tout ce que j'avais osé en espérer, et je ne m'en cache pas que j'ai fait sur les probabilités de sa coöpération un faux calcul. Et peut-être sur l'affaire avec Gauguin aussi. Voyons cela un peu; je pensais qu'il était aux abois, et je me fais des reproches d'avoir de l'argent, et le copain qui travaille mieux que moi, pas - je dis: la moitié lui est dû à lui, s'il veut. Mais si Gauguin n'est pas aux abois, alors je ne suis pas excessivement pressé. Et je m'en retire catégoriquement, et la seule question demeure pour moi tout simplement celle-ci: si je cherchais | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 79]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
un copain pour travailler ensemble, ferais-je bien, serait-ce plus avantageux pour mon frère et moi, le copain y perdrait-il ou est ce qu'il y gagnerait? Voilà ce sont alors des questions, qui certes me préoccupent, mais demandent la rencontre d'une réalité pour devenir des faits. Je ne veux pas discuter le projet de Gauguin, ayant une fois réfléchi sur la situation - cet hiver - tu connais les résultats. Tu sais que je crois qu'une association des impressionistes serait une affaire dans le genre de l'association des 12 Préraphaëlites anglais, et que je crois qu'elle pourrait naître. Qu'alors je suis porté à croire que les artistes entre eux se garantiraient la vie réciproquement et indépendamment des marchands, se résignant à donner chacun un nombre de tableaux considérable à la société, et que les gains comme les pertes seraient communs. Je ne crois pas que cette société demeurerait indéfiniment, mais je crois que pendant le temps qu'elle serait vivante, on vivrait courageusement et qu'on produirait. Mais si demain Gauguin et ses juifs banquiers viennent me demander rien que 10 tableaux pour une société marchande et pas une société d'artistes, je ne sais ma foi, si j'aurais confiance, moi qui pourtant volontiers en donnerais 50 à une société d'artistes. N'est-ce pas un peu comme avec Reid - pourquoi dire que Gabriel de la Roquette est un drôle, si vous-même faites comme lui? Pourquoi dire société artistique, si elle est composée de banquiers? Suffit, mon Dieu que le copain fasse ce que le coeur lui dit, mais son projet est loin de m'enthousiasmer. J'aime mieux les choses telles qu'elles sont, les prendre comme cela est, sans rien y changer, que les réformer à demi. La grande révolution: l'art aux artistes, mon Dieu peut-être estce une utopie et alors tant pis. Je crois que la vie est si courte et va si vite; or étant peintre il faut pourtant peindre. Et tu sais bien aussi que puisque alors, cet hiver, avec Pissarro et les autres on a par hasard beaucoup causé de cela, je m'efforce maintenant de ne plus rien y ajouter que ceci, que personnellement avant l'année prochaine, je veux faire ma part de 50 tableaux, si je réussis à faire cela, alors je garde mon opinion. Aujourd'hui je t'ai envoyé par la poste 3 dessins. Celui avec les meules dans une cour de ferme te paraitra trop bizarre, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 80]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mais c'est fait très à la hâte comme projet de tableau, et c'est pour te montrer la chose. Maintenant la Moisson est un peu plus sérieux. Voilà c'est le motif auquel j'ai travaillé cette semaine sur une toile de 30, c'est pas très fait du tout, mais ça me tue le reste que j'ai, à l'exception d'une nature morte travaillée avec patience. Mc. Knight et un de ses amis qui a été en Afrique aussi, la voyaient aujourd'hui, cette étude, et disaient que c'était la meilleure que j'avais faite. Comme Anquetin et l'ami Thomas - on ne sait trop que penser de soi quand on entend dire cela, mais je me dis: le reste doit pour sûr paraître bougrement mauvais. Enfin, les jours que je rapporte une étude je me dis, si c'était ainsi tous les jours cela pourrait marcher, mais les jours qu'on revient bredouille et qu'on mange et dort et dépense pourtant, on n'est pas content de soi et se sent un fou, un coquin, ou une vieille peau. Et le cher docteur Ox, je veux dire notre Suédois Mourier, moi je l'aimais assez, parce qu'il allait dans le méchant monde candidement et avec bénignité avec ses lunettes, et parce que je lui supposais un coeur plus vierge que bien des coeurs, et même avec plus d'inclinaison à la droiture que n'en ont bien des plus malins. Et puisque je savais qu'il ne faisait pas de la peinture depuis longtemps, cela m'était bien égal que son travail était le comble du niais. Et je l'ai vu journellement pendant des mois. Bon. Quelle peut donc être la raison de ce qu'il perd ses qualités? Voici ce que je m'imagine être le cas. Sache qu'il est venue dans le midi pour se remettre d'une maladie nerveuse, causée par un tas de contrariétés qu'il a eues, et par suite desquelles il a changé de carrière. Il allait parfaitement bien ici, il était très calme, etc. Mais la secousse de Paris à été trop forte, le changement trop subit, il ne trouve pas le Paris qu'il s'est rêvé, et le voilà inquiet et peut-être désagréable, et en tout cas faisant des bêtises. Il aura vite jété sa gourme, j'espère. En attendant laisse le donc faire tout ce qu'il voudra, sans y attacher de l'importance. Il fonde un tas d'espérances sur Russell (je crois), il cherche un conseiller et un maître, or pas besoin de le dire que Russell ne sera peutêtre pas tout ce dont il a besoin. Mais je crois que Russell verra que c'est quelqu'un qui ne connait pas l'entourage, auquel il a à faire, et je pense que Russell le prendra au sérieux et cherchera à être bon pour lui. Je crois que R. se fait de la réputation dans ceux qui ont peur de Paris instinctivement. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 81]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
C'est difficile à expliquer, ce que je veux dire par là. Russell est un homme tellement bon, mais tu sais on ne peut pas recommander ou imposer aux gens d'aimer Paris, pas plus qu'on puisse leur recommander les pipes ou les café nature avec des cognacs. Puis Russell est riche et a perdu de l'argent à Paris, donc il peut dire aux gens et il le dit: ‘Voilà ce à quoi j'ai eu à faire.’ Seulement en tous les cas je vais un peu écrire à Russell. Il paraît que Mc. Knight n'était pas très content de moi, mais que Russell lui à signifié qu'il avait à se taire en réponse. Tout ceci pour te dire que je comprends fort, fort bien, vu qu'il a tourné comme ça, que tu n'es pas tout à fait d'accord avec le Suédois, qui probablement alors, d'après ce que tu écris, est repris par son mal nerveux et est agacé par Paris. S'il a de l'argent à perdre pour prendre un atelier à la Gérôme, ce serait grave. Vu que je doute un peu qu'il en ait énormément à perdre, il y sera pour un petit éreintement, ma foi un peu mérité. On n'y peut rien s'il ne veut pas écouter, seulement faut pas rester avec. Je n'écris pas à Gauguin directement, je t'enverrai la lettre, parce que il faudrait s'abstenir en cas de doute. Si nous ne disons plus rien, si la réponse montre que nous avons dit une chose comme ça, mais qu'il faut qu'il y ait de son côté initiative pour la chose aussi, alors nous pourrons voir s'il y tient. S'il n'y tient pas, si cela lui est égal, s'il a tout autre chose en tête, qu'il reste indépendant et moi aussi. Poignée de main à toi et à Mourier.
t.à.t. Vincent.
Je trouve étrange assez dans ce plan de Gauguin ceci surtout: la société échange sa protection contre 10 tableaux, que les artistes auront à donner; si dix artistes font cela, la société juive empoche carrément ‘pour commencer’ 100 tableaux. Sa protection, de cette société qui n'existe même pas, coûte bien cher! | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
499Mon cher Theo, Je t'écris de Stes. Maries au bord de la Méditerranée enfin. La Méditerranée a une couleur comme les maquereaux, c'est à dire changeante, on ne sait pas toujours si c'est vert ou violet, on ne sait pas toujours si c'est bleu, car la seconde après le reflet changeant a pris une teinte rose ou grise. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 82]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
C'est une drôle de chose que la famille - bien involontairement et malgré moi j'ai souvent pensé ici entretemps à notre oncle le marin, qui certainement a maintes fois vu les parages de cette mer-ci. J'ai emporté trois toiles et je les ai couvertes - deux marins, une vue du village, puis des dessins que je t'enverrai par la poste, quand demain je serai de retour à Arles. Je loge et je mange à raison de 4 francs par jour, on commençait par en demander 6. Aussitôt que je pourrai, je reviendrai probablement encore faire quelques études ici. La plage ici est sabloneuse, pas de falaises ni de rochers - comme la Hollande moins les dunes et plus le bleu. On mange ici de meilleures fritures qu'au bord de la Seine. Seulement il n'y a pas de poisson à manger tous les jours, vu que les pêcheurs s'en vont vendre à Marseille. Mais quand il y en a, c'est rudement bon. S'il n'y en a pas - le boucher n'est pas plus appétissant que le boucher fellah de monsieur Gérôme - s'il n'y en a pas de poisson, c'est plus ou moins difficile de trouver à manger ici à ce qu'il me paraît. Je ne crois pas qu'il y ait 100 maisons dans ce village ou dans cette ville. Le principal édifice après la vieille église, forteresse antique, est la caserne. Et encore quelles maisons - comme dans nos bruyères et tourbières de Drenthe; tu en verras des specimens dans les dessins. Je suis obligé de laisser mes trois études peintes ici, car elles ne sont pas sèches assez naturellement pour les soumettre impunément à 5 heures de cahots de voiture. Mais je compte encore retourner ici. Semaine prochaine je désirerais aller à Tarascon faire deux ou trois études. Si tu n'as pas encore écrit, j'attendrai la lettre naturellement à Arles. Un très beau gendarme est venu m'interviewer ici, et aussi le curé - les gens ne doivent pas être bien méchants ici, car même le curé avait presque l'air d'un brave homme. Mois prochain il y aurai ici la saison des bains ouverte. Nombre de baigneurs varie de 20 à 50. Je reste jusqu'à demain après-midi, ai encore des dessins à prendre. Je me suis promené une nuit au bord de la mer sur la plage déserte. C'était pas gai, mais pas non plus triste, c'était - beau. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 83]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Le ciel d'un bleu profond était tacheté de nuages d'un bleu plus profond que le bleu fondamental d'un cobalt intense, et d'autres d'un bleu plus clair, comme la blancheur bleue de voies lactées. Dans le fond bleu les étoiles scintillaient claires, verdies, jaunes, blanches, roses, plus claires, diamantées davantage comme des pierres précieuses que chez nous - même à Paris - c'est donc le cas de dire: opales, émeraudes, lapis, rubis, saphirs. La mer d'un outremer très profond - la plage d'un ton violacé et roux pâle il m'a semblé, avec des buissons sur la dune (de 5 mètres de haut la dune) des buissons bleu de Prusse. J'ai en dehors de dessins demi-feuille, un grand dessin, pendant du dernier. A bientôt j'espère, poignée de main, t.à.t. Vincent | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
500Mon cher Theo, Bien merci de ta bonne lettre et du billet de 50 fr. qui y était inclus. Il faudra tout de même écrire à Gauguin. Le mal c'est ce sacré voyage, lorsqu'on l'engage à le faire et si après cela ne lui va pas, on serait mal pris. Je pense lui écrire aujourd'hui et t'enverrai la lettre. Maintenant que j'ai vu la mer ici, je ressens tout à fait l'importance qu'il y a de rester dans le midi, et de sentir qu'il faut encore outrer la couleur davantage - l'Afrique pas loin de soi. Je t'envoie par même courrier les dessins de Stes Maries. Au moment de partir le matin, fort de bonne heure, j'ai fait le dessin des bateaux et j'en ai le tableau en train, toile de 30 avec davantage de mer et de ciel à droite. C'était avant que les bateaux ne fichaient le camp, je l'avais observé tous les autres matins, mais comme ils partent très de bonne heure, n'avais pas eu le temps de le faire. J'ai encore 3 dessins de cabanes, dont j'ai encore besoin et qui suivront ceux-ci; les cabanes sont un peu durs, mais j'en ai de plus soignés. Je te ferai un envoi de peintures roulées, aussitôt les marines sèches. Vois-tu ce toupet de ces idiots à Dordrecht? vois-tu cette suffisance? ils veulent bien condescendre à Degas et Pissarro, dont d'ailleurs ils n'ont jamais rien vu, pas plus que des autres. Seulement c'est très bon signe que les jeunes soient furieux, cela prouve peut-être qu'il y a des vieux, qui en ont dit du bien. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 84]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Pour ce qui est de rester dans le midi, même si c'est plus cher, voyons: on aime la peinture japonaise, on en a subi l'influence, tous les impressionistes ont ça en commun, et on n'irait pas au Japon, c.à.d. ce qui est l'équivalent du Japon, le midi? Je crois donc qu'encore après tout l'avenir de l'art nouveau est dans le midi. Seulement c'est mauvaise politique d'y rester seul, lorsque deux ou trois pourraient s'aider à vivre de peu. Je voudrais que tu passas quelque temps ici, tu sentirais la chose au bout de quelque temps, la vue change, on voit avec un oeil plus japonais, on sent autrement la couleur. Aussi ai-je la conviction que justement par un long séjour ici, je dégagerai ma personnalité. Le Japonais dessine vite, très vite, comme un éclair, c'est que ses nerfs sont plus fins, son sentiment plus simple. Je ne suis ici que quelques mois, mais - dites-moi est-ce qu'à Paris j'aurais dessiné en une heure le dessin des bateaux? Même pas avec le cadre, or ceci c'est fait sans mesurer, en laissant aller la plume. Je me dis donc que peu à peu les frais seront balancés par le travail. Je voudrais qu'on gagne beaucoup d'argent pour faire venir ici de bons artistes, qui se morfondent dans la boue du petit Boulevard trop souvent. Heureusement que c'est excessivement facile de vendre des tableaux comme il faut dans un endroit comme il faut à un monsieur comme il faut. Depuis que le distingué AlbertGa naar voetnoot*) nous a donné la recette, toutes les difficultés ont disparues par enchantement. Il n'y a qu'à aller dans la rue de la Paix, là se balade expressement pour cela - l'amateur bien. Si Gauguin venait ici, lui et moi pourraient peut-être accompagner Bernard en Afrique, lorsque celui-là y ira faire son service. Qu'est-ce que tu as décidé pour la soeur? Anquetin et Lautrec - je pense - ne trouveront pas bien ce que je fais, il a paru, il paraît, un article sur Anquetin dans la Revue indépendante où on le nommerait le chef d'une nouvelle tendance où le japonisme était plus accusé encore etc. Je ne l'ai pas lu, mais enfin, le chef du petit Boulevard est sans aucun doute Seurat et dans la japonaiserie le petit Bernard a été plus loin peut-être | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 85]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
qu'Anquetin. Dites-leur que j'ai un tableau des bateaux, cela et le pont de l'Anglais pourraient aller à Anquetin. Ce que dit Pissarro est vrai, il faudrait hardiment exagérer les effets que produisent par leur accords ou leur désaccords les couleurs. C'est comme pour le dessin - le dessin, la couleur juste, n'est pas peut-être l'essentiel qu'il faut chercher, car le reflet de la réalité dans le miroir, si c'était possible de le fixer avec couleur et tout, ne serait aucunement un tableau, pas davantage qu'une photographie. A bientôt. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
501Mon cher Theo, Je viens de lire l'article sur Claude Monet de Geffroy. C'est vraiment très bien ce qu'il dit. Que je voudrais voir cette exposition! Si je m'en console de ne pas la voir, c'est qu'en regardant autour de moi il y a bien des choses dans la nature, qui ne me laissent guère le temps de penser à autre chose, car c'est juste le moment de la moisson. J'ai eu une lettre de Bernard, qui dit qu'il se sent bien isolé, mais qui travaille tout de même, et a encore fait une nouvelle poésie sur lui-même, dans laquelle il se blague d'une façon assez touchante. Et il demande: ‘à quoi bon travailler?’ Seulement il demande cela lui en travaillant, il se dit que le travail ne sert absolument à rien, en travaillant, ce qui n'est pas du tout la même chose que de le dire en ne travaillant pas. Je voudrais bien voir ce qu'il fait. Je suis curieux de savoir ce que fera Gauguin si Bernard n'ira pas le rejoindre à Pont-Aven; je leur ai donné les adresses de part et d'autre déjà auparavant, parce qu'ils pourraient avoir besoin l'un de l'autre. J'ai eu une semaine d'un travail serré et raide dans les blés en plein soleil, il en est résulté des études de blés, paysages et - une esquisse de semeur. Sur un champ labouré un grand champ de mottes de terre violettes - montant vers l'horizon un semeur en bleu et blanc. A l'horizon un champ de blé mûr court. Sur tout cela un ciel jaune avec un soleil jaune. Tu sens à la simple nomenclature des tonalités, que la couleur joue dans cette composition un rôle très important. Aussi l'esquisse telle quelle - toile de 25 - me tourmente-t-elle | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 86]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
beaucoup dans ce sens que je me demande s'il ne faudrait pas la prendre au sérieux et en faire un terrible tableau, mon dieu comme j'en aurais envie! Mais c'est que je me demande si j'aurai la force d'exécution nécessaire. Telle quelle je mets l'esquisse de côté, n'osant presque pas y penser. Cela a déjà depuis si longtemps été mon désir de faire un semeur, mais les désirs que j'ai depuis longtemps ne s'accomplissent pas toujours. J'en ai donc presque peur. Et pourtant après Millet et Lhermitte, ce qui reste à faire, c'est ....le semeur avec de la couleur et en grand format. Parlons d'autre chose - j'ai enfin un modèle - un Zouave - c'est un garçon à petite figure, à cou de taureau, à l'oeil de tigre, et j'ai commencé par un portrait et recommencé par un autre; le buste que j'ai peint de lui était horriblement dur, en uniforme du bleu des casseroles émaillées bleues, à passementerie d'un rouge orangé fané, avec deux étoiles citron sur la poitrine, un bleu commun et bien dur à faire. La tête féline très bronzée coiffée d'un bonnet garance je l'ai plaquée contre une porte peinte en vert et les briques orangées d'un mur. C'est donc une combinaison brutale de tons disparates, pas commode à mener. L'étude que j'en ai fabriquée me paraît très dure, et pourtant je voudrais toujours travailler à des portraits vulgaires et même criards comme cela. Cela m'apprend, et voilà ce que je demande surtout à mon travail. Maintenant le deuxième portrait sera assis en pied contre mur blanc. As-tu remarqué Dessins Raffaëlli: La rue, édité par le Figaro dernièrement? Le principal, on dirait la Place Clichy avec tout son mouvement, c'est bien vivant. Figaro doit aussi avoir publié un numéro avec dessins Caran d'Ache. Dans la dernière lettre j'ai oublié de te dire que j'ai reçu - et cela maintenant depuis une quinzaine - l'envoi de couleurs de Tasset. J'aurais bien besoin d'un nouvel envoi, puisque pour ces études des blés et de zouaves, j'ai mangé pas mal de tubes. Seulement un tiers ou la moitié est pressé. Parmi les études des blés il y a les meules, dont je t'ai envoyé la première idée, sur une toile carrée de 30. Nous avons de ces deux derniers jours une pluie torrentielle, qui dure toute la journée et changera l'aspect des champs. Cela est venu d'une façon absolument inattendue et brusque, pendant que tout | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 87]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
le monde était à la moisson. On a rentré le blé tel quel en grande partie. J'espère faire un tour dans la Camargue vendredi prochain avec un vétérinaire, là il y a des taureaux et des chevaux blancs sauvages, des flamants roses aussi. Je ne serais pas étonné du tout si c'était très beau. La toile n'est pas pressée absolument non plus. Je suis bien curieux de ce que fera Gauguin, mais pour oser l'engager à venir - non - car je ne sais plus si cela lui irait. Et peut-être, vu sa grande famille, c'est plutôt de son devoir de risquer en effet des grands coups pour gagner de quoi se remettre à la tête de sa famille. Je ne voudrais pas diminuer une personnalité par une association en tout cas, et si lui se sent l'envie de tenter ce coup en question, il peut avoir des raisons, et je ne voudrais pas l'en détourner si en effet il y tiendrait, ce qui reste à voir et ce que peut-être paraîtra dans sa réponse. A bientôt j'espère. Poignée de main et merci du journal, et bien du succès avec ton exposition. t.à.t. Vincent.
Qu'est-ce que fait le père Tanguy, est-ce que tu l'as revu dernièrement? Cela m'est toujours bon de lui demander de la couleur, même si chez lui elle soit un tant soit peu plus mauvaise, pourvu pourtant qu'il ne soit pas trop cher. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
502Mon cher Theo, Bien merci de ta lettre et du billet de 50 frs. qu'elle contenait. J'ignorais que l'article sur Claude Monet fût de la même main que celui sur Bismarck. Cela fait du bien d'en lire de pareils, davantage que la plupart des articles des décadents avec leur affection de dire les choses les plus banales en termes bizarrement contournés. Je suis bien mécontent de ce que j'ai fait de ces jours-ci, car c'est très laid. Et pourtant la figure m'intéresse bien davantage que le paysage. Tout de même je t'enverrai un dessin du Zouave aujourd'hui. Faire des études de figures pour chercher et pour apprendre, ce serait encore après tout pour moi le plus court chemin de faire quelque chose qui vaille. Bernard en est à la même question, il m'envoie aujourd'hui un | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 88]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
croquis de bordel, que je t'envoie ci-inclus, pour l'accrocher à côté des saltimbanques que tu as de lui. Derrière le dessin il y a une poésie, qui est bien dans le même ton que le dessin, il est probable qu'il en a une étude peinte plus faite. Je ne serais pas étonné s'il voulait me faire un échange avec la tête de Zouave, quoique celle-là soit très laide. Mais comme je n'aimerais pas à le priver d'études vendables, je ne proposerais pas un échange à moins qu'on puisse lui acheter pour une petite somme en même temps. Il pleut encore beaucoup ici, ce qui fait grand tort au blé qui est encore sur pied. Mais heureusement j'avais un modèle de ces jours-ci. J'aurais besoin d'un livre: A.B.C.D. du dessin, par A. Cassagne. Je l'ai demandé à la librairie ici, et après avoir attendu 14 jours, on me répond qu'il leur faut le nom de l'éditeur, que j'ignore. Si tu pouvais me l'envoyer, cela me ferait bien plaisir. La négligence, le laisser aller paresseux des gens ici est sans nom, et on est bien gêné pour les moindres des choses. C'est là la raison pourquoi il faudra aller à Marseille un de ces jours, pour pouvoir faire venir de là-bas ce dont j'ai besoin. Le port de Paris n'est pas toujours agréable et renchérit les choses, mais voilà pour aller exprès à Marseille, cela renchérit encore plus. Cela me chagrine bien souvent que la peinture soit comme une mauvaise maitresse qu'on aurait, qui dépense, dépense toujours et c'est jamais assez, et de me dire que si par hasard de temps en temps il y a une étude passable, il serait beaucoup meilleur marché de les acheter aux autres. Le reste, l'espoir de mieux faire est aussi un peu une fata morgana. Enfin il n'y a pas grand remède à tout cela, à moins qu'un jour ou un autre on puisse s'associer avec un bon travailleur et à deux produire davantage. Pour ce qui est de l'éditeur du livre de Cassagne - tu dois avoir son traité de perspective et l'adresse doit y être, d'ailleurs on tient ces livres chez Lalouche, et Rue chaussée d'Antin chez celui qui a toujours les allonge. C'est bien beau que Claude Monet a trouvé moyen de faire de février à mai ces dix tableaux. Travailler vite ce n'est pas travailler moins sérieux, cela dépend de l'aplomb qu'on a et de l'expérience. Ainsi Jules Guérard, le chasseur de lions, raconte dans son livre | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 89]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
que les jeunes lions ont dans le commencement beaucoup de mal à tuer un cheval ou un boeuf, mais que les vieux lions tuent d'un seul coup de griffe ou de dent bien calculé, et ont une sûreté étonnante pour cette besogne. Je ne retrouve pas ici la gaieté méridionale dont Daudet parle tant, au contraire une mignardise fade, une nonchalance sordide, mais n'empêche que le pays est beau. Pourtant la nature ici doit être très différente de Bordighera, Hyères, Gênes, Antibes, où il y a moins de mistral, où les montagnes donnent un tout autre caractère. Ici, sauf une couleur plus intense, cela rappelle la Hollande, tout est plat, seulement on pense surtout à la Hollande de Ruysdael et de Hobbema et d'Ostade, plutôt qu'à la Hollande actuelle. Ce qui m'étonne, c'est la rareté des fleurs, ainsi pas de bluets dans les blés, rarement des coquelicots. Combien a coûté la caisse de tableaux de port dernièrement? les empâtements de certaines toiles sont sèches superficiellement, mais pas assez pour rouler, sans cela j'enverrais. Mac Knight a maintenant un ami avec lui, de son travail je ne vois jamais rien, j'ai montré hier à lui et son ami quatre ou cinq nouvelles études, qu'ils ont regardé avec un silence glacé. Je pense qu'ils préparent une surprise de leur côté, de laquelle j'espère qu'elle sera bonne, car cela me ferait grand plaisir de voir qu'ils aient trouvé une voie. Poignée de main à toi et à Mourier, si toutefois il n'est pas encore installé dans l'atelier à la Gérôme. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
503Mon cher Theo, Probablement afin de me convaincre qu'étant moi-même un des mortels les plus abstraits, je n'ai aucunement le droit de reprocher aux gens du midi leur nonchalance, j'ai encore fait la bêtise de t'adresser ma lettre 54 rue de Laval, au lieu de 54 rue Lepic. Les employés de la poste ont donc eu, en me renvoyant la lettre ouverte, le plaisir de pouvoir s'édifier en contemplant le bordel de Bernard. Je me hâte de te renvoyer la lettre telle quelle. Je viens de recevoir ce matin partie de la commande de couleurs, de Tanguy. Son cobalt est trop mauvais pour lui en commander davantage. Ses chrômes étant assez bien, dorénavant on pourrait continuer à | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 90]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
lui en demander. Mais au lieu de carmin il envoie de la garance foncée, ce qui ne fait pas grand chose, mais le carmin pas non plus est très sérieux dans sa pauvre baraque. C'est pas de sa faute, mais dans la suite je mettrai à côté des noms des couleurs Tanguy, si chez lui elles sont possibles. J'ai travaillé hier et aujourd'hui au semeur, qui est complètement remanié. Le ciel est jaune et vert, le terrain violet et orangé. Certes il y a un tableau à faire comme cela de ce magnifique motif, et j'espère qu'un jour on le fera, soit un autre, soit moi. La question demeure celle-ci - La Barque du Christ d'Eugène Delacroix et Le Semeur de Millet sont d'une facture absolument différente. La Barque du Christ - je parle de l'esquisse bleue et verte avec taches violettes, rouges et un peu de jaune citron pour le nimbe, l'auréole - parle un langage symbolique par la couleur même. Le Semeur de Millet est gris incolore, comme le sont les tableaux d'Israëls aussi. Peut-on maintenant peindre le Semeur avec de la couleur, avec un contraste simultané de jaune et de violet par exemple (comme le plafond d'Apollon, qui justement est jaune et violet, de Delacroix), oui ou non? Certes, oui. Mais faites-le donc! Oui, c'est aussi ce que dit le père Martin: ‘il faut faire le chef-d'oeuvre.’ Mais allez-y et on tombe en pleine métaphysique de couleurs à la Monticelli, gâchis d'où sortir à son honneur est bougrement incommode. Et cela vous rend abstrait comme un sonnambule. Encore si on faisait quelque chose de bon. Enfin, gardons courage et ne désespérons pas. J'espère bientôt t'envoyer cet essai avec d'autres. J'ai une vue du Rhône - le pont de fer de Trinquetaille, où le ciel et le fleuve sont couleur d'absinthe, les quais d'un ton lilas, les personnages accoudés sur le parapet noirâtres, le pont de fer d'un bleu intense, avec dans le fond bleu une note orangé vive et une note vert véronèse intense. Encore un essai bien inachevé, mais enfin où je cherche quelque chose de plus navré et de plus navrant par conséquent. Rien de Gauguin, j'espère bien recevoir ta lettre demain, pardon de ma nonchalance. Poignée de main, t.à.t. Vincent.
Bien merci des couleurs, à bientôt. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 91]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
504Mon cher Theo, Si nous prenons une pièce entière de toile ordinaire, voici alors le prix net, que je viens d'apprendre par hasard: Toile ordinaire jaune à grain. Largeur deux mètres No. O. Pièce entière 10 mètres de long Prix 40 francs. la remise est certainement de 25%, probablement prix de fabrique de première main 33⅓%. Voici donc une occasion pour vérifier les prix de Tasset. Laissant de côté ou non les 5 mètres que j'avais demandées, le mieux serait de prendre une pièce entière. Ayant récemment acheté des toiles, dont je garderai les châssis, l'avantage est sérieux. Pour faire une toile de 30, ne comptant pas le châssis que j'ai, la toile me coûte pas fr. 1,50 (un prix susmentionné) et actuellement avec le châssis 4 fr. Comptez 1 fr. pour le châssis, qui coûte moins, sur chaque toile de 30 cela fait une différence de fr. 1.50 et plus; ce plus va pour le port qui sera de 5 francs. Vois un peu, si tu peux, ce que dit Tasset lorsque tu lui demanderas prix de la pièce, mais ce que je te dis pour le prix de la pièce est ainsi, et tu pourras comparer. Te rappelles-tu dans les petits dessins un pont de bois avec lavoir, une vue de ville dans le fond? Je viens de peindre ce motif-là en grand format. Je dois te prévenir que tout le monde va trouver que je travaille trop vite. N'en crois rien. N'est-ce pas l'émotion, la sincérité du sentiment de la nature, qui nous mène, et si ces émotions sont quelquefois si fortes qu'on travaille sans sentir qu'on travaille, lorsque quelquefois les touches viennent avec une suite et des rapports entre eux comme les mots dans un discours ou dans une lettre, il faut alors se souvenir que cela n'a pas toujours été ainsi, et que dans l'avenir il y aura aussi bien des jours lourds sans inspiration. Donc il faut battre le fer pendant qu'il est chaud et mettre les barres forgées de côté. Je n'ai pas encore la moitié des 50 toiles présentables en public, et il me les faut toutes dans cette année. Je sais d'avance que l'on les critiquera d'hâtives. Je sais aussi que j'espère bien garder mon raisonnement de cet hiver, lorsque nous avons causé d'une association d'artistes. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 92]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Non pas que je garde grande envie ou espoir pour la réaliser, mais cela étant un raisonnement sérieux, reste à garder son sérieux et garder le droit d'y revenir sur cette question. Si Gauguin viendrait pas travailler avec moi, alors je n'ai d'autre ressource pour contrebalancer mes dépenses que mon travail. Cette perspective ne m'effraye que médiocrement. Si la santé ne me trahit pas, j'abattrai mes toiles, et dans le nombre il y en aura qui pourront aller. Je suis presque reconcilié avec le verger qui n'était pas sur châssis et son pendant au pointillé. Dans le nombre ils pourront aller. Seulement je travaille avec moins de mal en pleine chaleur qu'alors au printemps. Bientôt je t'enverrai quelques toiles roulées, et les autres à fur et à mesure que cela soit possible de les rouler. Je voudrais bien doubler la commande pour les blancs de zinc. Ce blanc de zinc est un peu cause que ça sèche si lentement, mais il a d'autres avantages dans les mélanges. Est-ce que cela ne faisait pas plaisir chez Guillaumin cet hiver, d'y trouver le palier et l'escalier même, sans compter l'atelier, tout plein de toiles? Tu comprends dès lors que j'ai une certaine ambition, non pour le nombre de toiles, mais pour que l'ensemble de ces toiles tout de même représente un vrai labeur, de ta part autant que de ma part. Les blés, cela a été une occasion de travailler comme les vergers en fleurs. Et je n'ai que juste le temps pour me préparer pour la nouvelle campagne, celle des vignes. Et entre les deux je voudrais encore faire des marines. Les vergers représentaient le rose et le blanc, les blés le jaune, les marines le bleu. Peut-être que maintenant je vais un peu chercher des verts. Or l'automne, cela donne toute la gamme de la lyre. Je suis bien curieux de savoir ce que fera Gauguin, le principal c'est de ne pas le décourager, je pense toujours que tout son plan n'était qu'une toquade. Sais-tu ce que je voudrais encore te répéter à toi, ceci que mes désirs personnels sont subordonnés à l'intérêt de plusieurs et qu'il me semble toujours qu'un autre pourrait profiter de l'argent, que je dépense seul. Soit Vignon, soit Gauguin, soit Bernard, soit un autre. Et que pour ces combinaisons, même si elles entraineraient mon déplacement, je suis prêt. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 93]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Deux personnes qui s'entendent, ne dépensent, et même trois, pas beaucoup plus qu'un. Pas non plus en couleur. Alors, sans compter le surplus de travaux accomplis, il y aurait pour toi la satisfaction d'en nourrir deux ou trois au lieu d'un. Ceci pour plus tôt ou plus tard. Et pourvu que moi je sois aussi fort que les autres, sachez bien ceci, que difficilement on pourrait être trompé, vu que s'ils font des difficultés pour travailler, je les connais aussi ces difficultés, et je saurais ce qui en était peut-être. Or on aurait parfaitement le droit, et même possiblement le devoir, de pousser au travail. Et voilà ce qu'il faut faire. Si je suis seul, ma foi, je n'y peux rien, j'ai alors moins le besoin de compagnie que celui d'un travail effrêné, et voilà pourquoi hardiment je commande toile et couleurs. Alors seulement je ressens la vie, lorsque je pousse raide le travail. Et en compagnie j'en sentirais un peu moins le besoin, ou plutôt je travaillerais à des choses plus compliquées. Mais isolé je ne compte que sur mon exaltation dans de certains moments, et je me laisse aller à des extravagances alors. Ainsi les toiles que j'ai achetées ici, il n'y a vraiment pas longtemps, sont à peu près toutes couvertes. Lorsque je t'enverrai des toiles roulées, tu pourras peut-être ôter des châssis pas mal de choses sans conséquence. De façon à pouvoir à la fin de l'année, disons en montrer 50 a Pissarro et aux autres. Et le reste, cela c'est des études, qui seront un fonds de renseignements, et ayant bien séchées, on peut les garder en portefeuille ou dans une armoire, sans que cela prenne beaucoup de place. Poignée de main à toi et aux copains, si tu en vois. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
505Mon cher Theo, Je te remercie de ta lettre et du billet de 50 fr. qui y était inclus. Pour l'affaire Tanguy, ne t'en mêle pas. Seulement je te prie de ne pas risquer les nouveaux tableaux chez lui, retire les donc en réponse de ce qu'il t'a présenté un compte et demandé un acompte. Sache que tu as à faire à la femme Tanguy, et sinon si lui | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 94]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
agit comme cela, c'est alors qu'il agit faussement envers moi. Tanguy a encore de moi une étude, que lui-même croyait vendre. Je la lui dois à la rigueur, mais je ne lui dois pas un sou d'argent. Entrer en discussion là-dedans c'est discuter avec la mère Tanguy, ce à quoi nul mortel n'est tenu. Selon eux (les Tanguy) Guillaumin, Monet, Gauguin tous leur devraient de l'argent, est ce vrai ou non?? Dans tous les cas, si eux ne payent pas, pourquoi moi paierais-je? Je regrette d'avoir voulu reprendre de la couleur chez lui pour lui faire plaisir, il peut y compter que dans la suite je ne lui en prendrai plus. Il s'agit avec la mère Tanguy, qui est vénéneuse, de faire sans dire. Je te prie de reprendre mes nouveaux tableaux. Et cela suffit. Le blanc de zinc de Tanguy à raison de 40 centimes est un tant soit peu plus cher que les grands tubes de Tasset à f 1.50, qui contiennent 4 fois autant au moins. Laissez à Tanguy l'étude qu'il a d'Asnières, une berge de la Seine - à la rigueur elle est à lui, mais fous-le à la porte après, et sans grâce. Si tu donnais un àcompte, mais ce serait reconnaître une dette que j'ose nier. Jamais, ne te laisse pas prendre donc. La seule chose que réellement je dois c'est à Bing. Dans ce sens qu'il y a encore des japonaiseries en commission pour 90 francs. Si pourtant l'on compte que souvent j'ai envoyé des gens chez Bing directement, il vaut mieux que Bing nous laisse cela, et même si j'étais encore là pour m'en occuper, je voudrais augmenter le dépôt de façon à pouvoir faire des affaires un peu plus importantes là-dedans. Et si je ne demande pas de commission à Bing, c'est justement qu'en cas de réclamations j'en parlerais. Ceci pour te dire que d'autres réclamations seraient probablement de nulle valeur. Je me concentre pour faire valoir un peu mes tableaux en ce moment. Tu sais que je n'ai qu'un seul moyen pour arriver à ce but, c'est de les faire. Mais je me dis que si j'arrive à faire 50 études à 100 fr. cette année, j'aurai dans un certain sens pas fait une grande injustice en mangeant et en buvant comme si cela était un droit. Or c'est assez raide, car quoique j'aie dans ce moment une trentaine d'études peintes, je ne les compte pas tous à ce prix-là. Tout de même il doit y en avoir dans le nombre. Mais les frais d'exécution me rendent très très pauvre malgré tout cela, je n'insisterais pas, si on ne venait pas ainsi que l'ami (?) Tanguy | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 95]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
demander des àcomptes, alors que la dette est une douteuse infiniment. Tout l'argent que tu pourrais avoir disponible dans ce but, ma foi j'en aurais le plus grand besoin. Je me prive moi de bien des choses, pas que je considère cela comme un malheur, mais je considère que mon argent dont j'aurai besoin dans l'avenir, dépend un peu de la vigueur de mes efforts d'à présent. On m'a chicané à la poste que les dessins que je t'envoyais étaient trop grands pour être expédiés de cette façon. J'en ai deux grands nouveaux. Lorsqu'il y en aura 6 je les enverrai sur rouleau par chemin de fer. Je me dis que si les études ont du mal à sécher ici dans la chaleur, à plus forte raison cela aurait du mal à sécher chez toi, ce qui me fait retarder l'envoi. J'en ai gratté une grande d'étude peinte, un jardin des oliviers, avec une figure de Christ bleue et orangé, un ange jaune. Un terrain rouge, collines vertes et bleues. Oliviers aux troncs violets et carminés à feuillage vert, gris et bleu. Ciel citron. Je l'ai grattée parce que je me dis qu'il ne faut pas faire des figures de cette portée sans modèle. Certes il vaudrait aussi selon moi mieux que Gauguin vienne ici, pour cette raison de l'hiver à venir. Toujours pas de réponse de Russell. Ce Bock reste avec Mc. Knight, et il travaille fort paraît-il, mais n'ai encore rien vu. C'est un garçon dont l'extérieur me plaît beaucoup, figure en lame de rasoir, yeux verts, avec cela de la distinction. Mc. Knight paraît très vulgaire à côté de lui. Après ce que tu me dis de lui je vais le voir cet après-midi. J'ai lu que Bing donne une exposition japonaise et publie une revue sur l'art japonais. As-tu vu cela? Je trouve terrible par moments de ne pas pouvoir prendre un tas de japonaiseries encore. Enfin il faut plutôt chercher à en faire soi-même. As-tu lu le livre de Loti, Mme Chrysantème? Très intéressant. Je dois te dire aujourd'hui absolument la même chose que jeudi dernier, la fin semaine sera très raide, si tu peux envoyer ta prochaine lettre un au deux jours plus tôt tant mieux. As-tu pu trouver ce livre A. Cassagne A.B.C.D. du dessin? réellement j'en aurais besoin. Il faudrait certes que Mourier en achète un pour lui. J'écrirai encore à Russell, tout en considérant que je ferais mieux d'attendre sa réponse. Mais enfin, écrirai ce soir, et c'est justement pourquoi | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 96]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
je vais voir ses amis Mac. Knight et Bock pour pouvoir parler d'eux et d'avoir une occasion de lui dire quelque chose avant qu'il ne m'ait répondu. Si les 4 autres dessins que j'ai en tête sont comme les deux premiers que j'ai, alors tu auras le résumé d'un bien beau coin de Provence. C'est bien bon à Guillaumin d'être venu voir, j'en suis très sensible, mais moi je suis en somme mécontent de tout cela que je fais. Pourquoi changer beaucoup d'endroit? Lorsque je reverrai les vergers ne serais-je pas mieux aguerri, ne sera-ce pas comme une chose nouvelle, la nouvelle attaque à la nouvelle saison au même sujet? Et ainsi pour toute l'année, pour la moisson, pour les vignes, pour tout. Je voudrais t'envoyer les 30 études dans ce moment pour que peut-être cela facilite les frais à trouver pour la venue de Gauguin. C'est très bien ce qu'a fait Schoeffenecker. Et le père Thomas, il devrait bien acheter pour cent francs à moi ou à Gauguin, alors on y serait presque. Qu'est-ce que l'exposition Bing? Si tu y verrais leur gérant, dis-lui que je suis ici, et que je demande qu'il me laisse mon dépôt tranquille, et que si j'étais là je me donnerais davantage de mal pour lui. Les Lautrec viennent d'arriver, je les trouve beaux. A bientôt, je t'écris encore de ces jours-ci, mais ne donne pas dans le trac de la femme Tanguy, car c'est pas juste et cela me fait du chagrin que le père Tanguy agisse ainsi. Sois en sûr que si je lui devais, je le dirais, mais il y a d'autres conditions, soit celle que je ne lui payerai jamais en argent, et qu'il a droit sur les tableaux encore rien qu'à l'améable. t.à.t. Vincent.
Fais-y bien attention que Bernard aura la même histoire avec les Tanguy, mais pire. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
506Mon cher Theo, Je rentre d'une journée à Mont Majour, et mon ami le sous-lieutenant m'a tenu compagnie. Nous avons alors à nous deux exploré le vieux jardin, et y avons volé d'excellentes figues. Si c'eut été plus grand, cela eut fait penser au Paradou de Zola, de grands roseaux, de la vigne, du lierre, des figuiers, des oliviers, des grenadiers aux fleurs grasses du plus vif orangé, des cyprès centenairs, des frênes et des saules, des chênes de roche, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 97]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
des escaliers démolis à demi, des fenêtres ogivales en ruïnes, des blocs de blanc rochers couverts de lichen, et des pans de murs écroulés épars ça et là dans la verdure; j'en ai encore rapporté un grand dessin, non pas du jardin cependant. Cela me fait 3 dessins, lorsque j'en au rai demi-douzaine, les enverrai. Hier j'ai été à Fontvieilles pour faire une visite à Bock et à Mc. Kn., seulement ces messieurs étaient partis pour 8 jours pour un petit voyage en Suisse. Je crois que la chaleur me fait toujours du bien, malgré les moustiques et les mouches. Les cigales - non pas celles de chez nous, mais des comme ceci, on les voit sur les albums japonais, puis des cantharides dorées et vertes en essaim sur lesoliviers. Ces cigales (je crois que leur nom est cicada) chantent aussi fort qu'une grenouille. J'ai encore pensé que si tu veux te rappeler que j'ai fait le portrait du père Tanguy, qu'il a encore celui de la mère Tanguy (qu'ils ont vendu), de leur ami (il est vrai que ce dernier portrait m'a été payé 20 francs par lui), que j'ai acheté sans rabais pour 250 francs de couleur chez Tanguy, sur lesquelles naturellement il a gagné, qu'enfin je n'ai pas moins été son ami que lui n'ait été le mien. j'ai les plus graves raisons pour douter de son droit de me réclamer de l'argent; lequel se trouve vraiment réglé par l'étude qu'il tient encore de moi, à plus forte raison puisqu'il y a condition bien expresse qu'il se payerait sur le vente d'un tableau. Xantippe, la mère Tanguy et d'autres dames ont par un caprice étrange de la nature, le cerveau en silex ou pierre à fusil. Certes ces dames sont bien davantage nuisibles dans la société civilisée dans laquelle elles circulent, que les citoyens mordus par des chiens enragés, qui habitent l'institut Pasteur. Aussi le père Tanguy | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 98]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
aurait mille fois raison de tuer sa dame ..mais il ne le fait pas plus que Socrate .... Et pour ce motif le père Tanguy a plutôt des rapports - en tant que la résignation et la longue patience - avec les antiques chrétiens, martyrs et esclaves, qu'avec les modernes maquereaux de Paris. N'empêche qu'il n'y existe aucune raison pour lui payer 80 francs, mais il y existe des raisons pour ne jamais se fâcher avec lui, même si lui se fâcherait, lorsque comme de juste dans ce cas on le fout à la porte, ou au moins l'envoie carrément promener. J'écris à Russell en même temps, nous savons probablement, n'est-ce pas, que les Anglais, les Yankées etc. ont ceci en commun avec les Hollandais que leur charité ............ est très chrétienne. Or nous autres n'étant pas de très bons chrétiens ... Voilà ce que je ne peux m'empêcher de penser en écrivant encore une fois. Ce Bock a un peu la tête d'un gentilhomme flamand du temps du compromis des nobles, du temps du Taciturne et du Marnix. Cela ne m'étonnerait pas du tout qu'il fusse bon. J'ai écrit à Russell, que pour notre échange je lui enverrais mon envoi roulé directement chez lui, si je savais qu'il fût à Paris. De cette façon il doit bien en tout cas me répondre de ces jours-ci. Maintenant il me faudrait bientôt encore de la toile et de la couleur. Seulement je n'ai pas encore l'adresse de cette toile à 40 francs les 20 mètres. Je crois bien faire en travaillant surtout les dessins dans ce moment, et de faire de façon d'avoir de la couleur et de la toile en réserve pour le moment où Gauguin viendra. Je voudrais bien qu'avec la couleur on eut aussi peu à se gêner qu'avec la plume et le papier. Parce que j'ai peur de gâcher de la couleur je rate souvent une étude peinte. Avec le papier, si ce n'est pas une lettre que j'écris mais un dessin que je fais, ça ne rate guère, autant de feuilles Whatman autant de dessins. Je crois que si j'étais riche je dépenserais moins que maintenant. Enfin, le père Martin dirait: alors il faut se faire riche, et il a bien raison, ainsi que pour le chef-d'oeuvre. Te rappelles-tu dans Guy de Maupassant le monsieur chasseur de lapins et autre gibier, qui avait si fort chassé pendant 10 ans et s'était tellement éreinté à courir après le gibier, qu'au moment | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 99]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
où il voulait se marier il ne bandait plus, ce qui lui causait les plus grandes inquiétudes et consternations. Sans être dans le cas de ce monsieur en tant que quant à devoir ou vouloir me marier, quant au physique je commence à lui ressembler. Selon l'excellent maître Ziem, l'homme devint ambitieux du moment qu'il ne bande plus. Or si cela m'est plus ou moins égal de bander ou pas, je proteste lorsque cela doit fatalement me mener à l'ambition. Il n'y a que le plus grand philosophe de son temps et de son pays et par conséquent de tous les pays et de tout les temps, l'excellent maître Pangloss - qui pourrait - s'il était là, me renseigner et me tranquilliser l'âme. Voilà - la lettre pour Russell est sous enveloppe, et j'ai écrit comme je pensais. Je lui ai demandé s'il avait des nouvelles de Reid, et je te fais la même question. J'ai dit à Russell qu'il avait pleine liberté de prendre ce qu'il voudrait, aussi dans le premier envoi. Et que j'attendais seulement réponse catégorique, pour savoir si chez lui ou chez toi il voulait choisir, que dans le premier cas s'il voulait les voir chez lui, tu lui enverrais aussi quelques vergers et que tu ferais reprendre le tout, son choix fait. Donc il ne peut rien dire à cela. S'il ne prend pas de Gauguin c'est qu'il ne peut pas. S'il peut le faire, je serais porté à espérer qu'il le fera; je lui ai dit que si j'osais insister sur un achat, ce n'était pas que sans lui la chose ne se ferait pas, mais que G. ayant été malade, et étant donné la complication de ce qu'il avait été au lit et devait payer son médecin, la chose était un peu lourde pour nous, et que nous étions d'autant plus porté à trouver amateur pour un tableau. Je pense beaucoup à Gauguin, et aurais beaucoup d'idées pour des tableaux et pour le travail en général. J'ai actuellement une femme de ménage qui pour 1 franc me balaye et lave la maison 2 fois par semaine, je fonde de grandes espérances sur elle pour pouvoir y compter qu'elle nous fera les lits, si nous nous décidons à coucher chez nous. D'autre part il y a une combinaison possible avec le bonhomme où je loge actuellement. Enfin on cherchera à travailler à ce que ce soit en somme une économie au lieu d'une dépense. Comment va ta santé maintenant? Vois-tu encore Gruby? Ce que tu disais de cette conversation | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 100]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
à la Nouvelle Athènes est intéressant. Tu connais bien le petit portrait de Desboutin, qu'a Portier? C'est certes un étrange phénomène que tous les artistes, poètes, musiciens, peintres, soient materiellement des malheureux - les heureux aussi - ce que dernièrement tu disais de Guy de Maupassant le prouve une fois de plus. Cela remue la question éternelle: la vie est-elle toute entière visible pour nous, ou bien n'en connaissons-nous avant la mort qu'un hémisphère? Les peintres - pour ne parler d'eux - étant morts et enterrés, parlent à une génération suivante ou à plusieurs générations suivantes par leurs oeuvres. Est-ce la tout ou y a-t-il même encore plus? Dans la vie du peintre peut-être la mort n'est pas ce qu'il aurait de plus difficile. Moi je déclare ne pas en savoir quoi que ce soit, mais toujours la vue des étoiles me fait rêver, aussi simplement que me donnent à rêver les points noirs représentant sur la carte géographique villes et villages. Pourquoi me dis-je, les points lumineux du firmament nous seraient-elles moins accessibles que les points noir sur la carte de France? Si nous prenons le train pour nous rendre à Tarascon ou à Rouen, nous prenons la mort pour aller dans une étoile. Ce qui est certainement vrai dans ce raisonnement, c'est qu'étant en vie, nous ne pouvons pas nous rendre dans une étoile, pas plus qu'étant morts, nous puissions prendre le train. Enfin il ne me semble pas impossible que le cholera, la gravelle, la phtisie, le cancer, soient des moyens de locomotion céleste, comme les bateaux à vapeur, les omnibus et le chemin de fer en soient de terrestres. Mourir tranquillement de vieillesse serait y aller à pied. Pour le moment je vais me coucher, car il est tard et je te souhaite bonne nuit et bonne chance. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
507Mon cher Theo, Bien merci de ta lettre, du billet de 50 fr. et de l'envoi Tasset couleurs et toiles qui vient d'arriver. Il y avait joint sa facture, qui monte à fr. 50,85 ce qui m'a permis de vérifier ses prix et de les comparer aux prix d'Edouard. Il reste considérable- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 101]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ment en dessous d'Edouard, ce qui joint au 20% de remise fait qu'il n'y a pas à se plaindre de lui. Maintenant sa toile à f 4,50 je serai probablement à même d'en savoir le prix de première main par pièce. Maintenant ta lettre m'apprenait une grosse nouvelle, que Gauguin accepte la proposition. Certes le mieux serait qu'il filât tout droit ici au lieu de s'y démerder, peut-être s'emmerdera-t-il en venant à Paris avant. Peut-être aussi qu'avec les tableaux qu'il apportera, il y fera une affaire, ce qui serait très heureux. Ci-joint la réponse. Je tiens seulement à dire ceci, que non seulement je me sens enthousiaste pour peindre dans le midi, mais même également dans le nord, me sentant mieux quant à la santé qu'il y a 6 mois. Si donc c'est plus sûr d'aller en Bretagne, où on est en pension pour si peu - au point de vue des dépenses je suis décidément prêt à revenir vers le nord. Mais pour lui aussi cela doit être bien de venir dans le midi. Surtout puisque dans 4 mois déjà on aura l'hiver dans le nord. Et ceci me semble si certain que deux personnes ayant absolument le même travail doivent, si les circonstances empêchent de dépenser davantage, pouvoir vivre chez eux avec du pain, du vin et enfin tout le reste qu'on voudra y ajouter. La difficulté c'est de manger seul chez soi. Ici les restaurants sont chers parce que tout le monde mange chez soi. Certainement que les Ricard et pas les Leonard du Vinci non plus ne sont pas moins beaux, parce qu'il y en a peu, d'autrepart les Monticelli, les Daumier, les Corot, les Daubigny, et les Millet ne sont pas laids parce qu'ils sont faits dans bien des cas avec une rapidité très grande et que relativement il y en ait beaucoup. Pour les paysages je commence à trouver que de certains, faits encore plus vite que jamais, sont les meilleurs dans ce que je fais. Ainsi celui dont je t'ai envoyé le dessin, la moisson et les meules aussi, il est vrai que je suis obligé de retoucher le tout pour régler un peu la facture, pour harmoniser la touche, mais dans une seule longue séance tout le travail essentiel a été fait, et je l'épargne le plus possible en revenant dessus. Mais lorsque je reviens d'une séance comme ça, je t'assure que j'ai le cerveau si fatigué, que si ce travail-là se renouvelle souvent, comme cela a été lors de cette moisson, je deviens absolument abstrait et incapable d'un tas de choses ordinaires. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 102]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Dans ces moments-là la perspective de ne pas être seul ne m'est pas désagréable. Et bien bien souvent je pense à cet excellent peintre Monticelli, qu'on a dit si buveur et en démence, lorsque je me vois revenir moi-même d'un travail mental pour équilibrer les 6 couleurs essentielles, rouge - bleu - jaune - orange - lilas - vert. Travail et calcul sec et où on a l'esprit tendu extrêmement, comme un acteur sur la scène dans un rôle difficile, où l'on doit penser à mille choses à la fois dans une seule demi-heure. Après, la seule chose qui soulage et distrait, dans mon cas comme dans d'autres, c'est de s'étourdir en buvant un bon coup ou en fumant très fort. Ce qui est sans doute peu vertueux, mais c'est pour revenir à Monticelli. Je voudrais bien voir un buveur devant une toile ou sur les planches. Naturellement c'est un trop grossier mensonge tout ce conte méchant et jésuitique de la Roquette sur Monticelli. Monticelli coloriste logique, capable de poursuivre les calculs les plus ramifiés et subdivisés relatives aux gammes de tons qu'il équilibrait, certes à ce travail surmenait son cerveau, comme aussi Delacroix et Richard Wagner. Mais si lui a peut-être bu c'est qu'étant - Jongkind aussi - plus fort au physique que Delacroix, et plus tourmenté physiquement (Delacroix était plus riche) alors c'était - je serais moi pour un bien porté à croire - que s'ils ne l'avaient pas fait, leur nerfs révoltés leurs auraient joué d'autres tours. Ainsi Jules et Edmond de Goncourt disent mot à mot ceci: ‘nous prenions du tabac très fort pour nous abrutir’ dans la fournaise de la conception. Ne crois donc pas que j'entretiendrais artificiellement un état fievreux, mais sache que je suis en plein calcul compliqué, d'ou résultent vite l'une après l'autre des toiles faites vites, mais longtemps calculé d'avance. Et voilà lorsqu'on dira que cela est trop vite fait, tu pourras y répondre qu'eux ils ont trop vite vu. D'ailleurs je suis maintenant en train de repasser un peu sur toutes les toiles, avant de te les envoyer. Mais pendant la moisson mon travail n'a pas été plus commode que celui des paysans, qui font cette moisson eux-mêmes. Loin de m'en plaindre c'est justement alors que dans la vie artistique, quand bien même qu'elle ne soit pas la vraie, je me sens presqu'aussi heureux que je pourrais l'être dans l'idéal la vraie vie. Si tout va bien, et que Gauguin s'en trouve bien de se mettre avec | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 103]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
nous, on peut rendre la chose plus sérieuse en lui proposant de mettre tous ses tableaux en commun avec les miens, pour partager profits ou pertes. Mais cela ne se fera pas, ou cela se fera tout seul, selon qu'il trouve bien ou mal ma peinture, aussi selon oui ou non nous fassions des choses en collaboration. Maintenant faudra écrire à Russell, et je vais presser mon échange avec lui. Il faudra travailler raide pour chercher à vendre quelque chose de mon côté pour aider aux dépenses, mais ayons courage malgré les difficultés, en travaillant pour sauvegarder la vie des artistes, nous aurons du feu dans les os. Poignée de main, je t'écris encore bientôt, je vais pour 2 ou 3 jours en Camargue pour y faire des dessins. Bien que tu fais venir la soeur. t.à.t. Vincent.
J'écrirai un de ces jours-ci à Mourier, tu liras la lettre, tu verras de quelle façon je causais avec lui - je vois le dessin d'ici!!! la tête à la Delaroche. Prends encore un peu de patience avec M. il traverse peut-être une crise. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
508Mon cher Theo, Le travail me tient tellement, que je ne peux pas arriver à écrire. J'aurais bien encore voulu écrire à Gauguin, car je crains qu'il ne soit plus malade qu'il ne dit, sa dernière lettre au crayon en avait tellement l'air. Dans ce cas que faire, je n'ai pas encore de réponse de Russell. Hier j'étais au soleil couchant dans une bruyère pierreuse où croissent des chênes très petits et tordus, dans le fond une ruine sur la colline, et dans la vallon du blé. C'était romantique, on ne peut davantage, à la Monticelli, le soleil versait des rayons très jaunes sur les buissons et le terrain, absolument une pluie d'or. Et toutes les lignes étaient belles, l'ensemble d'une noblesse charmante. On n'aurait pas du tout été surpris de voir surger soudainement des cavaliers et des dames, revenant d'une chasse au faucon, ou d'entendre la voix d'un vieux troubadour provençal. Les terrains semblaient violets, les lointains bleus. J'en ai rapporté une étude d'ailleurs, mais qui reste bien en dessous de ce que j'avais voulu faire. Tasset l'autre jour n'avait pas envoyé assez de blanc de zinc. Je m'en trouve très bien de l'employer, mais il | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 104]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
a le désavantage de sécher très lentement, ainsi par exemple les études faites à Stes. Maries ne sont pas encore sèches. J'avais compté aller dans la Camargue, mais le vétérinaire qui aurait dû venir me prendre pour faire sa tournée avec lui, m'a laissé en plan. Cela m'est assez égal, vu que je n'aime que médiocrement les taureaux sauvages. C'est à ma stupéfaction que j'aperçois déjà le fond de mon portemonnaie, il est vrai que j'ai eu mon mois de loyer à payer. Il faut bien savoir, que si j'en abstrais la nourriture et le logement, tout le reste de mon argent s'en va encore dans les toiles. En somme celles-ci nous reviennent assez chères, sans compter le mal qu'elles donnent. Pourtant j'ose espérer qu'un jour l'argent qu'on dépense, revien- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 105]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dra en partie et si j'avais davantage de l'argent, j'en dépenserais davantage encore pour chercher à faire des colorations bien riches. Voici un motif nouveau - un coin de jardin avec des buissons en boule et un arbre pleureur, et dans le fond des touffes de lauriers roses. Et le gazon qu'on vient de faucher avec les longues trainées de foin qui sèche'au soleil, un petit coin de ciel bleu vert dans le haut. Je suis en train de lire du Balzac: César Birotteau, je te l'envoie lorsque je l'aurai fini - je crois que je vais relire le tout de Balzac. En venant ici j'avais espéré qu'il y aurait à faire des amateurs ici, jusqu'ici je n'ai pas avancé d'un seul centimètre dans le coeur des gens. Maintenant Marseille? je ne sais, mais cela pourrait bien être rien qu'une illusion. En tout cas j'ai cessé de spéculer un peu là-dessus. Un grand nombre de journées se passe donc sans que je dise un mot à personne, que pour demander à diner ou un café. Et cela a été ainsi dès le commencement. Jusqu'à présent la solitude ne m'a pourtant pas beaucoup gêné, tellement j'ai trouvé intéressant le soleil plus fort et son effet sur la nature. Ecris-moi, si tu peux, un jour au deux jours plus tôt, la fin semaine sera un peu raide. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
509Mon cher Theo, Je viens de t'expédier par la poste un rouleau contenant 5 grands dessins à la plume. Tu as un 6me de cette serie de Mont-Majour - un groupe de pins très sombre et la ville d'Arles dans le fond. Ensuite j'espère y ajouter une vue d'ensemble de la ruine (dans les petits dessins tu en as un croquis hâtif). Ne pouvant pas dans ce moment où nous entamons la combinaison avec Gauguin être utile du côté argent, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour montrer par le travail que je prends la chose à coeur. Selon moi les deux vues de la Crau et de la campagne du côté des bords du Rhône, sont ce que j'ai fait de mieux de ma plume. Thomas les veut-il par hasard, il ne les peut pas avoir à moins de 100 fr. pièce. Dussé-je lui donner les trois autres comme cadeau dans ce cas, puisque nous sommes pressés d'avoir de l'argent. Mais nous ne pouvons les donner à moins, cela coûte cela. Et tout le monde n'aurait pas la patience de se faire boulotter par les moustiques, de lutter contre cette agaçante contrariété du mistral | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 106]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
continuel, sans compter que j'ai passé les journées dehors avec un peu de pain et de lait, cela étant trop loin pour retourner à tout moment à la ville. Je l'ai déjà plus d'une fois dit combien la Camargue et le Crau, sauf une différence de couleur et de limpidité de l'atmosphère, me fait penser à l'antique Hollande du temps de Ruysdael. Il me semble que ces deux dites de la campagne plate, couvertes de vignes et de champs de chaumes, vue d'en haut, t'en donneront une idée. Je t'assure que j'en suis fatigué de ces dessins, j'ai commencé une peinture aussi, mais pas moyen avec le mistral de la faire, absolument pas possible. Voici maintenant pour cette toile, j'ai comparé la nouvelle toile de Tasset à fr. 4.50 au prix de la même qualité chez Bourgeois, (c'est dans son catalogue, que j'avais déniché le prix de la toile ordinaire 40 fr. les 20 mètres carrés). Eh bien, encore une fois Tasset n'a pas compté plus cher, c'était exactement le même prix. Suit de cela que chez Tasset nous devons pouvoir également avoir la toile ordinaire à 2 francs le mètre carré, et dans la suite nous ferons bien de prendre celle-là, qui pour les études est certes assez bonne. Ecris-moi un petit mot s.v.p. de suite pour savoir si les dessins soient arrivés en bon état, on m'a encore engueulé à la poste que c'était trop grand, et je crains qu'on fasse difficulté à Paris peutêtre. Tout de même ils les ont pris, ce qui m'a fait plaisir, car après la fête du 14 Juillet tu ne seras pas mécontent peut-être de te rafraîchir l'oeil sur l'étendue de cette Crau. Le charme que ces campagnes vastes ont pour moi est bien intense. Aussi je n'ai senti aucun ennui, malgré des circonstances essentiellement ennuyeuses; le mistral et les moustiques. Si une vue fait oublier ces petites misères-là, il faut qu'il y ait quelque chose. Tu vois cependant qu'il n'y a aucun effet, c'est à première vue une carte géographique, un plan stratégique quant à la facture. Je me suis d'ailleurs promené là avec un peintre, qui disait: voilà ce qui serait embêtant à peindre. Seulement voilà bien 50 fois que je vais à Mont Majour pour regarder cette vue plate, ai-je tort? Je m'y suis aussi promené avec quelqu'un qui n'était pas peintre, et comme je lui disais: tiens pour moi cela est beau et infini comme la mer, il répond - et il la connaît la mer, ‘moi j'aime cela mieux que la mer, parce que c'est aussi infini, et pourtant on sent que c'est habité.’ | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 107]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Comme j'en ferais un tableau, si ce sacré vent n'y était pas. C'est là ce qui est désolant ici, quant on plante son chevalet quelque part. Et c'est bien pour cela que les études peintes ne sont pas aussi faites que les dessins; la toile tremble toujours. Pour dessiner cela ne me gêne pas. Est-ce que tu as lu Mme. Chrysanthème? Cela m'a bien donné à penser que les vrais japonais n'ont rien sur les murs, la description du cloitre ou de la pagode où il n'y a rien, (les dessins et curiosités sont cachés dans des tiroirs). Ah c'est donc comme ça qu'il faut regarder une japonaiserie, dans une pièce bien claire, toute nue, ouverte sur le paysage. Veux-tu en faire l'épreuve avec ces deux dessins de la Crau et des bords du Rhône, qui n'ont pas l'air japonais et qui peut-être le sont plus que d'autres réellement. Regarde-les dans un café bleu clair, où il n'y ait rien d'autre en tableaux, ou dehors. Il y faudrait peut-être une bordure de roseau comme une baguette. Ici je travaille moi dans un intérieur nu, 4 murs blancs et des pavés rouges par terre. Si j'insiste que tu regardes ces deux dessins ainsi, c'est que je voudrais tant te donner une idée vraie de la simplicité de la nature d'ici. Enfin, à cause de Gauguin, si on montrait les dessins, aussi la moisson et le Zouave, à Thomas? Poignée de main, et merci des 12 tubes blanc de zinc que Tasset vient d'envoyer. Je suis curieux si Mourier se rappellera des endroits. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
510Mon cher Theo, Je te remercie beaucoup de ta lettre et du billet de 100 francs qu'elle contenait. Maintenant j'approuve ton idée de régler une fois le compte avec Bing, et à cet effet je te renvoie cinquante francs. Seulement ce serait il me semble une erreur ‘d'en finir’ avec Bing, ah non, au contraire je ne serais pas étonné que Gauguin comme moi désirera en avoir ici de ces crépons. Fais donc comme bon te semblera pour lui payer les 90 francs du dépôt en plein et reprendre ensuite pour 100 francs en plein. Ou bien Bing remplacera la marchandise que représentent les 50 francs ci-inclus seulement. Si c'était possible, les crépons qui sont chez nous étant tous beaux, mieux vaudrait reprendre le dépôt complet. Nous les avons à si bon marché, et nous pouvons faire plaisir à tant d'artistes avec, qu'enfin il faut garder ce que nous | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 108]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
avons de faveur chez le père Bing. Moi j'ai été chez lui 3 fois à nouvel an pour régler, alors pour cause d'inventaire probablement, j'ai trouvé la maison fermée. Or un mois plus tard, avant mon départ, je n'avais plus l'argent et j'avais encore donné pas mal de japonaiseries à Bernard, alors que j'ai fait les échanges avec lui. Seulement prends donc aussi les Hokousai 300 vues de la montagne sainte, et les scènes de moeurs. Il y a chez Bing un grenier, là il y a un tas de 100 mille crépons paysages, figures, crépons anciens aussi. Il te laissera un dimanche choisir toi-même, alors prends pas mal d'anciennes feuilles aussi. Il t'en ôtera quelques-uns en collationnant mais il t'en laissera. C'est à ce qui m'a semblé un bien brave homme leur gérant, et bon pour les gens qui sérieusement s'intéressent à la chose. Moi je ne comprends pas pourquoi tu ne tiens pas les belles japonaiseries Boulevard Montmartre. Il t'en donnera en dépôt des plus belles, j'en suis sûr. Mais enfin cela ne me regarde pas, mais à notre dépôt personnel j'y tiens. Fais-toi toutefois remarquer que nous n'y gagnons rien, que nous nous donnons du mal pour l'affaire, qu'enfin nous sommes quelque fois cause de lui envoyer des gens. Moi j'ai toujours espéré étant à Paris, avoir une salle d'exposition à moi dans un café, tu sais que cela a raté. L'exposition de crépons que j'ai eu au Tambourin a influencé Anquetin et Bernard joliment, mais cela a été un tel désastre. Pour la 2me exposition dans la salle Bd. de Clichy, je regrette moins la peine. Bernard y ayant vendu son premier tableau, Anquetin y ayant vendu une étude, moi ayant fait l'échange avec Gauguin, tous nous avons eu quelque chose. Si Gauguin voudrait, nous ferions une exposition Marseille tout de même. Mais pour les Marseillais faut pas s'y fier plus que sur Paris. Mais je t'en prie garde le dépôt Bing, l'avantage est trop grand. J'y ai plutôt perdu que gagné, quant à l'argent, bon mais cela m'a donné occasion de voir beaucoup de japonaiseries tranquillement et longtemps. Ton appartement ne serait pas ce qu'il est sans les japonaiseries continuellement. Maintenant les crépons nous coûtent 3 sous pièce, pour 100 francs, si nous payons les 90 francs, en outre que tout ce qu'il y a nous reste, on aura un nouveau stock de 650 crépons. Ou pour les francs ci-inclus la moitié. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 109]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je n'avais pas compté ce mois-ci sur un billet de 100 dans ceux de 50, te sachant aux prises avec l'affaire Gauguin et la venue de la soeur. Donc je m'en tirerai comme cela ce mois-ci. Je travaille à des dessins pour Bernard pour qu'il m'envoie des siens. Je veux volontiers changer à Tanguy ses fleurs contre une nouvelle étude, s'il désespère des fleurs. Justement de ces fleurs nous n'en avons plus guère, mais son compte est aussi absurde qu'un facture que je monterais de mon côté dans ces termes-ci;
Le règlement de ce compte n'est pas pressé, toutefois un àcompte me serait agréable. Donc suffit. Poignée de main, t.à.t. Vincent.
Dites donc pour ce livre de Cassagne, la difficulté d'en trouver l'éditeur, si toutefois il y en a, sera vite finie si je te dis que l'A.B.C.D. du dessin par A. Cassagne est le texte (se vendant séparément, je crois au prix de 5 francs) du ‘Dessin pour tous’ par Cassagne, les 100 cahiers que tu connais sans aucun doute. Or j'y ai réfléchi que le livre doit être chez le même éditeur que les cahiers. Je t'ai expédié rouleau de dessins. Si tu allais voir Thomas avec ceux-ci en y ajoutant les (je crois qu'il y en a 4) autres dessins même format, peut-être trouverions-nous quelques sous chez le père Thomas, si tu lui expliques les raisons assez exceptionnelles qu'il y a dans ce moment pour que l'on désire faire une affaire. Encore Thomas pourrait-il prendre quelque chose à Gauguin, s'il sait la combination que nous avons en train. Si tu payes le premier dépôt en plein, pourquoi ne demanderions nous pas 200 francs en commissions au lieu de moins. En tout cas faut aucunement cesser le dépôt. Tout mon travail est un peu basé sur la japonaiserie, et si je me suis tu là-dedans envers Bing, c'est que je crois qu'après mon voyage dans le midi je pourrai reprendre la chose peut-être plus sérieusement. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 110]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
L'art japonais en décadence dans sa patrie, reprend racine dans les artistes français impressionistes. C'est ce côté pratique pour les artistes, qui m'intéresse nécessairement plus que le commerce des japonaiseries. Toutefois ce commerce est intéressant, à plus forte raison à cause de la direction que tend à prendre l'art français. Ecris-moi un petit mot si les dessins t'arrivent en bon état. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
511Mon cher Theo, Tu auras déjà reçu ma lettre de ce matin, où j'avais inclus billet 50 fr. pour Bing, et c'est encore sur cette affaire Bing que je voulais t'écrire! C'est que nous ne savons pas assez en japonaiserie. Heureusement nous savons davantage dans les Japonais français, les impressionistes. Cela est certes l'essentiel et le principal. Donc la japonaiserie proprement dite, déjà casée dans les collections, déjà introuvable au Japon même, devient secondaire d'intérêt. Mais n'empêche que si j'avais un seul jour dans lequel je pourrais revoir Paris, je passerais chez Bing pour aller voir justement les Hokousaï et d'autres dessins de la vraie période. Ce que d'ailleurs Bing lui-même me disait, lorsque j'admirais tant les crépons ordinaires, que plus tard je verrais qu'il y a encore autre chose. Le livre de Loti, Mme. Chrysantème, m'a appris ceci: les appartements y sont nus, sans décorations et ornements. Et justement cela a réveillé ma curiosité pour les dessins excessivement synthétiques d'une autre période, qui sont probablement à nos crépons à nous, ce qu'un sobre Millet est à un Monticelli. Tu sais assez que moi je ne déteste pas les Monticelli. Pas les crépons en couleur non plus, même lorsqu'on me dit ‘il faut vous deshabituer de cela’. Mais il me parait, au point où nous en sommes, assez indispensable de connaître la qualité sobre équivalente aux Millet incolorés. Cela n'a rien à faire ou peu avec le dépôt proprement dit, qui peut bien rester tel quel. Car moi je ne me fatigue pas de ces figures et paysages-là. Et il en a tant! Si je n'étais pas si tenu et absorbé par le travail, comme j'aimerais à vendre tout ce tas-là. Il n'y a pas beaucoup à y gagner. Voilà pourquoi personne ne s'en occupe. Néanmoins au bout de | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 111]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
quelques années tout cela deviendra bien rare, se vendra plus cher. C'est pour cela qu'il ne faut pas mépriser le petit avantage que nous avons actuellement de fouiller dans des milliers pour faire notre choix. Or si toi-même y donnes tout un dimanche, si tu choisis un nouveau dépôt pour une centaine de francs, tu peux d'avance te dire que ceux-là tu ne les vendras pas, les ayant toi-même choisies, à moins qu'elles ne te déplaisent-tu peux les payer à fur et à mesure toujours en les remplacant - le lot enfin payé à ton aise, tu as toujours autant d'autres en dépôt. Et le résultat est que ce qui nous plaît le mieux dans le tas, demeure chez nous. Car c'est en agissant ainsi que dans ce qu'il y a actuellement chez toi, il y a déjà beaucoup d'anciennes feuilles, qui valent bien déjà 1 franc pièce. Je te prie donc garde les avantages du dépôt, et ne te défais pas des belles feuilles, au contraire nous y gagnons à les augmenter. Il y a des feuilles déjà que nous tenons, qui certes valent 5 francs. Mon dieu je n'ai pas pu comme je voulais, car j'en étais si enthousiaste de ce tas de dix mille crépons à fouiller, que Thoré d'une vente de tableaux hollandais, dans lesquels il y en avait d'intéressants. Ma foi actuellement mon travail m'a pris, je n'y peux plus rien, mais je te recommande le grenier Bing. J'y ai moi-même appris, et j'ai fait apprendre Anquetin et Bernard avec moi. Or il y a encore à apprendre chez Bing, et c'est pourquoi que je t'engage à y garder notre dépôt et entrée dans les greniers et caves, et tu vois combien je suis loin d'y voir une spéculation. Mettons que cela coûte, (je ne crois pas moi que nous y perdions) cela ne coûte pas énormément. Qu'est-ce que fait Reid??? il y aura déjà été pour son compte peutêtre, ainsi que Russell. Je n'ai pas caché qu'il y en avait chez Bing, seulement j'ai dit qu'ils étaient à 5 sous, ce que Bing lui-même m'avait dit, ou plutôt le gérant. Cela, si tu gardes le dépôt, disle lui encore une fois, que nous envoyons les gens directement chez lui souvent, mais que lui doit garder alors ses crépons au prix dit - de 5 sous - pas moins. Je te dis seulement ceci, moi j'ai fouillé dans le tas quatre ou cinq fois, les feuilles chez nous sont le résultat du dépôt plusieurs fois déjà renouvelé. Continuons de la même façon. Cela a été déjà un grand regret pour moi, qui connais un peu le tas, de ne pas avoir payé moi-même au | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 112]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
nouvel an et choisi le nouveau stock moi-même. Car on est ébloui, tellement il y en a. Et dans les autres magasins c'est pas du tout la même chôse, car les gens ont peur d'aller chez Bing, le croyant cher. Or ce que je n'ai pas fouillé c'est la bibliothèque, où il y a des centaines, des milliers de livres reliés. Allez, tu t'en trouveras bien de faire une visite à leur gérant - son nom continue à m'échapper - fais-lui énormément mes excuses s.v.p., seulement dis-lui que trois fois à nouvel an j'étais là pour régler, qu'après est venu mon voyage dans le midi. Puis cela te procurera un Claude Monet et d'autres tableaux, car si toi tu prends le mal pour dénicher les crépons, tu as bien le droit de faire des échanges avec, aux peintres contre des tableaux. Mais en finir avec nos relations avec Bing, oh non cela jamais, l'art japonais c'est quelque chose comme les primitifs, comme les grecs, comme nos vieux Hollandais, Rembrandt, Potter, Hals, v.d. Meer, Ostade, Ruysdael. Cela ne finit pas. Si toutefois moi, je voyais le gérant de Bing, je lui dirais que lorsqu'on se donne du mal à trouver des amateurs pour ses crépons, on y perd sans y songer sa journée, et qu'au bout du compte, quoi qu'on vende ou qu'on ne vende pas, on y perd de l'argent. Et à toi si tu ne veux pas y perdre, je t'engagerais à faire quelques échanges avec les peintres que tu connais, comme Bernard te doit toujours encore une étude à vrai dire. Enfin cela c'est tout naturel, et la difficulté de travailler à Paris! J'ai aujourd'hui envoyé 6 dessins d'après études peintes à Bernard, je lui en ai promis 6 autres, et ai demandé échange de croquis d'après ses études peintes. Voilà encore une fois le général Boulanger qui fait des siennes. Ils ont eu il me semble tous les deux raisons de se battre, ne pouvant pas s'entendre. Comme cela au moins il n'y a pas de stagnation, et ils ne peuvent qu'y gagner tous les deux. Est-ce que tu ne trouves pas qu'il parle très mal Boulanger, il ne fait pas d'effet en paroles du tout. Je le crois pas moins sérieux pour cela, puisqu'il aura l'habitude de se servir de sa voix pour des usages pratiques, pour expliquer des choses aux officiers ou aux gérants des arsenaux. Mais il ne fait pas d'effet du tout en public. C'est tout de même une drôle de ville que Paris, où il faut vivre en se crevant, et où tant qu'on n'est pas à moitié mort, on ne peut rien y foutre et encore! Je viens de lire L'année terrible de Victor | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 113]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Hugo. Là il y a de l'espoir, mais ... cet espoir est dans les étoiles. Je trouve cela vrai et bien dit et beau, d'ailleurs volontiers je le crois aussi. Mais n'oublions pas que la terre est également une planète, par conséquent une étoile ou globe céleste. Et si toutes ces autres étoiles étaient pareilles!!!!! Ce ne serait pas très gai, enfin ce serait à recommencer. Or pour l'art, où on a besoin de temps, ce serait pas mal de vivre plus d'une vie. Et il n'est pas sans charme de croire les grecs, les vieux maîtres hollandais et japonais continuant leur école glorieuse dans d'autres globes. Enfin suffit pour aujourd'hui. Voilà encore un dimanche de surmonté, en t'écrivant, et en écrivant à Bernard, je dois toutefois dire qu'il ne m'a pas paru long. Poignée de main, t.à.t. Vincent.
Si la soeur pouvait encore nous rapporter des gravures sur bois et des choses telles que la mascarade humaine de Gavarni, 100 lithographies, les Charles Keene dont il y en avait bien 200, ce ne serait pas mal. Aussi il y a un bien beau livre Anatomy for artists. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
512Mon cher Theo, Bien merci de ta lettre, qui m'a fait bien plaisir arrivant tout juste au moment où j'étais encore abruti par le soleil et la tension de mener une assez grande toile. J'ai un nouveau dessin d'un jardin plein de fleurs, j'en ai également deux études peintes. Je dois t'envoyer une nouvelle commande de toile et de couleurs assez importante. Seulement elle n'est point pressée. Ce qu'à la rigueur serait pressé, serait plutôt la toile, vu que j'ai un tas de châssis dont j'ai détaché les études et où entre temps je dois remettre d'autres toiles. Tu verras par ce croquisGa naar voetnoot*) le motif des nouvelles études, il y en a une en hauteur et une en largeur du même motif, des toiles de 30. ll y a bien un motif de tableau là-dedans, comme dans d'autres études que j'ai. Et vraiment je ne sais point si jamais je ferai des tableaux | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 114]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
calmes et tranquillement travaillés moi, puisqu'il me semble que cela restera toujours décousu. As-tu des nouvelles de Gauguin, moi je lui ai encore écrit la semaine dernière pour savoir comment allait sa santé et son travail. Pas de réponse de Russell, qui ne doit pas être à Paris à ce que racontait Mc. Knight, qui est revenu avec Bock, toujours silence glacé pour le travail quand ils viennent. Ce que tu dis de Princenhage, c'est vrai que c'est encore une fois la même histoire, mais lorsqu'à la fin des fins le bonhomme n'y sera plus, alors pour son petit cercle ce sera un vide et une désolation de plus. Et même nous autres le sentirions, car il y a quelque chose de navrant dans ce qu'étant plus jeune, on l'a tant vu et on a même été influencé par lui. Alors de voir quelqu'un qu'on a connu très remuant, réduit à un tel état d'impuissance soupçonneuse et de souffrance continuelle, cela ne donne certes pas une idée engageante et gaie de la vie humaine et n'augmente pas la joie de vivre. La mère à Breda doit se faire bien vieille, elle aussi. Involontairement, est-ce l'effet de | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 115]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
la nature si Ruysdaelesque d'ici - je pense assez souvent à la Hollande, et à travers le double éloignement de la distance et du temps écoulé, ces souvenirs ont un certain navrant. Ce que tu écris de Reid, n'est pas bien gai non plus, il parlait tellement à des moments de se faire peintre et de se retirer auprès d'une tante à la campagne, que c'est juste possible qu'il soit en train d'exécuter ce projet-là. Qu'est-ce que dit Maria, mais peut-être a-t-elle également disparue. Je crois tout de même que le vent continuel d'ici doit y être pour quelque chose dans ce que les études peintes ont cet air hagard. Puisque chez Cézanne on voit cela aussi. Ce qui doit faciliter au Japonais de fourrer leurs oeuvres d'art dans des tiroirs et des placards, c'est que l'on peut rouler les kakemonos et non pas nos études peintes, qui finiraient par s'écailler. Rien ne faciliterait davantage chez nous l'emplacement des toiles, que de les faire accepter généralement comme ornements des habitations bourgeoises. Comme anciennement en Hollande. Ainsi ici dans le midi cela ferait rudement bien de voir des tableaux sur les murs blancs. Mais allez y voir - partout des grand médaillons Julien colorés, des horreurs. Et hélas, nous n'y changerons rien à cet état de choses. Pourtant - les cafés, peut-être plus tard on les décorera. A bientôt, poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
513Mon cher Theo, Si j'étais plus jeune, certes je me sentirais envie de proposer au père Boussod de nous envoyer toi et moi à Londres sans salaire autre que 200 francs par mois de credit, mais ta moitié du gain sur les tableaux impressionistes, dont ils pourraient reduire ce salaire de fr. 200. Maintenant, nos carcasses ne sont plus jeunes, et une entreprise d'aller à Londres dénicher de l'argent pour les impressionistes, serait une espèce de chose à la Boulanger, à la Garibaldi, à la Don Quichotte. Et le père Boussod nous enverrait joliment chier d'ailleurs si on le lui proposait comme cela. Seulement j'aimerais encore mieux te voir aller à Londres qu'à New York. Mes doigts de peintre se dégourdissent pourtant, quand bien même | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 116]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ma carcasse se démolit. Et la tête de marchand, de vendeur, métier long à apprendre, aussi gagne en expérience. Dans notre position, comme tu le dis bien - si précaire, n'oublions pas nos avantages et tâchons de garder notre patience pour bien faire et notre clairvoyance. N'est-ce par exemple pas vrai, que dans tous les cas il vaut encore mieux qu'on te dise un jour: va-t-en à Londres, que de te foutre à la porte, sans vouloir de tes services? Je me fais plus vieux que toi, et ce que j'ambitionne, c'est d'être moins à ta charge. Or de cela, s'il n'arrive pas de catastrophe trop obéliscale, et s'il ne survient pas de pluie de crapauds, j'y espère arriver. Je viens encore d'ôter de leurs châssis une trentaine d'études peintes. Si dans les affaires nous ne cherchons que notre moyen d'existence, serait-ce un si grand malheur d'aller à Londres, ou il me semble qu'il y a plus de chance de vendre qu'ailleurs? Dans tous les cas, je me dis que par exemple pour ces trente études que je t'enverrai, tu ne pourras pas en vendre une à Paris. Alors pourtant que comme disait notre oncle de Princenhage ‘tout se vend’. Et dans notre cas, ce que je fais c'est pas vendable comme par exemple les Brochart, mais c'est vendable à ceux qui prennent des choses parce qu'il y a de la nature. Quoi, une toile que je couvre, vaut davantage qu'une toile blanche. Ça - mes prétentions ne vont pas plus loin, n'en doutes pas - mon droit de peindre, ma raison de peindre, pardi, mais je l'ai! Ça ne m'a coûté à moi, que ma carcasse bien démolie, mon cerveau bien toqué pour ce qui est de vivre comme je pourrais et devrais vivre en philantrope. Ça ne t'a coûté à toi, qu'une, mettons, quinzaine de mille francs, que tu m'as avancée. Or ..... il n'y a pas à se foutre de nous. Voilà la fin du raisonnement; envers maitre Boussod garde ton calme et ton aplomb. Et s'ils te parlent de Londres, ne leur dis pas la chose toute crue comme je la mets en tête de cette lettre. Mais tu fais bien de ne pas contredire aux puissances (quelles puissances!) Mon cher frère, si je n'étais pas foutu et toqué par cette sacré peinture, quel marchand je ferais encore avec les impressionistes justement. Mais voilà, je suis foutu. Londres est bon, Londres est juste ce qu'il nous faut, mais hélas je sens ne plus pouvoir | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 117]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ce que j'aurais pu. Mais brisé et tel quel, moi je n'y vois aucun malheur que tu irais à Londres, s'il y a du brouillard, ma foi à Paris cela paraît également augmenter. Ce qu'il y a - en effet - c'est que nous sommes devenus plus âgés et qu'il faille agir selon; tout le reste n'existe point. Or il y a le pour de ce contre, et ... il faudra le faire valoir. A présent que toi non plus aies eu des nouvelles de Gauguin, cela me paraît bien drôle, et je présume qu'il est et malade et découragé. Si tout à l'heure je te rappelais ce que nous coûte la peinture, c'est seulement pour insister sur ce que nous devons nous dire, que nous sommes allés trop loin pour nous retourner en arrière, et pour le reste je n'insiste sur rien. Car à part la vie materielle, quelle chose pourrait m'être nécessaire désormais? Si Gauguin ne peut pas payer sa dette ni payer son voyage, s'il me garantit en Bretagne la vie meilleur marché -pourquoi de mon côté n'irais-je pas chez lui, si nous voulons l'aider? Si lui dit ‘je suis en pleine vie et en plein talent’, pourquoi ne diraisje pas, moi, la même chose? Mais voilà, on n'est pas en pleine finances. Et donc ce qui revient le moins cher, c'est ce qu'il faut faire. Beaucoup de peinture - peu de frais, est le parti qu'il faut prendre. Ceci pour répéter encore une fois, que je laisse là toute préférence pour soit le nord soit le midi. Tous les plans que l'on fait, cela a des arrières racines de difficultés. Comme avec Gauguin cela serait si simple, mais le déplacement, après est-ce qu'il sera content encore? Mais puisque faire des plans ne peut se faire, je ne me préoccupe pas de ce que la position soit précaire. La savoir telle et le sentir, est ce qui nous fait ouvrir les yeux et travailler. Si agissant ainsi, on se fout dedans, moi j'ose en douter, il nous restera quelque chose. Mais quoi je déclare n'en rien prévoir lorsque des gens comme Gauguin, on les voit devant un mur. Espérons qu'il y aura issue pour lui et pour nous. Si je songeais, si je réfléchissais aux possibilités désastreuses, je ne pourrais rien faire, je me jette tête perdue dans le travail, j'en ressors avec mes études; si l'orage en dedans gronde trop fort, je bois un verre de trop pour m'étourdir. C'est être toqué vis-à-vis de ce que l'on devrait être. Mais auparavant je me sentais moins peintre, la peinture devient | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 118]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
pour moi une distraction comme la chasse aux lapins aux toqués, qui le font pour se distraire. L'attention devient plus intense, la main plus sûre. Alors c'est pourquoi j'ose presque t'assurer, que ma peinture deviendra meilleure. Car je n'ai plus que cela. As-tu lu dans de Goncourt, que Jules Dupré aussi leur faisait l'effet d'un toqué? Jules Dupré avait trouvé un bonhomme amateur, qui le payait. Si je pourrais trouver cela, et ne pas tant t'être à charge! Après la crise, que j'ai passé en venant ici, je ne peux plus faire des plans ni rien, je me porte mieux maintenant décidément, mais l'espérance, le désir d'arriver est cassé et je travaille par nécessité, pour ne pas tant souffrir moralement, pour me distraire. Mc. Knight a hier un peu rompu son silence, en disant qu'il aimait beaucoup mes deux dernières études (le jardin de fleurs), et en causant très longtemps. Enfin - mais sais-tu que si tu étais pour ton compte, peut-être serais-tu obligé de chercher des relations anglaises. Ceci pour répéter encore, est ce que ce serait un si grand malheur d'aller à Londres - si toutefois c'était inévitable, faudrait-il se désoler pour cela? Enfin il n'y a pas de comparaison, sauf le climat, c'est infiniment mieux que le Congo. Bonne poignée de main, et bien merci de ta lettre et du billet de 50 fr.
t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
514Mon cher Theo, 29 Juli. Bien merci de ta bonne lettre. Si tu te rappelles la mienne finissait par: nous nous faisons vieux voilà ce qui est, et le reste est imagination, et n'existe point. Or je disais cela plutôt encore pour moi, que pour toi. Et je le disais sentant l'absolue nécessité pour moi d'agir selon, de travailler peut-être pas davantage mais avec conception plus grave. Maintenant tu parles du vide que tu sens parfois, cela c'est juste la même chose que j'ai moi aussi. Considérant si tu veux, le temps où nous vivons comme une renaissance vraie et grande de l'art, la tradition vermoulue et officielle qui est encore debout, mais qui est impuissante et fainéante au fond, les nouveaux peintres seuls, pauvres, traités comme des fous, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 119]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et par suite de ce traitement le devenant réellement au moins en tant que quant à leur vie sociale. Alors sache que toi tu fais absolument la même besogne que ces peintres primitifs, puisque tu leur fournis de l'argent, et que tu leur vends leurs toiles, ce qui leur permet d'en produire d'autres. Si un peintre se ruine le caractère en travaillant dur à la peinture, qui le rend stérile pour bien des choses, pour la vie de famille etc. etc. Si conséquemment il peint non seulement avec de la couleur mais avec de l'abnégation et du renoncement à soi, et le coeur brisé -ton travail à toi non seulement ne t'est pas payé non plus, mais te coûte exactement comme à un peintre cet effacement de la personnalité, moitié volontaire, moitié fortuit. Ceci pour dire que si tu fais de la peinture indirectement, tu es plus productif que par exemple moi. Plus que tu deviens fatalement marchand, plus tu deviens artiste. De même que j'espère bien être dans le même cas ... plus que je deviens dissipé, malade, crûche cassée, plus moi aussi je deviens artiste, créateur, dans cette grande renaissance de l'art de laquelle nous parlons. Ces choses certes sont ainsi, mais cet art éternellement existant, et cette renaissance, ce rejeton vert sorti des racines du vieux tronc coupé, ce sont des choses si spirituelles, qu'une certaine mélancolie nous demeure en y songeant qu'à moins de frais on aurait pu faire de la vie, au lieu de faire de l'art. Tu devrais bien, si tu peux, me faire sentir que l'art est vivant, toi qui aimes peut-être l'art plus que moi. Je me dis que cela tient non pas à l'art mais à moi, que le seul moyen de me retrouver d'aplomb et serein est de faire mieux. Et nous revoilà à la fin de ma dernière lettre, je me fais vieux, ce n'est que de l'imagination si je croirais que l'art est une vieillerie. Maintenant si tu sais ce que c'est qu'une ‘mousmé’ (tu le sauras lorsque tu auras lu Madame Chrysanthème de Loti), je viens d'en peindre une. Cela m'a coûté toute ma semaine, je n'ai rien pu faire d'autre chose, ayant encore été pas trop bien portant. Voilà ce qui m'embête, si j'avais été bien portant, j'aurais sabré entre temps encore des paysages, mais pour mener bien ma mousmé je devais réserver ma puissance cérébrale. Une mousmé est une fille japonaise - provençale dans ce cas - de 12 à 14 ans. Cela fait 2 figures, le zouave et elle, que j'ai. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 120]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ménage ta santé, prends des bains surtout si Gruby t'en commande, car tu verras dans 4 ans, lesquels j'ai de plus que toi, combien ta santé relative est nécessaire pour pouvoir travailler. Or nous qui travaillons de la tête, notre seule et unique ressource pour ne pas être trop vite finis, c'est la rallonge factice d'une hygiène moderne rigoureusement suivie, pour autant que nous puissions la supporter. Car moi pour un ne fais pas tout ce que je devrais faire. Et un peu de bonne humeur vaut mieux que le reste des remèdes. J'ai une lettre de Russell. Il dit qu'il m'aurait écrit avant, si ce n'était que son déménagement à Belle Isle l'avait absorbé. Il est là maintenant, et dit que cela lui fera plaisir, si tôt ou tard j'y vienne passer quelque temps. C'est toujours encore qu'il veut refaire mon portrait. Il dit même: ‘je serais allé chez Boussod pour voir le Gauguin “négresses causant” si ce n'était pas pour la même raison que j'en aie été empêché.’ En somme il ne refuse pas d'en acheter un, mais donne à entendre qu'il ne voudrait pas moindre qualité que le nôtre. Tu vois que cela vaut en tout cas mieux que rien du tout. J'écrirai cela à Gauguin et lui demanderai croquis de tableaux. Nous ne devons pas presser cette affaire et renoncer à R. pour le moment, mais considérer la chose comme une affaire en train qui se fera. Ainsi de même pour Guillaumin, je voudrais qu'il prenne une figure de G. Il dit qu'il a reçu de Rodin un bien beau buste de sa femme, et qu'il a déjeuné à cette occasion avec Claude Monet, et qu'il a vu alors les 10 tableaux d'Antibes. Je lui envoie l'article de Geffroy. Il critique les Monet très bien, d'abord en les aimant beaucoup, la difficulté attaqué, l'enveloppe d'air coloré, la couleur. Maintenant après dit il ce qu'il y a à y redire, c'est que tout manque partout de construction, par exemple un arbre chez lui aura beaucoup trop de feuillage pour la grosseur du tronc, et ainsi toujours et partout au point de vue de la réalité des choses, au point de vue d'un tas de lois de la nature, il est assez désespérant. Il finit par dire que cette qualité d'attaquer la difficulté, est-ce que tous devraient avoir. J'ai reçu de Bernard 10 croquis comme son bordel, il y en a 3 qui sont à la Redon; enthousiasme qu'il a pour cela, que moi je ne partage pas trop. Mais il y a une femme qui se lave, bien Rembrandtesque, vu à la Goya et un paysage avec figures, très étrange. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 121]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Il me défend expressément de te les envoyer, seulement tu les recevra par même poste. Je pense que Russell prendra encore quelque chose à Bernard. Maintenant j'ai vu du travail de ce Bock; c'est rigoureusement impressioniste, mais pas fort, dans ce moment où cette technique nouvelle le préoccupe encore trop pour pouvoir être soi. Il se fortifiera et dégagera sa personnalité, je pense. Mais Mc. Knight fait des aquarelles de la force des Destrée, tu sais ce Hollandais qu'autrefois nous avons connu. Cependant il avait lavé de petites natures mortes: pot jaune sur avant-plan violet, pot rouge sur du vert, pot orangé sur du bleu, mieux, mais c'est bien pauvre. Le village où ils restent est du vrai Millet, de petits paysans, rien que cela, absolument agreste et intime. Ce caractère leur échappe complètement. Je crois que Mac. Knight a civilisé et converti au christianisme civilisé son bougre de logeur. Du moins cette canaille et sa digne épouse, lorsqu'on y vient, vous serrent la main - c'est dans un café naturellement - lorsqu'on y demande une consommation ils ont des manières de refuser l'argent: ‘oh je ne pourrais pas prendre de l'argent à un artisse’ avec deux ss. Enfin c'est abominable par leur propre faute, et ce Bock doit joliment s'abrutir avec Mc. Knight. Je pense que Mc. Knight a de l'argent, mais pas beaucoup. Ainsi ils empestent le village, sans cela j 'y irais souvent pour y travailler. Ce qu'il faudrait faire là, c'est pas causer avec les gens civilisés, or eux connaissent le chef de gare et une vingtaine d'emmerdeurs, et de là vient en grande partie qu'ils ne foutent rien. Naturellement ces simples et naïfs habitants des champs se moquent d'eux et les méprisent. Au contraire si on y fait sa besogne sans s'occuper des fainéants du village à faux col, alors on peut entrer chez les paysans en leur faisant gagner quelques sous. Et alors ce sacré Fontvieille serait un trésor pour eux, mais les indigènes sont des petits paysans de Zola, êtres innocents et doux comme nous savons. Il est probable que Mc. Knight fera sous peu des petits paysages avec moutons pour bonbonnières. Non seulement mes tableaux, mais surtout moi-même dans ces derniers temps, j'étais devenu hagard comme Hugues van der Goes dans le tableau d'Emile Wauters à peu près. Seulement m'étant fait soigneusement raser toute ma barbe, je | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 122]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
crois que je tiens autant de l'abbé très calme dans le même tableau, que du peintre fou y représenté si intelligemment. Et je ne suis pas mécontent d'être un peu entre les deux, car il faut vivre, surtout parce qu'il n'y a pas à tortiller qu'un jour ou un autre il peut y avoir une crise, si tu changeais en tant que la position chez les Boussod. Raison de plus de garder les relations avec les artistes, de mon côté autant que du tien. D'ailleurs je crois avoir dit la vérité, pourtant si je réussissais à faire rentrer en valeurs l'argent dépensé, je ne ferais que mon devoir. Et puis, ce que je peux faire de pratique, c'est le portrait. Pour ce qui est de boire de trop ...si c'est mauvais je n'en sais rien. Voilà pourtant Bismarck, qui en tous les cas est fort pratique et fort intelligent, son petit médecin lui a dit qu'il buvait trop et qu'il s'était surmené toute sa vie de l'estomac à la cervelle. Bismarck brusquement cesse de boire. Depuis il a perdu et traine. Il doit en dedans joliment se moquer de son médecin, qu'heureusement pour lui il n'a pas consulté trop tôt. Enfin, bonne poignée de main, t.à.t. Vincent.
Sache le bien qu'avec Gauguin nous ne devons rien changer à l'idée de lui venir en aide si la proposition est acceptable telle quelle, mais nous n'avons pas besoin de lui. Ainsi pour travailler seul, ne crois pas que cela me gêne, et ne presse pas l'affaire pour moi, sois en bien assuré. Le portrait de jeune fille est sur fond blanc teinté fortement de vert véronèse, le corsage est rayé rouge sang et violet. La jupe est bleu de roi à gros pointillés orangé jaune. Les chairs mates sont gris jaune, les cheveux violacés, les sourcils noirs, et les cils, les yeux orangé et bleu de prusse. Une branche de laurier rose entre les doigts, car les deux mains sont dedans. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
515Mon cher Theo, Je t'envoie la lettre de Gauguin ci-inclus, heureusement il retrouve sa santé. Comment va la tienne? Je voudrais bien que Russell fit quelque chose, cependant il a femme, enfants, atelier, maison en construction, et je puis très bien me figurer qu'un homme, même riche, ne puisse pas toujours dépenser 100 francs - ne fût ce que cela - pour des tableaux. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 123]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je crois que cela me ferait un changement énorme si Gauguin était ici, parce que les journées se passent maintenant sans dire mot à personne. Enfin. Dans tous les cas sa lettre m'a fait énormément plaisir. Etant trop longtemps seul à la campagne, on s'abrutit, et pas encore maintenant - mais cet hiver - je pourrais devenir stérile par là. Or ce danger n'existera plus si lui vient, car les idées ne nous manqueront pas. Si le travail marche et si le coeur ne nous manque pas, il y a de l'espoir de voir des années bien intéressantes dans l'avenir. Est-ce que Mourier est encore avec toi? Serait-ce possible que j'eusse la lettre dimanche, je n'y compte cependant pas, sachant que c'est la fin du mois. C'est que j'aurai probablement un modèle cette semaine. J'ai bien grand besoin de quelques études de figures. Dans ce moment j'ai comme une exposition chez moi, dans ce sens que j'ai détaché toutes les études des châssis et que je les ai clouées au mur pour achever de sécher. Tu verras que lorsqu'il y en aura un grand nombre et qu'on fasse là-dedans un choix, cela reviendra au même que si je les avais étudiés davantage et travaillées plus longtemps. Car faire et refaire un sujet sur la même toile ou sur plusieurs toiles, revient en somme au même sérieux. Je suis un peu pressé, donc poignée de main. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
516Mon cher Theo, (begin Augustus.) Ainsi enfin notre oncle ne souffre plus, ce matin je reçois la nouvelle de notre soeur. Parait qu'on t'attendait plus ou moins pour l'enterrement, et peut-être en effet tu y seras présent. Comme la vie est courte et comme elle est fumée. Ce qui n'est pas une raison pour mépriser les vivants, au contraire. Aussi avons-nous raison de nous attacher plutôt aux artistes qu'aux tableaux. Je travaille dur pour Russell, j'ai pensé que je ferais pour lui une série de dessins d'après mes études peintes; j'ai la conviction qu'il les regardera avec bonne volonté et cela, j'espère du moins, le poussera davantage à faire une affaire. Mc. Knight est revenu voir hier et a aussi trouvé bien le portrait | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 124]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de jeune fille et a encore dit qu'il trove bien mon Jardin. Je ne sais vraiment pas s'il a de l'argent ou non. Maintenant je suis en train avec un autre modèle: un facteurGa naar voetnoot*) en uniforme bleu, agrémenté d'or, grosse figure barbue, très socratique. Républicain enragé comme le père Tanguy. Un homme plus intéressant que bien des gens. Si on poussait Russell il prendrait peut-être le Gauguin que tu as acheté, et s'il n'y avait pas d'autre moyen pour venir en aide à Gauguin que faudrait-il faire? Lorsque je lui écrirai en même temps que j'enverrai les dessins, naturellement ce sera pour le décider. Je lui dirai: voyons, vous aimez tous notre tableau, mais je crois que nous verrons encore mieux de l'artiste, pourquoi ne faitesvous pas comme nous, qui avons foi dans l'homme entier tel quel, et qui trouvons bien tout ce qu'il fait. Je veux alors ajouter, certes cela nous serait égal de nous passer à la rigueur le grand tableau mais puisque Gauguin aura encore bien souvent besoin d'argent, dans son intérêt ne devons nous pas le garder jusqu'à ce que ses prix aient triplés ou quadruplés, ce qui arrivera nous croyons. Si après cela Russell veut faire une offre claire et ferme, ma foi .. on pourrait voir! ...Et Gauguin dans ce cas devait dire que s'il te t'a passé à tel prix à toi en ami, il ne veut lui absolument pas qu'on le donne à un autre amateur à ce prix-là. Enfin, finissons les dessins, j'en ai 8 et j'en ferai 12, et attendons ce qu'il dira. Je suis bien curieux de savoir si oui ou non tu as pu aller en Hollande. Pour le moment je n'écris pas davantage. Le changement que je vais essayer de faire dans mes tableaux sera faire davantage de figures. C'est en somme la seule chose qui m'émotionne jusqu'au fond dans la peinture, et qui me fait sentir l'infini davantage que le reste. Le 17 de ce mois-ci mon ami ce sous-lieutenant zouave va aller à Paris. Il m'a proposé de se charger de mon envoi, que j'ai à te faire, et je crois que j'accepterai cela; comme cela tu les aurais et sans frais le 18. J'écris à notre soeur aujourd'hui, ils seront tous bien dans la tristesse. As-tu reçu les croquis de Bernard? Comme le dit notre soeur, du moment que les gens n'y sont plus, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 125]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
on ne se souvient que de leurs bons moments et bonnes qualités. Il s'agit pourtant surtout de chercher à les voir pendant qu'ils y sont encore. Ce serait si simple et expliquerait si bien les atrocités de la vie, qui maintenant nous étonnent et nous navrent tant. Si la vie avait encore un second hémisphère, invisible il est vrai, mais où l'on aborde en expirant. A ceux qui font cet intéressant et grave voyage nos meilleurs voeux et nos meilleures sympathies. Si tu vas en Hollande, bien des choses de ma part à notre mère et soeur. Poignée de main, t.à.t. Vincent.
La semaine sera bien dure, ayant à payer le loger et ayant modèle. J'espère faire pour toi aussi de ces croquis d'après des études peintes, tu verras que cela a un certain air japonais. Je dois te remercier encore du billet de 50 francs d'hier et répondre à ta lettre. Tu as bien fait d'expédier les couleurs et toiles, ma provision étant épuisées sur toute la ligne. Pour ce qui est de Bing, pour être pressé non, seulement bien loin de terminer les relations, il faut reprendre en dépôt aussitôt qu'on puisse régler. J'ai vu un effet magnifique et très étrange ce soir. Un très grand bateau chargé de charbon sur le Rhône ammaré au quai. Vu d'en haut il était tout luisant et humide d'une averse, l'eau était d'un blanc jaune et gris perle trouble, le ciel lilas et bande orangé au couchant, la ville violette. Sur le bateau de petits ouvriers bleus et blancs sales allaient et venaient portant la cargaison à terre. C'était de l'Hokousaï pur. Il était trop tard pour le faire, mais un jour lorsqu'il reviendra ce bateau à charbon, il faudrait l'attaquer. C'est dans un chantier du chemin de fer, que j'ai vu cet effet, c'est un endroit que je viens de trouver et où il y aura encore bien autre chose à faire. Poignée de main car si je veux encore écrire en Hollande, il faut que je me dépêche. J'aurai du mal à arriver cette semaine d'un bout à l'autre. Mais j'espère mettre la série de figures en train. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
517Mon cher Theo, Je présume plus ou moins que tu sois allé en Hollande, je suis un peu porté à croire qu'on t'attendait en Hollande d'après | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 126]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
la lettre reçue de notre soeur, d'ailleurs parce que je n'ai pas eu de tes nouvelles à ce sujet. J'ai reçu une lettre de Gauguin dans laquelle il parle de la peinture et se plaint de ne pas encore avoir l'argent nécessaire pour venir ici, mais rien de neuf ou de changé. J'ai envoyé à Russell 12 dessins d'après des études peintes, et j'ai donc eu occasion d'en reparler. Nous aurons bientôt la St. Michel, et je n'ai loué la maison que jusqu'alors; dois-je oui ou non la reprendre pour un demi-an voilà ce que je voudrais bien décider, après que G. l'aurait vue et non pas sans lui. Je ne pouvais payer mon loyer le 1er, ayant modèle pour toute la semaine, j'ai deux portraits du même modèle en train, qui sont plus importants pour moi que le reste. Mais c'est à cette occasion, lorsque je renvoyais mon bonhomme à lundi prochain pour le mois de loyer, qu'il a dit quelque chose qu'il pouvait trouver un autre locataire pour la maison, si je n'étais pas décidé à la garder. Ce qui m'étonne peu, puisque moi je l'ai fait réparer et qu'elle y a gagné. J'ai dans ma lettre précédente oublié de te répondre au sujet de la nouvelle toile de Tasset à fr. 5.50. Elle est très belle et bien ce que je voulais. Si je fais un portrait ou enfin quelque chose que je tiens à faire durer, il pourrait y compter que j'en userais. Mais pas beaucoup, venant de prendre le parti de me servir poúr les études de la toile à bon marché. Si son envoi n'est pas parti, je voudrais bien que tu y ajoutes 4 petits tubes de laque géranium. Si toutefois je n'ai pas déjà commandée cette couleur, mais je crois n'avoir demandé en fait de garances que du carmin. Maintenant j'ai deux figures donc en train, une tête et un buste avec les mains d'un vieux facteur en uniforme bleu foncé. Il a une tête socratique intéressante à peindre. Il n'y a pas de meilleur et plus court chemin pour améliorer le travail que de faire la figure. Aussi je me sens toujours de la confiance en faisant des portraits, sachant que ce travail-là est bien plus sérieux - c'est peut-être pas le mot, mais est plutôt celui qui me permet de cultiver ce que j'ai de mieux et de plus sérieux. A bientôt, bonne poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 127]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
518Mon cher Theo, Il me semble que tu aies bien fait de te rendre à l'enterrement de l'oncle, puisque la mère semblait t'attendre. Le meilleur moyen de mourir autrement c'est de gober l'illustre défunt tel quel, comme étant le meilleur homme du meilleur des mondes possible ou tout va toujours pour le mieux. Ce qui étant incontesté et par conséquent incontestable, il nous demeure après sans doute loisible de retourner à nos affaires. Cela me fait plaisir que notre frère Cor soit devenu plus gros et plus fort que nous autres. Et il doit être stupide s'il ne se marie pas, car il n'a que ça et ses bras. Avec ça et ses bras ou ses bras et ça et ce qu'il sait des machines, moi pour un voudrais être à sa place, si j'avais des désirs quelconques d'être quelqu'un. En attendant je suis dans ma peau, et ma peau dans l'engrenage des Beaux-Arts comme le grain entre les meules. T'ai-je dit que j'ai envoyé des dessins à l'ami Russell? Dans ce moment je refais à peu près les mêmes pour toi, il y en aura 12 également. Tu vas voir mieux alors ce qu'il y a dans les études peintes comme dessin. Je t'ai déjà dit que j'ai toujours à lutter contre le mistral, qui empêche absolument d'être le maître de sa touche. De là le ‘hagard’ des études. Tu me diras qu'au lieu de les dessiner, je devais les repeindre sur d'autres toiles chez moi. C'est à quoi je songe parfois, car c'est pas de ma faute que dans le cas donné, l'exécution manque de touche plus spirituelle. Qu'en dirait Gauguin s'il était ici, serait-il d'avis de chercher un endroit plus abrité? Je dois maintenant te dire une chose désagréable encore pour l'argent, c'est que je n'arriverai pas cette semaine, car aujourd'hui même je paye 25 frs; j'aurai de l'argent pour cinq jours et pour sept non. Nous avons lundi, si samedi matin j'ai ta prochaine lettre, inutile d'augmenter alors le contenu. Semaine dernière j'ai non seulement fait un, mais même deux portraits de mon facteur, un mi-corps avec mains et une tête grandeur nature, le bonhomme n'acceptant pas d'argent, était plus cher mangeant, buvant avec moi et je lui donne en outre la Lanterne de Rochefort. Enfin voilà un mal faible et sans importance, en comparaison de ce qu'il a fort bien posé cela, et que je compte aussi peindre son nouveau-né sous peu, car sa femme vient d'accoucher. Je t'enverrai en même temps que les dessins que j'ai en train, deux lithographies de de Lemud ‘le vin’ et ‘le café’; dans ‘le vin’ | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 128]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
il y a un espèce de Méfisto, qui fait un peu penser à C.M. plus jeune, et dans le café ....c'est absolument Raoul, tu sais cet espèce d'étudiant vieux bohême encore, que j'ai connu l'année passée. Quel talent à la Hoffmann ou Edgard Poe il a ce de Lemud. En voilà un dont on parle si rarement pourtant. Tu n'aimeras peut-être pas énormément ces lithographies à première vue, mais c'est justement en les regardant plus longtemps, que cela gagne. Je n'ai plus ni toile ni couleurs et ai déjà dû acheter ici. Et il me faut encore en reprendre. Je te prie donc d'envoyer la lettre de façon que je l'aie samedi matin. Je vais aujourd'hui probablement commencer l'intérieur du café où je loge, le soir au gaz. C'est ce qu'on appelle ici un ‘café de nuit’ (ils sont assez fréquents ici) qui restent ouverts toute la nuit. Les ‘rôdeurs de nuit’ peuvent y trouver un asile donc, lorsqu'il n'ont pas de quoi se payer un logement ou qu'ils soient trop soûls pour y être admis. Toutes ces choses, famille, patrie, sont peut-être plus charmantes dans l'imagination de tels que nous, qui nous passons passablement bien de patrie ainsi que de famille, que dans aucune réalité. Il me semble toujours être un voyageur, qui va quelque part et à une destination. Si je me dis, le quelque part, la destination n'existent point, cela me semble bien raisonné et véridique. Le souteneur du bordel, lorsqu'il fout quelqu'un à la porte, en a une pareille de logique, raisonne bien aussi et a toujours raison je le sais. Aussi à la fin de la carrière j'aurai tort. Que soit. Je trouverai alors que non seulement les Beaux-Arts, mais le reste aussi n'étaient que des rêves, que soi-même on était rien du tout. Si nous sommes si légers que ça, tant mieux pour nous, rien ne s'opposant alors à la possibilité illimititée d'existence future. D'où vient que dans le cas présent de la mort de notre oncle, le visage du mort était calme, serein et grave. Lorsque c'est un fait que vivant il n'était guère ainsi, ni étant jeune ni vieux. Si souvent j'ai constaté un effet comme cela en regardant un mort comme pour l'interroger. Et cela est pour moi une preuve, non pas la plus sérieuse, d'une existence d'outre tombe. Un enfant dans le berceau également, si on le regarde à son aise, a l'infini dans les yeux. En somme je n'en sais rien, mais justement ce sentiment de ne pas savoir, rend la vie réelle que nous vivons actuellement, comparable à un simple trajet en chemin de fer. On | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 129]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
marche vite, mais ne distingue aucun objet de très près, et surtout on ne voit pas la locomotive. Il est assez curieux que notre oncle comme notre père croyaient à la vie future. Sans parler de notre père, j'ai plusieurs fois entendu l'oncle raisonner là-dessus. Ah - par exemple, ils étaient plus sûrs que nous, et affirmaient, se fâchant si on osait approfondir. La vie future des artistes par leurs oeuvres, je n'en vois pas grand chose. Oui les artistes se continuent en se passant le flambeau, Delacroix aux impressionistes etc. Mais est-ce là tout? Si une bonne vieille mère de famille à idées passablement bornées et martyrisées dans le système chrétien, serait immortelle ainsi qu'elle le croît, et cela sérieusement et moi pour un n'y contredis point, pourquoi un cheval de fiacre poitrinaire ou nerveux comme Delacroix et de Goncourt, aux idées larges, cependant le seraientils moins? Vu qu'il paraît que juste, les gens les plus vides sentent naître cette indéfinissable espérance. Suffit, à quoi bon s'en préoccuper. Mais en vivant en pleine civilisation, en plein Paris et plein beaux-arts, pourquoi ne garderait-on pas ce moi de vieille femme, si les femmes elles-mêmes sans leur croyance de ‘ça y est’ instinctif, ne trouveraient pas la force de créer et d'agir? Alors les médecins nous diront que non seulement Moïse, Mahomet, le Christ, Luther, Bunyan et autres étaient fous, mais également Frans Hals, Rembrandt, Delacroix et également toutes les vieilles bonnes femmes bornées comme notre mère. Ah - c'est grave cela. - On pourrait demander à ces médecins: où alors seraient les gens raisonnables? Sont-ce les souteneurs de bordel, ayant toujours raison? Il est probable. Alors que choisir?, heureusement il n'y a pas à choisir. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
519Mon cher Theo, Je viens d'expédier 3 grands dessins, ainsi que quelques autres plus petits, et les deux lithographies de de Lemud. Le petit jardin de paysan en hauteur est, il me semble, le meilleur des trois grands. Celui avec les tournesols est un petit jardin d'un | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 130]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
établissement de bains, le troisième jardin, en largeur, est celui dont j'ai fait des études peintes aussi. Sous le ciel bleu les taches orangées, jaunes, rouges, des fleurs prennent un éclat étonnant, et dans l'air limpide il y a je ne sais quoi de plus heureux et plus amoureux que dans le nord. Cela vibre, comme le bouquet de Monticelli que tu as. Je m'en veux de ne pas peindre des fleurs ici. Enfin, tout en ayant déjà fabriqué une cinquantaine de dessins ou études peintes ici, il me semble avoir fait rien du tout absolument. Je m'en contenterais volontiers de n'être rien qu'un préparateur des autres peintres de l'avenir, qui viendront travailler dans le midi. Maintenant la Moisson, le Jardin, le Semeur et les deux Marines sont des croquis d'après études peintes. Je crois que toutes ces idées sont bonnes, mais les études peintes manquent de netteté dans la touche. Raison de plus pourquoi j'ai senti le besoin de les dessiner. J'ai voulu peindre un vieux petit paysan, qui avait énormément de ressemblance avec notre père dans les traits. Seulement il était plus commun et frisait la caricature. Néanmoins j'aurais énormément tenu à le faire justement tel qu'il était en petit paysan. Il a promis de venir et ensuite il a dit qu'il lui fallait le tableau pour lui, enfin que j'avais à en faire deux pareils, un pour lui et un pour moi. Je lui ai dit que non. Peut-être reviendra-t-il un jour. Je suis curieux de savoir si tu connaissais les de Lemud. Il y a encore dans ce moment bien des belles lithographies à avoir, des Daumiers, des réproductions de Delacroix, Decamps, Diaz, Rousseau, Dupré, etc. Bientôt pourtant ce sera fini, et quel grand dommage que cet art-là tende à disparaître. Pourquoi est-ce qu'on ne tient pas ce qu'on a, comme font les médecins et les mécaniciens; une fois quelque chose de découvert et de trouvé, eux ils en gardent la science, dans ces affreux beauxarts on oublie tout, on ne tient rien. Millet a donné la synthèse du paysan et maintenant oui il y a Lhermitte, certes il y en a encore de rares autres, Meunier...... puis a-t-on maintenant plus généralement appris à voir les paysans? non, presque personne ne sait en foutre un. Est-ce que la faute n'est pas un peu à Paris et aux Parisiens, changeants et perfides comme la mer? Enfin, tu as bougrement raison de dire: allons notre chemin tranquillement en travaillant pour nous. Tu sais, quoiqu'il en soit de | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 131]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
l'impressionisme, sacro saint, j'aurais moi tout de même le désir de faire des choses, que la génération d'avant Delacroix, Millet, Rousseau, Diaz, Monticelli, Isabey, Decamps, Dupré, Jongkind, Ziem, Israëls, Meunier, un tas d'autres, Corot, Jaques, etc. pourrait comprendre. Ah Manet en a été bien bien près, et Courbet, de marier la forme à la couleur. Je voudrais moi bien me taire pendant 10 ans, en ne faisant que des études, puis faire un tableau ou deux de figures. Le vieux plan tant recommandé est si rarement exécuté. Si les dessins que je t'envoie, sont trop durs, c'est que je les ai fait de façon à pouvoir plus tard, si elles restent, m'en servir encore à titre de renseignement pour la peinture. Ce petit jardin de paysan en hauteur est superbe de couleur dans la nature, les dahlias sont d'un pourpre riche et sombre, la double rangée de fleurs est rose et verte d'un côté et orangé presque sans verdure de l'autre. Au milieu un dahlia blanc bas et un petit grenadier à fleurs du plus éclatant orangé rouge, à fruits verts jaune. Le terrain gris, les hauts roseaux ‘cannes’ d'un vert bleu, les figuiers émeraude, le ciel bleu, les maisons blanches à fenêtres vertes, à toits rouges, le matin en plein soleil, le soir entièrement baigné d'ombre, portée, projetée par les figuiers et roseaux. Si Quost était là ou Jeannin! Que veux-tu, pour embrasser tout il faudrait une école toute entière de gens travaillant d'ensemble au même pays, se complétant comme les vieux Hollandais, portraitistes, peintres de genre, peintres de paysages, animaliers, peintres de nature morte. Faut que je te dise encore que j'ai fait avec quelqu'un, qui connaît le pays, une tournée dans les fermes très intéressant. Mais tu sais, c'est plutôt de la petite paysannerie à la Millet dans la vraie Provence qu'autre chose. Mac Knight et Bock n'y voient que du feu ou plutôt rien. Or si moi je commence à y voir un peu plus clair, pour le faire il faudrait un bien long séjour. A des moments il me semble néanmoins probable que j'aurai de mon côté à faire le voyage, si Gauguin ne réussit pas à se démerder, si nous voulons exécuter le plan. Et alors que soit, je reste tout de même dans les paysans, c'est égal. Même je serais d'avis de tâcher de nous tenir prêt à aller chez lui, car je crois que bientôt il pourrait de nouveau se trouver aux abois terriblement, si par exemple son logeur ne veut plus lui faire credit. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 132]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Cela c'est tellement à prévoir et sa détresse pourrait être si grande, qu'il pourrait y avoir urgence à exécuter la combinaison. Il n'y a de mon côté que le simple voyage, et les prix de là-bas, qu'il a nommés, sont dans tous les cas considérablement plus bas que ce qu'on dépense forcément ici. J'y compte d'avoir ta lettre samedi matin; j'ai encore acheté deux toiles, ainsi il ne me reste maintenant déjà, mercredi soir, que 5 francs juste. Ici il y a dans des journées sans argent seulement encore un avantage sur le nord, le beau temps (car même le mistral est à voir du beau temps). Un soleil bien glorieux où Voltaire s'est séché en buvant son café. On sent Zola et Voltaire partout involontairement. C'est si vivant! à la Jan Steen, à la Ostade. Certes il y aurait possibilité d'une école de peinture ici, mais tu diras que la nature est belle partout, si on y entre assez profondément. As-tu déjà lu Mme. Chrysanthème, as-tu déjà fait connaissance avec ce maquereau ‘d'une surprenante obligeance’ monsieur Kangarou? Puis avec les piments sucrés, les glaces frites et les bonbons salés? Je me porte fort, fort bien de ces jours-ci, à la longue je crois que je deviendrais tout à fait du pays. J'ai vu dans le jardin d'un paysan une figure de femme en bois sculpté, provenant de la proue d'un vaisseau espagnol. Cela se trouvait dans un bosquet de cyprès et c'était tout à fait Monticelli. Ah! ces jardins des fermes avec les belles grosses roses de Provence rouges, les vignes, les figuiers! C'est bien poétique, et l'éternel soleil fort, malgré lequel la verdure reste très verte. La citerne d'où sort une eau claire, qui arrose la ferme par des rigoles, formant petit système de canalisation. Un cheval, un vieux camarguais tout blanc, met la mécanique en marche. Pas de vaches dans ces petites fermes. Mon voisin et ma voisine (des épiciers) ressemblent énormément par exemple aux Buteaux. Mais ici ferme et cabaret assommoir sont moins lugubres, moins dramatiques que dans le nord, puisque la chaleur etc. rend la pauvreté moins dure et mélancolique. Je voudrais tant que tu eusses vu ce pays. Enfin faut d'abord voir comment tournera l'affaire Gauguin. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 133]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je ne t'ai pas encore dit que j'ai eu une lettre de Koning, je lui ai écrit il y a 8 jours. Je le vois bien encore revenir une fois. Mourier est-il toujours là? Je serais bien étonné si ce livre de Cassagne n'existerait plus. Certes ils doivent chez Latouche ou chez ce marchand de couleur Chaussée d'Antin, le connaître ou savoir où il est. Si jamais il m'arrive de donner des leçons de dessin, ou d'avoir à causer avec des peintres sur des principes de technique, il me faut l'avoir sous la main. C'est le seul livre réellement pratique que je connaisse, et je le sais un peu par expérience combien il est utile. Mourier, Mac Knight, Bock même, tous ceux-là en auraient besoin et combien d'autres. Mc. Knight vient toujours. J'ai encore travaillé à une figure de zouave assis sur un banc contre un mur blanc, ce qui fait la cinquième figure. Ce matin j'ai été à un lavoir avec des figures de femmes d'une tournure aussi large que les Négresses de Gauguin, une surtout en blanc-noir-rose, une autre toute jaune, il y en avait bien une trentaine, vieilles et jeunes. J'espère t'envoyer d'autres croquis encore des études peintes. Espérant avoir de tes nouvelles bientôt, poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
520Mon cher Theo, Sous peu tu vas faire connaissance avec le sieur Patience Escalier, espèce d'homme à la houe, vieux bouvier camarguais, actuellement jardinier dans un Mas de la Crau. Aujourd'hui même je t'envoie le dessin que j'ai fait d'après cette peinture, ainsi que le dessin du portrait du facteur Roulin. La couleur de ce portrait de paysan est moins noire que les mangeurs de pommes de terre de Nuenen - mais le très civilisé Parisien Portier, probablement ainsi nommé parce qu'il fout les tableaux à la porte, s'y retrouvera le nez devant la même question. Maintenant toi depuis as changé, mais tu verras que lui n'a pas changé, et vraiment c'est dommage qu'il n'y ait pas davantage de tableaux en sabots à Paris. Je ne crois pas que mon paysan fera du tort par exemple au Lautrec que tu as, et même j'ose croire que le Lautrec deviendra par contraste simultané encore plus distingué, et le mien gagnera par le rapprochement étrange, parce que la qualité ensoleillée et brûlée, hâlée du grand soleil et du grand air se manifes- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 134]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tera davantage à côté de la poudre de riz et de la toilette chic. Quelle faute que les Parisiens n'ont pas pris assez goût aux choses rudes, aux Monticelli, à la barbotine. Enfin je sais qu'on ne doit pas se décourager parce que l'utopie ne se réalise pas. Il y a seulement que je trouve que ce que j'ai appris à Paris s'en va, et que je reviens à mes idées qui m'étaient venues à la campagne, avant de connaitre les impressionistes. Et je serais peu étonné, si sous peu les impressionistes trouveraient à redire sur ma façon de faire, qui a plutôt été fécondée par les idées de Delacroix, que par les leurs. Car au lieu de chercher à rendre exactement ce que j'ai devant les yeux, je me sers de la couleur plus arbitrairement pour m'exprimer fortement. Enfin, laissons cela tranquille en tant que théorie, mais je vais te donner un exemple de ce que je veux dire. Je voudrai faire le portrait d'un ami artiste, qui rêve de grand rêves, qui travaille comme le rossignol chante, parce que c'est ainsi sa nature. Cet homme sera blond. Je voudrai mettre dans le tableau mon appréciation, mon amour que j'ai pour lui. Je le peindrai donc tel quel, aussi fidèlement que je pourrai, pour commencer. Mais le tableau n'est pas fini ainsi. Pour le finir je vais maintenant être coloriste arbitraire. J'exagère le blond de la chevelure, j'arrive aux tons orangés, aux chromes, au citron pâle. Derrière la tête, au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l'infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense, que je puisse confectionner, et par cette simple combinaison la tête blonde éclairée sur ce fond bleu riche, obtient un effet mystérieux comme l'étoile dans l'azur profond. Pareillement dans le portrait de paysan j'ai procédé de cette façon. Toutefois sans vouloir dans ce cas évoquer l'éclat mystérieux d'une pâle étoile dans l'infini. Mais en supposant l'homme terrible que j'avais à faire en pleine fournaise de la moisson, en plein midi. De là des orangés fulgurants comme du fer rougi, de là des tons de vieil or lumineux dans les ténèbres. Ah, mon cher frère .....et les bonnes personnes ne verront dans cette exagération que de la caricature. Mais qu'est-ce que cela nous fait, nous avons lu la Terre et Germinal, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 135]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et si nous peignons un paysan, nous aimerions montrer que cette lecture a un peu fini par faire corps avec nous. Je ne sais si je pourrai peindre le facteur comme je le sens, cet homme est comme le père Tanguy en tant que révolutionnaire, probablement il est considéré comme bon républicain parce qu'il déteste cordialement la république de laquelle nous jouissons, et parce qu'en somme il doute un peu et est un peu désenchanté de l'idée républicaine elle-même. Mais je l'ai vu un jour chanter la Marseillaise, et j'ai pensé voir 89, non pas l'année prochaine, mais celle d'il y a 99 ans. C'était du Delacroix, du Daumier, du vieux hollandais tout pur. Malheureusement cela ne se pose pas, et pourtant il faudrait pour pouvoir faire le tableau, un modèle intelligent. Je dois maintenant te dire que ces jours-ci sont matériellement d'une excessive dureté. La vie, quoique je fasse, est assez chère ici, à peu près comme Paris ou en dépensant 5 ou 6 francs par jour, on n'a pas grand chose. Ai-je des modèles conséquemment j'en souffre considérablement. N'importe et aussi vais-je continuer. Aussi je t'assure que si tu m'envoyais par hasard un peu plus d'argent quelquefois, cela ferait du bien aux tableaux, mais pas à moi. Je n'ai que le choix moi entre être un bon peintre ou un mauvais. Je choisis le premier. Mais les nécessités de la peinture sont comme celles d'une maîtresse ruineuse, on ne peut rien faire sans argent, et on n'en a jamais assez. Aussi la peinture devrait s'exécuter aux frais de la société, et non pas l'artiste devrait en être surchargé. Mais voilà, il faut encore se taire, car personne ne nous force à travailler, l'indifférence pour la peinture étant fatalement assez général, assez éternellement. Heureusement mon estomac s'est à tel point rétabli, que j'ai vécu 3 semaines du mois de biscuits de mer, avec du lait, des oeufs. C'est la bonne chaleur qui me rend mes forces, et certes je n'ai pas eu tort d'aller maintenant dans le midi, au lieu d'attendre jusqu'à ce que le mal fut irréparable. Oui je me porte aussi bien que les autres hommes maintenant, ce que je n'ai pas eu que momentanément à Nuenen par exemple, et cela n'est pas désagréable. Par les autres hommes j'entends un peu les terrassiers grévistes, le père Tanguy, le père Millet, les paysans; si l'on se porte bien il | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 136]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
faut pouvoir vivre d'un morceau de pain, tout en travaillant toute la journée, et en ayant encore la force de fumer et de boire son verre, il faut ça dans ces conditions. Et sentir néanmoins les étoiles et l'infini en haut clairement. Alors la vie est tout de même pres qu'enchantée. Ah! ceux qui ne croient pas au soleil d'ici sont bien impies. Malheureusement à côté du soleil bon dieu, il y a 3 quarts du temps le diable mistral. Le courrier de samedi est nom de Dieu passé, et j'avais pas doute de recevoir ta lettre, mais tu vois que je ne me fais pas de mauvais sang. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
521Mon cher Theo, Je te remercie beaucoup d'avoir envoyé la toile et les couleurs, qui viennent d'arriver. Il y avait cette fois-ci fr 9.80 de transport à payer, aussi n'irai-je les prendre qu'après avoir reçu ta prochaine lettre, n'ayant pas l'argent dans ce moment. Seulement il faut vérifier si Tasset qui la plupart des cas affranchit et certes alors marque l'affranchissement sur sa facture, s'en abstient dans le cas présent. Egalement j'ai payé pour l'avant dernier envoi f 5.60 et si donc sur l'avant dernière facture il y aurait marquées des frais de transport ce serait de trop. Maintenant s'il avait fait 2 envois séparés (d'habitude le prix de transport est de 3 francs environ) de cet envoi-ci on n'aurait eu à payer que f 5,60. Pourvu que sur ces 10 mètres toile je ne peins que des chefs-d'oeuvre d'un demi-mètre de dimension, lesquels je vendrai contant et à un prix exorbitant à l'amateur distingué de la rue de la Paix, rien ne doit être plus facile que de gagner beaucoup d'argent avec cet envoi. Je crois probable que nous allons avoir de grandes chaleurs maintenant sans vent, le vent ayant soufflé pendant 6 semaines. Dans ce cas c'est excellent que j'aie des couleurs et des toiles en provision, car je guette déjà une demi-douzaine de motifs. Surtout ce petit jardin de paysan dont je t'ai envoyé hier le dessin. Je pense beaucoup à Gauguin et je t'assure que d'une façon ou d'une autre, que ce soit lui qui vienne ici, que ce soit moi qui aille vers lui, nous aimerons lui et moi à peu près les mêmes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 137]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
motifs, je ne doute aucunement de pouvoir travailler à Pont-Aven, et d'autre part suis convaincu qu'il aimera énormément cette nature d'ici. Eh bien au bout d'une année, lui tout en te donnant une toile par mois, ce qui en somme en fera une douzaine par an, y aura encore gagné, n'ayant pas fait de dettes dans cette année et ayant produit sans interruption, il n'y perdra rien. Tandis que l'argent qu'il aura reçu de notre part se retrouvera en grande partie par les économies, qui deviennent possible si nous vivons chez nous à l'atelier au lieu de vivre lui et moi dans les cafés. Reste encore que pourvu que nous vivions en bon accord et avec le parti pris de ne pas nous quereller, on y gagnera une position plus ferme en tant que quant à la réputation. Vivant seul de part et d'autre on vit comme des fous ou malfaiteurs, en apparence au moins, et en réalité un peu également. Je suis plus heureux de me sentir d'anciennes forces revenir que j'aurais pensé pouvoir l'être. Je dois cela en grande partie aux gens du restaurant ou je mange actuellement, qui sont extraordinaires. Certes je dois y payer, mais c'est quelque chose qui ne se trouve pas à Paris, que pour votre argent on vous donne à manger effectivement. Et je voudrais bien y voir Gauguin pendant assez longtemps. Ce que dit Gruby se priver de femmes et bien se nourrir c'est vrai, cela fait du bien, et si on dépense en travaillant de la tête tout de même sa cervelle et sa moëlle, c'est très logique de ne pas se dépenser en faisant l'amour plus que nécessaire. Mais cela peut mieux se pratiquer à la campagne qu'à Paris. Le désir de femmes qu'on contracte à Paris, n'est-ce pas un peu l'effet de la maladie d'énervement même, dont Gruby est l'ennemi juré, plutôt qu'un symptôme de vigueur. Aussi voit-on ce désir disparaître justement au moment ou l'on se refait. La racine du mal se trouvant dans la constitution même, dans l'affaiblissement fatal des familles de génération à génération, dans le mauvais métier d'ailleurs et la triste vie de Paris, la racine du mal certes reste-là et on ne saurait en guérir. Je crois que le jour où tu n'aurais plus à faire l'inepte comptabilité et administration absurdement compliquée chez les Goupil, tu y gagnerais beaucoup pour ce qui est de la puissance avec les amateurs, c'est une chose maudite mille fois ces administrations compliquées, et il n'y existe pas je m'imagine aucune tête, aucun tempérament d'employé qui n'y perde 50%. En cela notre oncle avait bien | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 138]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
raison en disant: beaucoup de besogne avec peu d'employés et non pas peu de besogne avec beaucoup, malheureusement pour lui il était lui-même pris dans l'engrenage. Travailler dans les gens pour vendre, c'est un travail d'observation, de sang froid. Mais si l'on est forcé de donner trop d'attention aux livres on en perd de l'aplomb. Je voudrais bien savoir au juste comment tu te portes. Enfin pourvu que les impressionistes produisent de belles choses et trouvent des amis, il y a toujours une chance et possibilité d'une situation plus indépendante pour toi plus tard. Dommage que cela ne puisse exister dès maintenant. Pas encore de lettre de Russell, mais il est bien forcé de répondre ayant reçu les dessins sans aucun doute. Ce restaurant où je suis est bien curieux, c'est entièrement gris, le parquet est en bitume gris comme un trottoir, papier gris sur le mur. Stores vertes toujours fermées, un grand rideau vert devant la porte toujours ouverte, empêche la poussière d'entrer. Cela c'est d'un gris Velasquez déjà - comme dans les Fileuses - le rayon de soleil très mince et très violent à travers un store, comme celui qui traverse le tableau de V. n'y manque même pas. Naturellement les petites tables à nappes blanches. Maintenant derrière cet appartement gris Velasquez on aperçoit l'antique cuisine propre comme une cuisine hollandaise, parquet de briques très rouges, légumes vertes, armoire de chêne, fourneau de cuisine à cuivres luisants, à briques bleues et blanches, et le grand feu orange clair. Maintenant il y a deux femmes qui servent, également en gris à peu près comme le tableau de Prévost qui est chez toi, bien comparable sur tous les points. Dans la cuisine une vieille femme et une grosse courte servante aussi en gris, noir, blanc. Je ne sais si je le décris assez clairement, mais voilà ce que j'ai vu de vrai Velasquez ici. Devant le restaurant une cour couverte, dallée de briques rouges et sur les murs des vignes folles, des convolvulus et plantes grimpantes. Cela c'est encore du vrai vieux Provençal, alors que les autres restaurants sont tellement à l'instar de Paris, qu'alors même qu'il n'y a aucune espèce de concierge il y a tout de même sa loge et l'écriteau ‘parlez au concierge.’ Tout n'est donc pas toujours éclatant. Ainsi j'ai vu une étable avec 4 vaches café au lait, et un veau de même couleur, l'étable | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 139]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
d'un blanc bleu tapissée de toiles d'araignées, les vaches fort propres et fort belles, un grand rideau vert contre la poussière et les mouches dans la porte d'entrée. Gris aussi, gris Velasquez! C'était d'un calme - ce café au lait et havane des robes des vaches avec le doux blanc gris bleuâtre des murs, la tenture verte et le vert jaune et scintillant du dehors ensoleillé faisant opposition éclatante. Tu vois comme il y a encore tout autre chose à faire que ce que j'ai fait. Je dois aller travailler. J'ai encore vu une chose fort calme et bien belle l'autre jour, une jeune fille à teint café au lait - si je me souviens bien - cheveux cendrés, yeux gris, corsage d'indienne rose pâle, sous lequel on voyait les seins droits durs et petits. Cela contre la verdure emeraude des figuiers. Une femme bien rustique, grande allure virginale. Pas complètement impossible que je l'aie à poser en plein air, ainsi que la mère - jardinière - couleur de terre, qui était alors en jaune sale et bleu fané. Le teint café au lait de la jeune fille était plus foncé que le rose du corsage. La mère était épatante, la figure jaune sale et bleu fané se détachait en plein soleil sur un carré de fleurs éclatant, blanc de neige et citron. Donc un vrai van der Meer de Delft. C'est pas laid le midi. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
522Mon cher Theo, J'aurai à te remercier de bien des choses, d'abord de ta lettre et du billet de 50 fr. qu'elle contenait, mais ensuite également de l'envoi de couleurs et toile, que j'ai été prendre à la gare (la laque géranium est arrivée aussi) enfin encore du livre de Cassagne et de ‘La fin de Lucie Pellegrin.’ Si Tasset divisait mieux ses paquets, il y aurait différence dans le prix de transport, on avait cette fois-ci compté 3 collis, dont deux d'un poids excédant 5 kilos. En retenant quelques tubes, le tout aurait coûté 5 frs. environ. Enfin je suis toujours bien content de les avoir. Lucie Pellegrin est très beau, c'est bien sur le vif, puis cela reste élégant et c'est touchant, car cela garde le grand côté humain. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 140]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Pourquoi serait-il défendu de traiter ces sujets, les organes sexuels maladifs et surexcités cherchent des voluptés, des tendresses à la Vinci. Pas moi, qui par exemple n'ai guère vu que des espèces de femmes à 2 francs, originalement destinées à des Zouaves. Mais les gens qui ont le loisir de faire l'amour, cherchent du Vinci mystérieux. Je comprends que ces amours ne seront pas compris toujours par tout le monde. Mais au point de vue du permis on pourrait même écrire des livres traitant des errements du sexe maladif plus graves que les pratiques des Lesbiennes, qu'encore ce serait aussi permis que d'écrire sur ces histoires-là des documents médicaux, des descriptions chirurgicales. Enfin, droit et justice à part, une jolie femme est une merveille vivante, lorsque le tableau du Vinci ou du Corrège n'existe qu'à d'autres titres. Pourquoi suis-je si peu artiste, que je regrette toujours que la statue, le tableau ne vivent pas? Pourquoi conçois-je mieux le musicien, pourquoi vois-je mieux la raison d'être de ses abstractions? Je t'enverrai première occasion une gravure d'après un dessin de Rowlandson, représentant deux femmes, beau comme Fragonard ou Goya. Maintenant nous avons une très glorieuse forte chaleur sans vent ici, qui fait bien mon affaire. Un soleil, une lumière, que faute de mieux je ne peux appeler que jaune, jaune souffre pâle, citron pâle or. Que c'est beau le jaune! Et combien je verrai mieux le nord. Ah, je souhaite toujours que le jour viendra où tu verras et sentiras le soleil du midi. En fait d'études, j'ai deux études de Chardons dans un terrain vague, des chardons blancs de la fine poussière du chemin. Puis une petite étude d'une halte de forains, voitures rouges et vertes; également une petite étude de wagons du Paris Lyon Méditerranée, lesquelles deux dernières études ont été approuvées comme ‘bien dans la note moderne’, par le jeune émule du brav' général Boulanger, le très brillant sous-lieutenant Zouave. Ce vaillant militaire a laissé en plan l'art du dessin aux mystères duquel je m'efforçais de l'initier, mais pour une raison plausible, car inopinément il a dû passer un examen, pour lequel je crains qu'il était rien moins que préparé. Supposant que le jeune Français sus-mentionné dise toujours la vérité, il aurait étonné les examinateurs par l'aplomb de ses | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 141]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
réponses, aplomb qu'il se serait affermi par la veille de l'examen passé dans un bordel. Comme dit je crois François Coppée dans un sonnet, on peut au sujet de ‘mon lieutenant sur le chemin’ avoir ‘un doute qui nous désespère’ car, continue Coppée ‘je pense à notre défaite.’ M'empêche que je n'ai pas à me plaindre de lui, et si c'est vrai qu'il sera lieutenant sous peu, on doit lui reconnaître de la chance. Littéralement, il ressemble au brav' Général, au point de vue d'avoir beaucoup fréquenté les bonnes femmes, dites de café concert. Suffit que je t'écrirai, ou même il t'enverra un télégramme, pour te dire par quel train le 16 ou 17 il arrive. Il te donnera alors les études peintes, ce qui nous épargnera les frais de transport. D'ailleurs il me doit bien cela pour mes leçons. Il ne fera que passer une ou deux journées à Paris, allant dans le Nord, mais à son retour il s'y arrêtera plus longtemps. C'est certes après tant de froideur, encore assez gentil de l'oncle de t'avoir fait un legs, mais difficilement je peux me fourrer dans la tête que C.M. et lui ne t'aient pas un peu condamné à des travaux forcés à perpétuité, en refusant de te fournir, en te prêtant, le capital nécessaire pour t'établir à ton compte. Cela demeure une grave faute de leur part. Mais je n'insiste pas. Raison de plus de chercher à faire le plus possible en art, si en tant qu'argent on sera toujours relativement gêné. Enfin mon cher frère, dans ce moment tu étais prêt de ton côté pour t'établir, conséquemment tu as plein droit de sentir que tu fais ton devoir de ton côté. Cette affaire des impressionistes, considérés dans leur ensemble, tu la tenais avec leur aide. Sans leur aide l'affaire ne se fait pas ou se fera d'une autre manière. Si tu n'as pas gagné, tu as mérité, or lorsque les Hollandais confondent toujours ces deux questions si différentes, n'ayant que leur mot ‘verdienen’ dans les deux cas, tant pis pour eux. J'écris encore un petit mot à Mourier - tu le liras - et te serre bien la main, t.à.t. Vincent.
Vis à vis de Gauguin enfin, tout en l'appréciant, je crois qu'il faudra agir en mère de famille et calculer les dépenses réelles. Si on l'écoutait, on espérerait quelque chose de bien vague pour l'avenir, et on resterait à l'hôtellerie et on vivrait comme dans un enfer sans issue. J'aime mieux me cloîtrer comme des moines, libre à nous d'aller | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 142]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
également comme les moines au bordel ou chez le marchand de vin, si le coeur nous en dit. Mais notre travail demande un chez soi. Gauguin me laisse en somme parfaitement dans le vague pour Pont-Aven, il accepte par son silence à mes lettres ma proposition de venir à lui au besoin, mais il ne m'écrit rien sur les moyens de trouver là un atelier à soi, ou le prix que coûteraient les meubles. Et cela n'est pas sans me paraître étrange. Non pas que cela me dérange, car je sais ce que je veux et ce que je ne veux pas. Et je suis donc bien décidé de ne pas aller à Pont-Aven, à moins que là aussi nous trouvions une maison dans les bas prix (15 fr. par mois est le prix de la mienne) et que nous nous y installions de façon à pouvoir y coucher. J'écris à la soeur ce soir si j'en trouve le temps. En pensée je t'embrasse bien. Poignée de main, Vincent.
As-tu reçu les dessins des jardins et les deux dessins de figure? Je crois que le tableau de la tête de vieux paysan est aussi étrange de couleur que le Semeur, mais le Semeur est un échec et la tête de paysan y est davantage. Ah celle-là, je l'enverrai toute seule, aussitôt sèche, et j'y mettrai une dédicace pour toi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
523Mon cher Theo, Bien merci de ta bonne lettre et du billet de 100 fr. qui y était inclus. Et tu es bien bon de nous promettre, à Gauguin et moi, de nous mettre à même d'exécuter le projet d'une combinaisonGa naar voetnoot*). Je viens de recevoir une lettre de Bernard, qui depuis quelques jours a rejoint Gauguin, Laval et encore un autre à Pont-Aven. Dans cette lettre qui d'ailleurs est très bonne, il n'est cependant pas dit une syllabe de ce que G. aurait l'intention de me rejoindre, et pas davantage une autre syllabe, de ce qu'on me demandait là-bas, toutefois la lettre était très amicale. De Gauguin lui-même pas un mot depuis à peu près un mois. Moi je crois que Gauguin préfère se débrouiller avec les amis du nord, et s'il vend par bonheur un ou plusieurs tableaux, pourrait avoir d'autres vues que celles de me rejoindre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 143]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
N'ai-je pas, moi, qui ai moins que lui le désir de la bataille parisienne, le droit de faire à ma tête. Voici. Le jour où tu pourras, voudrais-tu non pas me donner, mais me prêter pour un an 300 francs d'un seul coup? Alors si je mets que tu m'envoies à présent 250 francs par mois, tu ne m'en enverrais plus que 200 après, jusqu'à que les 300 dépensés d'un coup, fussent payés. J'achèterais alors deux bons lits complets à 100 francs chacun, et pour 100 francs d'autres meubles. Cela me mettrait en état de coucher chez moi, et de pouvoir y loger Gauguin ou un autre également. Cela me ferait un avantage de 300 francs par an, car c'est toujours 1 franc par nuit que je paye au logeur. Je me sentirais un chez moi plus fixe, et réellement c'est une condition pour pouvoir travailler. Cela n'augmenterait pas mes dépenses sur l'année, mais cela me donnerait des meubles et la possibilité d'arriver à joindre les deux bouts. Alors que Gauguin vienne ou pas, c'est son affaire, et du moment que nous soyons prêts à le recevoir, que son lit, son logement est là, c'est que nous tenons notre promesse. J'insiste sur ceci, le plan reste aussi vrai et aussi solide, que Gauquin vienne ou non, pourvu que notre but ne bouge pas, en tant que visant de nous délivrer moi et un autre copain de ce cancer qui ronge à notre travail, la nécessité de vivre dans des hôtelleries ruineuses. Sans aucun profit pour nous. Ce qui est pure folie. Etre insouciant, espérer qu'un jour ou un autre délivre de la dèche, pure illusion! Je me compterai bien heureux moi, de travailler pour une pension juste suffisante et ma tranquillité dans mon atelier, toute ma vie. Eh bien si je répète encore une fois, que cela m'est on ne peut plus égal, de me fixer à Pont-Aven ou à Arles, je me propose d'être inflexible sur ce point de fonder un atelier fixe, et de coucher là et pas à l'hôtellerie. Si tu es bon assez de nous mettre, Gauguin et moi, à même de nous installer ainsi, je dis seulement ceci, que si nous ne profitons pas de cette occasion pour nous délivrer des logeurs, nous jetons à l'eau tout ton argent et notre possibilité de résister au siège de la dèche. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 144]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Là-dessus mon parti est bien pris, et je ne veux pas céder sur ce point-là. Dans les conditions présentes, tout en dépensant je n'ai pas ce qui est le juste nécessaire, et je ne me sens plus les forces de continuer longtemps comme cela. Gauguin peut-il trouver la même occasion à Pont-Aven, c'est bon; mais moi je te dis, le prix d'ici où cette dépense accomplie, bien du gros travail sera fait. Le soleil d'ici c'est tout de même beaucoup. Comme cela est je me ruine et je m'éreinte. Maintenant c'est dit, je ne viens pas à Pont-Aven, si c'est que je doive y loger à l'hôtellerie avec ces Anglais et ces gens de l'école des Beaux-Arts, avec qui on discute tous les soirs. Tempête dans une cuvette. Poignée de main, t.à t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
524Mon cher Theo, Hier j'ai passé la soirée avec ce sous-lieutenant, et il compte partir vendredi d'ici, alors il s'arrêtera une nuit à Clermont et de Clermont il t'enverra une dépêche, pour te dire par quel train il arrive. Dimanche matin selon toutes probabilités. Le rouleau qu'il t'apportera, contient 35 études, dans le nombre il y en a beaucoup dont je suis désespérément mécontent et que pourtant je t'envoie, lorsque cela te donnera quand même une idée vague de bien beaux motifs dans la nature. Il y a par exemple une pochade que j'ai faite de moi, chargé de boîtes, de bâtons, d'une toile, sur la route ensoleillée de Tarascon. Il y a une vue du Rhône où le ciel et l'eau sont d'une couleur d'absinthe, avec un pont bleu et des figures de voyous noires, il y a le semeur, un lavoir, et d'autres encore, tout à fait mal venus et inachevés, surtout un grand paysage avec des broussailles. Qu'est devenu le souvenir de Mauve? N'en ayant plus entendu parler, j'ai été porté à croire que Tersteeg t'aurait dit quelque chose de désagréable, pour faire savoir qu'on le refuserait ou autre misère. Naturellement je ne m'en ferais pas de mauvais sang dans ce cas. Je travaille dans ce moment à une étude comme ceci des bateaux vu d'en haut d'un quai, les deux bateaux sont d'un rose violacé, l'eau est très verte, pas de ciel, un drapeau tricolore au mât. Un ouvrier avec une brouette décharge du sable. J'en ai aussi un dessin, As-tu reçu les trois dessins du jardin? On finira par ne plus les prendre à la poste, parceque le format est trop grand. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 145]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je crains que je n'aurai pas un bien beau modèle de femme, elle avait promis, puis elle a - à ce qui paraît - gagné des sous en faisant la noce et a mieux à faire. Elle était extraordinaire, le regard était comme celui de Delacroix, et une tournure bizarre primitive. Je prends les choses avec patience, faute de voir d'autres moyens de les supporter, mais c'est agaçant cette contrariété continuelle avec les modèles. J'espère faire de ces jours-ci une étude de lauriers roses. Si on peignait lisse comme Bouguereau, les gens n'auraient pas honte de se laisser peindre, mais je crois que cela m'a fait perdre des modèles, qu'on trouvait que c'était ‘mal fait’, ce n'était que des tableaux pleins de peinture que je faisais. Alors les bonnes putains ont peur de se compromettre et qu'on se moquera de leur portrait. Mais il y a de quoi se décourager presque, quand on sent qu'on pourrait faire des choses si les gens avaient plus de bonne volonté. Je ne peux pas me résigner à dire ‘les raisins sont verts’, je ne m'en console pas de ne pas avoir plus de modèles. Enfin il faut patienter et en rechercher d'autres. Maintenant la soeur viendra bientôt passer un temps avec toi, je n'en doute pas qu'elle s'amusera. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 146]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
C'est une perspective assez triste de devoir se dire, que jamais peut-être la peinture que je fais, aura une valeur quelconque. Si cela valait ce que cela coûte, je pourrais me dire: je ne me suis jamais occupé de l'argent. Mais dans les circonstances présentes au contraire on en absorbe. Enfin, et tout de même il faut encore continuer et chercher à mieux faire. Bien souvent il me semble plus sage d'aller chez Gauguin au lieu de lui recommander la vie d'ici, je crains tant qu'au bout du compte il ne se plaigne d'avoir été dérangé. Ici cela nous sera-t-il possible de vivre chez nous, pourrons-nous arriver à joindre les deux bouts, lorsque cela c'est un essai nouveau; or en Bretagne nous pouvons calculer ce que cela coûtera et ici je n'en sais rien. Je continue à trouver la vie assez chère et on n'avance guère avec les gens. Ici il y aurait des lits et quelques meubles à acheter, puis les frais de son voyage et tout ce qu'il doit. Cela me paraît risquer plus que de juste, lorsqu'en Bretagne Bernard et lui dépensent si peu. Enfin il faudra bientôt se décider, et de mon côté je n'ai pas de préférences. C'est la simple question de décider où nous avons le plus de chance de vivre à bon marché. Je dois écrire aujourd'hui à Gauguin, pour lui demander ce qu'il paye des modèles et pour savoir s'il y en a. Voilà, si on se fait vieux il faut bien rayer ce qui est illusion, et calculer avant de se lancer dans les choses. Et si on peut croire étant plus jeune, que par le travail assidu on puisse suffire à ses besoins, cela devient de plus en plus douteux actuellement. J'ai encore dit cela à Gauguin dans ma dernière lettre, que si on peignait comme Bouguereau, qu'alors on pouvait espérer de gagner, mais que le public ne changera jamais, et n'aime que les choses douces et lisses. Avec un talent plus austère, il faut pas compter sur le produit de son travail; la plupart des gens intelligents assez pour comprendre et aimer les tableaux impressionistes, sont et resteront trop pauvres pour acheter. Est-ce que G. ou moi travaillerons moins pour cela - non - mais nous serons obligés d'accepter la pauvreté et l'isolement social de parti pris. Et pour commencer, installons-nous là où la vie coûte le moins. Tant mieux si le succès vient, tant mieux si un jour nous nous trouvions plus au large. Ce qui me frappe le plus au coeur dans l'Oeuvre de Zola, c'est cette figure de Bongrand - Jundt. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 147]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
C'est si vrai ce qu'il dit: ‘Vous croyez, malheureux que lorsque l'artiste a conquis son talent et sa réputation, qu'alors il est à l'abri? Au contraire, alors il lui est défendu désormais de produire une chose pas tout à fait bien. Sa réputation même l'oblige à soigner d'autant plus son travail, que les chances de vente se rarifient. Au moindre signe de faiblesse toute la meute jalouse lui tombe dessus et démolit justement cette réputation et cette foi, qu'un public changeant et perfide momentanément à eu en lui.’ Plus fort que cela est ce que dit Carlyle: ‘Vous connaissez les lucides qui au Brésil sont si lumineux, que les dames le soir les piquent avec des épingles dans leur chevelure, c'est très beau la gloire, mais voilà, c'est à l'artiste ce que l'épingle de toilette est à ces insectes. Vous voulez réussir et briller, savez-vous au juste ce que vous désirez?’ Or j'ai en horreur le succès, je crains le lendemain de fête d'une réussite des impressionistes, les jours difficiles déjà de maintenant nous paraîtront plus tard ‘le bon temps.’ Eh bien G. et moi nous devons prévoir, nous devons travailler à avoir un toit sur la tête, des lits, l'indispensable enfin pour soutenir le siège de l'insuccès, qui durera toute notre existence, et nous devons nous fixer dans l'endroit le moins cher. Alors nous aurons la tranquillité nécessaire de produire beaucoup, même en vendant peu ou pas. Mais, si les dépenses excédaient les revenus, nous aurions tort de trop espérer que tout s'arrangera par la vente de nos tableaux. Nous serions au contraire obligés de nous en défaire à tout prix au mauvais moment. Je conclus: vivre à peu près en moines ou ermites, avec le travail pour passion dominatrice, avec résignation du bien-être. La nature, le beau temps d'ici, cela c'est l'avantage du midi. Mais je crois que jamais Gauguin renoncera à la bataille parisienne, il a cela trop au coeur, et croit plus que moi à un succès durable. Cela ne me fera pas du mal, au contraire, je me désespère peut-être trop. Laissons lui donc cette illusion, mais sachons que ce qu'il lui faudra toujours c'est le logement et le pain quotidien et la couleur. C'est là le défaut de sa cuirasse, et c'est parce qu'il s'endette maintenant, qu'il serait foutu d'avance. Nous autres en lui venant en aide lui rendons la victoire parisienne en effet possible. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 148]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Si j'avais les mêmes ambitions que lui, nous ne nous accorderions probablement pas. Mais je ne tiens ni à ma réussite ni à mon bonheur, je tiens à la durée des entreprises énergiques des impressionistes, je tiens à cette question d'asile et de pain quotidien pour eux. Et je m'en fais un crime d'en avoir, lorsque avec la même somme deux peuvent vivre. Si on est peintre, ou bien vous passez pour un fou ou bien pour un riche; une tasse de lait vous revient à un franc, une tartine à deux, et les tableaux ne se vendent pas. Voilà ce pourquoi il faut se combiner comme faisaient les vieux moines, les frères de la vie commune de nos bruyères hollandaises. Je m'aperçois déjà que Gauguin espère la réussite, il ne saurait se passer de Paris, il n'a pas la prévoyance de l'infini de la gêne. Tu conçois combien cela m'est absolument égal dans ces circonstances de rester ici ou de m'en aller. Il faut lui laisser faire sa bataille, il la gagnera d'ailleurs. Trop loin de Paris il se croirait inactif, mais gardons pour nous l'absolue indifférence pour ce qui est succès ou insuccès. J'avais commencé à signer les toiles, mais je me suis vite arrêté, cela me semblait trop bête. Sur une marine il y a une très exorbitante signature rouge, parce que je voulais une note rouge dans le vert. Enfin tu les verras bientôt. Fin semaine sera un peu raide, j'espère donc plutôt avoir la lettre un jour plus tôt, qu'un jour plus tard. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
525Mon cher Theo, (15 Augustus). Tu auras reçu ma dépêche, te faisant savoir que le sous-lieutenant Milliet arrivera à Paris vendredi matin, il arrive à la gare de Lyon à 5,15 du matin et va de là directement au Cercle militaire, Avenue de l'Opéra. Ce sera de part et autre le plus simple, que tu ailles le voir là à 7 heures du matin précises. Naturellement tu pourrais aussi le rencontrer à la gare de Lyon même, mais c'est d'abord plus loin, ensuite il faudrait te lever bien de bonne heure. Il a été très aimable pour moi, juste ces derniers jours-ci. Il reviendra à Paris pour une semaine, mais passe la plus grande partie de ses vacances dans le Nord. Je suis bien content de voir l'expédition faite, et la soeur verra ainsi mes études, ce qui ne m'est pas indifférent, parce qu' ainsi elle assistera à une chose enfin essentiellement de notre vie française à nous, crue et telle quelle. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 149]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je veux dire elle verra la peinture à l'état brut. Mais fais-moi le grand plaisir de lui montrer une ou deux études remises sur châssis et encadrées de blanc. Tu pourras ôter de leurs châssis et cadres des précédentes. Car pour que cela ne prenne pas trop de place, ne t'embrasse pas de châssis et cadres pour moi. Car les copains verront bien ce que c'est tel quel, et surtout toi aussi. Plus tard - la centaine accomplie nous choisirons une dizaine ou quinzaine pour les encadrer dans le nombre. Maintenant j'ai gardé le grand portrait du facteur, et sa tête ci-jointe est une seule séance. Eh bien, voilà mon fort, faire un bonhomme rudement dans une séance. Si je me montais, mon cher frère, davantage le cou, je ferais toujours ainsi, je boirais avec le premier venu et je le peindrais, et cela non à la peinture à l'eau, mais à l'huile, séance tenante à la Daumier. Si j'en faisais cent comme ça, il y en aurait des bons dans le nombre. Et je serais plus français et plus moi, et plus buveur. Cela me tente tant, non pas la boisson, mais la peinture de voyou. Ce qu'ainsi faisant je gagnerais en tant que quant à l'artiste, le perdrais-je en homme? Si j'avais la foi de ça, je serais un fameux toqué, maintenant je n'en suis pas un de fameux, mais tu vois, je n'ai pas l'ambition de cette gloire-là suffisamment, pour mettre le feu aux poudres. J'aime mieux attendre la génération à venir, qui fera en portrait ce que Claude Monet fait en paysage, le paysage riche et crâne à la Guy de Maupassant. Alors je sais que moi je ne suis - pas de ces gens-là, mais les Flaubert et les Balzac n'ont-ils pas fait les Zola et les Maupassant? Vive donc non pas nous, mais la génération à venir. Tu es juge assez en peinture, pour voir et apprécier ce que je puisse avoir d'originalité, et tu l'es également assez pour voir l'inutilité de présenter ce que je fais au public de maintenant, car les autres me surpassent en touche plus nette. Cela tient plus au vent et circonstances, qu'à ce que je pourrais sans le mistral et sans ces circonstances fatales de jeunesse évaporée, de pauvreté relative. De mon côté je n'insiste aucunement à changer de condition, et je me compte même trop heureux de pouvoir continuer tel quel. Pas de réponse de l'ami Russell, et certes Gauguin en méritait bien une. J'ai ajouté à cet envoi un dessin du tableau que je travaille maintenant - les bateaux avec déchargeur de sable. Si certaines études n'étaient pas tout-à-fait sèches, ce serait tant pis pour elles, il | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 150]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
faudrait les laisser sécher complètement, puis laver à grande eau et retoucher en cas de besoin. Mais le mal ne peut pas être grave, et l'occasion était bonne pour les expédier. Je te serre bien la main, et j'espère bien avoir de tes nouvelles vendredi ou samedi. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
526Mon cher Theo, Je t'écris bien à la hâte, mais pour te dire que je viens de recevoir un mot de Gauguin, qui dit qu'il n'a pas écrit beaucoup, mais se dit toujours prêt à venir dans le midi, aussitôt que la chance le permettra. Ils s'amusent bien à peindre, à discuter, à se battre avec les vertueux Anglais; il dit beaucoup de bien du travail de Bernard et B. dit beaucoup de bien du travail de Gauguin. Je suis en train de peindre avec l'entrain d'un Marseillais mangeant la bouillasbaisse, ce qui ne t'étonnera pas, lorsqu'il s'agit de peindre des grands tournesols. J'ai 3 toiles en train: 1e) 3 grosses fleurs dans un vase vert, fond clair, toile de 15; 2e) 3 fleurs, une fleur en semence et effeuillée et un bouton sur fond bleu de roi, toile de 25; 3e) douze fleurs et boutons dans un vase jaune (toile de 30). Le dernier est donc clair sur clair et sera le meilleur j'espère. Je ne m'arrêterai probablement pas là. Dans l'espoir de vivre dans un atelier à nous avec G., je voudrais faire une décoration pour l'atelier. Rien que des grands tournesols. A côté de ton magasin, dans le restaurant, tu sais bien qu'il y a une si belle décoration de fleurs, là je me rappelle toujours le grand tournesol dans la vitrine. Enfin si j'exécute ce plan, il y aura une douzaine de paneaux. Le tout sera une symfonie en bleu et jaune donc. J'y travaille tous ces matins à partir du lever du soleil, car les fleurs se fanent vite et il s'agit de faire l'ensemble d'un trait. Tu as bien fait de dire à Tasset qu'il faut qu'il nous donne quelques tubes de couleur pour les 15 francs de port de deux envois non affranchis. Quand j'aurai fini ces tournesols, je manquerai de jaune et de bleu peut-être, alors je ferai une petite commande à cet effet. La toile ordinaire à Tasset qui était à 50 centimes plus chère que celle de Bourgeois, me plaît beaucoup et est très bien préparée. J'en suis bien content, que G. se porte bien. Je commence à aimer le midi de plus en plus. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 151]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'ai encore une étude en train de Chardons poussiéreux avec un innombrable essaim de papillons blancs et jaunes. J'ai encore manqué des modèles, que j'espérais avoir de ces jours-ci. Koning a écrit qu'il va demeurer à la Haye, il a l'intention de t'envoyer des études. J'ai un tas d'idées pour de nouvelles toiles. J'ai revu aujourd'hui ce même bateau à charbon avec des ouvriers qui le déchargent, dont je t'ai déjà parlé, au même endroit des bateaux de sable dont je t'ai envoyé un dessin. Ce serait un fameux motif. Seulement je commence de plus en plus à chercher une technique simple, qui peut-être n'est pas impressioniste. Je voudrais peindre de façon, qu'à la rigueur tout le monde qui a des yeux, puisse y voir clair. J'écris à la hâte, mais voulais ci-inclus envoyer un mot à la soeur. Poignée de main, il faut que je retourne à la besogne, t.à.t. Vincent.
Gauguin a dit que Bernard avait fait un album de croquis de moi, et qu'il le lui avait montré. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
527Mon cher Theo, Voudrais-tu demander à Tasset son opinion sur la question suivante. A moi il me semble que plus une couleur est broyée fine, plus aussi elle est saturée d'huile. Or nous n'aimons pas énormément l'huile, cela va sans dire. Si on peignait comme Monsieur Gérôme et les autres trompe-l'oeil photographiques, nous demanderions sans doute des couleurs broyées très fines. Au contraire nous ne détestons pas que la toile ait un aspect fruste. Si donc au lieu de faire broyer sur la pierre pendant dieu sait combien d'heures la couleur, on la broyait juste le temps qu'il faut pour la rendre maniable, sans tant s'occuper de la finesse du grain, on aurait des couleurs plus fraîches, peut-être noircissant moins. S'il veut en faire un essai avec les 3 chrômes, le véronèse, le vermillon, la mine orangé, le cobalt, l'outremer, je suis presque sûr qu'à bien moins de frais j'aurais des couleurs et plus fraîches et plus durables. Alors à quel prix? Je suis sûr que cela doit pouvoir se faire. Probablement pour les garances, l'éméraude, qui sont transparentes, aussi. J'ajoute ici une commande, qui est pressée. Maintenant j'en suis au quatrième tableau de tournesols. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 152]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ce quatrième est un bouquet de 14 fleurs et est sur fond jaune, comme une nature morte de coings et de citrons, que j'ai fait dans le temps. Seulement comme c'est beaucoup plus grand, cela produit un effet assez singulier, et je crois que cette fois-ci c'est peint avec plus de simplicité que les coings et citrons. Est-ce que tu te rappelles que nous avons un jour vu à l'hôtel Drouot un Manet bien extraordinaire, quelques grosses pivoines roses et leurs feuilles vertes sur un fond clair? Aussi dans l'air et aussi fleur que n'importe quoi, et pourtant peint en pleine pâte solide et pas comme Jeannin. Voilà ce que j'appellerais simplicité de technique. Et je dois te dire que de ces jours-ci je m'efforce à trouver un travail de la brosse sans pointillé ou autre chose, rien que la touche variée. Mais un jour tu verras. Quel dommage que la peinture coûte si chère! Cette semaine j'avais de quoi me gêner moins que les autres semaines, je me suis donc laisser aller, j'aurai dépensé le billet de cent dans une seule semaine, mais au bout de cette semaine j'aurai mes quatre tableaux, et même si j'ajoute le prix de toute la couleur que j'ai usée, la semaine n'aura pas râtée. Je me suis levé fort de bonne heure tous les jours, j'ai bien dîné et bien soupé, j'ai pu travailler assidûment sans me sentir faiblir. Mais voilà nous vivons dans des jours où ce que l'on fait n'a pas cours, non seulement on ne vend pas, mais comme tu le vois avec Gauguin, on voudrait emprunter sur des tableaux faits et on ne trouve rien, même lorsque ces sommes sont insignifiantes et les travaux importants. Et voilà comment nous sommes livrés à tous les hasards. Et de notre vie, je crains que cela ne changera guère. Pourvu que nous préparions des vies plus riches à des peintres qui marcheront sur nos traces, ce serait déjà quelque chose. La vie est pourtant courte et surtout le nombre d'années où l'on se sent fort assez pour tout braver. Enfin il est à redouter, qu'aussitôt que la nouvelle peinture sera appréciée, les peintres se ramolliront. Dans tous les cas voilà ce qu'il y a de positif, ce ne sont pas nous autres d'à présent qui sommes le décadence. Gauguin et Bernard parlent maintenant de faire ‘de la peinture d'enfant’. J'aime mieux cela, que la peinture des décadents. Comment se fait-il, que les gens voient dans l'impressionisme quelque chose de déca- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 153]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dent? C'est pourtant bien le contraire. J'inclus un mot pour Tasset. La différence de prix devrait être très considérable, et il va sans dire, que j'espère me servir de moins en moins de couleurs broyées fines. Je te serre bien la main. (Une des décorations de soleils sur fond bleu de roi est ‘auréolée’, c.à.d. chaque objet est entourée d'un trait coloré de la complémentaire du fond, sur lequel il se détache.) A bientôt, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
528Mon cher Theo, Bien merci de ta lettre et du billet de 50 fr. qu'elle contenait. Certainement il n'est pas impossible, que plus tard la soeur vienne rester avec nous. C'est bon signe pour son goût qu'elle aime la sculpture, cela m'a bien fait plaisir. La peinture comme elle est maintenant, promet de devenir plus subtile - plus musique et moins sculpture - enfin elle promet la couleur. Pourvu qu'elle tienne cette promesse. Les tournesols avancent, il y a un nouveau bouquet de 14 fleurs sur fond jaune vert, c'est donc exactement le même effet - mais en plus grand format, toile de 30 - qu'une nature morte de coigns et de citrons, que tu as déjà, mais dans les tournesols la peinture est bien plus simple. Te rappelles-tu qu'un jour nous avons vu à l'hôtel Drouot un bouquet de pivoines de Manet? Les fleurs roses, les feuilles très vertes, peints en pleine pâte et non pas par glacis comme ceux de Jeannin, se détâchant sur un simple fond blanc je crois. Voilà ce qui était bien sain. Pour le pointillé, pour auréoler ou autres chose, je trouve cela une véritable découverte; mais c'est déjà à prévoir que cette technique, pas plus qu'une autre, deviendra un dogme universel. Raison de plus pourquoi la grande Jatte de Seurat, les paysages à gros pointillés de Signac, le bateau d'Anquetin, par le temps deviendront encore plus personnelles, encore plus originaux. Pour ce qui est de mes vêtements, certes ils commençaient à avoir souffert, mais justement la semaine dernière j'ai acheté un veston de velours noir d'assez bon qualité de 20 francs, et un chapeau neuf, donc cela n'est point pressé. Mais j'ai consulté ce facteur que j'ai peint, qui a bien souvent monté et démonté son petit ménage en changeant de place, pour le prix approximatif des meubles indispensables et lui dit qu'on ne | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 154]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
peut pas avoir ici un bon lit qui soit durable, à moins de 150 francs, si on veut avoir du solide bien entendu. Toutefois cela ne dérange guère le calcul, qu'en épargnant l'argent du logement, on se trouve au bout d'une année posséder des meubles sans avoir dépensé davantage dans l'année. Et aussitôt que je pourrai, je n'hésiterai pas à faire ainsi. Si nous négligerions de nous établir ainsi, Gauguin et moi, nous pourrions traîner d'année en année dans des petits logements où on ne peut pas manquer de s'abrutir. Cela je le suis déjà pas mal, parceque cela date de bien bien loin. Et actuellement cela a cessé même d'être une souffrance et peut-être dans le commencement je ne me sentirai pas chez moi, chez moi. N'importe. Toutefois n'oublions pas Bouvard et Pecuchet, n'oublions pas à Veau l'eau, car toute cela est bien, bien profondément vrai. Au Bonheur des Dames et Bel-Ami, cela est cependant pas moins vrai. C'est des façons de voir les choses - maintenant avec la première on risque moins de faire comme Don Quichotte, c'est possible, et avec la dernière conception on y va en plein. Maintenant j'ai cette semaine encore une fois le vieux paysan. Ah, - Mac Knight a enfin décampé - je ne le regrette point. Son copain, le Belge, n'en paraîssait pas fort attristé pas non plus, lorsqu'il est venu hier me le raconter et que nous avons passé la soirée ensemble. Il est très raisonnable dans ses idées, et sait au moins ce qu'il veut. Il fait maintenant de l'impressionisme timide, mais très en règle, très juste. Et je lui ai dit que c'était la meilleure chose qu'il pouvait faire, quoiqu'il y perdrait 2 ans peut-être retardant son originalité, mais enfin, lui ai-je dit, il est aussi nécessaire de passer regulièrement par l'impressionisme maintenant, que cela l'était autrefois de passer par un atelier parisien. Cela il l'admettait absolument en plein, justement puisqu'ainsi on ne choque personne, et ne peut pas plus tard être accusé de ne pas être à la hauteur de la question. Il y songe sérieusement à aller peindre les charbonniers du Borinage, et s'il est encore ici lorsque Gauguin viendra, pas impossible alors qu'on lui demandera de faire pour nous dans le nord, ce que nous ferions pour lui dans le midi, faire tout notre possible pour le faire vivre à meilleur marché que seul. A bientôt, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 155]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
529Mon cher Theo, Le 1er Septembre j'aurai mon loyer à payer, et si tu pouvais m'envoyer la semaine le même jour où toi-même tu toucheras ton mois, d'abord je payerais le loyer le jour même, ensuite la dépense porterait pour moi sur les deux semaines. Enfin s'il y avait moyen que tu m'enverrais l'argent le dimanche par ta lettre ou par mandat télégraphique, il ne me serait pas indifférent de gagner ainsi un jour. J'ai deux modèles cette semaine: une Arlésienne et le vieux paysan, que cette fois-ci je fais contre un fond orangé vif, qui quoiqu'il n'ait pas la prétention de représenter le trompe-l'oeil d'un couchant rouge, en est peut-être tout de même une suggestion. Malheureusement je crains que la petite Arlésienne me posera un lapin pour le reste du tableau. Candidement elle avait demandé l'argent, que je lui avais promis, pour toutes les poses d'avance, la dernière fois qu'elle était venue, et comme je ne faisais à cela aucune difficulté, elle a filé sans que je l'aie revue. Enfin un jour ou un autre elle me doit de revenir, et ce serait un peu fort si elle manquait tout à fait. Egalement j'ai un bouquet en train, et aussi une nature morte d'une paire de vieux souliers. J'ai un tas d'idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf. Mais que veux-tu, parfois je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre. Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie. J'ai toujours aucune réponse de Russell, il ne doit pas avoir le sou actuellement. J'espère bien que la soeur aura maintenant encore vu le Luxembourg. Nous avons eu deux ou trois jours superbes ici, très chaudes, sans vent. Le raisin commence à mûrir, mais on entend dire qu'il sera pas bon. Je dois encore travailler aujourd'hui; à cause des modèles je redoute un peu ces derniers jours de la semaine. Je suis en pourparler encore avec d'autres personnes pour la pose, il y a quelque chose qui me presse de faire des études de figure toujours le plus possible. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 156]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Les circonstances dans la suite pourraient bien encore s'aggraver, et enfin, quoiqu'il en soit, une fois que je tiens la figure, le travail me semblera plus grave. Poignée de main à toi et à la soeur, t.à.t. Vincent.
Les contrariétés avec les modèles continuent tout de même avec la ténacité du mistral d'ici. Cela ne m'égaie pas. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
530Mon cher Theo, (1 September). Un mot à la hâte pour te remercier énormément du prompt envoi de ta lettre. Justement mon bonhomme était déjà venu ce matin à la première heure pour son loyer, il a naturellement fallu me prononcer aujourd'hui, si oui ou non je garderais la maison (car je l'ai louée jusqu'à la St. Michel et il faut d'avance renouveler ou se dédire). J'ai dit à mon bonhomme, que je reprenais pour 3 mois seulement ou au mois encore plutôt encore. Ainsi supposant que l'ami Gauguin arrivait, nous n'aurions pas dans le cas que cela ne lui plaîrait pas, un bien long bail devant nous. Bien trop souvent je me décourage à fond, en songeant à ce que dira Gauguin du pays à la longue. L'isolement est bien sérieux ici, et toujours en payant il faut se tailler des dégrés dans la glace, pour aller de la journée de travail au même lendemain. La difficulté pour les modèles existe, seulement la patience et surtout d'avoir continuellement quelques sous, naturellement y peut quelque chose. Mais cette difficulté est réelle. Je sens que même encore à l'heure qu'il est, je pourrais être un tout autre peintre, si j'étais capable de forcer la question des modèles, mais je sens aussi la possibilité de m'abrutir et de voir passer l'heure de la puissance de production artistique, comme dans le cours de la vie on perd ses couilles. Cela c'est la fatalité, et naturellement ici comme là c'est l'aplomb et le battre le fer pendant qu'il est chaud, qui est d'urgence. Aussi je me morfonds très souvent. Mais Gauguin et tant d'autres se trouvent exactement dans la même position, et nous devons surtout chercher le remède en dedans de nous, dans la bonne volonté et la patience. En nous contentant de n'être que des médiocretés. Peutêtre ainsi faisant, préparons nous une nouvelle voie. Je suis bien curieux de recevoir ta prochaine lettre, rendant compte plus amplement de ta visite chez Bing. Cela ne m'étonne pas, que | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 157]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tu dises qu'après le départ de la soeur tu sentiras un vide. Il faut surtout chercher à le combler. Et qu'est-ce que s'y opposerait que Gauguin viendrait rester avec toi? Il pourrait ainsi se satisfaire au sujet de Paris, tout en travaillant. Seulement dans ce cas, ce ne serait que comme de juste, qu'également il le rembourse en tableaux, ce que tu ferais pour lui. Moi cela m'est une douleur continuelle, de faire relativement si peu avec l'argent que je dépense. Ma vie est agitée et inquiète, mais enfin en changeant, en bougeant de place beaucoup, peut-être ne ferais-je qu'empirer les choses. Cela me fait énormément du tort que je ne parle pas le patois provençal. Je pense toujours très sérieusement à me servir de couleurs plus grossières qui n'en seraient pas moins solides pour être moins broyées. Maintenant je m'arrête souvent devant un projet de tableau, à cause de la couleur que cela nous coûte. Or cela est tout de même un peu dommage, pour cette bonne raison que nous avons peut-être la puissance de travailler aujourd'hui, seulement ignorons si elle se maintiendra demain. Tout de même plutôt que de perdre des forces physiques, j'en reprends et surtout l'estomac est plus fort. Je t'envoie aujourd'hui 3 volumes de Balzac, cela est bien un peu vieux, etc. mais du Daumier et du de Lemud n'est pas plus laid pour appartenir à une époque que n'existe plus. Je lis dans ce moment enfin l'Immortel de Daudet, que je trouve très beau, mais bien peu consolant. Je crois que je serai obligé de lire un livre sur la chasse à l'éléphant ou un livre absolument menteur d'aventures catégoriquement impossibles de par exemple Gustave Aimard, pour faire passer le navrement que l'Immortel va me laisser. Justement parce que c'est si beau et si vrai, en tant que faisant sentir le néant du monde civilisé. Je dois dire que je préfère comme force vraie son Tartarin pourtant. Bien des choses à la soeur et encore merci de ta lettre. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
531Mon cher Theo, Hier j'ai encore passé la journée avec ce Belge, qui a aussi une soeur dans les vingtistes. Il ne faisait pas beau temps, mais c'était | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 158]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
une bien bonne journée pour la causerie; nous nous sommes promenés et avons tout de même encore vu de bien belles choses aux courses de taureaux et hors la ville. Nous avons plus sérieusement causé du plan, que si moi je garde un logement dans le midi, lui devrait bien fonder une espèce de station dans les charbonnages. Qu 'alors Gauguin et moi et lui pourrions dans des cas où l'importance d'un tableau motiverait le voyage, pourrions changer de place - tantôt étant dans le nord, mais en pays connu où l'on a un ami, tantôt dans le midi. Tu le verras sous peu, ce jeune homme à mine Dantesque, car il va venir à Paris, et en le logeant - si la place est libre - tu feras bien pour lui; il est bien distingué d'extérieur, et il le deviendra, je crois, dans ses tableaux. Il aime Delacroix, et nous avons bien causé de Delacroix hier, justement il connaissait l'esquisse violente de la barque du Christ. Eh bien, grâce à lui, j'ai enfin une première esquisse de ce tableau, que depuis longtemps je rêve - le poète. Il me l'a posé. Sa tête fine au regard vert se détache dans mon portrait sur un ciel étoilé outremer profond, le vêtement est un petit veston jaune, un col de toile écrue, une cravate bigarrée. Il m'a donné deux séances dans une seule journée. Hier j'ai reçu une lettre de la soeur, qui a vu bien des choses. Ah si elle pouvait marier un artiste, ce ne serait pas mauvais. Enfin, il faut continuer à l'engager à démêler sa personnalité plutôt que ses capacités artistiques. J'ai fini l'Immortel de Daudet - j'aime assez le mot du sculpteur Védrine, qui dit, qu'arriver à la gloire, c'est quelque chose comme en fumant de fourrer dans sa bouche le cigare par le bout allumé. Maintenant décidément j'aime moins, bien moins l'Immortel que Tartarin. Tu sais, il me semble que l'Immortel n'est pas aussi beau comme couleur que Tartarin, car cela me fait penser avec ces tas d'observations subtiles et justes aux désolants tableaux de Jean Bérand, si secs, si froids. Or Tartarin est si réellement grand, d'une grandeur de chef-d'oeuvre ainsi que l'est Candide. Je voudrais beaucoup te prier d'exposer à l'air autant que possible mes études d'ici, qui ne sont pas encore sèches au fond. Si elles restaient enfermées ou à l'obscurité, les couleurs y perdraient. Ainsi le portrait de jeune fille, la moisson (paysage étendu avec la ruine au fond et la chaîne des Alpines), la petite marine, le jardin | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 159]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
à l'arbre pleureur et aux buissons de conifères, si tu pouvais les mettre sur des châssis, ce serait bon. A ceux-là, j'y tiens un peu. Tu vois bien par le dessin de la petite marine, que celle-là est la plus fouillée. Je fais faire 2 cadres en chêne pour ma nouvelle tête de paysan et pour mon étude de Poète. Ah mon cher frère, quelque fois je sais tellement bien ce que je veux. Je peux bien dans la vie et dans la peinture aussi me passer de bon Dieu, mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose plus grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer. Et si frustré dans cette puissance physiquement, on cherche à créer des pensées au lieu d'enfants, on est par là bien dans l'humanité pourtant. Et dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes ou des femmes avec ce je ne sais quoi d'éternel, dont autrefois le nimbe était le symbole, et que nous cherchons par le rayonnement même, par la vibration de nos colorations. Le portrait ainsi conçu ne devient pas de l'Ary Scheffer, parce qu'il y a un ciel bleu derrière comme dans le Saint Augustin. Car coloriste Ary Scheffer l'est si peu. Mais ce serait plutôt d'accord avec ce que cherchait et trouvait Eug. Delacroix dans son Tasse en prison et tant d'autres tableaux, représentant un homme vrai. Ah, le portrait, le portrait avec la pensée, l'âme du modèle, cela me paraît tellement devoir venir. Le Belge a dit qu'ils ont à la maison un de Groux, l'esquisse de la Bénédicité du musée de Bruxelles. Le portrait du Belge a quelque chose comme le portrait de Reid que tu as, comme exécution. Nous avons beaucoup causé hier, le Belge et moi, des avantages et désavantages d'ici. Nous sommes bien d'accord sur les deux. Et sur l'immense intérêt que cela présenterait pour nous, de pouvoir changer tantôt le nord, tantôt le midi. Lui va encore rester avec Mac. Knight pour raisons de vivre à meilleur marché, Cela a, je crois, pour lui pourtant un désavantage, car vivre avec un fainéant rend fainéant. Je crois que tu te plairas à le rencontrer, il est encore jeune. Je crois qu'il te demandera conseil pour acheter des crépons japonais et des lithographies de Daumier. Pour ces dernières, les | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 160]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Daumier, il serait bon d'en prendre encore, parce que plus tard nous ne pourrons plus les trouver. Le Belge disait qu'il payait avec Mc. Knight 80 francs de pension. Quelle différence donc en vivant ensemble, moi j'ai à payer 45 par mois, rien que pour mon logement. Et alors je reviens toujours au même calcul, qu'avec Gauguin je ne dépenserai pas plus qu'à moi seul, et cela sans en souffrir. Maintenant il est à considérer, qu'eux ils étaient fort mal logés, non pour leur lits, mais pour la possibilité de travailler chez eux. Je suis ainsi toujours entres deux courants d'idées, les premières: les difficultés matérielles, se tourner et se retourner pour se créer une existence, et puis: l'étude de la couleur. J'ai toujours l'espoir de trouver quelque chose là-dedans. Exprimer l'amour de deux amoureux par un mariage de deux complémentaires, leur mélange et leurs oppositions, les vibrations mystérieuses des tons rapprochés. Exprimer la pensée d'un front par le rayonnement d'un ton clair sur un fond sombre. Exprimer l'espérance par quelqu'étoile. L'ardeur d'un être par un rayonnement de soleil couchant. Ce n'est certes pas là du trompe-l'oeil réaliste, mais n'est-ce pas une chose réellement existante? A bientôt, je te dirai encore quand pourrait passer le Belge, car je le reverrai demain. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
532Mon cher Theo, Je t'écris en attendant Bock le Belge, qui va partir ce matin de bonne heure, il a déjà 33 ans, dont 10 ans de Paris et de voyage, sa soeur est plus âgée que lui encore. Quoique jusqu'ici il n'ait pas encore été grand'chose comme peintre, si par son retour au pays il peut secouer enfin son fainéantisme, produit par l'énervement Parisien et la fréquentation des fainéants, alors il se trouve à l'entrée tout juste d'une carrière de vrai peintre. Il est bien de son pays, car dans son parler et dans ses manières, moi je reconnais fort bien l'accent de son pays, la timidité de ces charbonniers, auxquels je pense encore si souvent. Tu verras probablement ses deux tableaux qu'il apporte, le dessin en est faible mais la couleur commence déjà à être vivante. Sa soeur va peut-être faire un tour en Hollande et vaguement j'y ai pensé que je voudrais bien que notre soeur à nous et elle se rencontrent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 161]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'ai toujours espérance que W. trouvera par notre intermédiaire à se marier avec un artiste. Or pour arriver à cela il faudrait qu'elle soit un peu dans le mouvement. Si la soeur à Bock va effectivement en Hollande, il n'y aurait qu'à dire à Bock que si elle veut faire des études à Breda elle peut loger chez la mère et la soeur. Ils y seront à la maison pour les quelques frais bien peu importants, ils logent assez de gens inutiles, mais enfin ce serait une occasion de faire connaissance. Mais n'insistons pas trop. Seulement c'est chez les Bock une maison de peintre, les deux enfants étant dans le métier, avec cela ils ne sont pas sans le sou. Maintenant il y a juste une semaine que je t'ai envoyé une commande de couleurs et une lettre pour Tasset pour lui demander s'il pourrait fournir de la couleur broyée à gros grain à meilleur marché. Actuellement je me trouve presque à bout de toute ma provision de couleur, en tout il me reste une douzaine et demie de tubes divers. Il est donc nécessaire que je remplace la commande en question par une autre, que tu trouveras ci-jointe. Si Tasset ne pourrait pas faire de la couleur à meilleur marché, il faudrait envoyer les tubes doubles d'habitude, mais il m'en faudrait dans ce format de tubes 2 fois davantage. Tant que je ne les aurai pas il me faudra dessiner, car je suis épuisé en tant que quant à la couleur. Ni Gauguin ni Bernard ne m'ont écrit de nouveau. Je crois que Gauguin s'en fout complètement voyant que cela ne se fait pas tout de suite, et moi de mon côté voyant que 6 mois durant Gauguin se débrouille tout de même, cesse de croire à l'urgence de venir à son aide. Or soyons prudents là-dedans, si cela ne lui va pas ici il pourrait me faire des reproches, ‘pourquoi m'as-tu fait venir dans ce sale pays?’ Et je ne veux pas de ça. Naturellement nous pouvons rester amis avec Gauguin tout de même, mais je ne vois que trop que son attention est ailleurs. Je me dis, agissons comme s'il n'était pas là, alors s'il vient tant mieux, s'il ne vient pas tant pis. Que je voudrais m'établir de façon à avoir un chez moi! Je ne cesse de me dire que si dans le commencement nous eussions dépensé pour nous meubler même 500 francs nous aurions déjà regagné le tout et j'aurais les meubles et je serais délivré déjà | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 162]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
des logeurs. Je n'insiste pas, mais ce n'est pas sage ce que nous faisons actuellement. Il y aura toujours des artistes de passage ici, désireux d'échapper aux rigueurs du nord. Et je sens moi que je serai toujours de ce nombre. Vrai que mieux vaudrait probablement d'aller un peu plus bas ou l'on serait plus abrité. Vrai que cela ne sera pas absolument commode à trouver, mais raison de plus en s'établissant ici les frais de déménagement ne sauraient être énormes d'ici par exemple à Bordighera ou ailleurs à la hauteur de Nice. Une fois installés nous y resterions toute notre vie. Attendre qu'on soit bien riche, c'est un triste système, et voilà ce que je n'aime pas dans les de Goncourt quoique ce soit la vérité, ils finissent par acheter leur chez eux et leur tranquillité cent mille francs. Or nous l'aurions à moins de mille en tant que d'avoir un atelier dans le midi ou nous pourrions loger quelqu'un. Mais s'il faut faire fortune avant ... on sera complètement névrosé au moment d'entrer dans ce repos, et cela est pire que l'état actuel ou nous pouvons encore supporter tous les bruits. Mais soyons sages pour savoir que nous nous abrutissons tout de même. Il vaut mieux loger les autres que de ne pas être logé soi-même, ici surtout en logeant chez le logeur qui même en payant ne procure pas un logement ou l'on est chez soi. Pour Gauguin il se laisse peut-être aller à veau l'eau, sans s'occuper de l'avenir. Et peut-être il dit que je serai toujours là et qu'il a notre parole. Mais il est encore temps de la retirer et vraiment je m'en sens bien tenté, car faute de lui, naturellement je m'occuperais d'une autre combinaison. Tandis qu'à présent on est tenu. Si Gauguin trouve de quoi vivre tout de même, at-on le droit de le déranger? J'évite d'écrire à Gauguin de peur de dire trop carrément: voilà bien des mois que nous trouvons de quoi vivre chez les logeurs, mais que nous ne prétendons ne pas pouvoir nous réjoindre, tout en nous épuisant même pour l'avenir. Si vous eussiez voulu, pourqoui ne m'avez-vous pas dit de venir dans le Nord, je l'aurais déjà fait. Cela aurait coûté un simple billet de cent francs, alors qu'aujourd'hui durant ces mois que cela traîne, j'ai déjà payé ce même billet à mon logeur et vous chez le vôtre avez dû faire la même chose, ou vous avez fait 100 francs de dettes. Ce qui fait déjà au moins | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 163]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
100 francs de pure perte pour absolument rien. Voilà ce que j'ai sur le coeur et qui me fait dire, que tant lui que moi agissons actuellement comme des fous. Est-ce vrai ou non? Certes la vérité est même encore plus grave. Si lui n'est pas dans la nécessité de changer sa vie, il est ou bien plus riche que moi, ou bien il a considérablement davantage de chance. Se ruiner coûte plus cher que réussir, et certes c'est de notre faute si nous n'avons pas davantage de paix. Poignée de main et à bientôt, car j'espère bien que tu trouveras encore le temps de me reparler du séjour chez toi de notre soeur. Bock sera chez toi probablement dans une semaine ou dix jours. En comptant les tournesols j'ai actuellement encore ici une quinzaine de nouvelles études. t à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
533Mon cher Theo, (8 September.) Merci mille fois de ta bonne lettre et des 300 francs qu'elle contenait; après quelques semaines de soucis, je viens d'en avoir une de bien meilleure. Et ainsi que les soucis ne viennent pas seules, de même les joies pas non plus. Car justement toujours courbé sous cette difficulté d'argent chez les logeurs, j'en avais pris mon parti d'une façon gaie. J'avais engueulé le dit logeur, qui après tout n'est pas un mauvais homme, et je lui avais dit que pour me venger de lui avoir tant payé d'argent inutile, je peindrais toute sa sale baraque d'une façon à me rembourser. Enfin à la grande joie du logeur, du facteur de poste que j'ai déjà peint, des visiteurs rôdeurs de nuit et de moi-même, 3 nuits durant j'ai veillé à peindre, en me couchant pendant la journée. Souvent il me semble que la nuit est bien plus vivante et richement colorée que le jour. Maintenant pour ce qui est de rattraper l'argent payé au logeur par ma peinture, je n'insiste pas, car le tableau est un des plus laids que j'ai faits. Il est équivalent, quoique différent, aux mangeurs de pommes de terre. J'ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines. La salle est rouge sang et jaune sourd, un billard vert au milieu, 4 lampes jaune citron à rayonnement orangé et vert. C'est partout un combat et une antithèse des verts et des rouges les plus différents, dans les personnages de voyous dormeurs petits, dans la salle vide et triste, du violet et du bleu. Le rouge sang et le vert | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 164]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
jaune du billard par exemple contrastent avec le petit vert tendre Louis XV du comptoir, où il y a un bouquet rose. Les vêtements blancs du patron, veillant dans un coin dans cette fournaise, deviennent jaune citron, vert pâle et lumineux. J'en fais un dessin avec tons à l'aquarelle, pour te l'envoyer demain, pour t'en donner une idée. J'ai écrit cette semaine à Gauguin et à Bernard, mais je n'ai pas parlé d'autre chose que des tableaux, justement pour ne pas se quereller alors qu'il n'y a probablement pas de quoi! Mais que Gauguin vienne ou non, si je prends des meubles, dès lors on possède dans un bon endroit ou dans un mauvais, cela c'est une autre question, un pied-à-terre, un chez soi, qui ôte de l'esprit cette mélancolie de se trouver dans la rue. Ce qui n'est rien lorsqu'on est aventurier à 20 ans, mais ce qui est mauvais lorsqu'on en a 35 bien sonnés. Aujourd'hui dans l'Intransigeant je vois le suicide de M. Bing Levy. Pas possible que ce soit le Levy, gérant de Bing, n'est-ce pas? Je pense que cela doit en être un autre. Cela m'a fait grand plaisir que Pissarro trouvait quelque chose dans la Jeune fille. Est-ce que Pissarro a dit quelque chose du Semeur? Plus tard, lorsque j'aurai poussé plus loin ces recherches-là, le Semeur sera toujours le premier essai dans ce genre. Le Café de nuit continue le Semeur, ainsi que la tête du vieux paysan et du poète, si j'arrive à faire ce dernier tableau. C'est une couleur alors pas localement vraie au point de vue réaliste du trompe-l'oeil, mais une coleur suggestive d'une émotion quelconque d'ardeur de tempérament. Lorsque Paul Mantz voyait à l'exposition, que nous avons vue aux Champs Elysées, l'esquisse violente et exaltée de Delacroix: la Barque du Christ, il s'en retourne en s'écriant dans son article: ‘je ne savais pas qu'on pouvait être aussi terrible avec du bleu et du vert.’ Hokousaï te fait jeter le même cri, mais lui par ses lignes, son dessin, lorsque dans ta lettre tu dis: ces vagues sont des griffes, le vaisseau est pris là-dedans, on le sent. Eh bien si on faisait la couleur tout juste ou le dessin tout juste, on ne donnerait pas ces émotions-là. Enfin bientôt demain ou après demain, je t'écrirai de nouveau à ce sujet et repondrai à la lettre en t'envoyant croquis du café de nuit. L'envoi de Tasset est arrivé, je t'écrirai demain au sujet | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 165]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de cette couleur à gros grain. Milliet viendra te voir et te dire bonjour de ces jours-ci, il m'écrit qu'il va revenir. Merci encore une fois de l'argent envoyé. Si j'allais d'abord chercher un autre endroit, n'est-ce pas probable qu'alors il y aurait des dépenses nouvelles à cela, au moins équivalent aux frais d'un déménagement? Et encore trouverais-je mieux tout de suite? Je suis fort bien aise de pouvoir me meubler et cela ne peut que m'avancer. Bien merci donc et bonne poignée de main, à demain t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
534Mon cher Theo, Justement je viens de mettre à la poste le croquis du nouveau tableau, le café de nuit, ainsi qu'un autre que j'ai fait dans le temps. Je finirai peut-être par fabriquer quelques crépons. Maintenant hier j'ai travaillé à meubler la maison; ainsi que me l'avaient dit le facteur et sa femme, les deux lits, pour avoir du solide, reviendront à 150 fr. chaque. J'ai trouvé vrai tout ce qu'ils m'avaient dit pour les prix. Il fallait conséquemment louvoyer et j'ai fait ainsi: j'ai acheté un lit en noyer et un autre en bois blanc, qui sera le mien et que je peindrai plus tard. Ensuite j'ai garni un des lits et j'ai pris deux paillassons. Si Gauguin ou un autre viendrait, voilà son lit sera fait dans une minute. Dès le commencement j'ai voulu arranger la maison non pas pour moi seul, mais de façon à pouvoir loger quelqu'un. Naturellement cela m'a mangé la plus grande partie de l'argent. Avec le restant j'ai acheté 12 chaises, un miroir et des petites choses indispensables. Ce qui fait en somme que je pourrai semaine prochaine déjà aller y rester. Il y aura pour loger quelqu'un la plus jolie pièce d'en haut, que je chercherai à rendre aussi bien que possible comme un boudoir de femme réellement artistique. Puis il y aura ma chambre à coucher à moi, que je voudrais excessivement simple, mais des meubles carrés et larges; le lit, les chaises, la table, tout en bois blanc. En bas l'atelier et une autre pièce atelier également, mais en même temps cuisine. Tu verras un jour ou un autre un tableau de la petite maison même en plein soleil, ou bien avec la fenêtre éclairée et le ciel étoilé. Tu pourras désormais te croire posséder ici à Arles ta maison de | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 166]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
campagne. Car je suis moi enthousiaste de l'idée de l'arranger d'une façon, que tu en sois content, et que cela soit un atelier dans un style absolument voulu, ainsi mettons que dans un an tu vennes passer une vacance ici et à Marseille, cela sera prêt alors, et la maison sera, à ce que je me propose, de peintures toute pleine du haut en bas. La chambre où alors tu logeras, ou qui sera à Gauguin, si G. vienne, aura sur les murs blancs une décoration des grands tournesols jaunes. Le matin, en ouvrant la fenêtre, on voit la verdure des jardins et le soleil levant et l'entrée de la ville. Mais tu verras ces grands tableaux des bouquets de 12, de 14 tournesols, fourrés dans ce tout petit boudoir avec un lit joli, avec tout le reste élégant, Ce ne sera pas banal. Et l'atelier, les carreaux rouges du sol, les murs et le plafond blanc, les chaises paysannes, la table en bois blanc, avec j'espère décoration de portraits. Ça aura du caractère à la Daumier, et ce ne sera, j'ose le prédire, pas banal. Maintenant je te prierai de chercher quelques lithographies de Daumier pour l'atelier, et quelques japonaiseries, mais cela n'est aucunement pressé et seulement lorsque tu en rencontreras des doubles. Et aussi des Delacroix, les lithographies ordinaires des artistes modernes. Cela ne presse pas le moins du monde, mais j'ai mon idée. Je veux réellement en faire une maison d'artiste, mais non pas précieuse, au contraire rien de précieux, mais tout, depuis la chaise jusqu'au tableau, ayant du caractère. Aussi pour les lits, j'ai pris des lits du pays, de larges lits à 2 places au lieu des lits de fer. Cela donne un aspect de solidité, de durée, de calme, et si cela prend un peu plus de literie, c'est tant pis, mais il faut que cela ait du caractère. J'ai fort heureusement une femme de chambre qui est très fidèle, sans cela je n'oserais pas commencer la chose de rester chez moi; elle est assez vieille et a beaucoup de gosses divers, et elle me tient mes carreaux bien rouges et propres. Je ne saurais t'exprimer combien cela me fait plaisir de trouver ainsi un grand sérieux travail. Car cela sera, j'espère, une véritable décoration que j'y vais entreprendre. Ainsi comme je te l'ai déjà dit, mon lit à moi je vais le peindre, il y aura 3 sujets. Peut-être une femme nue, je ne suis pas fixé, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 167]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
peut-être un berceau avec un enfant, je ne sais, mais je prendrai mon temps. Je ne sens plus aucune hésitation maintenant pour rester ici, car les idées me viennent en abondance pour le travail. Je compte maintenant tous les mois acheter quelque objet pour la maison. Et avec de la patience la maison vaudra quelque chose par les meubles et les décorations. Je dois te prévenir que sous très peu il me faudra une grosse commande de couleurs pour l'automne, qui, je crois va être absolument épatant. Et reflexion faite, ci-inclus je t'envoie la commande. Dans mon tableau de café de nuit, j'ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l'on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin j'ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie de vin, de doux vert Louis XV. et Veronèse, contrastant avec les verts jaunes et les verts bleus durs, tout cela dans une atmosfère de fournaise infernale, de souffre pâle, exprimer comme la puissance des ténèbres d'un assommoir. Et toutefois sous une apparence de gaieté japonaise et la bonhomie, du Tartarin. Que dirait pourtant de ce tableau Monsieur Tersteeg, lui qui devant un Sisley, ce Sisley le plus discret et le plus tendre des impressionistes, dit déjà: ‘je ne peux m'empêcher de penser que l'artiste qui a peint cela était un peu gris’. Devant mon tableau à moi il dirait que c'est du delirium tremens en plein alors. Je ne trouve absolument rien à redire au sujet de ce dont tu parles d'exposer une fois à la Revue Indépendante, si toutefois je ne sois pas une cause d'obstruction pour les autres qui d'habitude y exposent. Alors seulement il faudrait leur dire, que j'aimerais à me réserver une deuxième exposition après cette première, d'études proprement dites. Alors l'année prochaine je leur donnerais à exposer la décoration de la maison, lorsqu'il y aurait un ensemble. Non pas que j'y tienne, mais c'est pour que les études ne soient pas confondues avec des compositions, et pour dire d'avance que la première exposition en serait une d'études. Car il y a encore guère que le Semeur et le Café de nuit, qui soient des essais de tableaux composés. Pendant que je t'écris, il y a justement le petit paysan qui ressemble en caricature à notre père, qui entre dans le café. La ressemblance est terrible tout de même. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 168]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Le fuyant et le fatigué et le vague de la bouche surtout. Cela continue à me paraître dommage que je n'aie pu le faire. J'ajoute à cette lettre la commande de couleurs, qui n'est pas précisément pressée. Seulement je suis tellement plein de projets et puis l'automne promet tant de motifs superbes, que je ne sais absolument pas, si je vais commencer 5 où 10 toiles. Ce sera la même chose qu'au printemps avec les vergers en fleur, les motifs seront innombrables. Si tu donnais au père Tanguy la couleur plus grossière, il ferait cela probablement bien. Les autres couleurs fines sont réellement inférieures, surtout pour les bleus. J'espère en préparant l'envoi prochain, gagner un peu pour la qualité. Relativement j'en fais moins et j'y reviens plus longtemps. J'ai réservé 50 francs pour la semaine, ainsi il y en a eu 250 pour l'ameublement déjà. Et tout de même je les regagnerai ainsi faisant. Et dès aujourd'hui tu peux te dire que tu as une espèce de maison de campagne, malheureusement un peu loin. Seulement cela cesserait d'être fort, fort loin, si on avait une exposition permanente à Marseille. Dans un an nous verrons cela peut-être. Poignée de main et t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
535Mon cher Theo, (10 September.) Lorsque Gauguin travaillera avec moi, et que de son côté il se montre un peu généreux pour ce qui est de ses tableaux, alors est-ce que toi, tu ne donnes pas de l'ouvrage alors à deux artistes, qui n'auraient rien à faire sans toi, et tout en admettant que je te crois parfaitement dans le juste lorsque tu dis que pour ce qui est de l'argent tu n'y vois pas d'avantage, d'un autre côté tu feras quelque chose comme Durand Ruel, qui dans le temps avant que les autres eussent reconnu la personnalité de Claude Monet, lui a pris des tableaux. Alors Durand Ruel pas non plus y a gagné, à un moment il était plein de ces tableaux-là sans pouvoir les écouler, mais enfin ce qu'il a fait cela reste toujours bien fait, et actuellement il peut toujours se dire qu'il a gagné sa cause. Si moi je voyais désavantage cependant d'argent, je n'en parlerais pas. Mais il faut que Gauguin soit loyal, or tout en voyant que l'arrivée de son ami Laval lui a ouvert momentanément une autre ressource, je crois qu'il hésite entre Laval et nous. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 169]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je ne l'en blâme pas; seulement si Gauguin lui ne perd pas de vue son intérêt, il n'est que comme de juste que toi tu ne perdes pas de vue le tien, au point de vue du remboursement en tableaux. On voit déjà que Gauguin nous aurait déjà complètement planté là, si Laval avait eu un tant soit peu le sou. Je suis très curieux de savoir ce qu'il te dira à toi dans sa prochaine lettre, que tu auras certainement sous peu. Voilà je suis sûr que, qu'il vienne ou non, l'amitié avec lui durera, mais que de notre côté il faut avoir un peu de fermeté. Il ne trouvera pas mieux, à moins que cela soit justement en se faisant prévaloir de ce que toi tu as voulu faire pour lui. Or cela il ne l'osera pas. Sache seulement que si moi je le vois pas venir, je ne m'en ferai pas le moindre mauvais sang et que je n'en travaillerai pas moins; que s'il vient, il sera fort le bienvenu, mais je vois tellement que compter sur lui, serait justement ce qui nous fouterait dedans. Fidèle il le sera si cela est dans son avantage, or s'il ne vient pas il trouvera autre chose, mais il ne trouvera pas mieux, et il n'y perdra rien en ne faisant pas le malin. Il me faudra encore 5 mètres de toile ordinaire à f. 2.50, mais il va sans dire, que Tasset en considérant le poids de ce collis, devrait envoyer soit un mètre de plus, soit un mètre de moins, afin que le port ne soit pas double. Je crois que l'occasion est bonne maintenant pour que tu demandes carrément à Gauguin. lorsqu'il t'écrira: viens-tu ou ne viens-tu pas? Si tu n'es pas décidé de part et d'autre, nous ne serons pas tenu à faire la chose projetée.’ Si le plan d'une association plus sérieuse doive pas s'exécuter, c'est égal, mais alors chacun doit reprendre son droit d'agir. Ma lettre à Gauguin est partie, je leur ai demandé un échange s'ils veulent, j'aimerais tant avoir ici le portrait de Bernard par Gauguin et celui de G. par B. Ci-inclus un article qui t'intéressera, tu aurais bien raison à aller voir cela. Les idées pour le travail me viennent en abondance, et cela fait que en tout étant isolé, je n'ai pas le temps de penser ou de sentir; je marche comme une locomotive à peindre. Or je crois que cela ne s'arrêtera plus guère. Et mon idée est qu'un atelier vivant on ne le trouvera jamais tout fait, mais par le travail et en patientant dans le même endroit, cela se crée de jour en jour. J'ai une étude de vieux moulin, peinte à tons rompus | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 170]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
comme le Chêne sur le rocher, cette étude que tu disais avoir encadrée avec le Semeur. L'idée du Semeur me hante toujours encore. Les études outrées comme le Semeur, comme maintenant le Café de nuit, me semblent à moi atrocement laides et mauvaises d'habitude, mais lorsque je suis émotionné par quelque chose, comme ici ce petit article sur Dostoievsky, alors ce sont les seules qui me paraîssent avoir une signification plus grave. J'ai une troisième étude maintenant, d'un paysage avec usine et un soleil énorme dans un ciel rouge au-dessus des toits rouges, où la nature semble être en colère un jour de mistral méchant. Pour ce qui est de la maison, cela continue de m'apaiser beaucoup qu'elle va être habitable. Est-ce que mon travail sera plus mauvais, parce que en restant dans le même endroit, je reverrai les saisons aller et venir sur les mêmes motifs? En revoyant au printemps les mêmes vergers, en été les mêmes blés, involontairement je vois mon travail régulièrement devant moi d'avance, et peux mieux faire des plans. Puis en gardant ici de certaines études pour faire un tout qui se tienne, cela te fera au bout d'un certain temps une oeuvre plus calme. Je sens que, en tant que quant à cela, nous sommes assez bien dans le juste. Je voudrais seulement que tu fusses plus près d'ici. Considérant que je ne peux pas rapprocher le nord du midi, que faire? Alors je me dis que moi-même seul je ne suis pas capable de faire de la peinture importante assez, pour qu'elle motive ton voyage dans le midi, deux ou trois fois par an. Mais si Gauguin venait et si nous étions un peu connus comme restant ici et aidant les artistes à vivre et à travailler, je ne vois toujours pas l'impossibilité que le midi devienne pour toi comme pour moi une seconde patrie en quelque sorte. Je suis bien aise d'avoir fini ma lettre à Gauguin, sans dire que cela ma désoriente un peu qu'il doit hésiter à aller rester avec Laval ou avec moi. Il serait injuste de ne pas lui laisser pleine liberté de choisir et de faire comme il peut. Mais je lui ai écrit, que j'étais persuadé que même s'il ne venait pas ici, parceque le voyage lui serait pas possible, alors il ne resterait pas plus longtemps dans un hôtel. Et que c'était alors deux ateliers fixes au lieu d'un seul. Je reviens toujours là-dessus qu'une fois fixé, on travaille plus | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 171]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tranquillement, et dans cette position-là on peut à l'occasion toujours aider davantage les autres aussi. Bernard dit que cela lui fait souffrir de voir combien Gauguin est souvent empêché de faire ce qu'il peut pourtant, pour des questions toutes matérielles, de couleur, de toile, etc. Enfin dans tous les cas cela ne durera pas. Le pire qui pourrait lui arriver ne serait-ce pas qu'il soit forcé de laisser ses tableaux en gage chez son logeur pour sa dette, et de se réfugier soit chez toi, soit chez moi en faisant le voyage simple? Mais dans ce cas, s'il voudrait pas perdre ses tableaux, il doit bien nettement attaquer son logeur. Un cas comme cela où la marchandise dans tous les cas vaut bien plus que la dette, peut-être jugé d'urgence par le président du tribunal civil de l'arrondissement, en cas que le logeur prétend garder le tout, ce dont il n'a pas le droit. Slot ontbreekt. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
536Mon cher Theo, (11 September.) Ci-inclus lettre de Gauguin, qui est arrivée simultanément avec une lettre de Bernard. Enfin c'est le cri de détresse: ‘ma dette augmente de jour en jour.’ Je n'insiste pas sur ce qu'il a à faire. Toi, tu lui offres l'hospitalité ici et tu acceptes le seul moyen de payement qu'il a: ses tableaux. Mais s'il exigerait qu'en outre et en dehors de cela tu lui payes son voyage, il va un peu loin, et au moins devrait-il bien franchement t'offrir de ces tableaux, et s'adresser à toi comme aussi à moi dans des termes moins vagues que ‘ma dette augmentant de jour en jour, mon voyage devient de plus en plus improbable.’ Il sentirait mieux la chose s'il disait: j'aime mieux laisser tous mes tableaux entre vos mains, puisque vous êtes bon pour moi, et de faire des dettes chez vous qui m'aimez, que de vivre avec mon logeur. Mais il a mal à l'estomac, et lorsqu'on a mal à l'estomac on n'a pas la volonté libre. Or moi je n'ai pas mal à l'estomac actuellement. Et conséquemment je me sens la tête plus libre, et j'espérerais, plus lucide. Je trouve absolument injuste que toi, qui viens d'envoyer de l'argent, que toi-même as dû emprunter, pour l'ameublement de la maison, aies encore à ta charge le voyage, alors surtout que ce voyage soit compliqué du payement de la dette. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 172]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
A moins que Gauguin faisant bourse absolument commune, te donne en plein son oeuvre, de telle façon que cessant de compter, on fasse absolument cause commune. Si on faisait et bourse et cause commune, je crois moi que tous y profiteraient au bout de quelques années de travail en commun. Car si l'association se fait dans ces conditions-là, toi tu te sentiras, je ne dis pas plus heureux, mais plus artiste et plus productif qu'avec moi seul. Pour lui comme pour moi nous sentirons bien clairement que nous devons réussir parce que notre honneur à tous les trois y est compromis et qu'on ne travaille pas pour soi seul. Le cas me parait être ainsi. Et je me dis que même s'il faut dégringoler dans la fatalité des choses, il faudrait encore faire comme cela. Seulement j'écarte de plus en plus l'idée de cette dégringolade, lorsque je pense à la sérénité que nous voyons sur les visages dans les Frans Hals et dans les Rembrandt, tel que le portrait de Six vieux, tel que dans le sien, tel que dans ces Frans Hals que nous autres connaissons bien à Harlem: des vieillards et des vieilles femmes. Il vaut mieux avoir de la sérénité, que d'être trop craintif. Pourquoi donc jeter de hauts cris à l'occasion de cette affaire avec Gauguin? S'il vient avec nous autres il fera bien, et nous voulons bien qu'il vienne. Mais ni lui ni nous devons être écrasés. Enfin dans sa lettre à lui il y a un beau calme tout de même, quoiqu'il laisse inexpliquées ses intentions à notre égard. Seulement si l'on veut bien faire cette chose, il faut de la fidélité de sa part. Je suis assez curieux de savoir ce que lui-même t'écrira, je lui réponds absolument comme je sens, mais je ne veux pas dire des choses mélancoliques ou tristes ou méchantes à un si grand artiste. Mais l'affaire au point de vue de l'argent, prend des proportions graves - il y a le voyage, il y a la dette, il y a encore que l'ameublement n'est pas complet. Seulement il est déjà complet assez pour que si Gauguin tombe ici inopinément il y aurait moyen de s'arranger, en attendant qu'on reprenne haleine. Gauguin est marié et ceci il faut bien le sentir d'avance, qu'à la longue il n'est pas sûr que les intérêts divers seront compatibles. Or c'est pourquoi il faudrait justement pour ne pas se quereller | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 173]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
plus tard en cas d'association quelconque, avoir les conditions bien nettement arrêtées. Si tout va bien pour Gauguin, tu vois d'ici qu'il se remettra avec sa femme et ses enfants. Certes je le désirerais pour lui. Eh bien il faut donc avoir sur la valeur de ses tableaux plus de confiance que son logeur, mais il ne faut pas qu'il te les compte tellement cher à toi, qu'au lieu de pouvoir avoir toi quelque avantage à l'association, tu n'en aurais que les charges et les frais. Cela ne doit pas être et d'ailleurs ne sera pas. Mais tu dois avoir de lui ce qu'il a de mieux. Je dois te prévenir que je compte garder ici à l'atelier plusieurs études au lieu de te les envoyer. Je crois que si je continue bien fermement ce projet de faire de la maison ici une chose un peu réellement artistique, tu auras plus tard une série d'études qui se tiendra. A propos Russell a répondu négativement pour ce qui regarde d'acheter un Gauguin, mais il m'invite à venir passer un temps chez lui, ce qui commencerait et finirait par coûter de l'argent pour le voyage. Je ne dis pas pourtant qu'il n'achètera pas un Gauguin, car il sentira bien lui même qu'il est peu bienfaisant actuellement. Mais enfin en se construisant une maison, pourvu qu'il y loge les gens, il fait bien la chose qui est nécessaire, à partir du moment ou les logeurs nous fouteraient à la porte. A bientôt et bonne poignée de main! t.à t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
537Mon cher Theo, (17 September.) Il est probable que demain matin j'aurai de tes nouvelles, mais ce soir, j'ai le temps de t'écrire, et la semaine a été assez mouvementée. Je compte aller habiter la maison demain, seulement ayant encore acheté des choses et en ayant encore à ajouter - et je ne parle que du strict nécessaire - il faudra que tu m'envoies encore une fois 100 francs au lieu de 50. Si je compte pour moi pour la semaine passée 50 francs, et si je les déduis conséquemment des 300 francs envoyés, il ne me reste même avec un autre surplus de 50 francs, que le prix tout juste des deux lits. Et tu vois ainsi que si tout de même j'ai déjà acheté bien d'autres choses que les lits seuls avec la literie, j'y ai | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 174]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
encore mis en bien grande partie les 50 francs de la semaine, et en partie j'ai gagné sur l'un ou l'autre lit en faisant l'un des deux un peu plus simple. Je suis persuadé que nous faisons enfin bien en meublant l'atelier. Et pour le travail je me sens déjà plus libre et moins travaillé par le chagrin innécessaire qu'auparavant. Seulement si je soignerai davantage j'espère le style et la qualité de mon travail, il ira un peu plus lentement, ou plutôt je serai obligé de garder les tableaux chez moi plus longtemps. Pour qu'il y ait des choses qui se tiennent et se complètent. Aussi parce qu'il y aura des tableaux, que je ne veux pas du tout t'envoyer avant qu'ils soient secs comme un os. De cette dernière catégorie est une toile de 30 carrée, qui représente un coin de jardin avec un arbre pleureur, de l'herbe, des buissons taillés en boule de cèdre, un buisson de laurier rose. Conséquemment le même coin de jardin, dont tu as déjà une étude dans le dernier envoi. Mais étant plus grand, il y a sur le tout un ciel citronné, et ensuite les couleurs ont des richesses et des intensités d'automne. Ensuite c'est bien davantage en pleine pâte, simple et grasse. Cela c'est le premier tableau de cette semaine. Le deuxième représente l'extérieur d'un café, illuminé sur la terrasse par une grande lanterne de gaz dans la nuit bleue, avec un coin de ciel bleu étoilé. Le troisième tableau de cette semaine est un portrait de moi-même presque décoloré, des tons cendrés sur un fond véronèse pâle. J'ai acheté exprès un miroir assez bon pour pouvoir travailler d'après moi-même à défaut de modèle, car si j'arrive à pouvoir peindre la coloration de ma propre tête, ce qui n'est pas sans présenter quelque difficulté, je pourrai bien aussi peindre les têtes des autres bons hommes et bonnes femmes. La question de peindre les scènes ou effets de nuit sur place et la nuit même, m'intéresse énormément. Cette semaine je n'ai absolument rien fait que peindre et dormir et prendre mes repas. Cela veut dire des séances de douze heures, de 6 heures et selon, et puis des sommeils de 12 heures d'un seul trait aussi. J'ai lu dans le supplément littéraire du Figaro de samedi (15 Sept.) la description d'une maison impressioniste. Cette maison était construite comme seraient des fonds de bouteilles en briques de | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 175]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
verres bombés, de verre violet. Le soleil là-dedans se reflétant, les reflets jaunes se brisant, il en résultait un effet inouï. Pour soutenir ces murs en briques de verre en forme d'oeufs violets, on avait inventé un support en fer noir et doré, représentant des sarments de vigne étranges et autres plantes grimpantes. Cette maison violette se trouvait au beau milieu d'un jardin, dont tous les sentiers étaient faits d'un sable très jaune. Les parterres de fleurs ornamentales étaient naturellement des plus extraordinaires comme coloration. Cette maison doit exister si j'ai bonne mémoire, à Auteuil. Sans changer rien à la maison ni maintenant ni plus tard, je voudrais tout de même par la décoration en faire une maison d'artiste. Cela viendra. Je te serre bien la main, j'ai fait une promenade magnifique à moi seul dans les vignes aujourd'hui. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
538Mon cher Theo, Merci beaucoup de ta lettre et du billet de 50 francs qu'elle contenait. J'ai également reçu le dessin de Maurin, qui est superbe. C'est un grande artiste que celui-là. Cette nuit j'ai couché dans la maison et quoiqu'il y a encore à faire, je m'y sens bien content. D'ailleurs je sens que je peux en faire quelque chose qui durera, et dont un autre pourra également profiter. Maintenant l'argent dépensé ne sera plus de l'argent perdu, et la différence de cela je crois que tu ne tarderas pas à la voir. Actuellement cela me fait penser aux intérieurs de Bosboom, avec les dalles rouges, les murs blancs, les meubles en bois blanc ou en noyer, les coins de ciel bleu intense et de verdure aperçus par les fenêtres. Maintenant l'entourage du jardin public, des cafés de nuit, de l'épicier, certes ce n'est pas du Millet, mais à défaut de cela c'est du Daumier, du Zola en plein. Or c'est bien suffisant pour y trouver des idées, n'est-ce pas? Hier je t'ai déjà écrit, que comme si je mets les deux lits à 300 francs, encore le prix ne peut souffrir de réduction. Si toutefois j'ai déjà acheté plus que cela, c'est que si j'ai déjà mis là-dedans la moitié de l'argent de la semaine dernière, j'ai hier encore eu à payer 10 francs au logeur et 30 francs pour un paillasson. Il me reste en poche à ce moment 5 francs. Alors je te prierai de m'envoyer comme tu pourras, ou bien - mais par retour immédiat, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 176]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
encore un louis pour passer ma semaine, ou bien cinquante francs si c'est possible. De façon ou d'autre je voudrais ce mois-ci pouvoir compter de recevoir sur le tout du mois une fois encore 100 au lieu de 50, comme je te l'ai demandé dans ma lettre d'hier. Si j'épargne sur le mois 50 francs moi-même, si j'y ajoute les autres 50, cela fait qu'en tout pour l'ameublement j'aurai dépensé 400 francs. Mon cher Theo, enfin nous voilà davantage dans le juste, certes cela ne fait rien de n'avoir ni feu ni lieu tant qu'on est jeune, et de vivre en voyageur dans les cafés, mais maintenant cela me devenait insupportable et surtout ce n'était pas en accord avec un travail réfléchi. Aussi mon plan est-il tout fait, je chercherai à faire de la peinture pour ce que tu m'envoies tous les mois, et puis je veux faire de la peinture pour la maison. Celle que je ferai pour la maison, ce sera pour te rembourser les dépenses antérieures. Je reste en effet un peu marchand, dans ce sens que j'y tiens à prouver que je paye mes dettes, et sais ce que je veux pour la marchandise que le mauvais métier de peintre pauvre me force de travailler. Enfin je me sens à peu près sûr d'arriver à faire une décoration, qui vaudra 10 mille francs ici entretemps. Laisse moi dire. Si nous fondons ici un atelier asile pour l'un ou l'autre copain dans la dèche, jamais personne ne pourra nous reprocher ni à toi ni à moi de vivre et de dépenser pour nous seuls. Or pour fonder un tel atelier, il faut un fonds de roulement, or celui-là c'est moi qui l'ai mangé dans mes années d'improduction et je le rendrai maintenant que je commence à produire. Je t'assure que pour toi comme pour moi, je juge indispensable mais d'ailleurs notre droit, d'avoir toujours un louis ou quelques louis dans la poche et un certain fonds de marchandises à manier. Mais mon idée serait qu'au bout du compte on eusse fondé et laisserait à la postérité un atelier où pourrait vivre un successeur. Je ne sais pas si je m'exprime assez clairement, mais en d'autres termes nous travaillons à un art, à des affaires, qui resteront non seulement de notre temps, mais qui pourront encore après nous, être continué par les autres. Toi, tu fais cela dans ton commerce, c'est incontestable que dans la suite cela prendra, alors même qu'actuellement tu as beaucoup de contrariétés. Mais pour moi je prévois que d'autres artistes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 177]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
voudront voir la couleur sous un soleil plus fort et dans une limpidité plus japonaise. Or si moi je fonde un atelier abri à l'entrée même du midi, cela n'est pas si bête. Et justement cela fait que nous pouvons travailler sereinement. Ah, si les autres disent c'est trop loin de Paris, etc., laissez faire, c'est tant pis pour eux. Pourquoi le plus grand coloriste de tous Eugène Delacroix a-t-il jugé indispensable d'aller dans le midi et jusqu'en Afrique? Evidemment puisque et non seulement en Afrique, mais même à partir d'Arles, vous trouverez naturellement les belles oppositions des rouges et des verts, des bleus et des oranges, du souffre et du lilas. Et tous les vrais coloristes devront en venir-là, à admettre qu'il y existe une autre coloration que celle du Nord. Et je n'en doute pas si Gauguin venait, il aimerait ce pays-ci; si Gauguin ne venait pas, c'est qu'il a déjà cette expérience des pays plus colorés, et il serait toujours de nos amis et d'accord en principe. Et il en viendrait un autre à sa place. Si ce que l'on fait donne sur l'infini, si on voit le travail avoir sa raison d'être et continuer au-delà, on travaille plus sereinement. Or cela tu l'as à double raison. Tu es bon pour les peintres et sache le bien, que plus j'y réfléchis, plus je sens qu'il n'y a rien de plus réellement artistique, que d'aimer les gens. Tu me diras qu'alors on ferait bien de se passer de l'art et des artistes. Cela est d'abord vrai, mais enfin les Grecs et les Français et les vieux Hollandais ont accepté l'art, et nous voyons l'art toujours ressusciter après les décadences fatales, et je ne crois pas qu'on serait plus vertueux pour cette raison qu'on aurait en horreur et les artistes et leur art. Maintenant je ne trouve pas encore mes tableaux bons assez pour les avantages que j'ai eu de toi. Mais une fois que cela sera bon assez, je t'assure que tu les auras créés tout autant que moi, et c'est que nous les fabriquons à deux. Mais je n'insiste pas là-dessus, parce que cela te deviendra clair comme le jour, si j'arrive à faire un peu plus sérieusement les choses. Dans ce moment j'ai une autre toile de 30 carrée en train, de nouveau un jardin ou plutôt une promenade sous des platanes, avec du gazon vert et des buissons noirs de sapin. Tu as fort bien fait de commander la couleur et la toile, car le temps est superbe, superbe. Le mistral y est toujours, mais il y a des intervalles de calme et alors c'est admirable. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 178]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Si nous avions moins de mistral, ce pays serait réellement aussi beau et se prêterait autant à l'art que le Japon. En t'écrivant, très bonne lettre de Bernard, qui songe de venir à Arles cet hiver, toquade, mais enfin peut-être aussi que Gauguin me l'envoie comme remplaçant et préférera rester lui dans le nord. Nous le saurons bientôt, car je suis persuadé qu'il t'écrira chose ou autre. La lettre de Bernard parle avec grande estime et sympathie de Gauguin et je suis persuadé que réciproquement ils se sont compris. Et certes je crois que G. lui a fait du bien à B. Que Gauguin vienne ou non, il restera des amis, et s'il ne vient pas maintenant, il viendra à une autre époque. Instinctivement je sens que Gauguin est un calculateur, qui se voyant en bas de l'échelle sociale, veut reconquérir une position par des moyens qui seront certes honnêtes, mais qui seront très politiques. Gauguin sait peu que je suis à même de tenir compte de tout cela. Et il ne sait pas peut-être, qu'il lui faut absolument gagner du temps et qu'avec nous il le gagne, s'il n'y gagnerait pas autre chose. Maintenant si un jour ou un autre lui fiche le camp de Pont-Aven avec Laval ou Maurin sans payer sa dette, selon moi dans son cas il serait encore dans le juste, autant que l'est toute bête aux abois. Je ne crois pas qu'il soit sage d'offrir immédiatement à Bernard 150 francs pour un tableau par mois, comme on l'a offert à Gauguin. Et Bernard qui a causé evidemment longuement avec G. sur toute l'affaire, n'y compte-il pas un peu de remplacer G? Je crois qu'il sera nécessaire d'être très ferme et très catégorique dans tout cela. Et sans dire ses raisons, parler très clairement. Je ne peux pas donner tort à Gauguin - boursier agent s'il veut risquer quelque chose dans le commerce, seulement moi je n'en serais pas, j'aime mille fois mieux continuer avec toi, que tu sois avec les Goupil ou non. Et les marchands nouveaux sont comme tu le sais, en plein dans mon opinion absolument la même chose que les anciens. Par principe, en théorie, je suis pour une association d'artistes se sauvegardant la vie et le travail, mais je suis par principe et en théorie également contre les essais de démolition des anciens commerces une fois établis. Laissez-les donc pourrir en paix et mourir de leur belle mort. C'est de la pure présomption que de | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 179]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
vouloir régénérer le commerce. N'en faites pas du tout, sauvegardez vous la vie entre vous, vivez en famille, en frères et compagnon, parfait, cela même dans un cas que cela ne réussirait pas - je voudrais en être, mais jamais je ne serai d'un coup monté contre d'autres marchands. Je te serre bien la main, j'espère que cela ne te gênera pas trop absolument, ce que je suis forcé de te demander. Mais je n'ai pas voulu traîner d'aller coucher chez moi. Et en cas que toi-même sois gêné, avec 20 francs de plus je passerai la semaine, mais cela sera d'urgence. t.à.t. Vincent.
Je garde tous les lettres de Bernard, ils sont quelquefois vraiment intéressants, tu les liras un jour ou un autre, cela fait déjà tout un paquet. Cette fermeté dont je parle, qu'il sera nécessaire d'avoir avec Gauguin, cela est uniquement parce qu'on s'est déjà prononcé lorsqu'il a dit son plan d'opération à Paris. Tu as bien répondu alors sans te compromettre, mais aussi sans le blesser dans son amour-propre. Et c'est la même chose qui pourrait redevenir nécessaire. Je verrai Milliet je pense aujourd'hui. Merci d'avance des japonaiseries. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
539Mon cher Theo, Ce matin de bonne heure je t'ai déjà écrit, puis je suis allé continuer un tableau de jardin ensoleillé. Puis je l'ai rentré - et suis ressorti avec une toile blanche et celle-là aussi est faite. Et maintenant j'ai encore envie de t'écrire encore une fois. Parce que jamais j'ai eu une telle chance, ici la nature est extraordinairement belle. Tout et partout la coupole du ciel est d'un bleu admirable, le soleil a un rayonnement de souffre pâle et c'est doux et charmant comme la combinaison des bleus célestes et des jaunes dans les van der Meer de Delft. Je ne peux pas peindre aussi beau que cela, mais cela m'absorbe tant que je me laisse aller sans penser à aucune règle. Cela me fait 3 tableaux des jardins en face de ma maison. Puis les deux cafés, puis les tournesols. Puis le portrait de Bock et le mien. Puis le soleil rouge sur l'usine et les déchargeurs de sable, le vieux moulin. Laissant les autres études de côté, tu vois qu'il y a de la besogne de faite. Mais ma couleur, ma toile, ma bourse est épuisée | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 180]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
aujourd'hui complètement. Le dernier tableau, fait avec les derniers tubes sur la dernière toile, un jardin naturellement vert, est peint dans vert proprement dit, rien qu'avec du bleu de Prusse et du jaune de chrôme. Je commence à me sentir tout autre chose que ce que j'étais en venant ici, je ne doute plus, je n'hésite plus pour attaquer une chose, et cela pourrait bien encore croître. Mais quelle nature! C'est un jardin public où je suis, tout près de la rue des bonnes petites femmes, et Mourier par exemple n'y entrait guère, lorsque pourtant presque journellement nous nous promenions dans ces jardins, mais de l'autre côté (il y en a 3). Mais tu comprends que juste cela donne un je ne sais quoi de Boccace à l'endroit. Ce côté-là du jardin est d'ailleurs pour la même raison de chasteté ou de morale, dégarni d'arbustes en fleur tel que le laurier-rose. C'est des platanes communs, des sapins en buissons raides, un arbre pleureur et de l'herbe verte. Mais c'est d'une intimité. Il y a des jardins de Manet comme cela. Tant que tu puisses supporter le poids de toute la couleur, de toile, d'argent que je suis forcé de dépenser, envoie-moi toujours. Car ce que je prépare sera mieux que le dernier envoi, et je crois que nous y gagnerons au lieu de perdre. Si j'arrive toutefois à faire un tout qui se tienne. Ce que je cherche. Mais est-il absolument impossible que Thomas me prête deux ou trois cents francs sur mes études? Cela m'en ferait gagner plus que mille, car je ne saurais te le dire assez, je suis ravi, ravi de ce que je vois! Et cela vous donne des aspirations d'automne, un enthousiasme qui fait que le temps passe sans qu'on le sente. Gare au lendemain de fête, aux mistrals d'hiver. Aujourd'hui tout en travaillant j'ai beaucoup pensé à Bernard. Sa lettre est empreinte de vénération pour le talent de Gauguin. Il dit qu'il le trouve un si grand artiste qu'il en a presque peur, et qu'il trouve mauvais tout ce que lui, Bernard, fait en comparaison de Gauguin. Et tu sais que cet hiver Bernard cherchait encore querelle à Gauguin. Enfin quoiqu'il en soit et quoiqu'il arrive, il est très consolant que ces artistes-là sont nos amis, et j'ose le croire le resteront, n'importe comment tournent les affaires. J'ai tant de bonheur avec la maison, avec le travail, que j'ose encore croire que ces bonheurs ne resteront pas seuls, mais que tu les partageras de ton côté en ayant de la veine aussi. J'ai lu il y a quelque temps | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 181]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
un article sur le Dante, Pétrarque, Boccace, Giotto, Botticelli, mon dieu comme cela m'a fait de l'impression en lisant les lettres de ces gens-là. Or Pétrarque était ici tout près à Avignon, et je vois les mêmes cyprès et lauriers-roses. J'ai cherché à mettre quelque chose de cela dans un des jardins peint en pleine pâte, jaune citron et vert citron. Giotto m'a touché le plus, toujours souffrant et toujours plein de bonté et d'ardeur, comme s'il vivait déjà dans un monde autre que celui-ci. Giotto est extraordinaire d'ailleurs, et je le sens mieux que les poètes: le Dante, Pétrarque, Boccace. Il me semble toujours que la poésie est plus terrible que la peinture, quoique la peinture soit plus sale et enfin plus emmerdante. Et le peintre en somme ne dit rien, il se tait et je préfère encore cela. Mon cher Theo, lorsque tu auras vu les cyprès, les lauriers-roses, le soleil d'ici - et ce jour-là viendra, sois tranquille - encore plus souvent tu penseras aux beaux Puvis de Chavannes ‘Doux pays’ et tant d'autres. A travers le côté Tartarin et le côté Daumier du pays si drôle, où les bonnes gens ont l'accent que tu sais, il y a tant de grec déjà, et il y a la Venus d'Arles comme celle de Lesbos, et on sent encore cette jeunesse-là malgré tout. Je n'en doute pas le moins du monde qu'un jour toi aussi tu connaîtras le midi. Tu iras peut-être voir Claude Monet quand il est à Antibes, ou enfin tu trouveras une occasion. Quand il fait du mistral, c'est pourtant juste le contraire d'un doux pays ici, car le mistral est d'un agaçant. Mais quelle revanche, quelle revanche, lorsqu'il y a un jour sans vent. Quelle intensité des couleurs, quel air pur, quelle vibration sereine. Demain je vais dessiner, jusqu'à ce qu'arrive la couleur. Mais j'y suis arrivé maintenant de parti pris de ne plus dessiner un tableau au fusain. Cela ne sert à rien, il faut attaquer le dessin avec la couleur même pour bien dessiner. Ah - l'exposition à la Revue Indépendante - bon, mais une fois pour toutes, nous sommes trop fumeurs pour mettre le cigare dans la bouche du mauvais côté. Nous serons obligé de chercher à vendre pour pouvoir refaire mieux les mêmes choses vendues. Cela c'est parce que nous sommes dans | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 182]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
un mauvais métier, mais cherchons autre chose que la joie de rue, qui est douleur de maison. Cet après-midi j'ai eu un public choisi ....de 4 ou 5 maquereaux et une douzaine de gamins, qui trouvaient surtout intéressant de voir la couleur sortir des tubes. Eh bien, ce public-là - c'est la gloire ou plutôt j'ai la ferme intention de me moquer de l'ambition et de la gloire comme de ces gamins-là et de ces voyous des bords du Rhône, et de la Rue du bout d'Arles. J'ai été aujourd'hui chez Milliet, il va venir demain, ayant prolongé son séjour de 4 jours. Je voudrais que Bernard aille faire son service en Afrique, car là il ferait de belles choses et je ne sais encore que lui dire. Il a dit qu'il me ferait l'échange de son portrait pour une étude de moi. Mais il a dit qu'il n'ose pas faire Gauguin, comme je le lui avait demandé, parce qu'il se sent trop timide devant Gauguin. Bernard est au fond un tel tempérament! il est quelquefois fou et méchant, mais certes ce n'est pas moi qui aie le droit de lui reprocher cela, parce que je connais trop moi-même la même névrose, et je sais que lui ne me reprocherait pas non plus. S'il allait en Afrique chez Milliet, Milliet le prendrait certes en amitié, car M. est très fidèle comme ami et fait si facilement l'amour, qu'il méprise l'amour presque. Que fait Seurat? je n'oserais pas lui montrer les études déjà envoyées, mais celles des tournesols et des cabarets et des jardins, je voudrais qu'il les voie; je réfléchis souvent à son système et toutefois je ne le suivrai pas du tout, mais lui est coloriste original et c'est la même chose pour Signac, mais à un autre degré, les pointilleurs ont trouvé du neuf et je les aime tout de même bien. Mais moi - je le dis franchement - je reviens plutôt à ce que je cherchais avant de venir à Paris, et je ne sais si quelqu'un avant moi ait parlé de couleur suggestive, mais Delacroix et Monticelli tout en n'en ayant pas parlé, l'ont faite. Mais moi je suis encore comme j'étais à Nuenen, lorsque j'ai fait un vain effort pour apprendre la musique, alors déjà tellement je sentais les rapports qu'il y a entre notre couleur et la musique de Wagner. Maintenant il est vrai, je vois dans l'impressionisme la résurrection d'Eugène Delacroix, mais les interprétations étant et divergeantes et un peu irréconciliables, ce ne sera pas encore l'impressionisme, qui formulera la doctrine. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 183]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
C'est pour cela que je reste moi dans les impressionistes, parce que cela ne dit rien et n'engage à rien, et je n'ai pas là-dedans en copain à me formuler. Mon dieu, il faut faire la bête dans la vie, je demande moi du temps pour étudier, et toi est-ce que tu demandes autre chose que cela? Mais je sens que toi tu dois, comme moi, aimer à avoir la tranquillité nécessaire pour étudier sans parti pris. Et je crains tant de te l'ôter par mes demandes d'argent. Pourtant je calcule tant, et aujourd'hui encore je trouvais que pour les dix mètres de toile j'avais calculé juste toutes les couleurs sauf une seule, la fondamentale du jaune. Si toutes mes couleurs finissent en même temps, n'est-ce pas une preuve que je sens en sonnambule les proportions relatives? C'est comme pour le dessin, je ne mesure presque pas, et en cela je suis bien catégoriquement opposé à Cormon, qui dit que s'il ne mesurait pas, il dessinerait comme un cochon. Je pense que tu as tout de même bien fait d'acheter tant de châssis, car il faut en avoir un certain nombre pour pouvoir bien sécher les toiles, ce qui est leur conservation, et moi-même j'en ai un tas ici aussi. Mais il ne faut pas te gêner pour en ôter des châssis, pour que le tout ne prenne pas trop de place. Je paye moi ici les châssis de 30, 25, 20 à raison de f 4,50 et les 15, 12, 10 à 1 franc, si je les fait faire par le menuisier. La menuiserie étant fort chère ici, Tanguy en les comptant à ce prix-là, doit pouvoir les livrer aussi. Je cherche un cadre pour la toile de 30 carrée en noyer léger à 5 francs, et je pense que je l'aurai. Le cadre en chêne lourd pour la toile de 10 portrait, me coûte 5 francs aussi. J'ai encore dû commander 5 châssis de 30 pour la nouvelle toile, qui sont déjà faites et que je dois prendre. Cela te prouvera que je ne peux pas être sans quelque argent à cette époque de travail. Il y a une consolation que nous sommes dans les matières premières toujours, et ne spéculons pas, mais ne cherchons qu'à produire. Et alors nous ne pouvons mal tourner. J'espère que cela sera comme cela, et si je suis dans la nécessité fatale d'user ma couleur et ma toile et mon portemonnaie, sache bien que ce n'est pas encore par là que nous puissions périr. Même si de ton côté tu uses ton portemonnaie et ce qu'il y | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 184]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
a dedans, c'est certe mauvais, mais dis-moi tranquillement: il n'y en a plus, alors il y en aura encore parce que j'aurai fait avec. Mais me diras-tu comme de juste ‘en attendant’? En attendant je ferai du dessin; car c'est plus commode de ne faire que dessiner, que de peindre. Je te serre bien la main. Quelles journées que cellesci, non pas par les événements, mais je sens tellement que toi comme moi nous ne sommes pas de la décadence ni des finis encore, et ne le serons pas dans la suite. Mais tu sais, je ne contredis pas aux critiques, qui diront que mes tableaux sont pas - finis. Je te serre la main et à bientôt. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
540Mon cher Theo, Merci beaucoup de ta lettre et du billet de 100 fr. qu'elle contenait. Egalement Milliet est venu ce matin, m'apportant le paquet de japonaiseries et autres. J'aime beaucoup là-dedans le café concert en deux feuilles avec une rangée de musiciennes violettes contre le mur éclairé jaune, je ne connaissais pas cette feuille-là, d'ailleurs il y en a plusieurs autres qui m'étaient inconnues; il y en a une, une tête de femme, qui doit être de bonne école. A présent j'ai aussi acheté une table à toilette et tout le nécessaire, et ma petite chambre à moi est au complet. Dans l'autre, celle de Gauguin ou autre logé, il faudra encore une table de toilette et une commode, et en bas il me faudra un grand poêle et une armoire. Tout cela n'est guère pressé et par conséquent je vois déjà la fin pour avoir de quoi être pour bien longtemps à l'abri. Tu ne saurais croire combien cela me tranquillise, j'ai tellement l'amour de faire une maison d'artiste, mais une de pratique et non pas l'atelier ordinaire plein de bibelots. J'y songe aussi à planter deux lauriers-roses devant la porte dans des tonneaux. Enfin il est probable que pour cet atelier nous dépensons plusieurs fois moins de centaines de francs que par exemple Russell des mille. Et justement même si j'avais le choix entre les deux, pour moi je préférerais la méthode à quelques centaines de francs, pourvu que chaque meuble soit carré et large. Et pourtant la chambre où je logerai ceux qui passent par ici, sera comme un boudoir, et quand cela sera fini, tu verras que cela ne sera pas une création du hasard, mais un travail voulu ainsi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 185]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Le text du Japon de Bing est un peu sec et laisse plutôt à désirer, il dit il y a un grand art typique, mais s'il en donne quelques bribes, il ne donne pas très bien à sentir le caractère de cet art. As-tu lu Madame Chrysanthème déjà? La grande tranquillité que me procure la maison est surtout ceci que, dès maintenant je me sens travailler en prenant des précautions d'avenir, après moi un autre peintre trouvera une affaire en train. Il me faudra du temps, mais j'ai l'idée fixe de faire pour la maison une décoration, qui vaudra l'argent que j'ai dépensé dans les années dans lesquelles je n'ai pas produit. Le portrait de la mère m'a fait un très grand plaisir, parce que l'on voit qu'elle se porte bien, et que cela a une expression encore bien vivante. Seulement je ne l'aime pas du tout comme ressemblance réelle; je viens de peindre mon portrait à moi, qui a la même coloration cendrée et à moins qu'on ne nous fasse avec de la couleur on ne donnera de nous qu'une idée peu parlante. Justement comme je m'étais donné un mal terrible pour trouver la combinaison des tons cendrés et rose gris, je ne peux pas goûter la ressemblance en noir. Est-ce que Germinie Lacerteux serait Germinie Lacerteux sans la couleur? Evidemment non. Que je voudrais avoir peint des portraits dans notre famille. J'ai pour la deuxième fois gratté une étude d'un Christ avec l'ange dans le jardin des oliviers. Parce qu'ici je vois les oliviers vrais, mais je ne peux ou plutôt je ne veux pas non plus le peindre sans modèles, mais j'ai cela en tête avec de la couleur, la nuit étoilée, la figure du Christ bleue, les bleus les plus puissants, et l'ange jaune citron rompu. Et tous les violets depuis un pourpre rouge sang jusqu'à la cendre dans le paysage. J'ai été prendre cinq châssis de 30, donc j'ai encore des intentions. Les tableaux qui restent ici, je les fais encadrer en chêne et en noyer. Il me faudra du temps, mais tu verras cela plus tard. J'espère que tu me donneras des détails de ta visite chez Maurin. J'aime énormément le dessin des deux femmes dans le wagon. Si cela durait un temps avant que quelqu'un vienne ici avec moi, cela ne me ferait pourtant pas changer d'idée, que cette mesure-ci était ce qui était urgent à faire et que dans la suite cela sera utile. L'art dans lequel nous travaillons, nous sentons que cela a un long avenir encore et il faut donc être établi comme ceux qui sont | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 186]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
calmes et non pas vivre comme les décadents. Ici j'aurai de plus en plus une existence de peintre japonais, vivant bien dans la nature en petit bourgeois. Alors tu sens bien que cela est moins lugubre que les décadents. Si j'arrive à vivre assez vieux, je serai quelque chose comme le père Tanguy. Enfin notre avenir personnel, en somme nous n'en savons rien, mais nous sentons pourtant que l'impressionisme durera. A bientôt et bien, bien merci de toutes tes bontés. Je crois que je mettrai les japonaiseries en bas dans l'atelier. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
541Mon cher Theo, Je sais bien que je t'ai déjà écrit hier, mais la journée a encore été si belle. Mon grand chagrin est que tu ne puisses pas voir ce que je vois ici. A partir de 7 heures du matin, j'étais assis devant pourtant bien pas grand chose, un buisson de cèdre ou de cyprès en boule, planté dans l'herbe. Tu le connais déjà ce buisson en boule, puisque tu as déjà une étude du jardin. D'ailleurs ci-inclus un croquis de ma toile, toujours un 30 carré. Le buisson est vert, un peu bronzé et varié. l'Herbe est très, très verte, du Véronèse citronné, le ciel est très, très bleu. La rangée de buissons dans le fond sont tous des laurier-roses, fous furieux, les sacrées plantes fleurissent d'une façon que certes elles pourraient attraper une ataxie locomotrice. Elles sont chargées de fleurs fraîches et puis de tas de fleurs fanées, leur verdure également se renouvelle par de vigoureux jets nouveaux inépuisables en apparence. Un funèbre cyprès tout noir se dresse là-dessus et quelques figurines colorées se baladent sur un sentier rose. Cela fait pendant à une autre toile de 30 du même endroit, seulement d'un tout autre point de vue, où tout le jardin est coloré de verts très différents sous un ciel jaune citron pâle. Mais n'est-ce pas vrai, que ce jardin a un drôle de style, qui fait qu'on peut fort bien se représenter les poètes de la renaissance: le Dante, Pétrarque, Boccace, se baladant dans ces buissons sur l'herbe fleurie. Il est maintenant vrai que j'ai retranché des arbres mais ce que j'ai gardé dans la composition se trouve réellement | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 187]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tel quel. Seulement on l'a surchargé de certains buissons pas dans le caractère. D'ailleurs pour trouver ce caractère plus vrai et plus fondémental, voilà la troisième fois que je peins le même endroit. Or voilà pourtant le jardin qui est tout juste devant ma maison. Mais ce coin de jardin est un bon exemple de ce que je te disais, que pour trouver le caractère réel des choses d'ici, il faut les regarder et les peindre très longtemps. Car peut-être verras-tu rien que par le croquis que la ligne est simple maintenant. Ce tableau-ci encore est fort empâté comme son pendant à ciel jaune. Demain j'espère travailler encore avec Milliet. Aujourd'hui encore à partir de 7 h. du matin jusqu'à 6 h. du soir j'ai travaillé sans bouger que pour manger un morceau à deux pas de distance. Voilà pourquoi le travail va vite. Mais qu'en diras tu, qu'est-ce qui m'en semblera à moi-même dans quelque temps d'ici? J'ai un lucidité ou un aveuglement d'amoureux pour le travail actuellement. Puisque cet entourage de couleur est pour moi tout nouveau et m'exalte extraordinairement. De fatigue pas question, je ferais encore un tableau cette nuit même et je l'amenerais. Si je te dis que c'est très pressé que je reçoive:
Alors c'est à déduire de la commande d'hier. De même 5 mètres de toile. Je n'y peux rien, je me sens en lucidité et je veux autant que possible m'assurer d'assez de tableaux pour garder ma position, lorsque les autres aussi feront pour l'année '89 un grand effect. Seurat avec 2 ou 3 de ses énormes toiles a de quoi exposer à lui seul, Signac qui est bon travailleur a de quoi aussi, Gauguin et Guillaumin aussi. Donc je voudrais bien moi avoir pour cette époque, que nous l'exposions ou non, la série d'études: Décoration: Comme cela nous serons absolument originaux, car les autres | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 188]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ne pourront pas nous trouver prétentieux, lorsque nous n'avons que cela. Mais sois en bien assuré, que je cherche à y mettre un style. Milliet était aujourd'hui content de ce que j'avais fait: le Champ labouré, d'habitude il n'aime pas ce que je fais, mais parce que les mottes de terre sont doux de couleur comme une paire de sabots, cela ne le choquait pas, avec le ciel myosotys à flocons de nuages blancs. S'il posait mieux, il me ferait bien plaisir et il aurait un portrait plus chic alors que maintenant je pourrai faire, quoique la donnée soit belle de son visage à teint pâle et mat, le képi rouge contre un fond émeraude. Ah, comme je souhaiterais que tu voies tout ce que je vois de ces jours-ci. Devant tant de belles choses je ne peux que me laisser aller. Surtout parce que je sens que cela deviendra un peu mieux que le dernier envoi, seulement le dernier envoi c'étaient des études qui m'ont préparé à pouvoir travailler d'aplomb de ces jours-ci, qui sont sans vent. Pourquoi est-ce que notre bon père Thomas ne veut pas me prêter quelque chose sur mes études, il aurait tort de ne pas le faire, et j'espère qu'il le fera. Je crains de te surcharger toi, et pourtant je voudrais commander bien pour deux cents francs de couleurs et de toiles et de brosses. C'est pas pour autre chose, c'est pour cela. Tout l'automne peut être bon et si j'abats une toile de 30 tous les deux, trois jours, je gagnerai plusieurs pillets de mille vrans. J'ai de la force concentrée encore, qui ne demande qu'à s'user dans le travail. Mais je commencerai fatalement par user un tas de couleurs et voilà pourquoi on aurait besoin de Thomas. Si je continue de travailler comme de ces jours-ci, j'aurai mon atelier tout plein d'études bien saines, comme c'est chez Guillaumin. Certes Guillaumin aura de belles choses nouvelles, je n'en doute pas et je voudrais bien les voir. Les études actuelles sont réellement d'une seule coulée de pâte. La touche n'est pas divisée beaucoup et les tons sont souvents rompus, et enfin involontairement je suis obligé d'y empâter à la Monticelli. Parfois je crois réellement continuer cet hommelà, seulement je n'ai pas encore fait de la figure amoureuse comme lui. Et il est probable que je ne la ferai pas non plus avant quelques études sérieuses sur nature. Mais cela n'est pas pressée, maintenant je suis bien décidé à travailler dur jusqu'à que j'aie surmonté. Si je veux faire partir cette lettre, je dois me presser. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 189]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
As-tu des nouvelles de Gauguin, j'attends à tout moment une lettre de Bernard qui suivra les croquis probablement. Certes Ganguin doit avoir une autre combinaison en tête, cela je le sens depuis des semaines et encore des semaines. Cela lui est certes bien loisible. La solitude ne me gênera provisoirement pas moi, et plus tard on en trouvera de la compagnie tout de même et peut-être plus qu'on voudra. Je crois seulement qu'il ne faut rien dire de désagréable à G. s'il changerait d'avis et prendre la chose absolument du bon côté. Puisque s'il s'associe avec Laval, ce n'est que comme de juste, puisque Laval est son élève et ils ont déjà fait ménage ensemble. A la rigueur ils pourraient ma foi venir ici tous les deux, qu'on trouverait moyen de les caser. Pour l'ameublement si j'eusse su d'avance Gauguin ne vient pas, tout de même j'aurais voulu avoir deux lits pour le cas échéant d'avoir à caser quelqu'un. Donc il est certes bien libre. Il y en aura toujours qui auront le désir de voir le midi. Qu'a fait Vignon? Enfin si tout marche pour le mieux, tout le monde ne manquera pas de faire de grands progrès et moi aussi. Si tu ne peux pas voir ces beaux jours d'ici toujours en verras-tu les tableaux. Et je cherche à donner mieux que les autres. Poignée de main et t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
542Mon cher Theo, Le beau temps de ces derniers jours a disparu et est remplacé par de la boue et de la pluie, mais avant l'hiver il va bien encore revenir. Seulement il s'agira d'en profiter, car les beaux jours sont courts. Surtout pour la peinture. Cet hiver je compte beaucoup dessiner. Si seulement je pouvais arriver à dessiner de tête des figures, j'aurais toujours de quoi faire. Mais, prenez une figure du plus habile de tous les artistes qui croquent sur le vif, Hokousai, Daumier, pour moi ce n'est jamais cette figure ce que serait la figure peinte avec le modèle de ces mêmes maîtres ou d'autres maîtres portraitistes. Enfin, si fatalement le modèle et surtout le modèle intelligent nous manque trop toujours, il ne faut pas pour cela désespérer ou se lasser de la lutte. J'ai arrangé dans l'atelier toutes les japonaiseries et les Daumier | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 190]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et les Delacroix et le Géricault. Si tu retrouves la Pièta de Delacroix ou le Géricault, je t'engage bien à en prendre le plus que tu pourras. Ce que j'aimerais énormément à avoir dans l'atelier encore, c'est les travaux des champs de Millet, et l'eau forte de Lerat de son Semeur que Durand Ruel vend à fr 1.25. Et en dernier lieu la petite eau-forte de Jacquemart d'après Meissonnier, Le liseur, un Meissonnier que j'ai toujours trouvé admirable. Je ne peux pas m'empêcher d'aimer les Meissonniers. Je lis un article dans la Revue des deux mondes sur Tolstoï, il paraît que Tolstoï s'occupe énormément de la religion de son peuple, comme George Eliot en Angleterre. Il doit y exister un livre religieux de Tolstoï, je crois qu'il est intitulé ‘ma Religion’ cela doit être fort beau. Il cherche, à ce que je présume par cet article, là-dedans ce qui restera vrai éternellement dans la religion du Christ et ce que toutes les religions ont en commune. Il paraît qu'il n'admet ni la résurrection du corps ni celle de l'âme même, mais dit comme les nihilistes, qu'après la mort il n'y a plus rien, mais l'homme mort et bien mort, reste toujours l'humanité vivante. Enfin n'ayant pas lu le livre même, je ne saurais dire au juste comment il conçoit la chose, mais je crois que sa religion ne doit pas être cruelle et augmenter nos souffrances, mais au contraire cela doit être très consolant et doit inspirer de la sérénité et l'activité et le courage de vivre et un tas de choses. Je trouve admirable dans les reproductions de Bing le dessin du brin d'herbe et des oeillets et le Hokousai. Mais quoiqu'on dise, les crépons plus vulgaires colorés à tons plats pour moi sont admirables pour la même raison que Rubens et Véronèse. Je sais parfaitement bien que ce n'est pas là de l'art primitif. Mais parce que les primitifs sont admirables, c'est pas le moins du monde une raison pour moi de dire, comme cela devient une habitude ‘lorsque je vais au Louvre, je ne peux pas aller plus loin que les primitifs.’ Si on disait à un amateur sérieux de japonaiserie, à Levy lui-même, ‘monsieur je ne peux pas m'empêcher de trouver admirables ces crépons à 5 sous’ il est plus que probable que l'autre serait un peu choqué et aurait pitié de mon ignorance et de mon mauvais goût. Absolument comme dans le temps il était de mauvais goût d'aimer Rubens, Jordaens, Véronèse. Je crois que je finirai par ne plus me sentir seul dans la maison | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 191]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et que par exemple les jours de mauvais temps d'hiver et les longues soirées je trouverai une occupation, qui m'absorbera complètement. Un tisserand, un vannier, passe souvent des saisons entières seul ou presque seul, avec son métier pour seule distraction. Mais justement ce qui fait que ces gens-là restent en place, c'est le sentiment de la maison, l'aspect rassurant et familier des choses. Certes j'aimerais de la compagnie, mais si je n'en ai pas, je ne serai pas malheureux pour cela et puis surtout le temps viendra où j'aurai quelqu'un. J'en doute peu de cela. Or chez toi aussi je crois que si on a bonne volonté pour loger les gens, on en trouve assez dans les artistes pour qui la question du logement est un problème très grave. Puis pour moi je crois que c'est absolument mon devoir de chercher à gagner de l'argent avec mon travail et donc je vois mon travail bien clairement devant moi. Ah, si tous les artistes avaient de quoi vivre, de quoi travailler, mais cela n'étant pas, je veux produire et produire beaucoup et avec acharnement. Et le jour viendra peut-être où nous pourrons agrandir les affaires et être plus influents pour les autres. Mais cela est loin et il y a bien du travail à abattre avant! Si on vivait en temps de guerre, il faudrait possiblement se battre, on regretterait, on se lamenterait de ne pas vivre en temps de paix, mais enfin la nécessité étant là, on se battrait. Et de même on a certes le droit de souhaiter un état de choses où l'argent ne serait pas nécessaire pour vivre. Cependant puisque tout se fait par l'argent maintenant, il faut bien songer à en fabriquer lorsqu'on en dépense, mais moi j'ai une meilleure chance de gagner avec la peinture qu'avec le dessin. En somme il y a bien plus de gens qui font habilement en croquis, que de gens qui peuvent peindre couramment et qui prennent la nature par le côté couleur. Cela restera plus rare et que les tableaux tardent à être appréciés ou non, cela trouve son amateur un jour. Mais je crois que pour les tableaux un peu empâtés, il faut que cela sèche plus longtemps ici. J'ai lu que des Rubens en Espagne sont restés infiniment plus riches en couleur que ceux dans le Nord. Les ruines exposées au plein air même restent blanches ici, alors que dans le nord cela devient gris, sale, noir, etc. Tu peux être sûr que si les Monticelli avaient séchés à Paris, ils seraient maintenant bien plus ternes. Je commence maintenant à mieux voir la beauté des femmes d'ici, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 192]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et alors toujours et toujours je pense de nouveau à Monticelli. La couleur joue un rôle immense dans la beauté des femmes d'ici, je ne dis pas que leurs formes ne soient pas belles, mais ce n'est pas là le charme local. C'est les grandes lignes du costume coloré bien porté et c'est le ton de la chair plutôt que la forme. Mais j'aurai du mal avant de pouvoir les faire comme je commence à le sentir. Mais ce dont je suis sûr, c'est d'avancer en restant ici. Et pour faire un tableau qui soit vraiment du midi, il ne suffit pas d'une certaine habilité. C'est longtemps regarder les choses, qui mûrit et fait concevoir plus profondément. Je n'avais pas pensé que j'aurais tellement trouvé vrai Monticelli et Delacroix en quittant Paris. Ce n'est que maintenant après des mois, et encore des mois que je commence à distinguer qu'ils n'ont rien imaginé. Et je pense que l'année prochaine tu vas revoir les mêmes motifs des vergers, de la moisson, mais avec une couleur différente et surtout une facture changée. Et cela durera encore, ces changements et ces variations. Je sens que tout en travaillant je ne dois pas me presser. En somme qu'est-ce que cela ferait de mettre en pratique le vieux mot: il faut étudier une dizaine d'années et alors produire quelques figures. Voilà ce que Monticelli a pourtant fait, comptez pas des certaines de ses tableaux comme des études. Alors pourtant des figures comme était la femme jaune, comme est la femme au parasol - le petit que tu as, les amoureux qu'avait Reid, c'est là des figures complètes où quant au dessin il n'y a absolument rien à faire que de l'admirer. Car Monticelli alors arrive à un dessin gras et superbe comme Daumier et Delacroix. Certes au prix où sont les Monticelli, ce serait une excellente spéculation d'en acheter. Le jour viendra où les belles figures dessinées de lui seront estimées comme du très grand art. Je crois que la ville d'Arles a été autrefois infiniment plus glorieuse quant à la beauté des femmes quant à la beauté du costume. Maintenant tout cela a l'air malade et effacé quant au caractère. Mais en regardant longtemps, le vieux charme se dégage. Et c'est pourquoi que je comprends que je n'y perds absolument rien en restant en place et en me contentant de voir passer les choses, comme une araignée dans son filet attend les mouches. Je ne peux rien forcer et comme je suis installé maintenant, je peux profiter de tous les beaux jours, de toutes les occasions pour attraper un vrai tableau de temps à autre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 193]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Milliet a de la chance, il a des Arlésiennes tant qu'il veut, mais voilà il ne peut pas les peindre et s'il était peintre, il n'en aurait pas. Il faut que moi j'attende mon heure maintenant sans rien presser. J'ai encore lu un article sur Wagner, l'amour dans la musique - je crois par le même auteur qui a écrit le livre sur Wagner. Comme il nous faudrait la même chose en peinture. Il paraît que dans le livre ‘Ma religion’ Tolstoï insinue que quoiqu'il soit d'une révolution violente, il y aura aussi une révolution intime et secrète dans les gens, d'où renaîtra une religion nouvelle ou plutôt quelque chose de tout neuf, qui n'aura pas de nom, mais que aura le même effet de consoler, de rendre la vie possible, qu'autrefois avait la religion chrétienne. Il me semble que ce livre-là doit être bien intéressant, on finira par en avoir assez du cynisme, du scepticisme, de la blague, et on voudra vivre plus musicalement. Comment cela se fera-til et qu'est-ce que l'on trouvera? Il serait curieux de pouvoir le prédire, mais encore mieux vaut pressentir cela au lieu de ne voir dans l'avenir absolument rien que les catastrophes, qui ne manqueront pourtant pas de tomber comme autant de terribles éclairs dans le monde moderne et la civilisation par une révolution ou une guerre ou une banqueroutte des états vermoulus. Si on étudie l'art japonais, alors on voit un homme incontestablement sage et philosophe et intelligent, qui passe son temps à quoi? à étudier la distance de la terre à la lune? non, à étudier la politique de Bismarck? non, il étudie un seul brin d'herbe. Mais ce brin d'herbe lui porte à dessiner toutes les plantes, ensuite les saisons, les grands aspects des paysages, enfin les animaux, puis la figure humaine. Il passe ainsi sa vie et la vie est trop courte à faire le tout. Voyons, cela n'est-ce pas presque une vraie religion ce que nous enseignent ces Japonais si simples et qui vivent dans la nature comme si eux-mêmes étaient des fleurs. Et on ne saurait étudier l'art japonais, il me semble, sans devenir beaucoup plus gai et plus heureux, et il nous faut revenir à la nature malgré notre éducation et notre travail dans un monde de convention. N'est-ce pas attristant que les Monticelli jusqu'à présent n'aient jamais été reproduits par de belles lithographies ou des eauxfortes vibrantes? Je voudrais bien voir ce que diraient les artistes si un graveur comme celui qui a gravé les Velasquez, en ferait | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 194]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
une belle eau-forte. C'est égal, je crois que c'est encore plutôt notre devoir de chercher à admirer et à connaître les choses pour nous, que de les enseigner aux autres. Or les deux peuvent aller ensemble. J'envie aux Japonais l'extrême netteté qu'ont toutes choses chez eux. Jamais cela n'est ennuyeux et jamais cela paraît fait trop à la hâte. Leur travail est aussi simple que de respirer et ils font une figure en quelques traits sûrs avec la même aisance comme si c'était aussi simple que de boutonner son gilet. Ah, il faut que j'arrive à faire une figure en quelques traits. Cela m'occupera tout l'hiver. Une fois que j'aurai cela je pourrai faire la promenade des boulevards, la rue, un tas de motifs nouveaux. Entre temps que je t'écris cette lettre, j'en ai bien dessiné une douzaine. Je suis sur la piste de la trouver, mais c'est très compliqué car ce que je cherche c'est qu'en quelques traits la figure d'homme, de femme, de gosse, de cheval, de chien, ait tête, corps, jambes, bras, qui s'emmanchent. A bientôt et bonne poignée de main, t.à.t. Vincent.
Un jour madame de Larebey Laroquette me dit: Mais Monticelli, Monticelli, mais c'était un homme qui aurait dû être à la tête d'un grand atelier dans le midi. Moi j'ai écrit à notre soeur et à toi, tu te rappelles, l'autre jour, que parfois je croyais sentir que je continuais Monticelli ici. Bon, mais tu vois actuellement, cet atelier en question nous le fondons. Ce que fera Gauguin, ce que moi aussi je ferai, cela se tiendra avec cette belle oeuvre de Monticelli et nous chercherons à prouver aux bonnes personnes que Monticelli n'est pas mort avachi sur les tables des cafés de la Cannebière tout à fait, mais que petit bonhomme vit encore. Et avec nous mêmes la chose ne finira même pas, nous la mettons en train sur base assez solide. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
543Mon cher Theo, (September.) Merci beaucoup de ta lettre et du billet de 50 francs, qu'elle contenait. C'est pas couleur de rose que les douleurs dans la jambe t'aient reprises - mon dieu - il faudrait que ce fusse possible que tu vécusses dans le midi aussi, car je pense toujours qu'il nous faut à nous autres et du soleil et du beau temps et de l'air bleu comme remède le plus solide. Le temps icí reste beau, et si c'était | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 195]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
toujours comme cela, ce serait mieux que le paradis des peintres, ce serait du Japon en plein. Que je pense à toi et à Gauguin et à Bernard à tout moment et partout. Tellement s'est beau et tellement je voudrais y voir tout le monde. Ci-inclus petit croquis d'une toile de 30 carrée, enfin le ciel étoilé peint la nuit même sous un bec de gaz. Le ciel est bleu vert, l'eau est bleu de roi, les terrains sont mauves. La ville est bleue et violette, le gaz est jaune et des reflets sont or roux et descendent jusqu'au bronze vert. Sur le champ bleu vert du ciel, la grande ourse a un scintillement vert et rose, dont la pâleur discrète contraste avec l'or brutal du gaz. Deux figurines colorées d'amoureux à l'avant-plan. Pareillement croquis d'une toile de 30 carrée représentant la maison et son entourage sous un soleil de souffre, sous un ciel de cobalt pur. Le motif est d'un dur! mais justement je veux le vaincre. Car c'est terrible, ces maisons jaunes dans le soleil, et puis l'incomparable fraîcheur du bleu. Tout le terrain est jaune aussi. Je t'en enverrai encore un meilleur dessin que ce croquis de tête, la maison à gauche est rose à volets verts, celle qui est ombragée par un arbre. C'est là le restaurant où je vais dîner tous les jours, mon ami le facteur reste au fond de la rue à gauche, entre les deux ponts du chemin de fer. Le café de nuit que j'ai peint, n'est pas dans le tableau, il est à gauche du restaurant. Milliet trouve cela horrible, mais je n'ai pas besoin de te dire, que lorsqu'il dit ne pas pouvoir comprendre qu'on s'amuse à faire une boutique d'épicier aussi banale et des maisons aussi raides et droites sans grâce aucune, moi je songe que Zola a fait un certain boulevard dans le commencement de l'Assommoir, et Flaubert un coin du Quai de la Villette en pleine canicule dans le commencement de Bouvard et Pécuchet, qui ne sont pas piqués des vers. Et cela me fait du bien de faire du dur. Cela n'empêche, que j'ai un besoin terrible de - dirai-je le mot - de religion - alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles, et je rêve toujours un tableau comme cela avec un groupe de figures vivantes des copains. Maintenant j'ai une lettre de Gauguin, qui paraît bien triste et dit que dès qu'il a fait une vente, certes il viendra, mais ne se prononce toujours pas si en cas qu'il aurait son voyage payé, tout simplement il consentirait à se débrouiller là-bas. Il dit que les gens où il loge sont et ont été parfaits pour lui, et que | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 196]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
les quitter comme cela serait une mauvaise action. Mais que je lui retourne un poignard dans le coeur, si je croirais qu'il ne viendrait pas tout de suite s'il pouvait. Que d'ailleurs, si tu pouvais vendre ses toiles à bas prix, il serait lui content. Je t'enverrai sa lettre avec la réponse. Certes sa venue augmenterait de 100 pourcent l'importance de cette entreprise de faire de la peinture dans le midi. Et une fois ici, je ne le vois pas encore repartir, car je crois qu'il y prendrait racine. Et je me dis toujours que ce que tu fais en privé, serait enfin alors avec sa collaboration une chose plus sérieuse que mon travail seul; sans augmentation des dépenses tu aurais plus de satisfaction. Plus tard, si peut-être un jour tu serais à ton compte avec les tableaux impressionistes, on n'aurait qu'à continuer et à agrandir ce qui existe actuellement. Enfin Gauguin en parle que Laval a trouvé quelqu'un qui lui donnera 150 francs par mois au moins pour un an, et que Laval aussi en février viendrait peut-être. Et moi ayant écrit à Bernard, que je croyais que dans le midi il ne pourrait vivre à moins de 3,50 ou 4 francs par jour rien que pour logement et nourriture, il dit que lui croit que pour 200 francs par mois il y aurait nourriture et logement pour tous les 3, ce qui n'est pas impossible d'ailleurs en logeant et mangeant à l'atelier. Ce père bénédictin doit avoir été bien intéressant. Que serait selon lui la religion de l'avenir? Probablement qu'il dirait: toujours la même du passé. Victor Hugo dit: Díeu est un phare à éclipse, et alors certes maintenant nous passons par cet éclipse. Je voudrais seulement qu'on trouvât à nous prouver quelque chose de tranquillisant et qui nous consolât de façon que nous cessions de nous sentir coupables ou malheureux, et que tels quels nous pourrions marcher sans nos égarer dans la solitude ou le néant, et sans avoir à chaque pas à craindre ou à calculer nerveusement le mal, que nous pourrions sans le vouloir occasionner aux autres. Ce drôle de Giotto, duquel sa biographie disait qu'il était toujours souffrant et toujours plein d'ardeur et d'idées, voilà, je voudrais pouvoir arriver à cette assurance-là qui rend heureux, gai et vivant en toute occasion. Cela peut bien mieux se faire dans la campagne ou une petite ville, que dans cette fournaise parisienne. Je ne serais pas surpris si tu aimerais la Nuit étoilée et les Champs labourés, cela est plus calme que d'autres toiles. Si le travail marchait toujours comme cela, j'aurais moins d'inquiétudes pour l'argent, car les gens y viendraient plus facilement si la technique | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 197]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
continuait à être plus harmonieuse. Mais ce sacré mistral est bien gênant pour faire des touches qui se tiennent et s'enlacent bien avec sentiment, comme une musique jouée avec émotion. Avec ce temps tranquille je me laisse aller, et j'ai moins à lutter contre des impossibilités. L'envoi de Tanguy est arrivé, et je t'en remercie beaucoup, beaucoup, car j'espère ainsi pouvoir faire quelque chose pendant l'automne pour l'exposition prochaine. Ce qui est le plus pressé maintenant, c'est 5 ou même 10 mètres de toile. Je t'écris encore et t'enverrai lettre Gauguin avec la réponse. Très intéressant ce que tu dis de Maurin, à 40 francs ses dessins certes ne sont pas chers. De plus en plus je crois, qu'il faut croire, que le vrai et le juste commerce de tableaux est de se laisser aller à son goût, son éducation devant les maîtres, sa foi enfin. Il n'est pas plus facile, je suis convaincu, de faire un bon tableau que de trouver un diamant ou une perle, cela demande de la peine et on y risque sa vie comme marchand ou comme artiste. Alors une fois qu'on a des bonnes pierres, il ne faut pas non plus douter de soi, et hardiment tenir la chose à un certain prix. En attendant pourtant ...mais pourtant cette idée-là m'encourage à travailler, alors que pourtant naturellement j'en souffre de devoir dépenser de l'argent. Mais en pleine souffrance cette idée de la perle m'est venue, et à toi je ne serais pas étonné qu'elle te fasse du bien aussi dans les heures de découragement. Il n'y a pas plus de bons tableaux que des diamants. J'avais encore voulu faire des tournesols aussi, mais ils étaient déjà finis. Oui durant l'automne je voudrais bien pouvoir faire une douzaine de toiles de 30 carrées et cela peut très bien s'accomplir pour autant que je puisse prévoir. J'ai une lucidité terrible par moments, lorsque la nature est si belle de ces jours-ci et alors je ne me sens plus et le tableau me vient comme dans un rêve. Je redoute bien un peu que cela aura sa réaction de mélancolie quand nous aurons la mauvaise saison, mais je chercherai à m'y soustraire par l'étude de cette question de dessiner des figures de tête. Je me trouve toujours frustré dans mes meilleures capacités par le manque de modèles, mais je ne m'en occupe pas, je fais du paysage et de la coleur sans m'inquiéter de ce où cela me mènera. Je sais ceci, que si j'allais supplier les modèles: mais posez donc pour moi je vous en prie, je ferais comme le bon peintre de Zola dans l'Oeuvre. Et certes Manet par exemple n'a pas fait comme cela. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 198]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Et Zola ne dit pas dans son livre comment ont agi ceux, qui ne voyaient dans la peinture rien de surnaturel. Mais ne critiquons pas le livre de Zola. Je t'enverrai cinq dessins de Bernard dans le genre des autres. Je lui ai écrit que Gauguin ne s'étant pas prononcé catégoriquement s'il viendrait ou ne viendrait pas, je ne pouvais pas lui offrir à Bernard l'hospitalité gratuite ou même payée en tableaux ou dessins. Que sa nourriture seule ici lui coûterait dans tous les cas un peu plus que la nourriture et le logement à l'endroit où il est actuellement. A moins pourtant que mangeant à l'atelier avec ou sans Gauguin nous fassions des économies. Mais que dans tous les cas je ne l'engageais pas à venir. Que comptant bien moi hiverner ici certes sa compagnie me serait fort désirable, mais qu'avant tout il fallait qu'il fasse bien ses calculs. Si de ces jours-ci Gauguin t'écrit catégoriquement soit à toi soit à moi, on pourra encore voir pour Bernard. Il me semble que B. certes trouverait son affaire ici, mais son père devrait bien être un tant soit peu plus magnanime à son égard. Car Bernard se donne du mal. J'aime toutefois pas autant ces dessins-ci que les précédents. Dans le commencement du mois prochain il y aura encore un tas de choses qui me tomberont sur le dos ensemble dans les cadres et châssis que je fais faire ici pour la décoration de la maison, simultanément avec le loyer du mois et la femme de ménage. Mais je peux tarder à prendre livraison des cadres et châssis et donc je m'en tirerai j'espère bien, dans tous les cas. La seule espérance que j'ai, c'est qu'en travaillant bien raide, au bout d'une année j'aurai assez de tableaux pour pouvoir me montrer, si je veux ou si toi tu le désires, à cette époque de l'exposition. Moi je n'y tiens pas, mais ce à quoi certes je tiens, c'est à te montrer quelque chose de pas tout à fait mauvais. Je n'exposerais pas, mais nous aurions dans la maison du travail de moi qui prouverait qu'on n'est ni lâche ni fainéant, je serais tranquille. Mais le principal me semble être que je ne dois pas me donner moins de mal que les peintres qui travaillent expressément pour cela. Qu'on expose, qu'on n'expose pas, il faut être productif et dès lors on a le droit de fumer sa pipe en paix. Mais cette année nous serons productifs et je m'efforce de faire que la nouvelle série soit mieux que les deux premiers envois. Et dans le nombre des études il y en aura j'espère qui soient des | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 199]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tableaux. Pour le Ciel étoilé j'espère toujours bien le peindre et peut-être serai-je un de ces soirs dans le même champ labouré, si le ciel est bien étincelant. Le livre de Tolstoï, ma Religion, a été publié en français en 1885 déjà, mais je ne l'ai jamais vu sur aucun catalogue. Il paraît ne pas beaucoup croire à une résurrection soit du corps soit de l'âme. Surtout il paraît ne pas beaucoup croire au ciel - donc comme un nihiliste il raisonne les choses, mais - en opposition dans un certain sens avec ceux-ci, il attache une grande importance à bien faire ce qu'on fait, puisque probablement on n'a que cela. Et s'il ne croit pas à la résurrection, il paraît croire à l'équivalent - la durée de la vie - la marche de l'humanité - l'homme et l'oeuvre continué infailliblement presque par l'humanité de la génération à venir. Enfin cela ne doit pas être des consolations éphémères qu'il donne. Lui-même gentilhomme s'est fait ouvrier, sait faire des bottes, sait reparer les poêles, sait mener la charrue et bêcher la terre. Moi je ne sais rien de tout cela, mais je sais respecter une âme humaine énergique assez pour se reformer ainsi. Mon dieu, nous n'avons tout de même pas à nous plaindre de vivre dans un temps où il n'y aurait que des fainéants, lorsque nous assistons à l'existence de pareille spécimens de pauvres mortels, qui ne croient même pas très fort au ciel même. Il croit - je te l'ai peut-être déjà écrit - à une révolution non violente, par le besoin d'amour et de religiosité qui doit par réaction au scepticisme et de la souffrance désespérée et désespérante se manifester dans les gens. A bientôt. Ta dernière lettre étant de vendredi, si j'avais les prochaines nouvelles aussi déjà le vendredi, cela serait rudement bien. Mais c'est pas pressé, cela sera bien comme cela tombe. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
544Mon cher Theo, Ci-inclus un bien bien remarquable lettre de Gauguin, que je te prierai de mettre apart comme ayant une importance hors ligne. Je parle de sa description de soi, qui me touche jusqu'au fond des fonds. Elle m'est arrivée avec une lettre de Bernard que Gauguin aura probablement lue et que peut-être il approuve, où Bernard dit encore une fois qu'il désire venir ici et me propose au nom de Laval, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 200]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Moret, un autre nouveauGa naar voetnoot*) et lui-même un échange avec eux quatre. Il dit aussi que Laval viendra également et que ces deux autres ont le désir de venir. Je ne demanderais pas mieux, mais lorsqu'il s'agira de la vie en commun de plusieurs peintres, je stipule avant tout qu'il faudrait un abbé pour y mettre l'ordre et que naturellement cela serait Gauguin. Raison pourquoi je désirerais que Gauguin fut ici encore avant eux (d'ailleurs Bernard et Laval ne viendront qu'en février, B. ayant à passer à Paris son conseil de révision). Pour moi je veux deux choses, je veux regagner l'argent que j'ai déjà dépensé, pour te le rendre, et je veux que Gauguin ait sa paix et tranquillité pour produire et respirer en artiste bien libre. Si je regagne mon argent dépensé déjà et que tu m'as prêté depuis des années, nous agrandirons la chose et nous chercherons à fonder un atelier de renaissance et non de décadence. Je suis assez persuadé que nous puissions y compter que Gauguin restera toujours avec nous et que de part et d'autre il n'y aura aucune perte. Seulement en s'associant ainsi, nous serons chacun de nous davantage soi et l'union fera la force. Entre parenthèse il va sans dire que je ne ferai pas l'échange du portrait de G., parce que je pense qu'il doit être trop beau, mais je le prierai de nous le céder pour son premier mois ou en remboursement de son voyage. Mais tu vois bien que si je ne leur avais pas écrit un peu fortement, ce portrait n'existerait pas et Bernard en a fait un aussi donc. Mettons que je me sois fâché, mettons que c'est à tort, mais voilà toujours que Gauguin a accouché d'un tableau et Bernard aussi. Ah, mon étude des vignes, j'ai sué sang et eau dessus, mais je l'ai, toujours toile de 30 carrée, toujours pour la décoration de la maison. Je n'ai plus de toile du tout. Sais-tu que si nous aurons Gauguin nous voilà devant une très importante affaire, qui va nous ouvrir une ère nouvelle. Lorsque je t'ai quitté à la gare du midi, bien navré et presque malade et presqu'alcoolique, à force de me monter le cou. J'ai toujours vaguement senti que cet hiver nous avions mis notre coeur même dans nos discussions avec tant de gens intéressants et artistes, mais je n'ai encore osé espérer. Après l'effort continué de ta part et de la mienne jusqu'ici, ça commence à se montrer à l'horizon: l'Espérance. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 201]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Tu resteras chez les Goupil ou pas, c'est égal, tu feras corps absolument avec G. et sa suite. Tu serais ainsi un des premiers ou le premier marchand apôtre. Moi je vois venir ma peinture et également un travail dans les artistes. Car si toi tu chercheras à nous procurer de l'argent, moi je pousserai tout ce qui vient à ma portée à la production et j'en donnerai un exemple moi-même. Or tout cela, si nous tenons bon, sera pour former une chose durable plus que nous-mêmes. J'ai cet après-midi à répondre à Gauguin et à Bernard, et je vais leur dire que dans tous les cas nous commencerons par nous sentir tous bien unis et que moi pour un j'ai confiance que cette union fera notre force contre les fatalités d'argent et de santé. Je te prierai d'aller quand même voir Thomas, car avant que Gauguin vienne je voudrais encore acheter des choses, les suivantes
couleurs et toiles 200. - cadres et châssis 50. - Voilà ce qui est beaucoup et rien de tout, cela est absolument inévitable. De tout cela nous pouvons nous passer. Mais le caractère plus large et plus solide, que je désirerais donner à la chose, néanmoins l'exigerait. Par exemple les 4 draps en plus - j'en ai déjà 4 - nous mettrons à même de lôger Bernard pour rien, vu que nous mettrons un paillasson ou matelas par terre pour moi ou pour lui au choix. Le fourneau de cuisine nous chauffera l'atelier en même temps. Mais, diras-tu, et ces couleurs? Eh bien oui, je me le reproche, mais enfin j'ai l'amour propre de faire par mon travail une certaine impression sur Gauguin, je ne peux pas autrement que désirer de travailler seul, avant qu'il vienne, le plus possible. Sa venue me changera dans ma façon de peindre et j'y gagnerai, j'ose croire, mais tout de même je tiens un peu à ma décoration, qui est de la barbotine presque. Et ces jours-ci sont superbes. Il y a 10 toiles de 30 en train maintenant. Le voyage de Gauguin alors, il faudrait encore le surajouter, mais si Thomas ne veut pas agir un peu largement, le voyage de Gauguin avant tout, au détriment de ta poche et de la mienne. Avant tout. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 202]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Toutes ces dépenses que j'ai nommées seraient toutes dans le but de faire bonne impression sur lui au moment de sa venue. Je voudrais qu'il sente la chose de suite et je voudrais que nous eussions, toi pour l'argent et moi pour lamise en place et l'arrangement. fait l'atelier complet et tel que c'est un milieu digne de l'artiste Gauguin qui va en être le chef. Ce serait un bon coup comme celui de dans le temps, lorsque Corot voyant Daumier aux abois, lui a assuré la vie de telle façon que l'autre a tout trouvé bon, mais tel que cela est cela peut déjà marcher. Et l'essentiel c'est le voyage et même ma couleur peut attendre, quoique j'ose croire gagner un jour plus avec qu'elle ne nous coûte. Je ne dédaignerais pas le moins du monde que Gauguin te donne le monopole de son oeuvre, et que de suite, de suite on monte ses prix, rien en dessous de fr. 500. Qu'il ait confiance en toi, or cela il l'aura. Je sens que nous travaillons à une grande et bonne entreprise, qui n'a rien à faire avec l'ancien commerce. Pour la couleur il est presque certain qu'avec Gauguin nous allons la broyer nous-mêmes. J'ai peint les vignes encore entièrement avec la couleur Tanguy et ça marche bien, le grain plus gros ne gêne aucunement. Si nous continuons à prendre les choses par le bon côté, c.à.d. par les gens et non par les choses matérielles, il me semble toujours pas absolument improbable, que les difficultés matérielles puissent s'aplanir. Parce qu'on grandit dans la tempête. Je continue à encadrer des études, parce que cela fait part de l'ameublement et donne du caractère à la chose. Si Gauguin te donne, et cela et officiellement en tant qu'avec les Goupil, et en privé en tant que ton ami et ton obligé, alors par contre Gauguin pourra se sentir chef de l'atelier et diriger l'argent comme il l'entendra, et aider si cela se peut, Bernard, Laval, d'autres en échange d'études ou de tableaux, tandis que moi je serai aux mêmes conditions, je donnerai les études contre 100 francs et ma part de toile et de couleurs. Mais plus que Gauguin sente qu'en se mettant avec nous il aura une position de chef d'atelier, plus vite sera-t-il guéri et plus il aura d'ardeur au travail. Or plus l'atelier soit complet et solidement établi pour l'utilité de bien des passants, plus les idées lui viendront et l'ambition pour le rendre bien vivant. Puisqu'à Pont-Aven ils ne causent actuellement que de cela, on en causera à Paris aussi; et encore une fois, plus que ce soit solidement | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 203]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
établi, d'autant meilleure sera sous peu l'impression générale produite et la chance que cela prenne! Enfin cela marchera comme cela marchera. Je dis seulement dès maintenant pour éviter les discussions futures, si cela prend de façon à ce qu'effectivement Laval, Bernard viennent, ce ne sera pas moi, mais cela sera Gauguin, qui sera le chef de l'atelier. Pour ce qui est des arrangements intérieures, je crois que nous tomberons toujours d'accord. J'espère que vendredi j'aurai ta lettre prochaine. La lettre de Bernard est encore une fois remplie de la conviction, que Gauguin est un bien grand maître en un homme supérieur absolument quant au caractère et l'intelligence. Bonne poignée de main et à bientôt, t.à.t. Vincent.
Les vignes que je viens de peindre, sont vertes, pourpres, jaunes, à grappes violettes, à sarments noirs et orangés. A l'horizon quelques saules gris bleu et le pressoir bien, bien loin, à toit rouge et silhouette de ville lilas lointaine. Dans la vigne des figurines de dames à ombrelles rouges et d'autres figurines d'ouvriers vendageurs avec leur charette. Un ciel bleu dessus et un avant plan de sable gris. Cela fait pendant au jardin avec le buisson en boule et les lauriers roses. Je crois que tu préférerais ces 10 toiles à l'ensemble du dernier envoi et j'ose espérer les doubler durant l'automne. De jour en jour cela devient plus riche encore. Et lorsqu'à la chute des feuilles, je ne sais si cela a lieu ici dans les premiers jours de Novembre comme chez nous, lorsque tout le feuillage des arbres sera jaune, ce sera contre le bleu quelque chose d'épatant. Ziem nous a déjà bien des fois montré ces splendeurs-là. Puis un court hiver, et après nous en serons encore une fois aux vergers en fleur. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
545Mon cher Theo, Merci beaucoup de ta lettre. Combien je suis content pour GauguinGa naar voetnoot*) je ne chercherai pas des expressions pour te le dire - ayons hardiment bon courage. Maintenant je viens de recevoir le portrait de Gauguin par lui-même et le portrait de Bernard par Bernard avec dans le fond du portrait de Gauguin celui de Bernard sur le mur et vice verça. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 204]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Le Gauguin est remarquable d'abord, mais moi j'aime fort celui de Bernard. C'est rien qu'une idée de peintre, quelques tons sommaires, quelques traits noirâtres, mais c'est chic comme du vrai vrai Manet. Le Gauguin est plus étudié, poussé loin. C'est ce qu'il dit dans la lettre et cela me fait décidément avant tout l'effet de représenter un prisonnier. Pas une ombre de gaîeté. Ce n'est pas le moins du monde de la chair, mais hardiment on peut mettre cela sur le compte de sa volonté de faire une chose mélancolique, la chair dans les ombres est lugubrement bleuie. Voilà qu'en fin j'ai l'occasion de comparer ma peinture à celle des copains. Mon portrait que j'envoie à Gauguin en échange se tient à côté j'en suis sûr, j'ai écrit à Gauguin en réponse à sa lettre, que s'il m'était permis à moi aussi d'agrandir ma personnalité dans un portrait, j'avais en tant que cherchant à rendre dans mon portrait non seulement moi, mais en général un impressioniste, j'avais conçu ce portrait comme celui d'un Bonze, simple adorateur du Bouddha éternel. Et lorsque je mets à côté la conception de Gauguin et la mienne, le mien est aussi grave mais moins désespéré. Ce que le portrait de Gauguin me dit surtout c'est qu'il ne doit pas continuer comme cela, il doit se consoler, il doit redevenir le Gauguin plus riche des Négresses. Je suis très content d'avoir ces deux portraits, qui nous représentent les copains fidèlement à cette époque, ils ne resteront pas comme cela, ils reviendront à la vie plus sereine. Et je sens clairement que le devoir m'est imposé de faire tout mon possible pour diminuer notre pauvreté. Cela ne vaut rien dans le métier de peinture. Je sens qu'il est plus Millet que moi, mais moi je suis plus Diaz que lui, et comme Diaz je vais chercher à plaire au public pour qu'il y vienne des sous dans la communauté. J'ai plus dépensé qu'eux, cela m'est en voyant leur peinture absolument égal, ils ont travaillé trop pauvre pour que cela prenne. Car attends, j'ai du meilleur que ce que je t'ai envoyé et du plus vendable, et je sens que je peux continuer à en faire. J'ai enfin une confiance là-dedans. Je sais que cela fera du bien à de certains gens de retrouver les sujets poëtiques - le Ciel étoilé, Les Pampres, les Sillons, le Jardin du poète. Alors je crois notre devoir à toi comme à moi de désirer la richesse | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 205]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
relative, justement parce que nous aurons de fort grands artistes à nourrir. Mais actuellement toi tu es aussi heureux ou au moins heureux dans le même genre que Sensier, si tu as Gauguin et j'espère qu'il y viendra en plein. Cela ne presse pas mais dans tous les cas je crois qu'il aimera la maison comme son atelier jusqu'à accepter de le mener en chef. Attendons un demi-an et voyons ce que résultera de cela. Bernard m'a encore envoyé un receuil d'une dizaine de dessins avec une crane poésie - ‘au bordel’ est intitulé le tout. Tu verras bientôt ces choses, mais je t'enverrai les portraits après les avoir regardé pendant quelque temps. J'espère que tu m'enverras la lettre bientôt, je suis bien gêné à cause des châssis et cadres que j'ai commandés. Ce que tu dis de Freret me fait plaisir, mais j'ose croire que je ferai des choses qui lui plairont mieux et à toi aussi. Hier j'ai peint un coucher de soleil. Gauguin a l'air malade dans son portrait et torturé!! Attends, cela ne durera pas et ce sera très curieux de comparer ce portrait-ci à celui qu'il refera de soi dans un demi-an. Tu verras un jour aussi le portrait de moi, que j'envoie à Gauguin car il le gardera j'espère. C'est tout cendré contre du véronèse pâle (pas de jaune). Le vêtement est ce veston brun bordé de bleu, mais dont j'ai exagéré le brun jusqu'au pourpre et la largeur des bordures bleues. La tête est modelée en pleine pâte claire contre le fond clair sans ombres presque. Seulement j'ai obliqué un peu les yeux à la japonaise. Ecris-moi bientôt et bien bonne chance. Qu'il sera content le Gauguin. Bonne poignée de main et remercie Freret d'être venu ce qui me fait bien plaisir, à bientôt. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
546Mon cher Theo. (October.) Merci de ta lettre, mais j'ai bien langui cette fois-ci, mon argent était épuisé jeudi, ainsi jusqu'à lundi midi c'était bigrement long. J'ai principalement vécu de 23 cafés ces 4 jours-là durant, avec du pain et que je dois encore payer. C'est pas de ta faute, c'est la mienne si faute il y a. Car j'ai été enragé pour voir mes tableaux dans des cadres, et j'en avais un peu trop commandé pour le budget, vu que le mois de loyer et la femme de chambre devaient être | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 206]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
payés aussi. Même encore aujourd'hui aussi cela va m'épuiser, car je dois aussi acheter de la toile et la préparer moi-même, celle de Tasset n'étant pas encore arrivée. Voudrais-tu le plus tôt possible lui demander s'il l'a expédiée, 10 mètres ou au moins 5 mètres de toile ordinaire à fr. 2.50. Mais cela me serait égal, mon cher frère, si je ne sentais pas que toi-même dois souffrir de cette pression qu'excerce sur nous le travail actuellement. Mais j'ose croire, que si tu voyais les études, tu me donnerais raison de travailler chauffé à blanc tant qu'il fait beau. Ce qui n'est pas le cas ces dernières journées, du mistral impitoyable qui balaye les feuilles mortes avec rage. Mais entre cela et l'hiver, il y aura encore une période de temps et d'effets magnifiques, et alors il s'agira de nouveau de faire un effort à corps perdu. Je suis tellement dans le travail, que je ne peux m'arrêter du coup. Soyez tranquille, le mauvais temps m'arrêtera encore trop tôt. Comme aujourd'hui, hier et avant hier déjà. Veuille de ton côté chercher à persuader Thomas. Il fera toujours quelque chose. Pour ma semaine sais-tu ce qui me reste aujourd'hui et cela après 4 jours de jeûne rigide? Juste 6 francs. C'est le lundi, le jour que je reçois la lettre même. J'ai mangé à midi, mais ce soir déjà il faudra que je soupe d'une croûte de pain. Et tout cela va dans rien autre chose, que soit dans la maison, soit dans les tableaux. Car je n'ai même depuis au moins 3 semaines pas de quoi aller tirer un coup à 3 francs. Mais elle est bien bonne celle de Bague! Si ces messieurs peuvent s'étre servis des Mauve comme de repoussoirs de Corot, cela peut être vrai et cela peut même être juste. Car en effet à côté des Corot, les Mauve, Mesdag, Maris sont lourds en effet. Il n'en est pas moins vrai, qu'ils en ont acheté beaucoup, même les derniers aquarelles de Mauve. C'est eux qui les ont prises comme nous les avons vues, pour y être encadrées, chez l'encadrier des Monticelli de Reid. Bague, j'en suis presque sûr, aimerait mes grandes études Ciel étoilé, Sillons, etc., il aimera beaucoup moins certaines autres du dernier envoi. Bague a cela de sympathique pour moi, qu'il aime la peinture grasse et en pleine pâte, je l'ai assez entendu là-dessus dans le temps. Je n'y compte aucunement qu'ils achèteront, seulement, tu ne feras pas mal de dire à Bague, que j'ai de grandes études ici - nouvelles - d'effets d'automne. Et tiens-le en haleine avec cela. Je dirais, montre lui et | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 207]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
à Thomas le verger blanc, la moisson (toile de 30), pas grand autre chose. Il ne faut pas insister sur les études, qui coûtent plus de mal, mais qui sont moins plaisantes que les tableaux qui en sont le résultat et le fruit, et qu'on peint comme en rève et sans tant en souffrir. J'ai fait fabriquer pour les deux ‘jardin du poète’ des cadres en noyer, qui font fort bien. Et je cherche maintenant un cadre en châtaignier jauni. C'est raide et simple comme une bordure d'ardoise mais le ton du bois fait bien. Le sapin aussi fait bien pour les Sillons et la Vigne. Si tu étais bien bon, tu m'enverrais un louis par retour du courrier, je passerais ma semaine et je serais à l'abri du ‘tangage’, qui a accompagné le commencement de ce mois-ci. Sans cela je languirais trop et n'aurais pas toutes mes forces pour les beaux jours, que j'espère fin semaine après le mistral. Ci-joint encore une lettre que j'écrivais ces jours-ci sur le portrait de Gauguin. Je te l'envoie, parce que je n'ai pas le temps de la transcrire, mais le principal c'est que je souligne ceci: Que je n'aime pas ces atrocités de ‘l'oeuvre’, qu'en tant que quant à nous montrant notre chemin. Notre chemin c'est de ne pas les endurer pour nous, ni les faire endurer aux autres, au contraire ce chemin. Ne crois pas que j'exagère pour le portrait Gauguin, ni pour Gauguin lui-même. Il doit manger, se promener avec moi dans une belle nature, tirer une fois ou deux son coup, voir la maison comme elle est et comme nous la ferons, et enfin ce distraire sérieusement. Il a vécu à bon marché, oui, mais il en est devenu malade à ne plus pouvoir distinguer un ton gai d'un ton triste. Eh bien, cela ne vaut rien du tout. Il est grand temps qu'il vienne, allez, et il se guérira bien vite. En attendant moi aussi pardonne-moi si j'excède mon budget, je travaillerai d'autant plus, je t'assure. Mais j'ai mille et mille fois horreur de ces mélancolies à la Méryon! Tu verras un jour les deux portraits de Gauguin et de Bernard et tu compareras aux Négresses. Et tu verras qu'il faut actuellement qu'il s'égaie. Ou sans cela ... Mais pas de sans cela, mettons il s'égayera. Mais il est bien grand temps. Je t'écris en hâte, je travaille à un portrait. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 208]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
C.à.d. que je fais un portrait de notre mère pour moi. Je ne peux pas voir la photographie sans couleur, et je cherche à en faire un avec de la couleur harmonieuse, comme je la vois de souvenir. Je te serre bien la main, t.à.t. Vincent.
Ne tarde si cela ne te gêne pas trop, ne tarde pas de m'envoyer le louis et la toile. J'étais tellement pris depuis jeudi, que de jeudi à lundi j'e n'ai fait que deux repas, pour le reste je n'avais que du pain et du café que j'étais encore obligé de boire à crédit et que je devais payer aujourd'hui. Ainsi si tu peux, ne tarde point. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
547Mon cher Theo, Moi aussi j'ai toute mon attention sur Gauguin maintenant. Et j'espère comme toi qu'à présent il viendra. Elle est bien bonne celle de Bague! Non pas que cela m'épate, mais cela me fait plaisir pour Bague, que j'ai toujours estimé bon larron. Enfin, si tu le vois, et sans cela va hardiment le voir, dis-lui, que je t'ai dit avoir ici une nuit étoilée, les sillons, le jardin du poète, La vigne. Quoi, des paysages poétiques. N'insiste pas trop sur les études, qui certes coûtent plus de mal à faire mais sont moins vendables. Si tu m'avais envoyé 200 fr. j'aurais été faire la même chose avec la mer à Stes Maries. Nous avons le mistral impitoyable en plein ici actuellement, c'est bien mauvais pour le travail. Mais enfin avant l'hiver proprement dit nous aurons encore du beau temps, et dans tous les cas j'espère encore ajouter à la série que j'ai en train. Sais-tu ce qui me reste de ton envoi d'argent d'aujourd'hui, aujourd'hui même? Eh bien, il me reste 6 francs. Je t'avais demandé de m'envoyer vendredi, et ce n'est que quatre jours plus tard, lundi à midi, que j'ai reçu ta lettre. C'est surtout la faute aux cadres, que j'ai une fois commandé et auxquels je tiens. Je ne peux finir que dans le cadre. Et d'ailleurs peut-être travaillerons nous avec cela à Marseille. J'ai trois bois, noyer, châtaignier, sapin, pour les cadres. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 209]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Et je te prie de dire à Bague, si tu le vois, bien le bonjour de ma part et puis que je lui recommande ma Vigne et ma Nuit étoilée. Et la même chose à Tripp. N'ont-ils pas acheté beaucoup de Mauve, n'ont-ils pas acheté même les grandes aquarelles dernières de Mauve à bon prix? Je ne sais, il y a si longtemps que je ne les connais plus. Mais dans le temps ni avec Tripp ni avec Bague, je me suis querellé jamais. Seulement tout en n'insistant pas sur les deux premiers envois, dis à Bague, que j'en suis bien aise qu'il ait acheté cette étude, et que tant que l'automne me sera propice, je fais actuellement des études, que je le prierai de venir voir lorsqu'avec des Gauguin nous les enverrons. Pour Thomas je crois que tu fais bien d'aller le voir. Je viens de t'écrire, que tout payé, il me reste 6 francs. Est-ce assez pour une semaine, non. Je te prie donc réellement de m'envoyer et cela je te le prie par retour du courrier, un louis. Cela me fera 26 francs pour la semaine, et alors je m'en tirerai. Mais ne tarde pas. Je dois d'ailleurs être prêt au travail dès que le beau temps va se présenter. Nous avons du mistral fort impitoyable, mais je dois me tenir prêt, le travail se fait dans les courtes intervalles. Et alors tout doit être en ordre et prêt à livrer bataille. Tasset n'a pas envoyé de la toile. C'est très, très pressé, veuillez en commander 10 ou au moins 5 mètres immédiatement. C'est très pressé, car j'achète déjà de la toile ici aujourd'hui même, pour être prêt pour demain ou après demain, selon le temps qu'il fera. Ici c'est qu'il faut profiter des intervalles que laisse le mistral et être prêt d'avance. Mon cher Theo, mille fois merci et de l'envoi de couleurs et de ta lettre d'aujourd'hui. Le travail me tient et je suis sûr de ne pas y perdre, si je peux continuer comme cela, les grandes toiles sont toutes bonnes. Mais aussi elles sont éreintantes. Ci-joint une lettre d'hier, que j'envoie telle quelle. Tu y verra ce que j'y pense du portrait Gauguin. Trop noir, trop triste. Je ne dis pas, que je ne l'aime pas tel quel, mais il changera et doit venir. Oui, va, ils dépensent moins que moi, oui - mais - si j'étais à trois comme eux - en dépensant un peu plus ce serait mieux. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 210]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Encore une fois, il ne faut pas dessiner avec du bleu de Prusse dans de la chair! Car alors cela cesse d'être de la chair, ça devient du bois. Et pour Gauguin il n'a rien de plus pressé ni de mieux à faire, que de me rejoindre. Cependant j'ose croire que quant à la coloration, les autres tableaux bretons soient supérieurs à ce portrait qu'il m'envoi, fait en somme à la hàte. Et suis loin de juger ces études-là. Pourtant tu verras toi-même. Dis donc, si cela t'est possible, ne me fais pas languir toute la semaine. Si tu peux le faire, envoie moi encore un louis. Je ne sais trop que faire sans cela. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
548Mon cher Theo. Hier je t'ai envoyé une dépêche pour te demander encore vingt francs, je n'aurai que cela pour me nourrir toute la semaine, mais enfin j'ai mes cadres et quelques châssis. Seulement pour la prochaine lettre qu'elle ne vienne pas plus tard que dimanche, car le siège est dur, bien dur de ces jours-ci. Mais nous le tiendrons et je me sens bien calme dans tous ces tremblements que nous traversons. Juste au moment où je t'écris ces mots, je reçois avis de l'arrivée de la toile de Tasset. Parfait. Les cadres en noyer sont bien pour les études. Et je crois que le prochain envoi décidera quelque chose et que nous brûlons de vendre. Soyons prudent, et ne bougeons pas de l'idée, que non pas seulement pour nous, mais aussi pour faire réussir cet atelier, il faut que nous regagnons l'argent dépensé durant les années improductives. Avec du calme nous ferons tout cela, c'est d'ailleurs notre droit et nous avons assez souvent souffert pour cela. Mais je te prie, cherche à te reconcilier avec les Bague. C'est-à-dire, nous nous faisons trop vieux pour lutter contre les maisons existantes, et la meilleure politique sera probablement de continuer tout doucement au jour le jour. Fonder une nouvelle maison, cela coûte fort cher, et se servir des existantes cela ne coûte rien du tout. Alors si tu vois Bague, explique-lui que venant dans une nature toute nouvelle pour moi, j'ai commencé à faire des études à droite à gauche, dont je t'ai fait deux envois, mais que si tableaux il y a là-dedans, ce ne sont tout au plus que 2 ou 3, ainsi le Verger | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 211]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
blanc, le grand Verger rose et la Moisson avec une ruine dans le fond. Actuellement cependant je suis en train de me concentrer. Maintenant les nouvelles choses, ah cela nous coûte cher, et nous ne serons pas fort commodes pour les vendre, il faudra qu'ils y mettent ce que cela vaut. Espérons que nous ne soyons pas trop aux abois, avec de la patience cela ne nous sera pas trop difficile de faire comme Mauve ou Mesdag, qui pouvant attendre et tenir la chose un peu plus cher, ont tout de même vendu. Nous n'épargnons rien de ce que nous avons, pour obtenir quelqu'effet riche de couleur. Et je crois que l'idée de gagner quelque chose tout aussi bien pour les copains que pour nous, nous donnera de l'aplomb. Et dans les affaires, si nous n'avons pas de plan fixe, tout ce que nous ferons sera pourtant basé sur ce sentiment profond que nous avons, de l'injustice existante dont souffrent les artistes que nous connaissons, et du désir de changer cela tant que nous pourrons. Avec cette idée-là nous pouvons travailler avec calme et volonté, et n'avons en somme rien à craindre de personne. Je travaillc à un portrait de la mère, parce que la photographie noire m'impatientait trop. Ah comme on pourrait faire des portraits sur nature avec la photographie et la peinture. J'ai toujours espoir que dans le portrait il nous attend encore une belle révolution. J'écris à la maison pour avoir le portrait de notre père aussi. Pour moi je ne veux pas des photographies noires, et je désire tout de même avoir un portrait. Celui de la mère, une toile de 8, sera cendré sur fond vert et le vêtement carmin. Je ne sais si cela sera ressemblant, mais enfin je veux une impression de couleur blonde. Tu le verras un jour, et si tu veux j'en ferai pour toi aussi. Ce sera encore en pleine pâte. Eh bien, mon cher Theo, pour ta lettre prochaine, fais-la moi avoir dimanche. Cela ira j'ose croire, car nous brûlons tout de même de vendre, et ce que je prépare maintenant, nous mettra à même de montrer quelque chose à l'époque de l'exposition. Ce sera une année de dur travail, mais nous aurons de bons moments après et même entre temps. Je fais de tête une étude de bordel pour Bernard. As-tu vu que le dessin de moi, que j'ai ajouté aux dessins Bernard, représente la maison? Tu pourras te faire une idée de la couleur. J'ai une toile de 30 de ce dessin-là. Poignée de main et bien merci de la toile; nous allons ainsi encore | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 212]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
pouvoir livrer bataille. Je tiendrai cela ferme, lorsque cette décoration à laquelle je travaille soit finie, il faut qu'elle vaille dix mille; que cela me soit commode ou pas, c'est mon but ferme et fixe, nous avons dépensé de l'argent et il faut qu'il nous revienne. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
549Mon cher Theo. Lettre de Gauguin, pour dire qu'il me fait un tas de compliments immérités et pour ajouter qu'il ne viendra que fin du mois. Qu'il a été malade, qu'il redoute le voyage. Qu'y puis-je .. mais enfin voyons, ce voyage est-il donc si éreintant puisque pourtant les pires poitrinaires le font? Quand il viendra il sera le bienvenu. S'il ne vient pas, eh bien, c'est son affaire; mais n'est-il pas clair ou ne devrait-il pas l'être, qu'il vient ici juste pour être mieux? Et il prétend avoir besoin de rester là-bas pour se guérir! Quelle bêtise! tout de même. Merci de ton mandat de 20 francs. Je t'avais dit dans ma liste d'achats nécessaires 35 francs pour la commode table à toilette, bon, je viens d'en acheter une à 14 francs et de la payer naturellement. Renvoie-moi ces 14 francs par mandat, je t'en prie. J'ai d'autant moins hésité à prendre ce meuble, que je veux être prêt pour le cas où Gauguin viendrait plus tôt. Je t'envoie copie de ma réponse à sa lettre un peu trop complimenteuse. Puisqu'il ne vient pas tout de suite, à plus forte raison je veux chercher à avoir tout en bon ordre et prêt à le recevoir le jour où il viendra. J'ai fait nouvelle toile de 30, et je compte en commencer une nouvelle ce soir, lorsqu'on allumera le gaz. Celle que je viens de faire est encore un jardin. J'ai de ces jours-ci toujours le sentiment de dépenser de l'argent, mais tous les jours aussi cela m'étonne de le retrouver dans la maison. Allez, cela fait du bien de rentrer chez soi et cela donne des idées pour le travail. Gauguin écrit très gentiment, mais enfin il ne dit pas pourquoi il ne vient pas tout de suite. Il dit ‘parcequ'il est malade’, mais viendrait-il ici pour se guérir? il me semblait justement que c'était juste cela que nous cherchions. Enfin - laissez-les faire tout ce que bon leur semblera. t.à t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 213]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Réponse à la lettre de Gauguin.Mon cher Gauguin, Merci de votre lettre - en vérité trop complimenteuse pour moi. Vous ne venez ainsi qu'à la fin du mois. Parfait - du moment qu'il doive vous sembler que vous guérirez plus vite en Bretagne qu'ici. Je n'insiste pas, seulement si la guérison ne marchait pas fort en Bretagne, songez-y donc que nous autres prétendons vous guérir ici plus vite que ça. Allons, tout va toujours pour le mieux dans ce meilleur des mondes, où nous avons - toujours selon l'excellent père Pangloss - le bonheur ineffable de nous trouver. Dans ce cas-ci aussi je n'en doute aucunement - tout ira pour le mieux. Mais est-ce que c'est excessivement vrai que le voyage à Arles soit si éreintant que vous dites? Va donc, puisque les pires poitrinaires le font. Vous savez bien que le P.L.M. est pour cela. Ou bien êtes-vous encore plus malade que vous dites? Je le crains, et s'il y a lieu, rassurez-moi à ce sujet ou bien écrivez carrément que vous êtes mal pris, malade. Mais vous écrivez affaires, vous parlez de la lithographie. Voici mon opinion: Faire des lithographies le soir, vous, moi, Bernard, Laval .... bon - j'en suis certes, mais pour leur publication périodique je n'en serai certes pas, tant que je ne suis pas plus riche que cela. J'en ai plus qu'assez pour la peinture. On y est dans la lithographie toujours pour son argent, même en n'achetant pas les pierres. Cela ne coûterait pas trop cher - je ne dis pas - mais enfin pour une publication, quelque humble qu'elle fusse, nous y serions à quatre pour au moins 50 francs ‘chaque’. Et encore ...... Dites-moi le contraire si vous voulez, je n'insiste pas, mais enfin je dis ce que je dis - ai déjà une petite expérience d'un essai, mais le ‘encore’ que j'ajoute, c'est que cela ne durerait point et surtout ne prendrait point non plus dans le public. Et nous continuerons toujours à y être pour nos frais. Même si nous y sommes pour nos frais, à la rigueur j'en suis encore pour faire ces lithographies en question. Jamais par contre, même sans frais - je serais pour leur publication. Est-ce à nos frais et pour notre propre plaisir et usage, alors je vous le répète, j'en suis. Est-ce que vous en présumez autre chose? Je n'en serais pas; ne me dites pas que cela coûte si peu que cela, s'il s'agit de publier. t.à t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 214]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Et venez donc le plus tôt que vous pourrez! P.S. à Gauguin. Si vous n'êtes pas trop malade, venez de suite, s.v.p. Si vous êtes trop malade s.v.p. dépêche et lettre.
P.S. à Theo. Tu trouveras peut-être trop raide le P.S. à Gauguin, mais qu'il dise oui ou non il est malade, mais il se guérira bien mieux ici, va. Avez-vous reçu mes toiles | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
550Mon cher Theo, Lorsque de ces jours-ci j'y pense très souvent que toutes les dépenses de la peinture pèsent sur toi, alors tu ne saurais t'imaginer combien j'en ai une inquiétude. Lorsqu'il nous arrive de telles choses comme ce que dans ta dernière lettre tu racontes de Bague, alors nous devons brûler de vendre. Ou bien plutôt nous devons brûler de pouvoir trouver quelque secours, soit de Thomas, soit d'un autre dans le genre moitié marchand, moitié amateur. Ainsi C.M. sans même nous aider autrement, pourrait nous prendre encore une fois une étude. Je ne sais si tu as jamais lu Les frères Zemganno des de Goncourt, qui retracent vaguement leur propre histoire peut-être. Si tu connais cela, tu sauras que je redoute plus que je ne saurais te l'exprimer, que l'effort de nous procurer de l'argent ne t'éreinte trop. Si je n'étais pas tourmenté affreusement et toujours par cette inquiétude-là, je dirais que cela marche, car le travail deviendra meilleur et la santé est bien mieux qu'à Paris. Je m'aperçois de plus en plus que le travail va infiniment mieux, lorsqu'on se nourrit bien, lorsqu'on a sa couleur, lorsqu'on a son atelier et tout cela. Mais est-ce que j'y tiens à ce que mon travail marche? Non et mille fois non. Je voudrais en arriver à te faire bien sentir cette vérité, qu'en donnant l'argent aux artistes, tu fais toi-même oeuvre d'artiste, et que je désirerais seulement que mes toiles deviennent telles, que tu ne sois pas trop mécontent de ton travail. Et ce n'est pas tout, je voudrais encore que tu sentes qu'avec l'argent que l'on place, on en gagne, et qu'ainsi faisant nous arriverons à une indépendance plus nette, que celle que donne le commerce en soi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 215]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Et ce que l'on fera plus tard pour renouveler le commerce, pourrait bien être justement que les marchands vivent avec les artistes, l'un pour ce qu'on peut appeler le côté ménage, pour procurer atelier, nourriture, couleur, etc., l'autre pour fabriquer. Hélas nous n'en sommes pas là avec l'ancien commerce, qui suivra toujours la vieille routine, qui ne profite à personne de vivant et qui aux morts ne fait aucun bien pas non plus. Mais quoi, cela peut nous laisser rélativement froid, n'ayant pas le devoir de changer ce qui existe ou de combattre contre un mur. Enfin il faudrait se faire sa part de soleil sans contrarier personne. Et je m'imagine toujours que tu n'as pas toute la tienne de part au soleil, puisque ton travail parisien chez les Goupil est trop éreintant. J'ai alors, lorsque je songe à cela, une rage marchande, je veux alors gagner de l'argent pour que tu sois plus libre d'aller et de faire ce que tu veux. Je sens que nous brûlons de vendre ou de trouver du secours, nous donnant de l'air. Voilà peut-être que je crois trop près ce qui pourrait être encore loin, et alors je me sens venir cette inquiétude de trop dépenser. Cependant les tableaux viennent mieux, si l'on se soigne et se porte bien. Mais pour toi, pour ton travail, pour toute ta vie également il ne faut pas que tu aies trop de soucis. Comment vont ces douleurs sciatiques, ont-elles cessé? Quoi qu'il en soit, tu m'aideras plus en te portant bien, en vivant bien, les envois de couleur dussent-ils en souffrir, que d'être trop à l'étroit pour moi. Je crois que le jour viendra où on voudra du travail, bon, mais peut-être est-ce encore éloigné, et en attendant ne sois pas trop dans la gêne. Car les affaires aussi, cela te viendra tout seul et comme en rêve, plus vite et mieux si tu te soignes, que lorsque tu te gênes. Et ayant l'âge que nous avons, quoi, nous pouvons avoir enfin un certain calme, une certaine sagesse pour faire les choses. Je crains maintenant la misère, la mauvaise santé, et tout cela, et je les évite et j'espère que tu aies les mêmes sentiments. Ainsi j'ai presqu'un remords d'avoir aujourd'hui acheté ce meuble, quoiqu'il soit bon, parce que j'ai dû te demander de m'envoyer de l'argent plus tôt que sans cela. Sache bien ceci, si tu te portais mal ou si tu eusses trop de peine et de chagrin, rien ne marcherait plus. Et si tu te portes bien, les affaires finiront par te venir toutes seules, et les idées pour en | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 216]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
faire des affaires te viendront infiniment davantage en mangeant bien, qu'en ne pas mangeant assez. Crie-moi donc halte, si je vais trop loin. Si non, c'est naturellement tant mieux, car pour moi aussi certes je peux bien mieux travailler à l'aise, que trop gêné. Mais ne va pas croire que je tienne au travail plus qu'à notre bien être ou au moins surtout qu'à notre sérénité. Gauguin une fois ici sentira cette même chose, et il se remettra. Le jour viendra peut-être bien pour lui où il voudra et pourra redevenir le père de famille qu'il est réellement. Je suis très, très curieux de savoir ce qu'il a fait en Bretagne. Bernard en écrivait beaucoup de bien. Mais faire de la peinture riche se fait si difficilement dans le froid et dans la misère, et possible qu'en somme son vrai chez soi se trouvera au bout du compte être le midi plus chaud et plus heureux. Si tu voyais les vignes! il y a des grappes d'un kilo même, le raisin est magnifique cette année, par les beaux jours de l'automne venant à la fin d'un été qui laissait beaucoup à désirer. Je regrette d'avoir dépensé de l'argent pour cette commode, mais cela peut nous épargner d'en acheter une plus chère, le moins aurait été 35 fr. Et lorsque Gauguin viendra, il fallait pourtant qu'il y eut quelque chose pour qu'il puisse y mettre son linge, et enfin sa chambre sera plus complète ainsi. Une fois que nous aurons un moment plus riche je prendrais celle-ci pour moi, et lui prendrait celle de 35 francs. A ce prix-là il y en a toujours d'occasion, mais non pas toujours au prix où j'ai acheté celle-ci. J'y ai pensé, que si maintenant il commence à y avoir chez toi de certaines études, qui prendraient trop de place chez toi et te gêneraient, on pourrait les ôter des châssis et les envoyer ici, où nous avons de la place assez pour les garder. Je dis cela pour certaines choses de l'année passée ou enfin pour tout ce qui te gênerait. Paris sera bien beau en automne pourtant. La ville ici n'est rien, la nuit tout est noir. Je crois que le gaz en abondance, qui en somme est du jaune et de l'orange, exalte le bleu, car la nuit le ciel me paraît ici, et c'est très drôle, plus noir qu'à Paris. Et si jamais je revois Paris, je chercherai à peindre des effets du gaz sur le boulevard. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 217]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ah à Marseille cela sera le contraire, je m'imagine que cela sera plus beau que Paris, la Cannebière. Je pense si souvent à Monticelli, et lorsque je songe à ce que l'on raconte de sa mort, il me semble que non seulement il faut écarter l'idée qu'il soit mort buveur, dans le sens d'abruti par la boisson, mais encore il faut savoir que la vie se passe encore davantage que dans le nord tout naturellement en plein air et dans les cafés. Mon ami le postier par exemple vit beaucoup dans les cafés, et certes est plus ou moins buveur, et l'a été sa vie durant. Mais il est tellement le contraire d'abruti et son exaltation est si naturelle, si intelligente, et il raisonne alors si largement à la Garibaldi, que volontiers je reduis la légende quant à Monticelli buveur d'absinthe à exactement les proportions de ce cas de mon postier. Mon papier est remplie, écris-moi le plus tôt que cela te sera possible. Poignée de main et bonne chance, t.à.t. Vincent.
Un jour je saurai peut-être des détails sur ces dernier jours de Monticelli. Je m'aperçois que cette armoire a des pannaux juste comme ceux sur lesquels a peint Monticelli. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
551Mon cher Theo, J'ai encore une toile de 30, Jardin d'automne, deux cyprès verts bouteille et forme bouteille, trois petits marronniers au feuillage havane et orangé. Un petit if à feuillage de citron pâle au tronc violet, deux petits buissons aux feuillage rouge sang et pourpre écarlate. Un peu de sable, un peu de gazon, un peu de ciel bleu. Voilà je m'étais pourtant juré de ne pas travailler. Mais c'est tous les jours comme cela, en passant je trouve des choses parfois si belles qu'enfin il faut pourtant chercher à les faire. Eh bien l'argent que tu me donnes et que d'ailleurs je te demande plus que jamais, je te le rendrai en travail et non seulement le présent mais aussi le passé. Mais laisse-moi travailler tant que ce ne soit pas absolument impossible. Car si je ne profite pas des occasions ce serait encore bien pire. Ah mon cher frère, si je pouvais faire une telle chose, ou si Gauguin et moi à deux pourraient en faire de telles choses, que Seurat se | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 218]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
joigne à nous! Mais à mon avis il faut au bas mot lui compter ses grands tableaux des Poseuses et de la Grande Jatte mais - voyons - à 5000 chaque mettons. Eh bien si nous nous combinerions, Gauguin et moi devrions chacun aussi être capable d'un apport de 10 mille nominal. Cela tombe encore une fois juste d'aplomb avec ce que je te disais que je voulais absolument faire pour la maison 10 mille francs de peinture. Enfin c'est drôle, quoique je ne calcule pas avec des chiffres mais avec des sentiments, je tombe si souvent dans les mêmes résultats en partant de points de vues absolument divergents. Je n'ose pas y songer, je n'ose encore rien dire pour cette combinaison Seurat. Je dois d'abord chercher à mieux connaître Gauguin. Avec qui dans aucun cas on peut mal. Ecoutez encore. Dès que tu pourras et même aussitôt si la chose serait possible, il faudrait encore: 10 mètres toile à fr 2.50. En suite gros tubes comme le blanc d'argent et le blanc de zinc.
Laque Géranium 10 tubes moyens. Vert Véronèse 10 tubes les plus gros. Eh bien je dois pourtant dire que cela m'étonnerait absolument que nous ne fussions pas à même de vaincre n'importe quelles difficultés de production. Mais à plus forte raison les présentes. Si cela clochait il faudrait tenir conseil aussitôt Gauguin venu, ce qui j'espère sera du jour au lendemain. Je crois possible que cela chauffera joliment à l'exposition de 89. Si ça ne chauffait pas, ce serait peut-être plus commode, mais enfin il faudra bien prendre les choses comme elles viendront. A propos as-tu jamais lu les frères Zemganno des de Goncourt? Si non lis-le. Si je n'avais pas lu cela j'oserais peut-être davantage, et même après l'avoir lu la seule crainte que j'ai c'est de te demander trop d'argent. Si moi-même je me casserais dans un effort, cela ne me ferait absolument rien du tout. Pour ce cas-là j'ai encore de la ressource, car je ferais ou bien du commerce ou bien j'écrirais. Mais tant que je suis dans la peinture, je ne vois que l'association de plusieurs et la vie en commun. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 219]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
La chûte des feuilles commence, les arbres jaunissent à vue, le jaune augmentant tous les jours. C'est au moins aussi beau que les vergers en fleur, et pour le travail que nous fassions j'oserais croire que bien loin d'y perdre nous pourrions y gagner. Mais enfin. Dans tous les cas je te prie de m'envoyer par retour du courrier et certes pas plus tard encore quelqu'argent (50 si possible) et sans cela moins. Et si tu n'aurais pas le temps d'écrire je te prierais de l'envoyer par mandat, que ce soit plus ou que ce soit moins comme tu pourrais. Je te serre bien la main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
552Mon cher Theo, Je n'avais tout à fait osé espérer aussitôt ton nouveau mandat de 50 francs, dont je te remercie beaucoup. J'ai beaucoup de frais, et cela me chagrine bien quelquefois, lorsque de plus en plus je m'aperçois que la peinture est un métier qui probablement est exercé par des gens excessivement pauvres puisqu'il coûte beaucoup d'argent. Mais l'automne continue encore à être d'un beau! quel drôle de pays que cette patrie de Tartarin. Oui je suis content de mon sort; c'est pas un pays superbe et sublime, ce n'est que du Daumier bien vivant. As-tu déjà relu les Tartarin, ah, ne l'oublie pas! Te rappelles-tu dans Tartarin la complainte du vieille diligence de Tarascon, cette admirable page? Eh bien, je viens de la peindre cette voiture rouge et verte, dans la cour de l'auberge. Tu verras.Ga naar voetnoot*) Ce croquis hâtif t'en donne la composition, avant-plan simple de sable gris, fond aussi très simple, murailles roses et jaunes avec fenêtres à persiennes vertes, coin de ciel bleu. Les deux voitures très colorées, vert, rouge, roues - jaune, noir, bleu, orangé. Toile de 30 toujours. Les voitures sont peintes à la Monticelli avec des empâtements. Tu avais dans le temps un bien beau Claude Monet représentant 4 barques colorées sur une plage. Eh bien, c'est ici des voitures, mais la composition est dans le même genre. Suppose maintenant un sapin bleu vert immense, étendant des branches horizontales sur une pelouse très verte et du sable tacheté de lumière et d'ombre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 220]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ce coin de jardin fort simple est égayé par des parterres de géraniums mine orangé dans les fonds, sous les branches noires. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 221]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Deux figures d'amoureux se trouvent à l'ombre du grand arbre; toile de 30. En suite deux autres toiles de 30, le pont de Trinquetaille et un autre pont, sur la rue passe le chemin de fer. Cette toile-là ressemble comme coloration un peu à un Bosboom.Ga naar voetnoot*) Enfin le pont de Trinquetaille avec toutes ces marches est une toile faite par une matinée grise, les pierres, l'asphalte, les pavés sont grises, le ciel d'un bleu pâle, des figurines colorées, un malingre arbre à feuillage jaune. Donc deux toiles dans les tons gris et rompus et deux toiles très colorées. Pardonne ces bien mauvais croquis, je suis assommé de peindre cette diligence de Tarason, et je vois que j'ai pas la tête à dessiner. Je m'en vais dîner et ce soir t'écris encore. Mais elle marche un peu cette décoration et je crois que cela m'élargera ma manière de voir et de faire. Cela sera mille fois critiquable, bon, mais enfin pourvu que j'arrive à y mettre de l'entrain. Mais va pour le pays du bon Tartarin, je m'y amuse de plus en plus, et cela va nous devenir comme une nouvelle patrie. Pourtant je n'oublie pas la Hollande, juste les contrastes font que j'y pense beaucoup. Tout à l'heure je reprends cette lettre. Maintenant je reprends encore cette lettre. Comme je désirerais pouvoir te montrer le travail qui est en train. Je suis réellement si fatigué, que je vois que l'écriture ne marche pas très fort. Je t'écrirai mieux une autre fois, car cela commence maintenant à prendre corps cette idée de la décoration. J'ai encore écrit à Gauguin avant hier pour dire encore une fois, qu'il guérirait probablement bien plus vite ici. Et il fera de si belles choses ici. Pour se guérir il lui faudra du temps, je t'assure que je crois que si actuellement les idées pour le travail me viennent plus claires et plus abondantes, que de manger dans une bonne cuisine y est pour beaucoup, et voilà ce qu'il faudrait à tout le monde dans la peinture. Que de choses encore qui doivent changer, n'est-ce pas vrai que les peintres devraient tous vivre comme des ouvriers? Un charpentier, un forgeron produit infiniment plus qu'eux d'habitude. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 222]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 223]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Dans la peinture aussi il faudrait avoir de grands ateliers où chacun travaillerait plus régulièrement. Je tombe réellement de sommeil et je ne peux plus voir tellement mes yeux sont fatigués. A bientôt, car j'avais pourtant encore bien des choses à dire, et je devrais te faire de meilleurs croquis. Probable que je le fasse demain. Merci encore bien des fois de ton mandat; je te serre bien la main, t.à.t. Vincent.
C'est 5 toiles que j'ai mises en train cette semaine, cela porte je crois à 15 le nombre de ces toiles de 30 pour la décoration.
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
553Mon cher Theo, Lettre de Gauguin qui m'apprend qu'il t'a fait un envoi de tableaux et études. Serais bien content si tu pouvais trouver le temps de m'écrire quelques détails sur ce que c'est. Sa lettre était accompagnée d'une lettre de Bernard pour dire qu'ils avaient reçu mon envoi de toiles, qu'ils vont garder tous les 7. Bernard me fera encore une autre étude en échange, et les trois autres, Moret, Laval et un jeune enverront aussi des portraits, j'espère. Gauguin a mon portrait, et Bernard dit qu'il aurait le désir d'en avoir un pareil quoiqu'il en ait déjà un de moi, que dans le temps je lui ai échangé pour le portrait de sa Grandmère. Et cela m'a fait plaisir qu'ils ne détestaient pas ce que j'avais fait en figure. J'ai été et suis encore presqu'assommé par le travail de la semaine | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 224]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
passée. Je ne peux encore rien faire, mais d'ailleurs il fait un mistral de très grande violence, qui soulève des nuages de poussière qui blanchit les arbres de haut en bas sur la lice. Je suis donc bien obligé de rester tranquille. Je viens de dormir 16 heures d'un trait, ce qui m'a fait revenir à moi considérablement, Et demain je serai remis de cette four bizarre. Mais j'ai fait une bonne semaine allez de 5 toiles. Si cela se venge un peu sur celle-ci, eh bien, c'est naturel. Si j'avais travaillé plus tranquillement, tu vois bien que le mistral m'aurait encore surpris. Ah s'il fait beau ici, il faut en profiter, sans cela jamais on ne ferait rien. Dites donc, que fait Seurat? Si tu le vois, dis-lui donc une fois de ma part que j'ai en train une décoration qui actuellement monte à 15 toiles de 30 carrées et qui pour former un tout en prendra au moins 15 autres, et que dans ce travail plus large, c'est souvent le souvenir de sa personnalité et de la visite que nous avons fait à son atelier pour voir ses belles grandes toiles, qui m'encourage dans cette besogne. Je voudrais bien que nous eussions le portrait de Seurat par lui-même. J'avais dit à Gauguin que si je l'avais engagé à faire un échange de portraits, c'était parce que je croyais que Bernard et lui certes auraient mutuellement fait déjà plusieurs études l'un de l'autre. Que cela n'étant pas le cas et lui ayant fait le portrait pour moi exprès, je n'en voulais pas en échange, considérant la chose trop importante. Il écrit pour dire qu'absolument il veut que je la prenne en échange, sa lettre est encore très complimenteuse, ce que ne méritant pas passons outre. Je t'envoie article sur la Provence, qui me paraissait bien écrit. Ces Félibres sont une réunion littéraire et artistique, Clovis Hugues, Mistral, d'autres, qui écrivent en provençal et parfois en français des sonnets assez bien, même fort bien parfois. Si les Félibres cessent un jour d'ignorer mon existence, ils passeront tous à la petite maison. Je préfère que cela n'arrive pas avant que j'aie terminé ma décoration. Mais aimant la Provence aussi franchement qu'eux, j'ai peut-être le droit à leur attention. Si jamais j'y insiste sur ce droit, ce sera pour que mon travail reste ici ou à Marseille, où comme tu sais, j'aimerais bien à travailler. Croyant que les artistes marseillais feraient bien de continuer ce que leur Monticelli a commencé. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 225]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Si Gauguin et moi écrivons un article dans un des journeaux d'ici, cela suffira pour entrer en relation. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
554Mon cher Theo, Enfin je t'envoie un petit croquis pour te donner au moins une idée de la tournure que prend le travail. Car aujourd'hui je m'y suis remis. J'ai encore les yeux fatigués, mais enfin j'avais une nouvelle idée en tête et en voici le croquis. Toujours toile de 30. C'est cette fois-ci ma chambre à coucher tout simplement, seulement la couleur doit ici faire la chose et en donnant par sa simplification un style plus grand aux choses, être suggestive ici du repos ou du sommeil en général. Enfin la vue du tableau doit reposer la tête où plutôt l'imagination. Les murs sont d'un violet pâle. Le sol est à carreaux rouges. Le bois du lit et les chaises sont jaune beurre frais, le drap et les oreillers citron vert très clair. La couverture rouge écarlate. La fenêtre verte. La table à toilette orangée, la cuvette bleue. Les portes lilas. Et c'est tout - rien dans cette chambre à volets clos. La carrure des meubles doit maintenant encore exprimer le repos inébranlable. Les portraits sur le mur et un miroir et un essuiemains et quelques vêtements. Le cadre - comme il n'y a pas de blanc dans le tableau - sera blanc. Cela pour prendre ma revanche du repos forcé que j'ai été obligé de prendre. J'y travaillerai encore toute la journée demain, mais tu vois comme la conception est simple. Les ombres et ombres portées sont suprimées, c'est coloré à teintes plates et franches comme les crépons. Cela va contraster avec par exemple la diligence de Tarascon et le café de nuit. Je ne t'écris pas longtemps, car je vais commencer demain fort de bonne heure avec la lumière fraîche du matin, pour finir ma toile. Comment vont les douleurs, n'oublie pas de m'en donner des nouvelles. J'espère que tu écriras de ces jours-ci. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 226]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je te ferai un jour des croquis des autres pièces aussi. Je te serre bien la main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
555Mon cher Theo. (October.) Certes cela me fait grand plaisir de ce que tu dis de deux nouveaux amisGa naar voetnoot*). Mais cela m'étonne pourtant que tu me parles d'eux et de leur cadre (de à ce que j'ai bonne memoire 2000 fr.) mais que tu ne dis pas le moindre mot de ce qu'il y avait dans ce cadre, ni le moindre mot de ce qu'ils ont fait en tableaux. C'est que peut-être tu crois que j'en aurais pu entendre parler, mais je te déclare que c'est pour la première fois que j'entends parler de cette affaire et même d'eux mêmes. Je ne suis donc pas encore au courant, et désirerais savoir donc, ‘va pour le cadre mais qu'est-ce qu'il y avait dedans, et que font-ils actuellement?’ Après je serai certes davantage à même de me faire une idée de ce qu'étaient leurs conversations avec toi et Pissarro, une fois que je serai au courant de ce qu'eux mêmes font. Dans tous les cas cela prouve une chose, c'est que les artistes hollandais aient parlé de toi comme étant le marchand de tableaux impressionistes, ce qu'il ne faut pas perdre de vue. Puis qu'ont ils raconté sur l'art hollandais, sur Breitner, sur Rappard, sur d'autres, puis enfin que disent-ils de Tersteeg? Gauguin écrit avoir déjà expédié sa malle et promet venir vers le 20 de ce mois-ci, donc dans quelques jours. Ce dont je serai bien content, car j'ose croire que cela nous fera du bien de part et d'autre. Ecris-moi donc bientôt des détails sur la peinture des nouveaux amis, et si réellement c'est des peintres qui cherchent encore à faire du progrès dans l'inédit, hardiment recommande leur le midi. Qu'une nouvelle école coloriste prendra racine dans le midi j'y crois, voyant de plus en plus que ceux du nord se fondent plutôt | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 227]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 228]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sur l'habileté de la brosse, et l'effet dit pittoresque, que sur le désir d'exprimer quelque chose par la couleur même. Cela m'a fait bien plaisir d'avoir de tes nouvelles, mais cela m'étonne tant de ne pas savoir ce qu'il y avait dans ce cadre. Ici sous le soleil plus fort, j'ai trouvé vrai ce que disait Pissarro et d'ailleurs ce que m'écrivait Gauguin la même chôse, la simplicité, le décoloré, le grave des grands effets de soleil. Jamais dans le nord on soupçonnera ce que c'est. Et si ceux-ci d'artistes au monstrueux cadre veulent sérieusement voir du neuf, qu'ils aillent chez Bing et puis dans le midi. Moi, j'ai déjà des battements de coeur pour commander mes cadres en sapin à 5 francs. C'est comme ce que je disais à Russell pour sa maison, que celle d'ici coûterait plusieurs fois moins de billets de cent que la sienne de billets de mille, et que pourtant même sans Russell on travaillait pour Gauguin. Ont-ils vu du Seurat ces messieurs au cadre, je pense que je préférerais le cadre de Seurat au leur comme invention. Oui, parlant de Seurat, est-ce que tu l'as déjà revu? Pour ce qui est de la vente, certes je te donne raison de ne pas la rechercher exprès, certes je préférerais moi ne jamais vendre si la chose pouvait se faire. Mais si nous y étions pourtant obligés, certes après les antécédents nous n'avons plus d'alternative, quand bien même qu'un jour cela deviendrait nécessaire nous ne pourrions pas mieux faire que de ne pas presser. Je te serre bien la main, et j'espère que tu me diras ce qu'il y avait en définitive dans le cadre. Et à nos nouveaux amis bien des choses et de la chance que je leur souhaite. S'ils veulent voir du neuf, certes qu'ils aillent dans le midi, en Afrique ou en Sicile, si c'est l'hiver. Mais il n'y a, s'ils ont de l'originalité, que le midi franc qui leur montrera autre chose que la Hollande. J'espère à bientôt, que tu m'écriras de nouveau, bonne poignée de main, t.à.t. Vincent.
As-tu déjà lu Mme. Chrysanthème? J'ajoute encore un mot pour te dire que j'ai terminé cet après midi la toile représentant la chambre à coucher. Cela me fait dans tous les cans bien plaisir que tu aies rencontré ces Hollandais. Il se pourrait tout juste que j'ai pourtant entendu | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 229]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
parler de ce grand tableau, mais alors pas du cadre. Dans le temps Rappard m'a raconté une histoire en louant le tableau et le peintre, et je verrai bien si c'est du même tableau qu'il s'agirait, lorsque tu m'auras parlé de ce qu'ils font. Quoi qu'il en soit mon cher frère, voyons si tu te plains de ne rien avoir dans la caboche en fait de pouvoir produire de bonnes choses, voyons alors à bien plus forte raison dois-je moi sentir aussi une mélancolie pareille. Je ne ferais rien de rien sans toi, et voilà ne nous montons pas le cou pour ce que nous produisons ainsi à nous deux, mais fumons nos pipes en paix d'autre part sans trop nous tourmenter jusqu'à la mélancolie, de ne pas produire séparément et avec moins de douleur. Certes à des moments moi je voudrais bien pour changer pouvoir faire un peu de commerce, et ainsi faisant gagner quelqu'argent de mon côté. Mais acceptons, puisque nous ne pouvons pour le moment rien y changer, cette fatalité que toi tu sois toujours condamné au commerce sans repos ou variation, et moi, du mien c'est aussi sans repos toujours du travail bien fatiguant et absorbant pour la tête. Dans un an j'espère que tu sentiras qu'à nous deux nous avons fait une chose artistique. Cette chambre à coucher est quelque chose comme cette nature morte des romans parisiens à couvertures jaunes, roses, vertes, tu te rappelles. Mais je crois que la facture en est plus mâle et plus simple. Pas de pointillé, pas de hachures, rien, des teintes plates mais qui s'harmonisent. Je ne sais ce que j'entreprendrai après, car j'ai toujours la vue encore fatiguée. Et dans ces moments-là, juste après le travail dur et plus qu'il est dur, je me sens la caboche vide aussi, allez. Et si je voulais me laisser aller à cela, rien ne me serait plus facile que de détester ce que je viens de faire et de donner des coups de pieds dedans, comme le père Cézanne. Enfin pourquoi donner des coups de pied dedans, laissons les études tranquilles et seulement si on n'y trouve rien bon, si on y trouve ce qu'on appelle du bon, ma foi tant mieux. Enfin n'y réfléchissons pas trop profondément au bien et au mal, cela étant toujours bien relatif. C'est juste le défaut des Hollandais d'appeler une chose absolu- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 230]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ment bien et une autre absolument mal, ce qui n'existe pas du tout aussi raide que cela. Tiens j'ai aussi lu Césarine de Richepin, il y a des choses bien làdedans, la marche des soldats en déroute, comme on sent leur fatigue, ne marchons-nous pas sans être soldat aussi quelquefois dans la vie. La querelle du fils et du père est bien navrante, mais c'est comme ‘La glu’ du même Richepin, je trouve que cela laisse aucun espoir, tandis que Guy de Maupassant, qui a écrit des choses certes aussi tristes, à la fin fait finir les choses plus humainement. Voir Monsieur Parent, voir Pierre et Jean, cela ne finit pas par le bonheur mais enfin les gens se résignent et vont tout de même. Cela ne finit pas par du sang, des atrocités tant que cela, allez. Je préfère bien Guy de Maupassant à Richepin pour être plus consolant. Actuellement je viens de lire Eugénie Grandet de Balzac, l'histoire d'un paysan avare. A bientôt j'espère. t.à.t. Vincent.
Vrai si nous ne produisons pas des tableaux à cadres comme ces Hollandais, toi et moi nous fabriquons tout de même des tableaux comme les crépons et restons là-dedans sans plus. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
556Mon cher Theo, Merci de ta lettre et du billet de 50 fr. qu'elle contenait. Merci de m'avoir encore écrit sur le tableau de ces artistes Hollandais. J'ai fait mettre le gaz dans l'atelier et dans la cuisine, ce qui me coûte 25 francs d'installations. Si Gauguin et moi travaillons une quinzaine tous les soirs, ne les regagnerons-nous pas? Seulement comme d'ailleurs Gauguin peut maintenant venir de jour en jour, j'aurai absolument, absolument encore besoin de 50 francs au moins. Je ne suis pas malade, mais je le deviendrais sans le moindre doute si je ne prenais pas une forte nourriture, et si je ne cessai pas de peindre pour quelques jours. Enfin je suis encore une fois à peu près réduit au cas de la folie d'Hugue van der Goes dans le tableau d'Emile Wauters. Et si n'était que j'eusse une nature un peu double comme serait et d'un moine et d'un peintre, je serais, et cela depuis longtemps entièrement et en plein, réduit au cas susmentionné. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 231]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Enfin même alors je ne crois pas que ma folie serait celle de la persécution, puisque mes sentiments à l'état d'exaltation donnent plutôt dans les préoccupations d'éternité et de vie éternelle. Mais quand même il faut que je me méfie de mes nerfs etc. Seulement je dis cela parce que tu aurais tort de croire que j'aurais en la moindre méfiance de ces deux peintres hollandais. Seulement ce n'est en vérité qu'après ta deuxième lettre que je puisse me former une idée de ce qu'ils font, et je suis bien curieux de voir les photographies d'après leurs dessins. J'ai bien envie de t'écrire une lettre exprès que tu pourrais leur faire lire pour expliquer encore une fois pourquoi je crois moi au midi pour l'avenir et le présent. Et pour dire en même temps combien je crois qu'on a raison de voir dans le mouvement impressioniste une tendance vers les choses grandes, et non pas seulement une école qui se bornerait à faire des expériences optiques. Ainsi pour eux qui font alors de la peinture d'histoire ou au moins l'ont faite dans le temps, s'il y a des bien mauvais peintres d'histoire comme Delaroche et Delort, n'en a-t-il pas également des bons comme Eug. Delacroix et Meissonnier? Enfin puisque décidément j'ai l'intention de ne pas peindre au moins durant 3 jours, peut-être me reposerai je en t'écrivant et à eux en même temps. Car tu sais que cela m'intéresse assez, l'influence qu'aura l'impressionisme sur les peintres hollandais et sur les amateurs hollandais. Voici croquis bien vague de ma dernière toile, une rangée de cyprès verts contre un ciel rose avec un croissant citron pâle.Ga naar voetnoot*) Avant-plan de terrain vague et du sable et quelques chardons. Deux amoureux, l'homme bleu pâle à chapeau jaune, la femme à un corsage rose et une jupe noire. Cela fait la quatrième toile du ‘jardin du poète’ qui est la décoration de la chambre à Gauguin. Cela me fait horreur de devoir encore te demander de l'argent, mais je n'y puis rien et avec cela je suis encore éreinté. Pourtant je croirais que le travail que je fais en dépensant un peu plus, nous paraîtra un jour meilleur marché que le précédent. D'ailleurs je t'avais déjà dit que si la chose eût été possible de faire une affaire avec Thomas, j'aurais eu un grand désir de pouvoir encore mettre même 200 de plus dans le travail, avant la venue de Gauguin. Cela n'ayant pas pu avoir eu lieu, j'ai tout de même poussé aussi | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 232]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
avant que j'ai pu ce que j'avais en train, dans le grand désir de pouvoir lui montrer du neuf, et de ne pas subir son influence (car certes il aura, j'espère, de l'influence sur moi) avant de pouvoir lui montrer indubitablement mon originalité propre. Quand même, celle-là il la verra dans la décoration telle qu'elle est maintenant. Je t'en prie si au moins la chose est possible, envoie moi encore cinquante francs de suite, je ne sais pas trop comment je pourrais m'en tirer sans cela. Cela me fait plaisir que tu aies relu Tartarin. Enfin j'espère que tu pourras m'écrire pas plus tard que par retour courrier. Je te serre bien la main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
557Mon cher Theo, (20 October.) Merci de ta lettre et du billet de 50 fr. Comme tu l'as appris par ma dépêche Gauguin est arrivé en bonne santé. Il me fait même l'effet de se porter mieux que moi. Il est naturellement très content de la vente que tu as faite et moi pas moins, puisqu'ainsi de certains frais encore absolument nécessaires pour l'installation n'ont ni besoin d'attendre ni porteront sur ton dos seulement. Gauguin t'écrira certes aujourd'hui, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 233]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Il est très très intéressant comme homme, et j'ai toute confiance qu'avec lui nous ferons des tas de choses. Il produira probablement beaucoup ici, et peut-être j'espère moi aussi. Et alors pour toi j'ose croire le fardeau sera un peu moins lourd, et j'ose croire beaucoup moins lourd. Je sens moi jusqu'à en être écrasé moralement et vidé physiquement le besoin de produire, justement parce que je n'ai en somme aucun autre moyen de jamais rentrer dans nos dépenses. Je n'y puis rien que mes tableaux ne se vendent pas. Le jour viendra cependant où l'on verra que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie en somme très maigre, que nous y mettons. Je n'ai d'autre désir ni autre préoccupation en fait d'argent ou de finances, que d'abord à ne pas avoir des dettes. Mais mon cher frère ma dette est si grande, que lorsque je l'aurai payée, ce que je pense réussir à faire cependant, le mal de produire des tableaux m'aura pris ma vie entière, et il me semblera ne pas avoir vécu. Il y a seulement que peut-être la production de tableaux me deviendra un peu plus difficile, et quant au nombre il y en aura pas toujours autant. Que cela ne se vende pas maintenant, cela me donne une angoisse que toi même en souffres, mais à moi cela me serait - si tu n'en étais pas par trop gêné de ce que je ne rapporte rien, - passablement égal. Mais en finance il me suffit de sentir cette vérité qu'un homme qui vit 50 ans et dépense deux mille par an, dépense cent mille francs et qu'il faut qu'il en rapporte aussi cent mille. Faire mille tableaux à cent francs dans sa vie d'artiste est bien bien bien dur, mais lorsque le tableau est à cent francs ......et encore ...... notre tâche est par moments bien lourde. Mais il n'y a rien à changer à cela. Nous poserons un complet lapin à Tasset probablement, parce que nous allons au moins en grande partie nous servir de couleurs à meilleur marché, tant Gauguin que moi. Pour la toile nous allons également la préparer nous-mêmes. J'ai eu un moment un peu le sentiment que j'allais être malade, mais la venue de Gauguin m'a tellement distrait que je suis sûr que cela se passera. Il faut que je ne néglige pas ma nourriture pendant un temps, et voilà tout et absolument tout. Et au bout de quelque temps tu auras du travail. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 234]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Gauguin a apporté une magnifique toile, qu'il a échangé avec Bernard, des Bretonnes dans un pré vert - blanc, noir, vert, et une note rouge et les tons mats de la chair. Enfin ayons tous bon courage. Je crois que le jour viendra que moi je vendrai aussi, mais vis à vis de toi je suis tellement en retard, et tout en dépensant je ne rapporte rien. Ce sentiment-là m'attriste quelquefois. Je suis très content de ce que tu écris qu'un des Hollandais vient rester avec toi, et qu'ainsi tu ne seras plus seul, aussi c'est tout à fait, tout à fait bien, surtout puisque nous allons vite avoir l'hiver. Enfin je suis pressé et dois sortir pour me remettre au travail à une autre toile de trente. Bientôt lorsque Gauguin t'écrit j'ajouterai encore une lettre à la sienne. Je ne sais naturellement pas d'avance ce que Gauguin dira de ce pays-ci, et de notre vie, mais dans tous les cas il est très content de la bonne vente que tu lui as faite. à bientôt et je te serre bien la main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
558Mon cher Theo. (22 October.) Pour malade je t'ai déjà dit que je ne pensais pas l'être, mais je le serais devenu si mes dépenses avaient dû continuer. Puisque j'étais dans une atroce inquiétude de te faire faire un effort au-dessus de tes forces. Je sentais d'un côté que je ne pouvais faire mieux que de pousser à bout la chose commencée d'engager Gauguin à nous joindre, et d'autre part comme tu peux le savoir par expérience, lorsqu'on se meuble ou s'installe c'est que c'est plus difficile qu'on ne pense. Maintenant j'ose enfin respirer, puisque nous avons eu une rude chance tous par la vente que tu as pu faire pour Gauguin. De façon ou d'autre toujours tous les trois lui, toi et moi pouvons un peu nous recueillir pour nous rendre compte avec calme de ce que nous venons de faire. N'aie pas de crainte de ce que j'aurais des préoccupations d'argent. Gauguin venu, le but est provisoirement atteint. Lui et moi en combinant nos dépenses, à deux ne dépenseront même pas ce que me coûtait la vie ici à moi tout seul. Lui pourra mettre même de côté de l'argent à fur et à mesure qu'il vend. Qui lui servira, mettons dans un an, pour s'installer à la Martinique et que sans cela il ne pourrait mettre de côté. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 235]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Toi tu auras mon travail et un tableau de lui en plus chaque mois. Et moi je ferai le même travail sans avoir tant de mal et sans faire tant de frais. Même dans le temps il me semblait que la combinaison que nous venons de faire était de bonne politique. La maison marche fort fort bien et devient non seulement comfortable mais aussi une maison d'artiste. Ne crains donc rien pour moi ni pour toi non plus. J'ai en effet eu une horrible inquiétude pour toi, car si Gauguin n'avait pas eu les mêmes idées j'aurais occasionné d'assez fortes dépenses pour rien. Mais Gauguin est étonnant comme homme, il ne s'emballe pas et il attendra ici fort tranquillement et tout en travaillant dur, le bon moment de faire un immense pas en avant. Le repos, il en avait autant besoin que moi. Avec son argent qu'il vient de gagner, certes il aurait pu se payer le repos en Bretagne également, mais comme cela est actuellement il est sûr de pouvoir attendre sans retomber dans la dette fatale. Nous ne dépenserons à deux pas plus de fr. 250 par mois. Et dépenserons beaucoup moins en couleur, puisque nous allons en faire nous-mêmes. N'aie donc toi de ton côté aucune inquiétude sur nous, et prends haleine aussi, dont tu auras rudement besoin. De mon côté je voudrais seulement te dire également que je ne demande qu'à continuer à un prix par mois tout ordinaire de 150 (et le même pour Gauguin). Ce qui dans tous les cas reduit ma dépense personnelle. Tandis que ses tableaux certes monteront. Alors après, si tu gardes mes tableaux pour toi, soit à Paris soit ici, je serai beaucoup plus content de pouvoir carrément dire que tu préfères garder mon travail pour nous que de le vendre, que d'avoir à me mêler de la lutte d'argent dans ce moment. Certes. D'ailleurs si ce que je fais soit bon, alors nous n'y perdrons rien en tant que quant à l'argent, car comme du vin qu'on aurait en cave cela caverait tranquillement. D'un autre côté ce n'est que comme de juste que je me donne un peu de mal pour faire une peinture telle que même au point de vue de l'argent, il soit préférable qu'elle soit sur ma toile que dans les tubes. Maintenant j'ose espérer en terminant, que dans 6 mois et Gauguin et toi et moi nous verrons que nous avons fondé un petit atelier qui durera et qui restera un poste ou une station nécessaire, au moins utile, pour tous ceux qui voudront voir le midi. Je te serre la main bien fortement, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 236]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ce que pense G. de ma décoration en général je ne le sais pas encore, je sais seulement qu'il y a déjà quelques études qu'il aime réellement, ainsi le semeur, les tournesols, la chambre à coucher. Et l'ensemble je n'en sais encore rien moi-même, parce qu'il me faut encore des toiles des autres saisons. Gauguin a déjà presque trouvé son Arlésienne, et je voudrais vouloir déjà en être là, mais de mon côté je trouve très facilement le paysage ici et assez varié. Donc enfin mon petit travail va son train. J'ose croire que tu aimeras le nouveau semeur, j'écris en hâte nous avons des tas de travail, nous avons lui et moi l'intention d'aller très souvent faire flanelle dans les bordels pour les étudier. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
559Mon cher Theo, (November.) Gauguin et moi te remercions beaucoup de ton envoi de 100 frs. et également de ta lettre. Gauguin est très heureux de ce que tu aimes son envoi de Bretagne, et que d'autres qui l'ont vu l'ont aimé aussi. Il a dans ce moment en train des femmes dans une vigne, absolument de tête, mais s'il ne le gâte pas ni ne le laisse-là inachevé cela sera très beau et très étrange. Egalement un tableau du même café de nuit que j'ai peint aussi. Moi j'ai fait deux toiles d'une chûte des feuilles, que Gauguin aimait je crois, et travaille actuellement à une vigne toute pourpre et jaune. Ensuite j'ai enfin une Arlésienne, une figure (toile de 30) sabrée dans une heure, fond citron pâle, le visage gris, l'habillement noir, noir noir, du bleu de prusse tout cru. Elle s'appuye sur une table verte et est assise dans un fauteuil de bois orangé. Gauguin a acheté pour la maison une commode, divers ustensiles de ménage, puis 20 mètres de toile très forte, un tas de choses dont nous avions besoin, qu'en tous les cas il était plus commode d'avoir. Seulement nous avons pris note de tout ce qu'il a payé, ce qui revient à à peu près 100 francs, que soit à nouvel an, soit par exemple au mois de mars nous lui rendrions et alors la commode etc. naturellement serait à nous. Je trouve cela juste en somme, puisque lui a l'intention de mettre de l'argent de côté quand il vendra, jusqu'au moment (mettons dans un an) qu'il aura assez pour risquer un second voyage à la Martinique. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 237]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Nous travaillons beaucoup et la vie à deux marche très bien. Je suis bien heureux de savoir que tu n'es pas seul dans l'appartement. Les dessins de de Haan sont bien beaux, je les aime beaucoup. Maintenant faire cela avec de la couleur, arriver à autant d'expression sans la ressource du clair-obscur blanc et noir, bigre cela n'est pas commode. Et même il arrivera à un autre dessin s'il exécute son plan de traverser l'impressionisme comme une école, considérant ses nouveaux essais de couleur comme absolument des études. Mais selon moi il a plusieurs fois raison de faire tout cela. Seulement il y a plusieurs soi-disant impressionistes, qui n'ont pas sa science de la figure, et c'est justement celle-là cette science de la figure, qui plus tard remontera sur l'eau et de laquelle il se trouvera toujours bien. Je suis très désireux de les connaître un jour de Haan et Isaacson. Si jamais ils venaient ici, Gauguin leur dirait certes: allez à Java faire de l'impressionisme. Car Gauguin tout en travaillant dur ici a toujours la nostalgie des pays chauds. Et voilà c'est incontestable que lorsque l'on viendrait à Java par exemple avec la préoccupation d'y faire de la couleur, on verrait un tas de choses nouvelles. Ensuite dans ces pays plus lumineux, sous le soleil plus fort, l'ombre propre ainsi que l'ombre portée des objets et des figures, devient toute autre et est tellement colorée qu'on est tenté à la supprimer tout simplement. Cela arrive déjà ici. Enfin je n'insiste pas sur l'importance de la question de la peinture tropicale, de Haan et Isaacson j'en suis sûr d'avance en sentiront l'importance. En aucun cas venir ici à une époque ou une autre ne leur fera aucun tort, ils trouveront certes des choses intéressantes. Gauguin et moi vont dîner aujourd'hui chez nous, et nous sentons sûrs et certains que cela nous réussira autant de fois que cela nous paraîtra préférable ou meilleur marché. Pour ne pas retarder cette lettre je la terminerai pour aujourd'hui. Bientôt j'espère encore t'écrire. Ton arrangement pour l'argent est tout à fait bien. Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j'ai faite. C'est des troncs de peupliers lilas, coupés par le cadre là ou commencent les feuilles. Ces troncs d'arbres comme des pillers bordent une allée où sont à droite et à gauche alignés de vieux tombeaux romains d'un lilas bleu. Or le sol est couvert, comme d'un tapis, par une couche épaisse | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 238]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de feuilles orangées et jaunes tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore. Et dans l'allée des figurines d'amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas. La deuxième toile est la même allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule. Mais dimanche si tu avais été avec nous, nous avons vu une vigne rouge, toute rouge comme du vin rouge. Dans le lointain elle devenait jaune, et puis un ciel vert avec un soleil, des terrains, après la pluie, violets et scintillant jaune par ci par là où se réflétait le soleil couchant. Nous te serrons bien la main en pensée et à bientôt, le plus tôt que je pourrai je t'écris de nouveau, et aussi à nos Hollandais.
t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
560Mon cher Theo. (November.) Il est de mon côté aussi plus que temps que je t'écrive une fois à tête reposée. Merci d'abord de ta bonne lettre, ainsi que du billet de fr. 100 qu'elle contenait. Nos journées se passent à travailler, travailler toujours, le soir nous sommes éreintés et nous allons au café, pour nous coucher de bonne heure après! Voilà l'existence. Naturellement ici aussi nous sommes en hiver, quoiqu'il continue toujours à faire fort beau de temps en temps. Mais je ne trouve pas désagréable de chercher à travailler d'imagination, puisque cela me permet de ne pas sortir. Travailler dans la chaleur d'une étuve ne me gène pas, mais le froid ne fait pas mon affaire comme tu sais. Seulement j'ai raté cette chose que j'ai fait du jardin à Nuenen, et je sens que pour les travaux d'imagination il faut aussi l'habitude. Mais j'ai fait des portraits de toute une famille, celle du facteur dont j'ai déjà précédemment fait la tête - l'homme, la femme, le bébé, le jeune garçon, et le fils de 16 ans, tous des types et bien français quoique cela aie l'air d'être des Russes. Toiles de 15. - Cela tu sens combien je me sens dans mon élément et que cela me console jusqu'à un certain point de n'être pas un médecin. J'espère insister là-dessus et pouvoir obtenir des poses plus sérieuses, payables en portraits. Et si j'arrive à faire encore mieux toute cette famille-là j'aurai fait au moins une chose à mon goût et personelle. Actuellement je suis en pleine merde des études, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 239]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
des études, des études et cela durera encore - un désordre tel que j'en suis navré, et pourtant cela me fera de la propriété à 40 ans. De temps en temps une toile qui fait tableau, tel que le semeur en question, que je crois moi aussi mieux que le premier. Si nous pouvons tenir le siège, un jour de victoire viendra pour nous, quand bien même qu'on ne serait pas dans les gens desquels on parle. C'est un peu le cas de songer à ce proverbe: joie de rue, douleur de maison. Que veux-tu! Supposant que nous ayons encore toute une bataille à faire alors il faut chercher à mûrir tranquillement. Tu m'as toujours dit de faire la qualité et non tant que ça la quantité. Or rien ne nous empêche d'avoir beaucoup d'études comptant comme telles et conséquemment pas à vendre un tas de choses. Et si nous soyons tôt au tard obligés de vendre, alors de vendre un peu plus cher des choses qui peuvent au point de vue de la recherche sérieuse se maintenir. Je crois que, malgré moi, je ne pourrai m'empêcher te t'envoyer quelques toiles sous peu, mettons dans un mois. Je dis malgré moi, car je suis convaincu que les toiles y gagnent en sèchant à fond ici dans le midi, jusqu'à ce que la pâte en soit durcie à fond, ce qui prend longtemps c.a.d. un an. Si je me retiens de les envoyer ce serait certes le mieux. Car nous n'en avons pas besoin dans ce moment de les montrer, ça je le sens assez. Gauguin travaille beaucoup, j'aime beaucoup une nature morte à fond et avant plan jaunes, il a en train un portrait de moi que je ne compte pas dans ses entreprises sans issue, il fait actuellement des paysages et enfin il a une toile bien de laveuses, même fort bien à ce que je trouve. Tu dois recevoir deux dessins de Gauguin en retour de 50 fr. qne tu lui avais envoyés en Bretagne. Mais la mère Bernard se les était simplement appropriés. Parlant d'histoires sans nom, c'en est bien une. Je crois qu'elle finira pourtant par les rendre, sache qu'à mon avis les Bernard sont très beau et qu'il aura du succès parisien mérité. Très intéressant que tu aies rencontré Chatrian. Est-il blond ou noir, je voudrais savoir cela puisque je connais les deux portraits. C'est surtout Mme. Thérèse et l'ami Fritz que j'aime dans leur oeuvre. Sur l'Histoire d'un sous-maître il me semble qu'il y ait plus à redire, que cela me paraissait dans le temps pouvoir être le cas. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 240]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je crois que nous finirons par passer nos soirées à dessiner et à écrire, il y a plus à travailler que nous ne puissions faire. Tu sais que Gauguin est invité à exposer aux vingtistes. Son imagination le porte déjà à songer à se fixer à Bruxelles, ce qui certes serait un moyen de se retrouver dans la possibilité de revoir sa femme danoise. Du moment qu'en attendant il ait du succès dans les Arlésiennes, je ne considérerais pas cela comme absolument sans conséquences. Il est marié et il ne le paraît pas beaucoup, enfin je crains qu'il y ait incompatibilité de caractère absolu entre sa femme et lui, mais il tient naturellement davantage à ses enfants, qui d'après les portraits sont très beaux. Nous autres ne sommes pas malins là-dedans. A bientôt, poignée de main à toi et aux Hollandais. Vincent.
Gauguin t'écrira demain, il attend réponse à sa lettre et te dit bien le bonjour. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
561Mon cher Theo, J'ai reçu de M.C. Dujardin une lettre relative à l'exposition de toiles de moi dans son trou noir. Je trouve à tel point dégoûtant de payer par une toile pour l'exposition projetée, qu'en réalité à la lettre de ce monsieur il n'y a pas deux réponses à faire. Il y en a une et tu la trouveras ci-inclus. Seulement je te l'envoie à toi et non à lui pour que tu saches ma pensée et que à lui tu lui dises simplement que j'ai changé d'avis et dans ce moment ai aucune envie d'exposer. C'est pas le moins du monde la peine de se fâcher avec le coco, il vaut mieux être banalement poli. Ainsi pas d'exposition à le Revue Indépendante, j'ose hardiment croire que Gauguin aussi soit de cet avis. Dans tous les cas il ne m'engage pas du tout à le faire. Nous n'avons guère exposé n'est-ce pas, il y a eu quelques toiles chez Tanguy d'abord, chez Thomas, chez Martin ensuite. Or moi ici je déclare absolument ignorer l'uitilté même de cela, et il me semblerait plus juste certes que toi simplement gardes dans ton appartement les études que tu aimerais, que les autres tu me les renvoies roulés ici, puisque l'appartement est petit et que si tu gardais tout il y aurait encombrement. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 241]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Alors sans nous presser je prépare ici de quoi faire une exposition plus sérieuse. Mais pour la revue indépendante je te prie de couper bien net, l'occasion est trop belle tu sens que l'on se trompe joliment si l'on s'imaginerait que je vais payer pour qu'on me mette bien en montre dans un tel trou petit, noir et intrigant surtout. Maintenant pour ce qui est des quelques toiles chez Tanguy et Thomas.... cela m'est si absolument indifférent qu'en réalité c'est pas la peine d'en parler, mais sache surtout que je n'y tiens pas du tout. Je sais d'avance ce que je ferai le moment ou j'aurai assez de toiles. Pour le moment je ne m'occupe que d'en faire. Ce qui te fera plaisir c'est que Gauguin a terminé sa toile des Vendangeuses, c'est aussi beau que les Négresses et si tu la payais le même prix que les Négresses supposons, (400 je crois) ce serait certes encore bien. Enfin naturellement il faut choisir dans le tout et moi je n'ai pas vu les choses Bretonnes. Il m'en a expliqué plusieurs et cela doit être beau. J'ai fait une pochade de bordel et je compte bien faire un tableau de bordel. Gauguin est venu ici le 20 Oct. ainsi il faut compter qu'il a reçu de toi 50 francs le mois dernier. Oui je crois que pour l'exposition de mon travail il faut s'expliquer bien nettement. Toi tu es chez les Goupil, tu n'as pas le droit de faire des affaires en dehors de la maison. Donc moi absent je n'expose pas. Je répète: chez Tanguy c'est indifférent, pourvu que Tanguy sache bien qu'il n'a aucun droit lui sur mes toiles, aucun. Alors ma position est au moins nette, ce qui ne m'est pas absolument indifférent. Avec encore un peu de travail, j'aurai ne quoi ne plus avoir besoin d'exposer du tout, c'est cela que je vise. J'ai fini moi aussi une toile d'une vigne toute pourpre et jaune, avec des figurines bleues et violettes et un soleil jaune. Je crois que tu pourras mettre cette toile à côté des paysages de Monticelli. Je vais me mettre à travailler souvent de tête, et les toiles de tête sont toujours moins gauches et ont un air plus artistiques que les études sur nature, surtout lorsqu'on travaille par un temps de mistral. Je crois ne pas encore t'avoir dit que Milliet est parti en Afrique. Il a une étude de moi pour le mal qu'il s'est donné pour porter | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 242]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
les toiles à Paris, et Gauguin lui a donné un petit dessin en échange d'une édition illustrée de Mm. Chrysanthème. Je n'ai toujours pas reçu les échanges de Pont-Aven, mais Gauguin m'assure que les toiles étaient faites. Il fait un temps de vent et de pluie ici, et je suis bien content de ne pas être seul, je travaille de tête les jours mauvais, et cela si j'étais seul n'irait pas. Gauguin a aussi presque fini son café de nuit. Il est bien intéressant comme ami, il faut que je te dise qu'il sait faire la cuisine parfaitement, je crois que j'apprendrai cela de lui, c'est bien commode. Nous nous trouvons fort bien de faire des cadres avec de simples baguettes clouées sur le châssis et peints, ce que moi j'ai commencé. Sais-tu que c'est un peu Gauguin l'inventeur du cadre blanc? Mais le cadre de 4 baguettes clouées sur le châssis coûte 5 sous, et nous allons certainement le perfectionner. Cela fait très bien, puisque ce cadre n'a aucune saillie et fait un avec la toile. A bientôt, je te serre bien la main, et mes compliments aux Hollandais, t.à.t. Vincent.
Gauguin te dit bien le bonjour, et te prie de réserver sur le prix du premier tableau que tu vendras, la somme nécessaire aux châssis, qu'il désire à clefs, et en plus ce que te demandera Bernard pour une commission qu'il lui a donnée. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
562Mon cher Theo, Merci beaucoup de ton envoi de 100 francs et de ta lettre. Ce qui te fera plaisir c'est que j'ai une lettre de Jet Mauve pour dire qu'elle nous remercie du tableau. Une lettre très bien, et où elle parle d'autrefois. Je vais y répondre et j'enverrai encore quelques croquis dans la lettre. Ce qui te fera aussi plaisir, c'est que nous avons une augmentation pour la collection de portraits d'artistes. Le portrait de Laval par lui-même, extrêmement bien. Aussi une marine de Bernard en échange de toiles de moi. Le portrait de Laval est très crâne, très distingué, et sera justement un des tableaux dont tu parles, qu'on aura pris avant ques les autres n'eussent reconnu le talent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 243]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je trouve excellent que tu prennes un Luce. A-t-il par hasard son portrait? Cela pour le cas ou il n'y aurait rien d'extraordinairement intéressant, les portraits sont toujours bons. Gauguin travaille à une femme nue très originale dans du foin avec des cochons. Cela promet de devenir très beau et d'un grand style. Il a fait revenir de Paris un pot magnifique avec 2 têtes de rats. C'est un bien grand artiste et un bien excellent ami. Si jamais tu pouvais prendre un beau Bernard, je t'y engage beaucoup. Gauguin en a un de superbe. J'ai travaillé à deux toiles. Un souvenir de notre jardin à Etten, avec des choux, des cyprès, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 244]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
des dahlias et des figures, puis une Liseuse de romans dans une bibliothèque comme la Lecture Française, une femme toute verte. Gauguin me donne courage d'imaginer et les choses d'imagination certes prennent un caractère plus mystérieux. L'envoi de Tasset est arrivé avant hier, et nous en étions très contents. Tasset pourrait-il envoyer encore, mais c'est pressé, 1 très grand tube Vermillon (format comme les grands blanc d'argent) 3 tubes du même format bleu de Prusse, Tu nous obligerais infiniment. Je suis content que Jet Mauve ait écrit et j'ose croire que peu à peu ils y viendront quand même aux impressionistes. Poignée de main en pensée, et mes compliments à de Haan et Isaäcson, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
563Mon cher Theo, (December.) La toile de Gauguin, Enfants bretons est arrivée, et il l'a très très bien changée. Mais quoique j'aime assez cette toile, c'est d'autant mieux qu'elle soit vendue puisque les deux qu'il va t'envoyer d'ici sont trente fois meilleures. Je parle des Vendangeuses et de la Femme aux cochons. La raison de cela est que Gauguin commence à surmonter son mal de foie ou d'estomac, qui dans les derniers temps l'a agacé. Maintenant je t'écris pour répondre à ce que tu me disais que tu ferais encadrer une petite toile d'un pêcher rose, je crois pour mettre ça chez ces messieurs.Ga naar voetnoot*) Je ne veux pas laisser dans le vague ce que je pense de cela. D'abord si tu as envie toi d'y mettre là soit une mauvaise soit une bonne chose de moi, ma foi si cela peut augmenter ton bonheur bien sûr que soit à présent, soit plus tard, tu as et tu auras carte blanche. Mais si c'est pour soit mon plaisir, soit poir mon avantage à moi, par contre serais d'avis que c'est complètement innécessaire. Me demanderais-tu ce qui me ferait plaisir c'est tout simplement une seule chose: que tu gardes pour toi dans l'appartement ce que tu aimes dans ce que je fais, et que tu n'en vendes pas maintenant. Le reste, ce qui encombre renvoie le moi ici, pour cette bonne raison | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 245]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
que tout ce que j'ai fait sur nature c'est des marrons pris dans le feu. Gauguin malgré lui et malgré moi m'a un peu démontré qu'il était temps que je varie un peu, je commence à composer de tête, et pour ce travail-lá toutes mes études me seront toujours utiles, lorsqu'elles me rappelleront d'anciennes choses vues. Qu'importe-t-il donc d'en vendre si nous ne sommes pas absolument presés d'argent. Car je suis d'ailleurs sûr d'avance que tu finiras par voir la chose comme cela. Tu es toi chez les Goupil, mais moi certes pas, de part et d'autre, après avoir pourtant travaillé là-dedans 6 ans, nous étions absolument mécontent de tout, eux de moi, moi d'eux. C'est une vieille histoire mais quand même tel est le cas. Continue donc toi ton chemin, mais pour le commerce il me semble incompatible avec ma conduite précédente de revenir là avec une toile d'une telle innocence que ce petit pêcher ou autre chose ainsi. Non. - Si dans un an ou deux ans, j'ai de quoi faire une exposition de moi seul une trentaine de toiles de trente mettons. Et si je leur disais: voulez-vous me la faire, Boussod certes m'enverrait promener. Les connaissant hélas un peu trop, je crois que je ne m'adresserai pas à eux. Non pas que jamais je chercherais à démolir quoi que ce soit, au contraire tu devras admettre que j'y pousse tous les autres avec zèle. Mais moi, ma foi j'ai une vieille dent contre eux. Sois sûr et certain que je te considère comme marchand de tableaux impressioniste, comme très indépendant des Goupil, que donc ce sera toujours un plaisir pour moi de pousser les artistes là-dedans. Mais je ne veux pas que jamais Boussod ait possibilité de dire ‘cette petite toile n'est pas trop mal pour ce jeune commençant’. Au contraire je ne reviendrai pas chez eux, j'aime mieux ne jamais vendre que d'y entrer autrement que très carrément. Or eux c'est pas des gens à agir carrément, donc c'est pas la peine de recommencer. Sois assuré que plus nous tranchons nettement cela, plus ils viendront chez toi les voir. Toi tu ne les vends pas, donc tu ne fais en montrant mon travail pas un commerce hors la maison Boussod V & Cie. Tu agiras ainsi droitement, cela est respectable. L'un ou l'autre veut-il acheter pourtant, bon ils n'ont alors qu'a s'adresser directement à moi. Mais sois en sûr, si nous pouvons | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 246]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
soutenir le siège mon jour viendra. Je ne peux ni ne dois dans ce moment faire autre chose que travailler. Poignée de main - il nous faudra encore quelques couleurs. Je dois encore te dire que le mois à deux se fait mieux à 150 chacun que moi à 250 à moi seul. Au bout d'une année tu t'apercevras que cela marche pourtant. Je ne peux encore rien dire de plus. Je regrette un peu d'avoir la chambre pleine de toiles, et de ne rien avoir à envoyer lorsque Gauguin enverra les siennes. C'est que les choses empâtées Gauguin m'a dit comment les dégraisser par des lavages de temps à temps. D'ailleurs cela fait je dois les reprendre pour les retoucher. Si je t'en envoyais maintenant, la couleur en serait plus terne qu'elle ne le sera plus tard Ce que j'ai envoyé ils trouvent tous que c'est fait trop à la hâte, je ne dis pas non, et je ferai de certains changements. Cela me fait énormément du bien d'avoir de la compagnie aussi intelligente que Gauguin et de le voir travailler. Tu verras que de certains vont reprocher à Gauguin de ne plus faire de l'impressionisme. Ses deux dernières toiles, que tu vas voir, sont très fermes dans la pâte, il y a du travail au couteau même. Et ça enfoncera ses toiles bretonnes un peu, pas tous mais certaines. J'ai presque pas le temps d'écrire, sans cela j'aurais déjà écrit à ces Hollandais. J'ai encore eu une lettre de Bock, tu sais ce Belge qui a une soeur dans les vingtistes, il travaille avec plaisir là-haut. J'espère bien qu'on restera toujours en amitié et en affaire avec Gauguin. et s'il réussit à fonder un atelier tropical ce serait magnifique. Mais pour cela il faut selon mon calcul plus d'argent que selon le sien. Guillaumin a écrit à Gauguin, il paraît bien dans la dêche, mais doit avoir fait du beau. Il a maintenant un enfant, mais il est terrifié par l'accouchement et dit toujours avoir devant les yeux la vision rouge de cela. Seulement Gauguin lui a très bien répondu, disant que lui Gauguin avait vu cela 6 fois. Jet Mauve va beaucoup mieux quant à la santé, et comme tu sais peut-être reste à la Haye depuis août dernier, près du cimetière juif; ainsi presqu'à la campagne. Tu n'y perdras rien en attendant un peu mon travail, et nous | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 247]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
laisserons nos chers copains tranquillement mépriser les actuelles. Heureusement pour moi je sais assez ce que je veux, et suis d'une extrême indifférence pour la critique de travailler à la hâte au fond. En réponse j'en ai fabriqué de ces jours-ci encore plus à la hâte. Gauguin me disait l'autre jour, qu'il avait vu de Claude Monet un tableau de tournesols dans un grand vase japonais très beau, mais - il aime mieux les miens. Je ne suis pas de cet avis - seulement ne crois pas que je suis en train de faiblir. Je regrette comme toujours, ainsi que cela t'est connu, la rareté des modèles, les mille contrariétés pour vaincre cette difficulté-là. Si j'étais un tout autre homme, et si j'étais plus riche je pourrais forcer cela, actuellement je ne lâche pas et mine sourdement. Si à quarante ans je fais un tableau de figures tel que les fleurs dont parlait Gauguin, j'aurai une position d'artiste à côté de n'importe qui. Donc persévérance. En attendant je peux toujours te dire que les deux dernières études sont assez drôles. Toiles de 30, une chaise en bois et en paille toute jaune sur des carreaux rouges contre un mur (le jour). Ensuite le fauteuil de Gauguin rouge et vert, effet de nuit, mur et plancher rouge et vert aussi, sur le siège deux romans et une chandelle. Sur toile à voile au pâte grasse. Ce que je dis de renvoyer des études, cela ne presse aucunement et il s'agit des mauvaises, qui pourtant me serviront de documents, ou de celles qui t'encombrent l'appartement. Puis ce que je dis en général des études, je tiens à une seule chose: que la position soit nette, ne fais pas d'affaire pour moi hors la maison, moi ou bien je ne rentrerai jamais chez les Goupil, ce qui est plus que probable, ou bien j'y rentrerai carrément, ce qui est assez impossible. Poignée de main encore une fois et merci de tout ce que tu fais pour moi, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
564Mon cher Theo, Gauguin et moi avons hier été à Montpellier pour y voir le musée et surtout la salle Brias. Il y a là beaucoup de portraits de Brias, par Delacroix, par Ricard, par Courbet, par Cabanel, par Couture, par Verdier, par Tassaert par d'autres encore. Après il y a des | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 248]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tableaux de Delacroix, de Courbet, de Giotto, de Paul Potter, de Botticelli, de Th. Rousseau, bien beaux. Brias était un bienfaiteur d'artistes, et je ne te dirai que ceci. Dans le portrait de Delacroix c'est un monsieur à barbe et cheveux roux, qui a bigrement de la ressemblance avec toi ou avec moi, et qui m'a fait penser à cette poésie de Musset.... ‘partout où j'ai touché la terre - un malheureux vêtu de noir, auprès de nous venait s'asseoir, qui nous regardait comme un frère.’ Cela te ferait le même effet, j'en suis sûr. Je te prierais bien d'aller voir à cette librairie où l'on vend les lithographies artistes anciens et modernes, si tu serais à même d'y avoir sans frais considérables la lithographie d'après Delacroix: le Tasse dans la prison des fous, puisqu'il me paraîtrait que cette figure-là doit avoir des rapports avec ce beau portrait de Brias. Il y a là de Delacroix encore une étude de Mulâtresse (que Gauguin a copiée dans le temps), les Odalisques, Daniel dans la fosse aux lions, de Courbet: Ir les Demoiselles de village, magnifique, une femme vue de dos, une autre à terre dans un paysage, 2d La fileuse (superbe) et encore un tas de Courbets. Enfin tu dois savoir que cette collection existe, ou bien connaître des gens qui ont vu cela, et par conséquent être à même d'en causer. Je n'insiste donc pas sur le musée (sauf sur des dessins et bronzes Barye). Gauguin et moi causons beaucoup de Delacroix, Rembrandt etc. La discussion est d'une électricité excessive, nous en sortons parfois la tête fatiguée comme une batterie électrique après la décharge. Nous avons été en pleine magie, car comme le dit si bien Fromentin: Rembrandt est surtout magicien. Je t'écris cela rapport à nos amis les Hollandais de Haan et Isaäcson, qui ont tant cherché et aimé Rembrandt, afin de vous encourager à poursuivre les recherches. Il ne faut pas se décourager là-dedans. Tu connais l'étrange et superbe portrait d'homme par Rembrandt de la galerie de Lacaze, j'ai dit à Ganguin que pour moi je voyais là-dedans un certain trait de famille ou de race avec Delacroix ou avec lui Gauguin. Moi, je ne sais pourquoi, appelle toujours ce portrait ‘le voyageur,’ ou ‘l'homme venant de loin.’ Cela c'est une idée équivalente et parallèle à ce que je t'ai déjà dit à toi-même de regarder toujours le portrait de Six vieux, le beau portrait au gant, pour ton avenir, et l'eau-forte de Rembrandt, Six lisant près d'une fenêtre dans un rayon de soleil, pour ton passé et ton présent. Voilà ou nous en sommes. Gauguin me disait ce | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 249]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
matin lorsque je lui demandais comment il se sentait: ‘qu'il se sentait revenir sa nature ancienne’, ce qui m'a fait bien plaisir. Moi venant ici l'hiver passé fatigué et presqu'évanoui cérébralement, avant de pouvoir commencer à me refaire j'ai un peu souffert intérieurement aussi. Comme je voudrais qu'un jour tu voies ce musée de Montpellier, il y a des choses bien belles. Dis cela à Degas que Gauguin et moi avons été voir le portrait de Brias par Delacroix à Montpellier, car il faut hardiment croire que ce qui est est, et le portrait de Brias par Delacroix nous ressemble à toi et à moi comme un nouveau frère. Pour ce que est de fonder la vie en copains des peintres, on voit des choses si drôles, et je termine par ce que tu dis toujours: qui vivra verra. Tu peux leur dire tout cela à nos amis Isaäcson et de Haan, et même leur lire hardiment cette lettre, je leur aurais déjà écrit si j'avais senti la force électrique nécessaire. De la part de Gauguin comme de la mienne bonne poignée de main bien vigoureuse à vous autres tous. t.à.t. Vincent.
Si tu crois que Gauguin ou moi nous ayons la facilité du travail, le travail n'est pas toujours commode et que les amis Hollandais ne se découragent pas plus que nous dans leur difficultés, c'est ce que je leur souhaite et à toi aussi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
565Mon cher Theo, (23 December.) Je te remercie beaucoup de ta lettre, du billet de 100 fr. y inclus et également du mandat de 50 fr. Je crois moi que Gauguin s'était un peu découragé de la bonne ville d'Arles, de la petite maison jaune où nous travaillons, et surtout de moi.Ga naar voetnoot*) En effet il y aurait pour lui comme pour moi des difficultés graves à vaincre encore ici. Mais ces difficultés sont plutôt en dedans de nous-mêmes qu'autrepart. En somme je crois moi qu'ou bien il partira carrément ou bien qu'il restera carrément. Avant d'agir je lui ai dit de réfléchir et de refaire ses calculs. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 250]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Gauguin est très fort, très créateur, mais justement à cause de cela il lui faut de la paix. La trouvera-t-il ailleurs s'il ne la trouve pas ici? J'attends qu'il prenne une décision avec une sérénité absolue. Bonne poignée de main, Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
566(met potlood geschreven.)
Mon cher frère, (1 Januari.) J'espère que Gauguin te rassurera complètement, aussi un peu pour les affaires de la peinture. Je compte bientôt reprendre le travail. La femme de ménage et mon ami Roulin avaient pris soin de la maison, avaient tout mis en bon ordre. Lorsque je sortirai je pourrai reprendre mon petit chemin ici et bientôt la belle saison va venir et je recommencerai les vergers en fleur. Je suis mon cher frère si navré de ton voyage, j'eusse désiré que cela t'eût été épargné, car en somme aucun mal ne m'est arrivé et il n'y avait pas de quoi te déranger. Je ne saurais te dire combien cela me réjouit que tu aies fait la paix et même plus que cela avec les Bonger. Dis cela de ma part à André et serre-lui la main bien cordialement pour moi. Que n'aurais-je pas donné que tu eusses vu Arles lorsqu'il y fait beau, maintenant tu l'as vu en noir. Bon courage cependant, adresse les lettres directement à moi Place Lamartine 2. J'enverrai à Gauguin ses tableaux restés à la maison aussitôt qu'il le désirera. Nous lui devons les dépenses faites par lui pour les meubles. Poignée de main, je dois encore rentrer à l'hôpital, mais sous peu j'en sortirai tout à fait. t.à.t. Vincent.
Ecris aussi un mot à la mère de ma part, que personne ne se fasse des inquiétudes.
Aan de achterzijde van deze brief stond eveneens met potlood geschreven het volgende briefje: Mon cher ami Gauguin, je profite de ma première sortie de l'hôpital pour vous écrire deux mots d'amitié bien sincère et profonde. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 251]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'ai beaucoup pensé à vous à l'hôpital et même en pleine fièvre et faiblesse relative. Dites - le voyage de mon frère Theo était-il donc bien nécessaire - mon ami? Maintenant au moins rassurez-le tout à fait et vous-même je vous en prie ayez confiance qu'en somme aucun mal n'existe dans ce meilleur des mondes ou tout marche toujours pour le mieux. Alors je désire que vous disiez bien des choses de ma part au bon Schuffenecker, que vous vous absteniez jusqu'à plus mûre reflexion faite de part et d'autre, de dire du mal de notre pauvre petite maison jaune, que vous saluez de ma part les peintres que j'ai vu à Paris. Je vous souhaite la prospérité à Paris, avec une bonne poignée de main t.à.t. Vincent.
Roulin a été véritablement bon pour moi, c'est lui qui a eu la présence d'esprit de me faire sortir de là avant que les autres n'étaient convaincus. Répondez moi s.v.p. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 252]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je resterai encore quelques jours ici à l'hôpital, puis j'ose compter retourner à la maison très tranquillement. Maintenant je te prie à toi une seule chose, de ne pas t'inquiéter, car cela me causerait une inquiétude de trop. A présent causons de notre ami Gauguin, l'ai-je effrayé? enfin pourquoi ne me donne-t-il pas un signe de vie? Il doit être parti avec toi. Il avait d'ailleurs besoin de revoir Paris, et à Paris peut-être il se sentira plus chez lui qu'ici. Dis à Gauguin de m'écrire, et que je pense à lui toujours. Bonne poignée de main, j'ai lu et relu ta lettre concernant ta rencontre avec les Bonger. C'est parfait. Pour moi je suis content de rester tel que je suis. Encore une fois bonne poignée de main à toi et Gauguin t.à.t. Vincent.
Ecrivez toujours même adresse, Place Lamartine 2.Ga naar voetnoot*) | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
568Mon cher Theo, Peut-être je ne t'écrirai pas une bien longue lettre aujourd'hui, mais dans tous les cas un mot pour te faire savoir que je suis rentré chez moi aujourd'hui. Combien je regrette que tu te sois dérangé pour si peu de chose, pardonnez-le moi, qui en somme en suis probablement la cause première. J'ai pas prévu que cela aurait la conséquence qu'on t'en parlerait. Suffit. Monsieur Rey est venu voir la peinture avec deux de ses amis médecins, et eux comprennent au moins bigrement vite ce que c'est que des complémentaires. Maintenant je compte faire le portrait de Mr. Rey et possiblement d'autres portraits dès que je me serai un peu réhabitué à la peinture. Merci de ta dernière lettre, certes je te sens toujours présent, mais de ton côté sache aussi que je travaille à la même chose que toimême. Ah comme je désirerais que tu eusses vu le portrait de Brias par | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 253]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Delacroix et tout le musée de Montpellier où Gauguin m'a mené. Comme on a déjà travaillé dans le midi avant nous, vrai il m'est assez difficile de croire que nous nous soyons dévoyés tant que ça. Pour ce qui est du pays chaud, ma foi involontairement je songe à un certain pays dont parle Voltaire, et sans compter même les simples châteaux en Espagne. Ce sont là les pensées qui me viennent en rentrant chez moi. Je suis très désireux de savoir comment vont les Bonger et si les rapports avec eux se maintiennent, ce que j'espère. Si tu le trouves bien - Gauguin parti - nous remettrons le mois à 150 fr, je crois que je verrai encore ici des jours plus calmes que ne l'était l'année écoulée. Ce dont j'aurai grand besoin pour mon instruction, c'est de toutes les reproductions des tableaux de Delacroix, que l'on peut encore avoir dans cette maison ou l'on vend à je crois 1 franc les lithographies artistes anciens et modernes etc. Je ne veux pas les plus chères décidément. Comment vont nos amis hollandais de Haan et Isaäcson? Dis-leur bien le bonjour de ma part. Je crois seulement que nous devons encore nous tenir tranquille pour ma peinture à moi. Si tu en veux, certes je peux déjà t'en envoyer, mais lorsque le calme me reviendra j'espère faire autre chose. Toutefois pour les Indépendants fais comme bon te semblera et comme feront les autres. Mais tu n'as pas d'idée combien je regrette que ton voyage en Hollande ne se soit pas encore fait. Enfin nous ne pouvons rien changer aux faits, mais ratrappe-toi par la correspondance ou comme tu pourras autant que possible, et dites aux B. combien je regrette d'avoir peut-être involontairement causé du retard. J'écris à la mère et à Wil de ces jours-ci, je dois également écrire à Jet Mauve. Ecris-moi bientôt, et sois tout à fait rassuré sur ma santé, cela me guérira complètement de savoir que cela marche bien pour toi. Que fait Gauguin? Sa famille étant dans le nord, lui ayant été invité d'exposer en Belgique, et ayant présentement du succès à Paris, j'aime à croire qu'il a trouvé sa voie. Bonne poignée de main, je suis quand même passablement heureux que cela soit une chose passée. Encore une fois vigoureuse poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 254]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
569Mon cher Theo, J'espère que cela ne t'épatera pas trop que tout en t'ayant écrit ce matin, j'y ajoute encore quelques mots ce soir même. Car il y a eu plusieurs jours que je n'ai pas pu écrire, mais tu vois bien que cela est passé maintenant. J'ai écrit un mot à la mère et à Wil que j'ai adressé à la soeur dans le seul but de les tranquilliser pour le cas où tu aurais dit un mot de ce que j'avais été malade. Dis-leur de ton côté simplement que j'ai été un peu malade comme dans le temps, lorsque j'ai eu le chaude pisse à la Haye et que je me suis fait soigner à l'hospice. Seulement que cela ne vaut pas la peine d'en parler puisque j'en ai été quitte pour la peur, et que je n'ai été à l'hospice sus dit ou sus mentionné que quelques jours. De cette façon tu te trouveras sans doute d'accord avec le petit mot que je leur ai fait avaler là-bas à la maison en Hollande. Et ainsi faisant il leur sera passablement difficile de se faire du mauvais sang pour cela. J'espère que tu trouveras cet arrangement-là innocent assez. Egalement tu pourras voir par là que je n'ai pas encore oublié de blaguer quelquefois. Je vais me remettre au travail demain, je commencerai à faire une ou deux natures mortes pour retrouver l'habitude de peindre. Roulin a été excellent pour moi et j'ose croire que cela restera un ami solide, dont j'aurai encore assez souvent besoin, car il connait bien le pays. Nous avons diné ensemble aujourd'hui. Si jamais tu veux rendre l'interne Rey très heureux voici ce que lui ferait bien plaisir, il a entendu parler d'un tableau de Rembrandt, la Leçon d'anatomie. Je lui ai dit que nous lui en procurerions la gravure pour son cabinet de travail. Aussitôt que je me sentirai un peu en force j'espère faire son portrait. Dimanche dernier j'ai rencontré un autre médecin, qui au moins théoriquement est au courant de ce qu'est Delacroix, Puvis de Chavannes, et qui est très curieux pour connaître l'impressionisme. J'ose espérer de faire plus amplement connaissance. Je crois que cette gravure de la Leçon d'Anatomie est du fonds de François Buffa et fils, et que le prix net doit être de 12 à 15 francs, il faudrait la faire encadrer ici pour éviter frais de transport. Je t'assure que quelques jours à l'hôpital étaient très intéressants et on apprend peut-être à vivre des malades. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 255]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'espère que je n'ai eu qu'une simple toquade d'artiste, et puis beaucoup de fièvre à la suite d'une perte de sang très considérable, une artère ayant été coupée, mais l'appetit m'est revenu immediatement, la digestion va bien et le sang se refait de jour en jour, et ainsi de jour en jour la sérenité me revient pour la tête. Je te prie donc d'oublier de parti pris délibéré ton triste voyage et ma maladie. Tu vois que je fais ce que tu m'as demandé, que je t'écris ce que je sens et ce que je pense. De ton côté poursuis avec calme cette rencontre avec les Bonger j'espère que cela se maintiendra comme amitié solide, et que peut-être c'est même plus. Si je reste ici c'est parce que pour le moment je ne saurais peut-être pas me transplanter. Au bout de quelque temps nous pouvons revoir le pour et le contre de la situation et refaire les calculs. Je te serre bien la main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
570Mon cher Theo, (9 Januari.) Encore avant de recevoir (à l'instant même) ta bonne lettre, j'avais reçu ce matin de la part de ta fiancée une lettre de faire part. Aussi lui ai-je déjà adressé en réponse mes sincères félicitations, ainsi que je te les répète à toi par la présente. Ma crainte que mon indisposition n'empêchât ton voyage si nécessaire, et par moi tant et depuis si longtemps espéré, cette crainte ayant maintenant disparue je me ressens tout à fait normal. Ce matin j'ai été encore me faire panser à l'hospice et me suis promené pendant une heure et demie avec l'interne, et nous avons causé un peu de tout, même d'histoire naturelle. Ce que tu me dis de Gauguin me fait énormément plaisir c.à.d. qu'il n'ait pas abandonné son projet de retourner aux tropiques. C'est là pour lui le chemin droit. Je crois voir clair dans son plan et l'approuve de grand coeur. Naturellement je le regrette, mais tu conçois que pourvu que ça marche bien pour lui, c'est tout ce qu'il me faut. Que va être l'exposition de 89? N'oublie pas la Leçon d'anatomie pour M. Rey. Lui m'a dit déjà avant ce matin qu'il aime la peinture, tout en ne la connaissant pas et qu'il désirerait apprendre. Je lui ai dit qu'il doit se mettre amateur, mais qu'il ne doit pas chercher à faire de la peinture lui-même. Cela fait que peut-être nous trou- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 256]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
verons 2 amis médecins ici, Rey et le docteur parisien duquel je t'ai déjà précédemment parlé. Je leur ai dit que Brias de Montpellier a un certain trait de famille avec nous autres, et que donc nous ne faisons que continuer dans le midi ce que Monticelli, ce que Brias ont commencé. J'ai eu en sortant de l'hospice pas mal de choses à payer, et tout en n'étant pas du tout pressé pour quelques jours, il me serait agréable si tu pouvais d'ici quelques jours m'envoyer une cinquantaine de francs. Le défaut de calcul du copain Gauguin était selon moi que lui a un peu trop l'habitude de s'aveugler sur les frais inévitables de loyer de maison, de femme de ménage et un grand tas de choses terrestres de ce genre. Or toutes ces choses-là pèsent un peu sur notre dos à nous autres, mais une fois que nous les supportons, d'autres artistes pourraient loger avec moi sans avoir ces charges-là. On vient de m'avertir que dans mon absence le propriétaire de ma maison ici aurait fait un contrat avec un bonhomme qui a un bureau de tabac pour me mettre à la porte, et pour lui donner à ce marchand de tabac-là la maison. Cela m'inquiète médiocrement, car je ne suis pas trop disposé à me faire mettre à la porte de cette maison presqu'honteusement, alors que c'est moi qui l'ai fait repeindre en dedans et en dehors, et qui y ai fait mettre le gaz etc., en somme qui ai rendu habitable une maison qui avait été fermée et inhabitée depuis assez long temps, et que j'ai prise dans un bien triste état. Cela pour t'avertir que peut-être par exemple à Pâques, si le propriétaire persiste, je te demanderai conseil là-dedans, et que je ne me considère en tout cela qu'un gérant pour défendre les intérêts de nos amis les artistes. D'ici là d'ailleurs il est plus que probable qu'il y coulera de l'eau sous le pont. Et le principal c'est de ne pas s'en inquiéter; Bernard t'a-t-il déjà rendu le livre de Silvestre, j'aurai besoin du titre exact pour faire lire ce livre aux médecins en question. Physiquement je vais bien, la blessure se ferme très bien et la grande perte de sang s'équilibre puisque je mange et digère bien. Le plus redoutable serait l'insomnie et le médecin ne m'en a pas parlé ni moi je ne lui en ai pas encore parlé pas non plus. Mais je le combats moi-même. Cette insomnie je la combats par une dose très très forte de camphre dans mon oreiller et mon matelas, et si jamais toi-même ne dormais | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 257]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
pas je te recommande cela. Je redoutais beaucoup de coucher seul dans la maison et j'ai eu inquiétude de ne pas pouvoir dormir. Mais cela s'est bien passé et j'ose croire que cela ne reparaîtra pas. La souffrance de ce côté-là à l'hôpital a été atroce et cependant dans tout cela étant bien plus bas qu'évanoui, je peux te dire comme curiosité que j'ai continué à penser à Degas. Gauguin et moi avions causé auparavant de Degas et j'avais fait remarquer à Gauguin que Degas avait dit ceci ...... ‘Je me réserve pour les Arlésiennes.’ Or toi qui sais combien Degas est subtil, de retour à Paris dis un peu à Degas que je l'avoue que jusqu'à présent j'ai été impuissant à les peindre désempoisonnées, les femmes d'Arles, et qu'il ne doit pas croire Gauguin si Gauguin dit du bien avant l'heure de mon travail, qui ne s'est fait que maladivement. Or si je me refais, je dois recommencer et ne pourrai pas atteindre de nouveau ces sommets où la maladie m'a imparfaitement entraîné. J'aurais bien le désir de donner encore une fois un tableau à Rivet, justement parce que je suis bien d'accord avec toi, qu'il serait bien de mettre M. Rey en rapport avec Rivet. Mais tu pourrais bien dire à Rivet qu'il serait bon de renvoyer M. Rey ici à l'hospice avec son brevet de docteur, qu'il va chercher. Il est très très utile ici, et on aura bigrement besoin de médecin. ici à Arles encore dans la suite, tant que le cholera et la peste etcs demeurent si menaçants du côté de Marseille. Or Rey est né ici, et ne vaudrait rien à Paris ou ailleurs, tandis qu'une fois muni du plein pouvoir medical de Paris, en temps de calamité il fera ici de vrais miracles. Bien sûr nous n'avons pas le droit de nous mêler de la question de médecine. Seulement Rivet lui-même sera peut-être de la même opinion en tant que quant à ce qui est de sentir qu'un Arlésien n'est pas un Parisien et vice versa. Est-ce que tu as passé par Breda, je suis naturellement porté à le supposer. Rassure surtout la mère à mon égard. As-tu vu le portrait de moi qu'a Gauguin et as-tu vu le portrait que Gauguin a fait de soi juste dans les derniers jours? Si tu comparais le portrait que Gauguin a fait de soi alors, avec celui que j'ai encore de lui, qu'il m'a envoyé de Bretagne en échange du mien, tu verrais que personnellement il s'est en somme tranquillisé ici. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 258]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Qu'ont fait de Haan et Isaäcson? J'avais vaguement espéré un jour les voir ici, dans le cas où Gauguin lui-même aurait demeuré plus longtemps avec moi, et même dans cette vue-là j'avais loué deux petits chambres qui devenaient vacantes dans la maison, qu'actuellement j'ai eu entier (le loyer est de fr 21.50 par mois). Je n'ose plus insister là-dessus vu le départ de Gauguin, surtout considérant que le voyage dans le midi coûte assez cher. Enfin dis leur toujours bien des choses de ma part, lorsque tu les reverras. Roulin te dit bien le bonjour, il était très satisfait de ce que tu parles de lui dans ta lettre d'aujourd'hui, et il mérite cela d'ailleurs amplement. Poignée de main et naturellement tu sentiras combien je te souhaite de bonnes journées avec ta fiancée, t.à.t. Vincent.
Bien des choses à André Bonger s'il est là aussi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
571Mon cher Theo, (17 Januari.)
Merci de ta bonne lettre ainsi que du billet de 50 francs qu'elle contenait. Répondre à toutes les questions le peux tu toi-même dans ce moment, je ne m'en sens pas capable. Je veux bien, réflexion faite, chercher une solution mais il faut que je relise encore la lettre etc. Mais avant de discuter ce que je dépenserais ou ne dépenserais pas pendant toute une année, cela nous mettrait peut-être sur une voie de revoir un peu rien que le mois actuel courant. Dans tous les cas cela a été lamentable tout à fait, et certes je me compterais heureux, si enfin tu eusses un peu l'attention sérieuse pour ce qui en est et en a été si longtemps. Mais que veux-tu, c'est malheureusement compliqué de plusieurs façons, mes tableaux sont sans valeur, ils me coûtent il est vrai des dépenses extraordinaires, même en sang et cervelle peut-être parfois. Je n'insiste pas, et que veux-tu que je t'en dise? Revenons toujours au mois actuel et ne parlons que de l'argent. Le 23 décembre il y avait encore en caisse un louis et 3 sous. Ce même jour j'ai reçu de toi le billet de 100 francs. Voici les dépenses: Donné à Roulin pour payer à la femme de ménage son mois de décembre 20 francs. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 259]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Nous sommes ainsi déjà arrivé le jour ou le lendemain de ma sortie de l'hôpital à un déboursement forcé de ma part de fr 103.50 ce à quoi il faut encore ajouter qu'alors le premier jour j'ai été diner avec Roulin au restaurant joyeusement, tout à fait rassuré et ne redoutant pas une nouvelle angoisse. Enfin le résultat de tout cela fut que vers le 8 j'étais à sec. Mais un ou deux jours après j'ai emprunté 5 francs. Nous en étions à peine au dix. J'espérais vers le dix une lettre de toi, or cettelettre n'arrivant qu'aujourd'hui 17 janvier, l'intervalle a été un jeûne des plus rigoureux, à plus forte raison douloureux que mon rétablissement ne pouvait se faire dans ces conditions-là. J'ai néanmoins repris le travail, et j'ai déjà 3 études faites à l'atelier, plus le portrait de M. Rey que je lui ai donné en souvenir. Il n'y a donc pas cette fois non plus encore aucun mal plus grave qu'un peu plus de souffrance et d'angoisse relative. Et je conserve tout bon espoir. Mais je me sens faible et un peu inquiet et craintif. Ce qui se passera j'espère en reprenant mes forces. Rey m'a dit qu'il suffisait d'être très impressionable pour avoir eu ce que j'avais eu quant à la crise, et que actuellement je n'étais qu'anémique mais que réellement je devais me nourrir. Mais moi j'ai pris la liberté de dire à M. Rey que si actuellement pour moi la première question avait été de reprendre mes forces, si par un grand hasard ou malentendu justement il m'était encore arrivé un jeûne rigoureux d'une semaine, si dans de pareilles circonstances il aurait déjà vu beaucoup de fous passablement tranquilles et capables de travailler, et sinon qu'il daignerait alors s'en souvenir à l'occasion que provisoirement moi je ne suis pas encore fou. Maintenant dans ces payements faits, considérant que toute la maison était dérangée par cette aventure, et tout le linge | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 260]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et mes habits souillés, y at-il dans ces dépenses rien d'indu, d'extravagant, ou d'exagéré? Si aussitôt en rentrant j'ai payé ce qui était dû à des gens à peu près aussi pauvres que moi-même, y-a-t-il erreur de ma part ou ai-je pu économiser davantage? Maintenant aujourd'hui le 17, je reçois 50 francs enfin. Là-dessus je paye d'abord les 5 francs empruntés au cafétier, plus 10 consommations prises dans le courant de cette dernière semaine à crédit,
Nous sommes le 17, il reste 13 jours à faire. Demande combien pourrai-je dépenser par jour? Il y a ensuite à ajouter que tu as envoyé 30 francs à Roulin sur lesquels il a payé les 21.50 de loyer de décembre. Voilà mon cher frère le compte du mois actuel. Il n'est pas fini. Nous abordons maintenant des dépenses qui t'ont été occasionnées par un télégramme de Gauguin, que je lui ai déjà assez formellement reproché d'avoir dépêché. Les dépenses ainsi faites de travers sont elles inférieurs à 200 francs? Gauguin lui-même prétend-il qu'il a fait là des manoeuvres magistrales? Ecoutez, je n'insiste pas davantage sur l'absurdité de cette démarche, supposons que moi j'étais tout ce qu'on voudra d'égaré, pourquoi alors l'illustre copain n'était-il pas plus calme? Je n'insisterai pas davantage sur ce point. Je ne saurais assez te louer d'avoir payé Gauguin d'une telle façon qu'il ne saurait que se louer des rapports qu'il a eu avec nous. Cela voilà encore malencontreusement une dépense peut-être plus forte que de juste, mais enfin là j'entrevois une espérance. Ne doit-il pas lui, ou au moin ne devrait-il pas un peu commencer à voir que nous n'étions pas ses exploiteurs, mais qu'au contraire on y tenait de lui sauvegarder l'existence, la possibilité de travail et ... et ... l'honnêteté? | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 261]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Si cela est au-dessous des prospectus grandioses d'associations d'artistes qu'il a proposés et auquels il tient toujours en façon que tu sais, si cela est au-dessous de ses autres châteaux en Espagne - pourquoi alors ne pas le considérer comme irresponsable des douleurs et dégâts qu'inconsciemment tant à toi qu'à moi il aurait pu dans son aveuglement nous causer? Si actuellement encore cette thèse-là te paraîtrait trop hardie, je n'insiste pas, mais attendons. Il a eu des antécédents dans ce qu'il appelle ‘la banque à Paris’ et se croit malin là-dedans. Peut-être de ce côté-là toi et moi sommes décidément peu curieux. Quand même ceci se trouve pas tout à fait en désaccord avec certains passages de notre correspondence antérieure. Si Gauguin était à Paris pour un peu bien s'étudier, ou se faire étudier par un médecin spécialiste, ma foi je ne sais trop ce qui en résulterait. Je lui, ai vu faire à diverses reprises des choses que toi ou moi ne nous permettrions pas de faire, ayant des consciences autrement sentant, j'ai entendu deux ou trois choses qu'on disait de lui dans ce même genre, mais moi qui l'ai vu de très très près, je le crois entraîné par l'imagination, par de l'orgueil peut-être, mais - - assez irresponsable. Cette conclusion-là n'implique pas que je te recommande beaucoup de l'écouter en toute circonstance. Mais dans l'occasion du règlement de son compte je vois que tu as agi avec une conscience supérieure, et alors je crois que nous n'avons rien à craindre d'être induits dans des erreurs de ‘banque de Paris’ par lui. Mais lui, ... ma foi, qu'il fasse tout ce qu'il veuille, qu'il ait ses indépendances?? (de quelle façon considère-t-il son caractère indépendant) ses opinions, et qu'il aille son chemin du moment qu'il lui semble qu'il le sache mieux que nous. Je trouve assez étrange qu'il me réclame un tableau de tournesols en m'offrant en échange je suppose ou comme cadeau, quelques études qu'il a laissées ici. Je lui renverrai ses études, qui probablement auront pour lui des utilités quelles n'auraient aucunement pour moi. Mais pour le moment je garde mes toiles ici et catégoriquement je garde moi mes tournesols en question. Il en a déjà deux, que cela lui suffise. Et s'il n'est pas content de l'échange fait avec moi, il peut reprendre | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 262]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sa petite toile de la Martinique et son portrait qu'il m'a renvoyé de Bretagne, en me rendant de son côté et mon portrait et mes deux toiles de tournesols qu'il a prises à Paris. Si donc jamais il réabordera ce sujet ce que je dis est clair assez. Comment Gauguin peut-il prétendre avoir craint de me déranger par sa présence, alors qu'il saurait difficilement nier qu'il a su que continuellement je l'ai demandé et qu'on le lui a dit et redit que j'insistais à le voir à l'instant. Justement pour lui dire de garder cela pour lui et pour moi, sans te déranger toi. Il n'a pas voulu écouter. Cela me fatigue de récapituler tout cela et de calculer et recalculer des choses de ce genre. J'ai essayé dans cette lettre de te montrer la différence qu'il y existe entre mes dépenses nettes et venant directement de moi, et celles dont je suis moins responsable. J'ai été désolé de ce que juste à ce moment tu eusses ces dépenses, qui ne profitaient à personne. Que sera la suite, je verrai à fur et à mesure que je reprendrai mes forces si ma position est tenable. Je redoute tant un changement ou déménagement justement à cause de nouveaux frais. Jamais je peux depuis assez longtemps tout à fait reprendre haleine. Je ne lâche pas le travail parce que par moments il marche, et je crois avec patience justement arriver à ce résultat de pouvoir récouvrir par des tableaux faits les dépenses antérieures. Roulin va partir et cela déjà le 21, il va être employé à Marseille, l'augmentation de salaire est minime, et il va être obligé de quitter pour un temps sa femme et ses enfants, qui ne pourront le suivre que beaucoup plus tard, à cause de ce que les dépenses de toute une famille seraient plus lourdes à Marseille. C'est un avancement pour lui, mais c'est une consolation bien bien maigre que donne ainsi le gouvernement à un tel employé après tant d'années de travail. Et au fond je crois qu'ils demeurent lui comme sa femme bien bien navrés. Roulin m'a bien souvent tenu compagnie pendant cette dernière semaine. Je suis tout à fait d'accord avec toi sur ce que nous ne devons pas nous mêler des questions de médecins, qui ne nous regardent aucunement. Justement puisque tu avais écrit à M. Rey un mot qu'à Paris tu l'introduirais j'ai cru comprendre chez Rivet, je n'ai pas cru faire rien de compromettant en disant moi à M. Rey, que s'il irait | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 263]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
à Paris cela me ferait grand plaisir s'il voulait emporter un tableau en souvenir de moi à M. Rivet. Je n'ai naturellement pas parlé d'autre chose, mais ce que j'ai dit c'est que moi je regretterais toujours de ne pas être médecin, et que ceux qui croient que la peinture est belle, feraient bien de n'y voir qu'une étude de la nature. Cela demeurera quand même dommage que Gauguin et moi aient peut-être lâché trop vite la question de Rembrandt et de la lumière, que nous avions entamée. De Haan et Isaäcson sont-ils toujours là, qu'ils ne se découragent pas. Après ma maladie j'ai eu naturellement l'oeil très très sensible. J'ai regardé le croquemort de de Haan, dont il a bien voulu m'envoyer la photographie. Eh bien il me semble qu'il y a du vrai esprit de Rembrandt dans cette figure-là, qui semble éclairée par le reflet d'une lumière émanante du tombeau ouvert devant lequel demeure sonnambule le dit croquemort. Cela y est d'une façon très subtile. Moi je ne laboure pas la question par le moyen du fusain, et lui de Haan a pris pour moyen d'expression justement ce fusain, qui est encore une matière incolore. Je voudrais bien que de Haan voie une étude de moi d'une chandelle allumée et deux romans (l'un jaune, l'autre rosa) posés sur un fauteuil vide, (justement le fauteuil de Gauguin) toile de 30, en rouge et vert. Je viens de travailler encore aujourd'hui au pendant, ma chaise vide à moi, une chaise de bois blanc avec une pipe et un carnet de tabac. Dans les deux études comme dans d'autres, j'ai moi cherché un effet de lumière avec de la couleur claire, de Haan comprendrait probablement ce que je cherche, si tu lui lis ce que je t'écris à ce sujet. Quelque longue que soit maintenant cette lettre, dans laquelle j'ai cherché à analyser le mois, et dans laquelle je me plains un peu de l'étrange phénomène que Gauguin ait préféré ne pas me reparler, tout en s'éclipsant, il me reste à y ajouter quelques mots d'appréciation. Ce qu'il a de bon c'est qu'il sait à merveille diriger la dépense de jour en jour. Alors que moi je suis souvent absent, préoccupé d'arriver à bonne fin, lui a davantage que moi pour l'argent l'équilibre de la journéemême. Mais son faible est que par une ruade et des écarts de bête il dérange tout ce qu'il rangeait. Or reste-t-on à son poste une fois qu'on l'a pris ou le déserte-t-on? | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 264]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Je ne juge personne là-dedans, espérant moi même ne pas être condamné dans des cas ou les forces me manqueraient, mais si Gauguin à tant de vertu réelle et tant de capacités de bienfaisance, comment va-t-il s'employer? Moi j'ai cessé de pouvoir suivre ses actes, et je m'arrête silencieusement avec un point d'interrogation cependant. Lui et moi avons de temps à autre échangé nos idées sur l'art français, sur l'impressionisme ... Il me semble à moi maintenant impossible, au moins assez improbable, que l'impressionisme s'organise et se calme. Pourquoi n'adviendra-t-il pas ce qui est arrivé en Angleterre lors des Préraphaélites. La société s'est dissoute. Je prends peut-être toutes ces choses trop à coeur et j'en ai peut-être trop de tristesse. Gauguin a-t-il jamais lu Tartarin sur les Alpes, et se souvient-il de l'illustre copain tarasconais de Tartarin, qui avait une telle imagination qu'il avait du coup imaginé toute une Suisse imaginaire? Se souvient-il du noeud dans une corde retrouvée en haut des Alpes après la chute? Et toi qui désire savoir comment étaient les choses, as-tu déjà lu le Tartarin tout entier? Cela t'apprendrait passablement à reconnaître Gauguin. C'est très sérieusement que je t'engage à revoir ce passage dans le livre de Daudet. As-tu lors de ton voyage ici pu remarquer l'étude que j'ai peinte de la diligence de Tarascon, laquelle comme tu sais est mentionnée dans Tartarin chasseur de lions. Et puis te rappelles-tu Bompard dans Numa Roumestan et son heureuse imagination.? Voilà ce qui en est, quoique d'un autre genre, Gauguin a une belle et franche et absolument complète imagination du midi, avec cette imagination-là il va agir dans le nord! ma foi on en verra peut-être encore de drôles! Et disséquant maintenant en toute hardiesse, rien ne nous empêche de voir en lui le petit tigre bonaparte de l'impressionisme en tant que ... je ne sais trop comment dire cela, son éclipse mettons d'Arles soit comparable ou paralèle au retour d'Egypte du petit caporal sus mentionné, lequel aussi s'est après rendu à Paris, et qui toujours abandonnait les armées dans la dèche. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 265]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Heureusement Gauguin, moi et autres peintres ne sommes pas encore armés de mitrailleuses et autres très nuisibles engins de guerre. Moi pour un suis bien décidé à ne rester armé que de ma brosse et de ma plume. A grands cris Gauguin n'a néanmoins reclamé dans sa dernière lettre ‘ses masques et gants d'armes’, cachés dans le petit cabinet de ma petite maison jaune. Je m'empresserai de lui faire parvenir par collis postal ces enfantillages-là. Espérant que jamais il ne se servira de choses plus graves. Il est physiquement plus fort que nous, ses passions aussi doivent être bien plus fortes que les nôtres. Puis il est père d'enfants, puis il a sa femme et ses enfants dans le Danemark, et il veut simultanément aller tout à l'autre bout du globe, à la Martinique. C'est effroyable tout le vice versa de désirs et de besoins incompatibles, que cela doit lui occasionner. Je lui avais osé assurer, que s'il se fut tenu tranquille avec nous autres, travaillant ici à Arles sans perdre de l'argent, en gagnant puisque tu t'occupais de ses tableaux, sa femme lui aurait certes écrit et aurait approuvé sa tranquillité. Il y a même encore plus, il y a qu'il a été souffrant et malade gravement, et qu'il s'agissait de trouver et le mal et le remède. Or ici ses douleurs avaient déjà cessés. Suffit pour aujourd'hui. As-tu l'adresse de Laval l'ami de Gauguin, tu peux dire à Laval que je suis très étonné que son ami Gauguin n'ait pas emporté pour le lui remettre un portrait de moi, que je lui destinais. Je te l'enverrai maintenant à toi, et tu pourras le lui faire avoir. J'en ai un autre nouveau pour toi aussi. Merci encore de ta lettre, je t'en prie tâche de songer que ce serait réellement impossible de vivre 13 jours des f 23.50 qui vont me rester; avec 20 francs que tu enverrais semaine prochaine je chercherai à parvenir. Poignée de main, je relirai encore ta lettre et t'écrirai bientôt sur les autres questions. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 266]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
cédente, réduit à bien peu de chose ce qui me reste du billet de 50 francs pour me nourrir. Si tu peux envoie-moi encore quelque chose, j'ai tout expliqué là-dessus j'espère clairement assez. Je suis encore très faible et j'aurai du mal à reprendre mes forces si le froid continue. Rey me donnera du vin de quinquina, qui fera de l'effet j'ose croire. J'aurais encore bien des choses à te dire en réponse à ta lettre, mais j'ai un tableau sur le chevalet et suis pressé. Tu ne m'avais pas encore dit qu'André B. s'était marié avant maintenant. Jo m'a écrit un mot en réponse à ce que je l'avais félicitée, c'est bien bon de sa part. Il m'a toujours semblé que tu devais à ta position sociale et à celle que tu as dans la famille, de te marier, ensuite depuis des années c'était le désir de la mère. Et en faisant ainsi ce que tu dois faire, tu auras peut-être plus de tranquillité même dans mille et une difficultés qu'auparavant. Cependant la vie n'est pas commode pas pour moi non plus. Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir passer une journée ici avec toi et te montrer le travail en train, et la maison etc. etc. Maintenant je préférerais que tu n'eusses encore rien vu de ce que j'ai ici, que d'en emporter une impression dans des conditions aussi désolantes. Enfin. Que fait Guillaumin? tu sais qu'il a un fils maintenant. Bernard est de plus en plus emmerdé par son père, cela devient encore davantage un enfer dans cette maison. Et le pire c'est qu'il n'y a pas grand chose à y faire, aussitôt qu'on y fourre la main on la fourre dans de vrais guêpiers. Ils vont maintenant essayer Gauguin et Bernard, d'exempter Bernard du service pour cause d'étroitesse (?) de poitrine. Bon - mais mille fois mieux valait-il pour lui qu'il fasse son service carrément en Algérie avec Milliet. Je deviens encore ridicule vis à vis de Milliet parce que celui-là ne cesse de me demander des nouvelles là-dessus. Roulin est sur le point de partir. Son salaire était ici de 135 francs par mois, élever 3 enfants avec ça et en vivre lui et sa femme! Ce que cela a été tu le conçois. Et ce n'est pas tout, l'augmentation c'est un remède pire que le mal même .... Quelles administrations .... et dans quel temps vivons nous! Moi j'ai rarement vu un homme de la trempe de Roulin, il y a en lui énormément de Socrate, laid comme un satyre ainsi que le disait Michelet ... | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 267]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
‘jusqu'à qu'au dernier jour un dieu s'y vit dont s'illumina le Parthénon etc. etc.’ Si Chatrian que tu as rencontré avait vu cet homme là! Ecris-moi de suite, de suite je t'en prie, car ce que tu as envoyé n'était réellement pas tout-à-fait suffisant, comme j'ai cherché à t'expliquer en clarté absolue. t.à.t. Vincent.
J'oublie encore de dire que hier j'ai eu une lettre de Gauguin toujours pour les masques et gants d'armes, plein de projets variants et variés, et déjà à l'horizon il voit la fin de son argent. Naturellement ...... Il redoute déjà de ne pas pouvoir aller à Bruxelles pour cette raison. Et puis après s'il ne peut même pas aller à Bruxelles, comment ira-t-il en Danemark et aux tropiques? La meilleure chose qu'il pourrait encore faire et celle que justement il ne fera pas, ce serait de retourner tout simplement ici. Enfin nous n'en sommes pas encore là, car il ne me dit pas encore qu'il entrevoit la dèche à l'horizon, seulement c'est plus que lisible entre les lignes. Il est provisoirement encore chez les Schuffenecker, et va faire les portraits de toute la famille il a donc encore du temps pour réfléchir. Je ne lui ai pas encore répondu. Ce qui est certain heureusement c'est que j'ose croire que au fond Gauguin et moi comme nature nous nous aimons suffisamment pour pouvoir en cas de nécessité recommencer encore ensemble. Cela me fait bien plaisir que tu n'aies pas oublié la Leçon d'anatomie pour M. Rey. J'aurai toujours moi dans la suite besoin d'un médecin de temps en temps, et justement parce que lui me connait bien maintenant ce serait une raison de plus pour moi de rester tranquillement ici. Je t'écrirai de nouveau bientôt, mais pour l'argent du mois fais les conclusions toi-même, je ne dépenserai net pas plus qu'un autre mois. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 268]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
responsables. Télégraphier comme tu dis, justement par le même hasard je ne le pouvais pas, car j'ignorais si tu étais encore à Amsterdam ou de retour à Paris. C'est avec le reste passé maintenant, et un preuve de plus du proverbe qu'un malheur ne vient jamais seul. Hier Roulin est parti (naturellement ma dépêche d'hier était envoyée avant l'arrivée de ta lettre de ce matin). C'était touchant de le voir avec ses enfants ce dernier jour, surtout avec la toute petite quand il la faisait rire et sauter sur ses genoux et chantait pour elle. Sa voix avait un timbre étrangement pur et ému où il y avait à la fois pour mon oreille un doux et navré chant de nourrice et comme un lointain résonnement du clairon de la France de la révolution. Il n'était pourtant pas triste, au contraire il avait mis son uniforme tout neuf qu'il avait reçu le jour même et tout le monde lui faisait fête. Je viens de terminer une nouvelle toile qui a un petit air presque chic, un panier d'osier avec citrons et oranges - une branche de cyprès et une paire de gants bleus, tu as déjà vu de ces paniers de fruits de moi. Ecoutez - ce que tu sais que je cherche moi c'est de retrouver l'argent qu'a coûté mon éducation de peintre, ni plus ni moins. Cela c'est mon droit, avec le gain du pain de chaque jour. Il me paraîtrait juste que cela retourne, je ne dis pas dans tes mains puisque nous avons fait ce que nous avons fait à nous deux, et que cela nous cause tant de peine de causer de l'argent. Mais que cela aille dans les mains de ta femme, qui d'ailleurs se joindra à nous autres pour travailler avec les artistes. Si je ne m'occupe pas encore de la vente directement, c'est que mon lot de tableaux n'est pas encore au complet, mais il avance et je me suis remis au travail avec ce nerf-là en métal. J'ai veine et déveine dans ma production, mais non pas seulement déveine. Si par exemple notre bouquet de Monticelli vaut pour un amateur 500 francs et il les vaut, alors j'ose t'assurer que mes tournesols pour un de ces Ecossais ou Américains vaut 500 francs aussi. Or pour être chauffé suffisamment pour fondre ces ors-là, et ces tons de fleurs - le premier venu ne le peut pas, il faut l'énergie et l'attention d'un individu tout entier. Lorsqu'après ma maladie je revis mes toiles, ce qui me semblait le mieux était la chambre à coucher. La somme avec laquelle nous travaillons est certes assez respectable, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 269]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mais il s'en écoule beaucoup, et pour faire que d'année en année tout ne s'écoule pas entre les mailles, c'est à cela surtout que nous devons veiller. C'est aussi que si le mois s'avance je cherche toujours à établir plus ou moins un équilibre par la production, au moins relatif. Tant de contrariétés certes me rendent un peu inquiet et craintif, mais je ne désespère pas encore. Le mal que je prévois c'est qu'il faudra beaucoup de prudence pour éviter que les frais qu'on a lorsqu'on vend, ne dépressent pas la vente elle-même, lorsque ce jour sera venu. Cela que de fois n'avons-nous pas été à même de voir cette triste chose-là dans la vie des artistes. J'ai en train le portrait de la femme Roulin, où je travaillais avant d'être malade. J'avais arrangé là-dedans les rouges depuis le rose jusqu'à l'orangé, lequel montait dans les jaunes jusqu'au citron avec des verts clairs et sombres. Si je pouvais terminer cela, cela me ferait bien plaisir, mais je crains qu'elle ne voudra plus poser son mari absent. Tu vois juste que le départ de Gauguin est terrible, juste parce que cela nous refout en bas alors que nous avons créé et meublé la maison pour y loger les amis au mauvais jour. Seulement quand même nous gardons les meubles etc. Et quoique aujourd'hui tout le monde aura peur de moi, avec le temps cela peut disparaître. Nous sommes tous mortels et sujets à toutes les maladies possibles, qu'y pouvons-nous lorsque ces dernières ne sont pas précisément d'espèce agréable. Le mieux est de chercher à s'en guérir. Je trouve aussi du remords en songeant à la peine que de mon côté j'ai occasionné, quelqu'involontairement que ce soit, à Gauguin. Mais auparavant aux derniers jours je ne voyais qu'une seule chose, c'est qu'il travaillait le coeur partagé entre le désir d'aller à Paris pour l'exécution de ses plans et la vie à Arles. Que résultera-t-il de tout cela pour lui? Tu sentiras que quoique tu aies des bons appointements, pourtant nous manquons de capital, ne fut-ce en marchandise, et que pour réellement faire changer la triste position des artistes que nous connaissons, il faudrait encore être plus puissant. Mais alors souvent on se heurte justement à la méfiance de leur part, et à ce qu'ils complotent toujours entre eux, ce qui arrive toujours au résultat | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 270]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de - vide. Je crois qu'à Pont-Aven ils avaient déjà à 5 ou 6 formé un nouveau groupe, tombé peut-être déjà. Ils ne sont pas de mauvaise foi, mais c'est là une chose sans nom et un de leurs défauts d'enfants terribles. Maintenant le principal sera que ton mariage ne traîne pas. En te mariant tu rends la mère tranquille et heureuse, et enfin ce que nécessite un peu ta position dans la vie et dans le commerce. Sera-ce apprécié par la société à laquelle tu appartiens, cela pas plus peutêtre que les artistes s'en doutent que parfois j'ai travaillé et souffert pour la communauté .... Aussi de moi ton frère tu ne désireras pas les félicitations absolument banales et les assurances que tu seras tout droit transporté dans un paradis. Et avec ta femme tu cesseras d'être seul, ce que je souhaiterais tant à la soeur aussi. Cela, après ton propre mariage serait ce que je désirerais maintenant plus que tout le reste. Ton mariage fait, il s'en fera peut-être d'autres dans la famille, et dans tous les cas tu verras ton chemin clair et la maison ne sera plus vide. Quoique je pense sur quelques autres points, notre père et notre mère ont été exemplaires comme gens mariés. Et je n'oublierai jamais la mère à l'occasion de la mort de notre père ou elle ne disait qu'une seule petite parole, qui pour moi a fait que j'ai recommencé à aimer davantage la vieille mère ensuite. Enfin comme gens mariés nos parents étaient exemplaires, comme Roulin et sa femme pour citer un autre specimen. Eh bien va droit dans ce chemin-là. Pendant ma maladie j'ai revu chaque chambre de la maison à Zundert, chaque sentier, chaque plante dans le jardin, les aspects d'alentour les champs, les voisins, le cimetière, l'église, notre jardin potager derrière - jusqu'au nid de pie dans un haut accacia dans le cimetière. Cela puisque de ces jours-là j'ai encore les souvenirs les plus primitifs de vous autres tous; pour se souvenir de tout cela il n'y a plus ainsi que la mère et moi. Je n'insiste pas, puisqu'il est mieux que je ne cherche pas à rétablir tout ce qui m'a passé dans la tête alors. Sache seulement que je serais très heureux lorsque ton mariage sera accompli. Ecoute maintenant si vis à vis de ta femme il serait peut-être bon que de temps à autre il y eut un tableau de moi chez les Goupil, alors je laisserai là ma vieille dent que j'ai contre eux de la façon suivante. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 271]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'ai dit que je ne voulais pas y revenir avec un tableau trop innocent. Mais si tu veux, tu peux y exposer les deux toiles de tournesols. Gauguin serait content d'en avoir une, et j'aime bien à faire à Gauguin un plaisir d'une certaine force. Alors il désire une de ces deux toiles, eh bien j'en referai une des deux, celle qu'il désire. Tu verras que ces toiles taperont à l'oeil. Mais je te conseillerais de les garder pour toi, pour ton intimité de ta femme et de toi. C'est de la peinture un peu changeante d'aspect, qui prend richesse en regardant plus longtemps. Tu sais que Gauguin les aime extraordinairement d'ailleurs. Il m'en a dit entre autres: ‘ça .... c'est ..... la fleur.’ Tu sais que Jeannin a la pivoine, que Quost a la rose trémière, mais moi j'ai un peu le tournesol. Et en somme cela me fera un plaisir de continur les échanges avec Gauguin, même si quelquefois cela me coûte cher à moi aussi. As-tu vu lors de ta hâtive visite le portrait en noir et jaune de Mme. Ginoux? C'est là un portrait peint en 3 quarts d'heure. Il faut que je finisse pour le moment. Le retard de l'envoi d'argent est un hasard et ainsi ni toi ni moi n'y ont rien pu. Poignée de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
574Mon cher Theo, (28 Januari.) Seulement quelques mots pour te dire que la santé et le travail avancent comme-ci comme-ça. Ce que je trouve déjà étonnant lorsque je compare mon état d'aujourd'hui à celui d'il y a un mois. Je savais bien qu'on pouvait se casser bras et jambes auparavant et qu'alors après cela pouvait se remettre, mais j'ignorais qu'on pouvait se casser la tête cérébralement et qu'après cela se remettait aussi. Il me reste bien un certain ‘à quoi bon se remettre’ dans l'étonnement que me cause une guérison en train, sur laquelle j'étais hors d'état d'oser compter. Lors de ta visite je crois que tu dois avoir remarqué dans la chambre de Gauguin les deux toiles de 30 des tournesols. Je viens de mettre les dernières touches aux répétitions absolument équivalentes et pareilles. Je crois t'avoir déjà dit qu'en outre j'ai une toile de Berceuse, juste celle que je travaillais lorsque ma maladie est venue | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 272]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
m'interrompre. De celle-là je possède également aujourd'hui 2 épreuves. Je viens de dire à Gauguin au sujet de cette toile, que lui et moi ayant causé des pêcheurs d'Islande et de leur isolement mélancolique, exposés à tous les dangers, seuls sur la triste mer, je viens d'en dire à Gauguin qu'en suite de ces conversations intimes il m'était venu l'idée de peindre un tel tableau, que des marins, à la fois enfants et martyrs, le voyant dans la cabine d'un bateau de pècheurs d'Islande, éprouveraient un sentiment de bercement leur rappelant leur propre chant de nourrice. Maintenent cela ressemble si l'on veut à une chromolithographie de bazar. Une femme vêtue de vert à cheveux orangés se détâche contre un fond vert à fleurs roses. Maintenant ces disparates aigues de rose cru, orangé cru, vert cru sont attendris par des bémols des rouges et verts. Je m'imagine ces toiles juste entre celles des tournesols, qui ainsi forment des lampadaires ou candelabres à côté de même grandeur, et le tout ainsi se compose de 7 ou de 9 toiles. (J'aimerais faire une répétition encore pour la Hollande si je peux ravoir le modèle). Puisque nous avons toujours l'hiver, écoutez laissez-moi tranquillement continuer mon travail, si c'est celui d'un fou ma foi tant pis. Je n'y peux rien alors. Les hallucinations intolérables ont cependant cessé, actuellement se réduisant à un simple cauchemar, à force de prendre du bromure de potassium je crois. Traiter dans les détails cette question d'argent m'est encore impossible, cependant toutefois je désire justement la traiter jusqu'en détail, et je travaille d'arrache-pied du matin ou soir pour te prouver (à moins que mon travail soit encore une hallucination) pour te prouver que bien vrai nous sommes dans la trace Monticelli ici, et ce qui plus est, que nous avons une lumière sur notre chemin, et une lampe devant nos pieds dans le puissant travail de Brias de Montpellier, qui a tant fait pour créer une école dans le midi. Seulement ne t'épate pas absolument trop si pendant le mois prochain je serais obligé de te demander le mois en plein et l'extra relatif même compris. Ce n'est en somme que de juste si dans des temps de production ou je laisse toute ma chaleur vitale, j'insisterais sur ce qu'il faut pour quelques précautions à prendre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 273]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
La différence de dépense n'est certes, même pas dans des cas comme ça, de ma part excessive. Et encore une fois ou bien enfermez-moi tout droit dans un cabanon de fou, je ne m'y oppose pas en cas que je me trompe, ou bien laissez-moi travailler de toutes mes forces, tout en prenant les précautions que je mentionne. Si je ne suis pas fou, l'heure viendra où je t'enverrai ce que je t'ai dès le commencement promis. Or les tableaux peut-être fatalement devront se disperser, mais lorsque toi pour un en verras l'ensemble de ce que je veux, tu en recevras j'ose espérer une impression consolante. Tu as vu comme moi défiler dans la petite vitrine d'une maison d'encadrement de la rue Lafitte une partie de la collection Faure n'est-ce pas? Tu as vu comme moi, que ce lent défilé de toiles autrefois méprisées était étrangement intéressant. Bon - Mon grand désir serait que toi tu eusses plus tôt ou plus tard une série de toiles de moi, lesquelles pourraient elles aussi défiler juste dans la même vitrine. Maintenant en continuant le travail d'arrache-pied en février et mars prochain, j'aurai j'espère achevé les répétitions calmes d'un nombre d'études faites l'année dernière. Et celles-là avec certaines toiles que tu as déjà le moi, ainsi que la Moisson et le Verger blanc, formeront une base passablement ferme. A cette même époque, pas plus tard que mars donc, nous pourrons régler ce qui est à régler à l'occasion de ton mariage. Mais février et mars durant, tout en travaillant je me considérerai encore comme malade, et je te dis d'avance que ces deux mois-là il me faudra peut-être prendre sur l'année 250 par mois. Tu comprendras peut-être que ce qui me rassurerait en quelque sorte sur ma maladie et la possibilité de rechûte, serait de voir que Gauguin et moi ne nous sommes pas épuisés la cervelle au moins pour rien, mais qu'il en résulte de bonnes toiles. Et j'ose espérer qu'un jour tu verras qu'en restant droit à présent et calme juste sur la question d'argent, il sera impossible dans la suite d'avoir mal agi envers les Goupil. Si indirectement certes par ton intermédiaire j'ai mangé du pain de chez eux, directement me demeurera mon intégrité dans ce cas. Alors loin de demeurer encore plus ou moins toujours gênés l'un envers l'autre à cause de ça, nous pourrons nous ressentir frères encore davantage après que cela sera réglé. Tu auras été pauvre tout le temps pour me nourrir, mais moi je | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 274]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
rendrai l'argent ou je rendrai l'âme. Maintenant viendra ta femme qui a bon coeur, pour nous rajeunir un peu nous autres vieux. Mais ceci j'y crois, que toi et moi aurons encore des successeurs dans les affaires, et qu'alors que juste au moment ou la famille, financièrement parlant, nous abandonnait à nos propres ressources, ce sera encore nous qui n'aurons pas bronchés. Ma foi qu'après la crise vienne ....Ai-je donc tort là-dedans? Allez, tant que la terre actuelle durera, tant aura-t-il des artistes et des marchands de tableaux, surtout de ceux qui seront comme toi apôtres en même temps. C'est vrai ce que je te dis. S'il n'est pas absolument nécessaire de m'enfermer dans un cabanon, alors je suis encore bon pour payer au moins en marchandises ce que je puis être censé de devoir. En terminant je dois encore te dire que le commissaire central de police est hier venu très amicalement me voir. Il m'a dit en me serrant la main, que si jamais j'avais besoin de lui je pourrais le consulter en ami. Ce à quoi je suis loin de dire non, et je pourrai bientôt être justement dans ce cas-là, s'il s'éléverait des difficultés pour la maison. J'attends venir le moment de payer mon mois, pour interviewer le gérant ou le propriétaire dans le blanc des yeux. Mais pour me foutre dehors ils en seraient plutôt à cul à cette occasion-ci au moins. Que veux-tu, nous nous sommes emballés pour les impressionistes, or en tant que quant à moi je cherche à finir les toiles, qui indubitablement m'y garantiront ma petite place que j'y ai prise. Ah l'avenir de cela ...mais du moment que le père Pangloss nous assure que tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes - pouvons-nous en douter? Ma lettre est devenue plus longue que je ne l'intentionnais, peu importe, le principal est que je demande cathégoriquement deux mois de travail avant de régler ce qui sera à régler à l'époque de ton mariage. Après, toi et ta femme fonderont une maison de commerce à plusieurs générations dans le renouveau. Vous ne l'aurez pas commode. Et cela réglé, moi je ne demande qu'une place de peintre employé, tant qu'il y aura au moins de quoi s'en payer un. Le travail justement me distrait. Et il faut que je prenne des distractions, - hier j'ai été au Folies Arlésiennes, le théâtre naissant d'ici - cela a été la première fois que j'ai dormi sans cauchemar. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 275]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
grave. On donnait (c'était une société littéraire provençale) ce qu'on appelle un Noël ou Pastourale, une réminiscense de théâtre moyen âge chrétien. C'était très étudié, et cela doit leur avoir coûté de l'argent. Naturellement cela représentait la naissance du Christ, entremêlé de l'histoire burlesque d'une famille de paysans provençaux ébahis. Bon - ce qui était épatant comme une eau-forte de Rembrandt - c'était la vieille paysanne, juste une femme comme serait Mme. Tanguy, au cerveau en silex ou pierre de fusil, fausse, traître, folle, tout cela se voyait dans la pièce précédemment. Or celle-là, dans la pièce, amenée devant la crèche mystique, de sa voix chevrotante se mettait à chanter et puis la voix changeait, changeait de sorcière en ange, et de voix d'ange en voix d'enfant, et puis la réponse par une autre voix, celle-là ferme et vibrante chaudement, une voix de femme derrière les coulisses. Cela c'était épatant. Je te dis les ainsi nommés ‘félibres’ s'étaient d'ailleurs mis en frais. Moi avec ce petit pays-ci j'ai pas besoin d'aller aux tropiques du tout. Je crois et croirai toujours à l'art à créer aux tropiques, et je crois qu'il sera merveilleux, mais enfin personellement je suis trop vieux et (surtout si je me faisais mettre une oreille en papier machée) trop en carton pour y aller. Gauguin le fera-t-il? Ce n'est pas nécessaire. Car si cela doit se faire cela se fera tout seul. Nous ne sommes que des anneaux dans la chaîne. Ce bon Gauguin et moi au fond du coeur nous comprenons, et si nous sommes un peu fous, que soit, ne sommes-nous pas un peu assez profondément artistes aussi, pour contrecarrer les inquiétudes à cet égard par ce que nous disons du pinceau. Tout le monde aura peut-être un jour la névrose, le horla, la danse de St. Guy ou autre chose. Mais le contrepoison n'existe-t-il pas? dans Delacroix, dans Berlioz et Wagner? Et vrai notre folie artistique à nous autres tous, je ne dis pas que surtout moi je n'en sois pas atteint jusqu'à la moelle, mais je dis et maintiendrai que nos contrepoisons et consolations peuvent avec un peu de bonne volonté être considérés comme amplement prévalents. t.à.t. Vincent.
Voir l'Espérance de Puvis de Chavannes. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 276]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
575Mon cher Theo, (30 Januari.) Tout en n'ayant rien de bien bien imprévu à te raconter, j'y tiens néanmoins à te faire savoir que lundi passé j'ai revu l'ami Roulin. Il y avait d'ailleurs un peu de quoi, la France toute entière ayant frémi. Certes à nos yeux à nous l'élection et ses résultats et ses représentants ne sont que symboles. Mais ce qui est une fois de plus prouvé c'est que les ambitions et gloires mondaines s'en vont, mais que jusqu'à présent le battement du coeur humain demeure le même, et en rapport autant avec le passé de nos pères enterrés, qu'avec la génération à venir. J'ai eu ce matin une bien amicale lettre de Gauguin, à laquelle sans tarder j'ai répondu. Lorsque Roulin est venu j'avais juste fini la répétition de mes tournesols, et je lui ai montré les deux exemplaires de la Berceuse entre ces quatre bouquets-là. Roulin te donne bien le bonjour. Il avait assisté dimanche à Marseille à la manifestation de la foule à l'heure où le résultat des élections était télégraphié de Paris. Marseille comme Paris a été ému jusqu'au fond des fonds des entrailles du peuple tout entier. Eh bien qui est-ce qui osera maintenant commander feu à n'importe quel canon, mitrailleuse ou fusil Lebel, alors que tant de coeurs sont tout donnés d'avance pour servir de bouchons aux canons? D'autant plus que certes les victorieux politiques de ce grand jour d'aujourd'hui, Rochefort et Boulanger, d'un commun accord ambitionneront plutôt le cimetière que n'importe quel trône. Enfin telle était notre conception de l'événement, non seulement de Roulin et de moi, mais de bien d'autres. Nous étions bien émus quand même. Roulin me disait qu'il avait presque pleuré en voyant cette foule marseillaise silencieuse, et qu'il n'était revenu à soi que lorsqu'en se retournant il voyait derrière lui de très, très vieux amis, qui hésitaient à le reconnaître par un grand hasard. Alors ils ont été souper ensemble jusqu'à tard dans la nuit. Tout en étant très fatigué il n'avait pas pu résister au désir de venir à Arles pour revoir sa famille, et tombant presque de sommeil et tout pâle il est venu nous serrer la main. Je pouvais justement lui montrer les deux exemplaires du portrait de sa femme, ce qui lui faisait plaisir. A ce qu'on me raconte je me porte très visiblement mieux; intérieurement j'ai le coeur un peu trop plein de tant d'émotions et espérances diverses, car cela m'étonne de guérir. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 277]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Tout le monde ici est bon pour moi, les voisins etc., bon et prévenant comme dans une patrie. Je sais déjà que plusieurs personnes d'ici me demanderaient des portraits s'ils osaient les demander. Roulin tout pauvre diable et petit employé qu'il est, étant très estimé ici, on a su que j'avais fait toute sa famille. J'ai mis aujourd'hui une 3m Berceuse en train. Je sais bien que ce n'est ni dessiné ni peint aussi correctement que du Bouguereau, ce que je regrette presque, ayant le désir d'être correct sérieusement. Mais cela n'étant donc fatalement ni du Cabanel, ni du Bouguereau j'espère pourtant que cela soit Français. Il a fait aujourd'hui un temps magnifique sans vent, et j'ai tellement le désir de travailler que j'en suis épaté, n'y ayant plus compté. Je terminerai cette lettre comme celle à Gauguin, en te disant que certes il y a encore des signes de la surexcitation précédente dans mes paroles, mais que cela n'a rien d'étonnant puisque dans ce bon pays Tarasconnais tout le monde est un peu toqué. Bonne poignée de main aussi à de H. et I., j'attendrai ta lettre le plus tôt possible après le 1r. février, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
576Mon cher Theo, (3 Februari.) J'aurais préféré te répondre aussitôt à ta bien bonne lettre contenant 100 francs, mais justement étant très fatigué à ce moment-là, et le médecin m'ayant ordonné absolument de me promener sans travail mental, ce n'est par suite de cela qu'aujourd'hui que je t'écris. Pour le travail le mois n'a en somme pas été mauvais, et le travail me distrait ou plutôt me tient réglé, alors je ne m'en prive pas. J'ai fait la Berceuse trois fois, or Mme. Roulin étant le modèle et moi n'étant que le peintre, je lui ai laissé choisir entre les trois, elle et son mari, seulement en conditionnant que de celle qu'elle prendrait j'en ferais encore une répétition pour moi, laquelle actuellement j'ai en train. Tu me demandes si j'ai lu la Mireille de Mistral, je suis comme toi, je ne peux pas la lire que par fragments de la traduction. Mais toi l'as-tu déjà entendue, car peut-être sais-tu que Gounod a mis cela en musique, je crois au moins. Cette musique-là naturellement je l'ignore et même en l'écoutant je regarderais plutôt les musiciens que d'écouter. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 278]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Mais je peux te dire ceci que la langue originale d'ici en paroles est d'un musical dans la bouche des Arlésiennes! Peut-être dans la Berceuse il y a un essai de petite musique de couleur d'ici, c'est mal peint et les chromos du bazar sont infiniment mieux peints techniquement, mais quand même. Ici - la ainsi nommée bonne ville d'Arles est un drôle d'endroit, que pour de bonnes raisons l'ami Gauguin appelle: le plus sale endroit du midi. Or Rivet s'il voyait la population serait certes à des moments désolé en redisant ‘vous êtes tous des malades’, comme il le dit de nous, mais si vous attrappez la maladie du pays ma foi, après vous ne pouvez plus l'attrapper. Ceci pour te dire que pour moi je ne me fais pas d'illusions. Cela va fort bien et je ferai tout ce que dira le médecin, mais .... Lorsque je suis sorti avec le bon Roulin de l'hôpital, je me figurais que je n'avais rien eu, après seulement j'ai eu le sentiment que j'avais été malade. Que veux-tu, j'ai des moments où je suis tordu par l'enthousiasme ou la folie ou la profétie comme un oracle grec sur son trépied. J'ai alors une grande présence d'esprit en paroles et parle comme les Arlésiennes, mais je me sens si faible avec tout cela. Surtout lorsque les forces physiques reprennent, mais au moindre symptôme grave j'ai déjà dit à Rey que je reviendrais et alors me soumettrais aux médecins aliénistes d'Aix ou à lui-même. Qu'est-ce que cela peut nous faire autre chose que du mal et nous causer que de la souffrance, si nous ne nous portons pas bien, à toi ou à moi? Notre ambition a tellement sombré. Alors travaillons bien tranquillement, soignons-nous tant que nous pouvons et ne nous épuisons pas en efforts stériles de générosité réciproque. Toi tu feras ton devoir et moi je ferai le mien, en tant que quant à cela nous avons déjà tous les deux payé autrement qu'en paroles, et au bout de la route possible qu'on se reverra tranquillement. Mais moi alors que dans mon délire toutes choses tant aimées remuent, je n'accepte pas cela comme réalité et ne me fait pas le faux prophète. La maladie ou la mortalité, ma foi cela ne m'épate pas, mais l'ambition n'est pas compatible heureusement pour nous, avec les métiers que nous faisons. Mais comment se fait-il que tu penses aux clausules de mariage | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 279]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
et à la possibilité de mourir à ce moment? n'aurais-tu pas mieux fait d'enfiler ta femme tout simplement préalablement? Enfin cela c'est dans les moeurs du nord, et dans le nord c'est pas moi qui dise qu'on n'ait pas de bonnes moeurs. Cela reviendra allez. Mais moi qui n'ai pas le sou, dans ce cas-ci je dis toujours que l'argent est une monnaie et la peinture en est une autre. Et je suis déjà à même de te faire un envoi dans le sens mentionné dans les écritures précédantes. Mais il s'agrandira si les forces me reviennent. Ainsi je voudrais seulement qu'en cas que Gauguin, qui a un complet béguin pour mes tournesols, me prenne ces deux tableaux, qu'il te donne à ta fiancée ou à toi deux tableaux de lui pas médiocres mais mieux que médiocres. Et s'il prend une édition de la Berceuse à plus forte raison il doit de son côté aussi donner du bon. Sans cela je ne pourrais pas compléter cette série de laquelle je te parlais, qui doit pouvoir passer dans la même petite vitrine, que nous avons tant regardée. Pour les Indépendants il me semble que six tableaux c'est la moitié de trop. A mon goût la Moisson et le Verger blanc sont assez, avec la petite Provençale ou le Semeur si tu veux. Mais cela m'est si égal. J'y tiens seulement à te causer un jour une impression plus profondément consolante dans notre métier de peinture que nous faisons, par une collection d'une 30-taine d'études plus sérieuses. Cela prouvera toujours à nos vrais amis comme Gauguin, Guillaumin, Bernard etc. que nous sommes dans le travail de production. Eh bien pour la petite maison jaune, en payant mon loyer le gérant du propriétaire a été très bien, et c'est conduit en Arlésien me traitant d'égal. Alors je lui ai dit que je n'avais pas besoin ni de bail ni de promesse de préférence écrite, et que moi en cas de maladie ne payerais pas qu'à l'amiable. Ici les gens ont du fond du côté du coeur et une chose dite est plus sûre qu'une chose écrite. Donc je garde la maison provisoirement, puisque j'ai besoin pour ma guérison mentale de me sentir ici chez moi. Maintenant pour ton déménagement de la Rue Lepic à la rue Rodier, je ne peux pas avoir d'opinion, n'ayant pas vu, mais le principal est que justement toi aussi déjeunes chez toi avec ta femme. En restant à Montmartre du auras plus vite été décoré et ministre des Beaux-arts, mais comme tu ne tiens pas à cela, mieux vaut la tranquillité chez soi, alors je te donne tout à fait raison. Moi aussi je suis un peu comme ça, aux gens du pays qui | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 280]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
me demandent après ma santé, je dis toujours que je commencerai par en mourir avec eux, et qu'après ma maladie sera morte. Cela ne veut pas dire que je n'aurai pas des temps considérables de répit, mais une fois qu'on est malade pour de vrai on sait bien que l'on ne peut pas attrapper deux fois la maladie, c'est la même chose que la jeunesse ou la vieillesse, la santé ou la maladie. Seulement sache le bien que moi comme toi je fais ce que me dit le médecin tant que je peux, et que je considère cela comme une partie du travail et du devoir qu'on a à accomplir. Je dois dire ceci que les voisins etc. sont d'une bonté particulière pour moi, tout le monde souffrant ici soit de fièvre, soit d'hallucination ou folie, on s'entend comme des gens d'une même famille. J'ai été hier revoir la fille où j'étais allé dans mon égarement, on me disait là que des choses comme ça, ici dans le pays n'a rien d'étonnant. Elle en avait souffert et s'était évanouie mais avait repris son calme. Et d'ailleurs on dit du bien d'elle. Mais pour me considérer moi comme tout à fait sain il ne faut pas le faire. Les gens du pays qui sont malades comme moi me disent bien la vérité. On peut vivre vieux ou jeune, mais on aura toujours des moments où l'on perd la tête. Je ne te demande donc pas de dire de moi que je n'ai rien, ou n'aurai rien. Seulement le Ricord de cela c'est probablement Raspail. Les fièvres du pays je ne les ai pas encore eues et cela aussi je pourrais encore les attrapper. Mais ici on est déjà malin dans tout cela à l'hospice, et donc du moment qu'on n'a pas de fausse honte et dit franchement ce qu'on sent on n'y peut mal. Je termine cette lettre pour ce soir, avec bonne poignée de main en pensée, t.à.t. Vincent. 9 Februari schrijft Theo mij dat er slechte berichten zijn uit Arles en Vincent weer in het ziekenhuis is opgenomen. Hij had zich verbeeld dat men hem wilde vergiftigen - en na zijn opname in het ziekenhuis geen woord meer gesproken. Ds. Salles de protestantsche geestelijke te Arles, dien Theo bij zijn bezoek in December geinteresseerd had voor Vincent, vraagt wat er nu gedaan moet worden. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 281]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
vain que j'aurais essayé de t'écrire pour répondre à ta bonne lettre. Je viens aujourd'hui de retourner provisoirement chez moi, j'espère pour de bon. Il y a tant de moments où je me sens tout à fait normal, et justement il me semblerait que si ce que j'ai n'est qu'une maladie particulière du pays, il faut tranquillement attendre ici jusqu'à que cela soit fini, même si cela se répétait encore (ce qui ne sera pas le cas, mettons). Mais voici ce que je dis une fois pour toutes à toi et à M. Rey. Si tôt ou tard il serait désirable que j'aille à Aix, comme il en a déjà été question, d'avance j'y consens et m'y soumettrai. Mais dans ma qualité de peintre et d'ouvrier il n'est loisible à personne, même pas à toi ou au médecin de faire une telle démarche sans me prévenir et me consulter moi là-dedans, aussi parce que ayant jusqu'à présent toujours gardé ma présence d'esprit relative pour mon travail, c'est mon droit de dire alors (ou du moins d'avoir une opinion sur) ce qui serait le mieux, de garder mon atelier ici ou de déménager à Aix tout-à-fait. Cela afin d'éviter les frais et les pertes d'un déménagement tant que possible et de ne le faire qu'en cas d'urgence absolue. Il paraît que les gens d'ici ont une légende, qui leur fait avoir peur de la peinture, et que dans la ville on a causé de cela. Bon, moi je sais qu'en Arabie c'est la même chose, et pourtant nous avons des tas de peintres en Afrique n'est-ce pas? Ce qui prouve qu'avec un peu de fermeté on peut modifier ces préjugés, au moins faire sa peinture quand même. Le malheur est que moi je suis assez porté à être impressionné à sentir moi-même les croyances d'autrui et à ne pas toujours blaguer sur le fond de vérité qu'il puisse y avoir dans l'absurde. Gauguin d'ailleurs est comme cela aussi, comme tu l'auras pu observer et lui-même était également fatigué lors de son séjour par je ne sais quel malaise. Moi ayant déjà séjourné plus d'un an ici, ayant entendu dire à peu près tout le mal possible de moi, de Gauguin, de la peinture en général, pourquoi ne prendrais-je pas les choses telles quelles en attendant l'issue ici? Ou puis j'aller pire que là où j'ai déjà été à deux reprises, au cabanon? Les avantages que j'ai ici sont que comme dirait Rivet, d'abord ‘ils sont tous malades ici’ et alors au moins je ne me sens pas seul. Puis comme tu le sais bien, j'aime tant Arles, quoique Gauguin ait bigrement raison de l'appeler la plus sale ville de tout le midi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 282]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Et j'ai trouvé tant d'amitié déjà chez les voisins, chez M. Rey, d'ailleurs chez tout le monde à l'hospice, que réellement je préférerais être toujours malade ici, que d'oublier la bonté qu'il y a dans les mêmes gens qui ont les préjugés les plus incroyables à l'égard des peintres et de la peinture, ou dans tous les cas n'en ont aucune idée claire et saine comme nous autres. Puis à l'hospice ils me connaissent maintenant, et si cela me reprendrait cela se passerait en silence, et ils sauraient à l'hospice que faire. Etre traité par d'autres médecins je n'en ai aucunement le désir ni en sens le besoin. Le seul désir que j'aurais c'est de pouvoir continuer à gagner de mes mains ce que je dépense. Koning m'a écrit une lettre très bien en disant que lui et un ami viendraient probablement dans le midi avec moi pour longtemps. Cela en réponse à une lettre que je lui avais écrite il y a quelques jours. Moi je n'ose plus engager les peintres à venir ici après ce qui m'est arrivé, ils risquent de perdre la tête comme moi, même chose pour de Haan et Isaäcson. Qu'ils aillent à Antibes, Nice, Menton c'est peut-être plus sain. La mère et la soeur m'ont également écrit, la dernière était bien navrée de la malade qu'elle a soignée - à la maison on est bien bien content de ton mariage. Sache le bien qu'il ne faut pas trop te préoccuper de moi ni te faire du mauvais sang. Cela doit probablement avoir son cours, et nous ne pourrions pas avec des précautions changer grand chose à notre sort. Encore une fois cherchons à gober notre sort tel qu'il vient. La soeur m'a écrit que ta fiancée venait loger pour quelque temps à la maison. Cela c'est bien fait. Eh bien je te serre la main bien bien de tout coeur, et ne nous décourageons pas. Crois moi, t.à.t. Vincent.
Adresse lettre prochaine Place Lamartine. Bien des choses à Gauguin, j'espère qu'il va m'écrire, moi je lui écrirai aussi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 283]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Nous avons ici des journées de soleil et de vent, je me promène beaucoup pour prendre l'air, jusqu'à présent je couche et je mange à l'hospice. Hier et aujourd'hui j'ai commencé à travailler. Lorsque Mme. Roulin est partie elle aussi pour aller vivre avec sa mère à la campagne provisoirement, alors elle a emporté la Berceuse. J'en avais l'esquisse et deux répétitions, elle a eu bon oeil et a pris la meilleure, seulement je la refais dans ce moment et je ne veux pas que celle-là soit inférieure. En réponse à lettre de Mourier, qui me fait plaisir, ceci, si Gauguin en veut d'échanger avec toi un exemplaire de la Berceuse, il pourra l'envoyer en Danemark à sa femme, et volontiers de cette façon je verrais une toile de moi là-bas. Mais comme je te l'ai déjà dit, peut-être cette toile est-elle incompréhensible. J'aurais aussi le désir d'envoyer quelque chose en Hollande, mais je n'ai pas encore mon aplomb pour tout cela. Est ce que tu y verras un brin de verdure dans ton nouvel appartement? je l'espère. Pour ce qui est de Koning, réellement je n'ose pas trop l'encourager à venir ici, même avec son entrain de s'emballer pour le Midi, avec l'expérience que j'en ai actuellement. S'il va à Nice, Menton, où c'est peut-être plus sain, il ne pourra qu'y être roulé à cause de sa bonne humeur, etc. par les gens qui jouent, car cela c'est une vraie peste, même déjà ici et fausse les caractères. Mais heureusement s'il y va, il n'y ira pas seul. Pour sa peinture certes il y a de bien belles choses ici. Mais si on a trop de contrariétés, que dire et que faire alors? Enfin tu t'aperçois que je ne sais pas encore trop qu'en penser. Bernard m'a aussi écrit, je n'ai pas encore pu répondre, car c'est si difficile d'expliquer le caractère des difficultés qu'on pourrait rencontrer ici, et avec nos moeurs et façons de penser du Nord ou de Paris, c'est fatal que si on y reste longtemps, il faut souffrir quelque chose de pas drôle dans ces parages. Faut pourtant admettre que dans toutes les villes il y a des écoles de dessin et des amateurs en masse, mais tu comprends que dirigés par des invalides ou des idiots des beaux-arts, ce n'est qu'apparence et frime. M. Salles m'a remis aussitôt les 50 francs. Cela me fait bien plaisir que Gauguin ait terminé des lithographies. Je crois aussi ce que tu dis, que si un jour cela prenait une tournure plus grave, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 284]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
il faudrait suivre ce que diraient les médicins et ne m'y oppose pas. Mais ce jour-là peut ne pas être demain ou après-demain. Maintenant il n'est pas rare, paraît-il, dans ces contrées de voir toute une population même pris d'une panique, ainsi à Nice lors du tremblement de terre. Actuellement toute la ville est inquiète, personne ne sachant au juste pourquoi, et j'ai vu dans les journaux, que justement dans des endroits pas fort éloignés d'ici, il y avait de nouveau eu des secousses légères de tremblement de terre. Alors à plus forte raison je serais d'avis, que pour ce qui me concerne j'attende avec autant de patience que je puisse collectionner, espérant qu'après cela se rassérénéra. A un autre moment, si j'étais moins impressionable, je me moquerais probablement pas mal de ce qui me paraît de travers et de détraqué dans les habitudes du pays. A présent parfois cela me fait de l'effet pas gai. Ben - en somme il y a tant de peintres qui sont toqués d'une façon ou d'une autre, que peu à peu je m'en consolerai. Plus que jamais je comprends les souffrances de Gauguin, qui a pris dans les tropiques la même chose, une sensibilité excessive. A l'hôpital j'ai entrevu justement une négresse malade, qui y reste et travaille comme servante. Dis-lui ça. Si tu disais à Rivet que tu as tant d'inquiétudes pour moi, il te rassurerait certes en te disant qu'à cause de ce qu'il y a tant de sympathie et de communauté d'idées entre nous, tu ressens un peu la même chose. Ne pense pas trop à moi, avec une idée fixe, je me débrouillerai d'ailleurs mieux si je te sais calme. Je te serre bien la main en pensée, tu es bien bon de dire que je pourrais venir à Paris, mais je pense que l'agitation d'une grande ville ne vaudra jamais rien pour moi. à bientôt, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
579Ga naar voetnoot*)Mon cher frère, le 19 mars. Il m'a semblé voir dans ta bonne lettre tant d'angoisse fraternelle contenue, qu'il me semble de mon devoir de rompre mon silence. Je t'écris en pleine possession de ma présence d'esprit et non pas comme un fou, mais en frère que tu connais. Voici la vérité. Un certain nombre de gens d'ici ont adressé au maire (je crois qu'il se nomme M. Tardieu) une adresse (il y avait plus de 80 signatures) | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 285]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
me désignant comme un homme pas digne de vivre en liberté, ou quelque chose comme cela. Le commissaire de police ou le commissaire central a alors donné l'ordre de m'interner de nouveau. Toutefois est-il que me voici de long jours enfermé sous clefs et verrous et gardiens au cabanon, sans que ma culpabilité soit prouvée ou même prouvable. Va sans dire que dans le for intérieur de mon âme j'ai beaucoup à redire à tout cela. Va sans dire que je ne saurais me fâcher, et que m'excuser me semblerait m'accuser dans un cas pareil. Seulement pour t'avertir pour me délivrer - d'abord je ne le demande pas, étant persuadé que toute cette accusation sera reduit à néant. Seulement dis-je pour me délivrer, tu le trouverais difficile. Si je ne retenais pas mon indignation, je serais immédiatement jugé fou dangereux. En patientant espérons, d'ailleurs les fortes émotions ne pourraient qu'aggraver mon état. C'est pourquoi je t'engage par la présente à les laisser faire sans t'en mêler. Tiens-toi pour averti que ce serait peut-être compliquer et embrouiller la chose. A plus forte raison puisque tu comprendras que moi, tout en étant absolument calme au moment donné, puis facilement retomber dans un état de surexitation par de nouvelles émotions morales. Ainsi tu conçois combien cela m'a été un coup de massue en pleine poitrine, quand j'ai vu qu'il y avait tant de gens ici qui étaient lâches assez de se mettre en nombre contre un seul et celui-là malade. Bon - voilà pour ta gouverne, en tant que quant à ce qui concerne mon état moral je suis fortement ébranlé, mais je recouvre quand même un certain calme pour ne pas me fâcher. D'ailleurs l'humilité me convient après l'expérience d'attaques répétées. Je prends donc patience. Le principal, je ne saurais trop te le dire, est que tu gardes ton calme aussi et que rien ne te dérange dans les affaires. Après ton mariage nous pouvons nous occuper de mettre tout cela au clair, et en attendant ma foi laisse-moi ici tranquillement. Je suis persuadé que M. le maire ainsi que le commissaire sont plutôt des amis et qu'ils feront tout leur possible d'arranger tout cela. Ici, sauf la liberté, sauf bien des choses que je désirerais autrement, je ne suis pas trop mal. Je leur ai d'ailleurs dit que nous n'étions pas à même de subir | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 286]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
des frais. Je ne peux pas déménager sans frais, or voilà 3 mois que je ne travaille pas et remarquez que j'aurais pu travailler, s'ils ne m'avaient pas exaspéré et gêné. Comment vont la mère et la soeur? N'ayant rien d'autre pour me distraire - on me défend même de fumer - ce qui est pourtant permis aux autres malades, n'ayant rien d'autre à faire, je pense à tous ceux que je connais tout le long du jour et de la nuit. Quelle misère - et tout cela pour ainsi dire, pour rien. Je ne te cache pas que j'aurais préféré crever que de causer et de subir tant d'embarras. Que veux-tu, souffrir sans se plaindre est l'unique leçon qu'il s'agit d'apprendre dans cette vie. Maintenant dans tout cela si je dois reprendre ma tâche de faire de la peinture, j'ai naturellement besoin de mon atelier, du mobilier, que certes nous n'avons pas de quoi renouveler en cas de perte. Etre de nouveau réduit à vivre à l'hôtel, tu sais que mon travail ne le permet pas, il faut que j'aie mon pied-à-terre fixe. Si ces bonhommes d'ici protestent contre moi, moi je proteste contre eux, et ils n'ont qu'à me fournir dommages et intérêts à l'amiable, enfin ils n'ont qu'à me rendre ce que je perdrais par leur faute et ignorance. Si - mettons - je deviendrais aliéné pour de bon, certes je ne dis pas que ce soit impossible, il faudrait dans tous les cas me traiter autrement, me rendre l'air, mon travail, etc. Alors - ma foi - je me résignerais. Mais nous n'en sommes mêmes pas là et si j'eusse eu ma tranquillité, depuis longtemps je serais remis. Ils me chicanent sur ce que j'ai fumé et bu, bon, mais que veux-tu, avec toute leur sobriété ils ne me font en somme que de nouvelles misères. Mon cher frère, le mieux reste peut-être de blaguer nos petites misères et aussi un peu les grandes de la vie humaine. Prends-en ton parti d'homme et marche bien droit à ton but. Nous autres artistes dans la société actuelle ne sommes que la cruche cassée. Que je voudrais pouvoir t'envoyer mes toiles, mais tout est sous clefs, verrous, police et garde-fous. Ne me délivre pas, cela s'arrangera tout seul, avertis toutefois SignacGa naar voetnoot*) qu'il ne s'en mêle pas, car il mettrait la main dans un guêpier, - sans que j'écrive de nouveau. En pensée je te | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 287]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
serre la main bien cordialement, dis bonjour à ta fiancée, à la mère et à la soeur. t.à.t. Vincent.
Je lirai cette lettre telle quelle à M. Rey, qui n'est pas responsable ayant lui-même été malade, sans doute il t'écrira lui-même aussi. Ma maison a été fermée par la police. Si d'ici un mois cependant tu n'aies pas de mes nouvelles directes, alors agis, mais tant que je t'écris, attends. J'ai vague souvenance d'une lettre chargée de ta part pour laquelle on m'a fait signer, mais que je n'ai pas voulu accepter, tant on faisait de l'embarras pour la signature et de laquelle depuis je n'ai plus eu des nouvelles. Explique à Bernard que je n'ai pas pu lui répondre, c'est tout une histoire pour écrire une lettre, il faut au moins autant de formalités qu'en prison maintenant. Dis-lui de demander conseil à Ganguin mais serre-lui bien la main pour moi. Encore une fois bien des choses à ta fiancée et à Bonger. J'aurais préféré ne pas encore t'écrire dans la crainte de te compromettre et te déranger dans ce qui doit aller avant tout. Cela s'arrangera, c'est trop idiot pour durer. J'avais espéré que M. Rey serait venu me voir, afin de causer encore avec lui avant d'expédier cette lettre, mais quoique j'aie fait dire que je l'attendais, personne n'est venu. Je t'engage encore une fois à être prudent. Tu sais ce que c'est que d'aller chez des autorités civiles se plaindre. Attends jusqu'à ton voyage en Hollande au moins. Je crains moi-mênme un peu que si je suis dehors en liberté, je ne serais pas toujours maître de moi si j'étais provoqué ou insulté, or de cela on pourrait se faire prévaloir. Le fait est là qu'on a envoyé une adresse au maire. J'ai carrément répondu que j'étais tout disposé à me ficher à l'eau par exemple, si cela pouvait une fois pour toutes faire le bonheur de ces vertueux bonshommes, mais que dans tous les cas, si en effet je m'étais fait une blessure à moimême, je n'en avais aucunement fait à ces gens-là, etc. Courage donc, quoique le coeur me défaille à des moments. Ta venue, ma foi, pour le moment elle brusquerait les choses. Je déménagerai quand j'en verrai les moyens naturellement. J'espère que celle-ci t'arrive en bon état. Ne craignons rien, je suis assez calme maintenant. Laissez-les faire. Tu feras peut-être bien d'écrire encore une fois, mais rien d'autre, pour le moment. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 288]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Si je prends patience, cela ne saurait que me fortifier pour ne plus être tant en danger de retomber dans une crise. Naturellement moi qui réellement ai fait de mon mieux pour être ami avec les gens, et qui ne m'en doutais pas, cela m'a été d'un rude coup. A bientôt mon cher frère j'espère, ne t'inquiète pas. C'est une sorte de quarantaine qu'on me fait passer peut-être, qu'en sais-je? | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
580Mon cher Theo, Merci de ta lettre que je viens de recevoir. A plus forte raison puisque je préfère dans ce cas-ci avoir tort que raison, certes nous sommes absolument absolument d'accord en tant que quant au raisonnement que tu fais dans ta lettre. C'est aussi comme cela que j'envisage moi la chose. Il y a de neuf que M. Salles s'occupe, je crois, de me trouver un appartement dans un autre quartier de la ville. Cela je l'approuve, car je ne serais pas contraint ainsi à un déménagement immédiat - je garderais un pied-à-terre - et puis certes je pourrais faire un tour jusqu'à Marseille ou plus loin pour trouver mieux. Il est bien brave et bien dévoué M. Salles, et c'est un heureux contraste avec d'autres ici. Enfin. Voilà tout ce qu'il y a de neuf pour le moment. Si de ton côté tu écrirais, cherche à influencer que j'aie le droit de sortir en ville néanmoins. Pour autant que j'en puisse juger, je ne suis pas fou proprement dit. Tu verras que les toiles que j'ai faits dans les intervalles sont calmes et pas inférieures à d'autres. Le travail me manque plutôt qu'il ne me fatigue. Cela me ferait certes plaisir de voir Signac, s'il faut que quand même il passe par ici. Il faut alors qu'ils me laissent sortir avec lui pour lui montrer mes toiles. Puis peut-être aurait-ce été bien que je l'accompagne où il va, et que nous eussions cherché à nous deux un nouvel endroit, mais voilà justement cela n'étant guère probable, à quoi bon qu'il se dérange exprès pour venir me voir? Ce que je trouve excellent dans ta lettre, c'est que tu dis que sur la vie il ne faut aucunement se faire des illusions. Il s'agit de gober la réalité de son sort et voilà. J'écris à la hâte pour faire partir cette lettre, qui pourtant ne te parviendra peut-être que dimanche et quand Signac sera déjà parti. Je n'y peux rien. Tout ce que je demanderais, serait que des gens que je connais | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 289]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
même pas de nom (car ils ont bien eu soin de faire ainsi que je ne sache pas qui a envoyé cet écrit en question) ne se mêlent pas de moi quand je suis en train de peindre, de manger ou de dormir ou de tirer au bordel un coup (n'ayant pas de femme). Or ils se mèlent de tout cela. Mais quand bien même je m'en moque profondément - si ce n'était pour le chagrin que bien involontairement je te cause ainsi, ou plutôt qu'eux ils causent - et pour le retard dans le travail, etc. Ces émotions répétées et inattendues, si elles devraient continuer, pourraient changer un ébranlement mental passager momentané en maladie chronique. Suis assuré que si rien n'intervient, je serais à même actuellement de faire le même travail et peut-être mieux dans les vergers que j'ai fait l'autre année. Maintenant soyons fermes autant que possible et en somme ne nous laissons pas trop marcher sur le pied. Dès le commencement j'ai eu de l'opposition bien méchante ici. Tout ce bruit fera du bien naturellement à ‘l'impressionisme’ mais toi et moi personellement nous souffrirons pour un tas de cous et de lâches. Il y a de quoi garder son indignation pour soi, n'est-ce pas? Déjà j'ai vu dans un journal ici un article très bien réellement sur la littérature décadente ou impressioniste. Mais à toi ou à moi que nous font ces articles de journaux, etc.? Comme dit mon brave ami Roulin ‘c'est servir de piédestal à d'autres’. Au moins désirerait-on savoir à quoi ou à qui pourtant n'est-ce pas, alors on ne saurait s'y opposer. Mais servir de piédestal à quelque chose qu'on ignore, c'est agaçant. Enfin tout cela n'est rien, pourvu que tu marches bien droit à ton but - ton foyer assuré c'est beaucoup gagné pour moi aussi et cela fait, nous pouvons peut-être retrouver une voie plus paisible après ton mariage. Si tôt ou tard je devenais réellement fou, je crois que je ne voudrais pas rester ici à l'hôpital, mais justement pour le moment je veux encore sortir d'ici librement. Le mieux pour moi serait certes de ne pas rester seul, mais je préférerais demeurer éternellement dans un cabanon, que de sacrifier une autre existence à la mienne. Car le métier de peintre est triste et mauvais au temps qui court. Si j'étais catholique, j'aurais la ressource de me faire moine, mais ne l'étant pas précisément comme tu le conçois, je n'ai pas cette ressource. L'administration de l'hospice est comment dirai-je, jésuite, ils sont très très fins, très | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 290]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
savants, très puissants, même impressioniste, ils savent prendre des renseignements d'une subtilité inouïe, mais - mais cela m'étonne et me confond - pourtant ...... Enfin voilà un peu la cause de mon silence, donc tiens-toi séparé de moi pour les affaires, et en attendant je suis après tout un homme, aussi tu sais je me débrouillerai pour ce qui me regarde à moi seul pour des questions de conscience. Je te serre bien la main en pensée; dis à ta fiancée, à la mère et à la soeur de ne pas s'inquiéter pour moi et de croire que je suis en bonne voie de guérison. t.a.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
581Mon cher Theo, (24 Maart.) Je t'écris pour te dire que j'ai vu Signac, ce qui m'a fait considérablement du bien. Il a été bien brave et bien droit et bien simple lorsque la difficulté se manifestait d'ouvrir ou non de force la porte close par la police, qui avait démolie la serrure. On a commencé par ne pas vouloir nous laisser faire et en fin de compte nous sommes pourtant rentrés. Je lui ai donné en souvenir une nature morte qui avait exaspéré les bons gensd'armes de la ville d'Arles, parce que cela représentait deux harengs fumés, qu'on nomme gensdarmes comme tu sais. Tu n'ignores pas qu'à Paris déjà j'ai deux ou trois fois fait cette même nature morte, que j'ai encore échangée contre un tapis dans le temps. Ainsi suffit pour dire de quoi se mêlent les gens et combien ils sont idiots. Je trouve Signac bien calme, alors qu'on le dit si violent, il me fait l'effet de quelqu'un qui a son aplomb et équilibre, voilà tout. Rarement ou jamais j'ai eu avec un impressioniste une conversation de part et d'autre à tel point sans désaccords ou chocs agaçants. Ainsi lui a été voir Jules Dupré et l'honore. Sans doute tu auras eu la main là-dedans qu'il vienne un peu me fortifier le moral, et merci de ça. J'ai profité de ma sortie pour acheter un livre: Ceux de la glèbe de Camille Lemonnier. J'en ai dévoré deux chapitres - c'est d'une grave, c'est d'une profondeur! Attends que je te l'envoie. Voilà pour la première fois depuis plusieurs mois que je prends un livre en main. Cela me dit beaucoup et me guérit considérablement. En somme il y a plusieurs toiles à t'envoyer ainsi que Signac a pu le constater, lui ne s'effarrouche pas de ma peinture à ce qui m'a | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 291]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
semblé. Signac trouvait et c'est parfaitement vrai, que j'avais l'air de me porter bien. Avec cela j'ai le désir et le goût du travail. Reste naturellement que si journellement j'aurais à faire à être emmerdé dans mon travail et dans ma vie par des gendarmes et des vénimeux fainéants électeurs municipaux, qui pétitionnent contre moi à leur maire élu par eux et qui en conséquent tient à leurs voix, il ne serait qu'humain de ma part que je succombe de rechef. Signac je suis porté à le croire, te dira quelque chose dans le même sens. Il faut carrément à mon avis s'opposer à la perte du mobilier etc. Puis - ma foi - il me faut ma liberté d'exercer mon métier. M. Rey dit qu'au lieu de manger assez et regulièrement, je me suis surtout soutenu par le café et l'alcool. J'admets tout cela, mais vrai restera-t-il que pour atteindre la haute note jaune que j'ai atteint cet été, il m'a bien fallu monter le coup un peu. Qu'enfin l'artiste est un homme en travail, et que ce n'est pas au premier badaud venu de le vaincre en définitive. Faut-il que je souffre l'emprisonnement ou le cabanon, pourquoi pas? Rochefortn'a-t-il pas avec Hugo, Quinet et d'autres, donné un exemple éternel en souffrant l'exil, et le premier même le bagne. Mais ce que je veux seulement dire est que cela est au-dessus de la question de maladie et de santé. Naturellement on est hors de soi dans des cas parallèles - je ne dis pas équivalents, n'ayant qu'une place bien inférieure et secondaire, mais je dis parallèles. Et voilà ce qui a été cause première et dernière de mon égarement. Connais-tu cette expression d'un poète hollandais: ‘Ik ben aan d'aard gehecht met meer dan aardsche banden.’ Voilà ce que j'ai éprouvé dans bien d'angoisse - avant tout - dans ma maladie dite mentale. J'ai malheureusement un métier que je ne connais pas assez pour m'exprimer comme je le désirerais. Je m'arrête court de peur de retomber et je passe à autre chose. Pourrais-tu m'expédier avant ton départ:
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 292]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Cela pour le cas - probable si je trouve moyen de reprendre mon travail - que d'ici peu je me remette à travailler dans les vergers. Ah si rien n'était venu m'emmerder! Réfléchissons bien avant d'aller dans un autre endroit. Tu vois que dans le midi je n'ai pas plus de chance que dans le nord. C'est partout un peu le même. J'y songe d'accepter carrément mon métier de fou ainsi que Degas a pris la forme d'un notaire. Mais voici je ne me sens pas tout à fait la force nécessaire pour un tel rôle. Tu me parles de ce que tu appelles ‘le vrai midi’. Ci-dessus la raison pourquoi je n'y irai jamais. Je laisse cela comme de juste pour des gens plus complets, plus entiers que moi. Je ne suis moi bon que pour quelque chose d'intermédiaire et de second rang et effacé. Quelqu'intensité que mon sentiment puisse avoir, ou ma puissance d'exprimer acquérir à un âge où les passions matérielles soient éteintes davantage, jamais sur un passé tant vermoulu et ébranlé pourrai-je bâtir un édifice prédominant. Cela m'est donc plus au moins égal ce qui m'arrive - même de rester ici - je crois qu'à la longue mon sort serait équilibré. Gare donc aux coups de tête - toi te mariant, moi me faisant trop vieux - c'est la seule politique qui puisse nous convenir. A bientôt j'espère, écris moi sans beaucoup de retard et crois moi après t'avoir prié de dire bien des choses de ma part à la mère, la soeur et la fiancée, ton frère qui t'aime bien, t. à t. Vincent.
Je t'enverrai sous relativement peu le livre de Camille Lemonnier. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
582Mon cher Theo, (29 Maart.) Avant que tu ne partes, encore quelques mots; de ces jours-ci cela va bien. Avant-hier et hier je suis sorti une heure en ville pour chercher de quoi travailler. En allant chez moi j'ai pu constater que les voisins proprement dits, ceux que je connais, n'ont pas été du nombre de ceux qui avaient fait cette pétition. Quoi qu'il en soit d'ailleurs, j'ai vu que j'avais encore des amis dans le nombre. M. Salles en cas de besoin se fait fort de me trouver d'ici quelques jours un appartement dans un autre quartier. J'ai fait venir encore quelques livres pour avoir quelques idées solides dans la tête. J'ai | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 293]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
relu la Case de l'oncle Tom, tu sais le livre de Beecher Stowe sur l'esclavage, les contes de Noël de Dickens, et j'ai donné à M. Salles Germinie Lacerteux. Et voilà que pour la 5me fois je reprends ma figure de la Berceuse. Et lorsque tu verras cela, tu me donneras raison que ce n'est qu'une chromolithographie de Bazar et encore cela n'a même pas le mérite d'être photographiquement correct dans les proportions ou dans quoi que ce soit. Mais enfin je cherche à faire une image tel qu'un matelot, qui ne saurait pas peindre, en imaginerait lorsqu'en pleine mer il songe à une femme d'à terre. A l'hospice ils sont très prévenants pour moi de ces jours-ci, ce qui comme bien d'autres choses me confond et me rend un peu confus. Maintenant je m'imagine que tu préférerais te marier sans toutes les cérémonies et félicitations d'un mariage, et suis bien sûr d'avance que tu les éviteras autant que possible. Si tu vois Koning ou d'autres et surtout les cousines Mauve et Lecomte, n'oublie pas de leur dire bien le bonjour de ma part. Comme ces trois derniers mois me paraissent étranges. Tantôt des angoisses morales sans nom, puis des moments où le voile du temps et de la fatalité des circonstances, pour l'espace d'un clin d'oeil semblait s'entre-ouvrir. Certes après tout tu as raison, bigrement raison - même en faisant la part à l'espérance, il s'agit d'accepter la réalité bien désolante probablement. J'espère me rejeter tout à fait dans le travail qui est en retard. Ah il ne faut pas que j'oublie de te dire une chose à laquelle j'ai très souvent pensé. Par hasard tout à fait dans un article d'un vieux journal je trouvais une parole écrite sur une antique tombe dans les environs d'ici à Carpentras. Voici cette épitaphe très très très vieille, du temps mettons de la Salambo de Flaubert. ‘Thébé, fille de Thelhui, prêtresse d'Osiris, qui ne s'est jamais plaint de personne.’ Si tu voyais Gauguin, tu lui raconterais cela. Et je songeais à une femme fanée, tu as chez toi l'étude de cette femme qui avait des yeux si étranges, que j'avais rencontrée par un autre hasard. Qu'est-ce que c'est que ça ‘elle ne s'est jamais plaint de personne’? Imaginez une éternité parfaite, pourquoi pas, mais n'oublions | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 294]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
pas que la réalité dans les vieux siècles a cela: ‘et elle ne s'est jamais plaint de personne.’ Te rappelles-tu qu'un dimanche le brave Thomas venait nous voir et qu'il disait: ‘ah mais - c'est-il des femmes commes ça qui vous font bander?’ Non cela ne fait pas précisément toujours bander, mais enfin de temps en temps dans la vie on se sent épaté comme si on prenait racine dans le sol. Maintenant tu me parles du ‘vrai midi’ et moi je disais qu'enfin il me semblait que c'était plutôt à des gens plus complets que moi, d'y aller. Le ‘vrai midi’ n'est-ce pas un peu là où l'on trouverait une raison, une patience, une sérénité suffisante pour devenir comme cette bonne ‘Thébé fille de Thelhui, prêtresse d'Osiris, qui ne s'est jamais plaint de personne.’ A côté de cela, je me sens je ne sais quel être ingrat. A toi et à ta femme à l'occasion de ton mariage voilà le bonheur, la sérénité que je demanderais pour vous deux, d'avoir intérieurement ce vrai midi-là dans l'âme. Si je veux que cette lettre parte aujourd'hui, faut que je la termine, poignée de main, bon voyage, bien des choses à la mère et la soeur, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
583Mon cher Theo, (begin April.) Quelques mots pour te souhaiter à toi et à ta fiancée bien du bonheur de ces jours-ci. C'est comme un tic nerveux chez moi qu'à l'occasion d'un jour de fête j'éprouve généralement des difficultés à formuler une félicitation, mais de là il ne faudrait pas conclure que moins ardemment que qui que ce soit je désire ton bonheur, ainsi que tu le sais bien. J'ai encore à te remercier de ta dernière lettre ainsi que de l'envoi de couleurs de Tasset et de plusieurs Nos du Fifre avec dessins de Forain. Ces derniers m'ont surtout produit l'effet que ce que je fabrique devient bien sentimental à côté. J'attendais quelques jours avant de répondre, ignorant le jour où tu partirais pour Amsterdam, d'ailleurs j'ignore également si c'est à Breda ou à Amsterdam que tu te marieras. Mais si comme je suis porté à croire ce sera à Amsterdam, alors j'ai présumé que vers dimanche tu y trouverais cette lettre. Tenez - juste aujourd'hui l'ami Roulin est venu me voir, il m'a dit | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 295]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de te dire bien des choses de sa part et de te féliciter. Sa visite m'a fait considérablement du plaisir, lui a souvent à porter des fardeaux qu'on dirait trop lourds, cela n'empêche pas que comme c'est une forte nature de paysan, il a toujours l'air bien portant et réjoui même, cependant pour moi qui en apprends toujours du nouveau avec lui, quelles leçons pour l'avenir il y a dans sa conversation quand il semble dire que la route ne devient pas plus commode en avançant dans la vie. J'ai causé avec lui pour avoir son opinion sur ce que je devais faire quant à l'atelier, que je dois quitter dans tous les cas, à ce que me conseillaient M.M. Salles et Rey, à Pâques. Je disais à Roulin qu'ayant fait bien des choses pour mettre cette maison en bien meilleur état que je ne l'avais prise, et surtout pour le gaz que j'y ai fait mettre, je considérais cela comme un travail qu'on a fait. On me force de partir - bon - mais pour enlever le gaz, pour me quereller pour dommages intérêts ou autre chose, certes il y aurait de quoi, mais je n'en ai pas le coeur. La seule chose que dans ce cas je trouve possible, c'est de se dire qu'on aurait cherché à arranger une habitation pour des successeurs inconnus. Et d'ailleurs avant de voir Roulin j'avais déjà été à l'usine de gaz pour arranger cela ainsi. Et Roulin était du même avis. Lui compte rester à Marseille. Je vais bien de ces jours-ci, sauf un certain fond de tristesse vague difficile à définir - mais enfin - j'ai plutôt pris des forces physiquement au lieu d'en perdre, et je travaille. J'ai justement sur le chevalet un verger de pêchers au bord d'un chemin avec les Alpines dans le fond. Il paraît que dans le Figaro il y a eu un bel article sur Monet; Roulin l'avait lu et en avait été frappé, disait-il. C'est en somme une question assez difficile à résoudre que de prendre un nouvel appartement, et en même de le trouver, surtout au mois. M. Salles m'a parlé d'une maison à 20 francs qui est fort bien, mais il n'est pas sûr que je pourrai l'avoir. A Pâques il me faudra payer 3 mois de loyer, le déménagement, etc. Tout cela n'est ni gai ni commode, surtout puisqu'absolument rien nous promet meilleure chance. Roulin disait ou plutôt faisait entendre qu'il n'aimait pas du tout l'inquiétude qui a régné ici à Arles cet hiver, considéré même tout à fait en dehors de la part qui en est tombé sur moi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 296]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Enfin c'est un peu partout comme ça, les affaires qui ne marchent pas fort, les expédients usés, les gens découragés et ...comme tu le disais, ne se contentant pas de rester spectateurs et devenant méchant par désoeuvrement, si quelqu'un rit encore ou travaille vite de taper dessus. Enfin mon cher frère je crois que bientôt je ne serai plus malade assez pour demeurer interné. Sans cela je commence à m'y habituer et si je devais rester pour de bon dans un hospice, je m'y ferais et je crois que je pourrais y trouver des motifs à peindre aussi. Ecris-moi bientôt si tu en trouves le temps. La famille de Roulin était toujours à la campagne et quoiqu'il gagne un tant soit peu davantage, les dépenses séparées ayant augmentées en proportion, ils ne sont en réalité pas un liard plus riche et il n'était pas sans soucis très pénibles. Heureusement le temps est beau et le soleil glorieux, et les gens d'ici momentanément oublient vite toutes leurs peines et alors rayonnent d'entrain et d'illusions. J'ai relu de ces jours-ci les contes de Noël de Dickens où il y a des choses tellement profondes, qu'il faut souvent les relire, cela a énormément des rapports avec Carlyle. Roulin tout en n'étant pas tout-à-fait assez âgé pour être pour moi comme un père, toutefois il a pour moi des gravités silencieuses et des tendresses comme serait d'un vieux soldat pour un jeune. Toujours - mais sans une parole - un je ne sais quoi qui paraît vouloir dire: nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain, mais quoi qu'il en soit, songe à moi. Et cela fait du bien quand cela vient d'un homme qui n'est ni aigri, ni triste, ni parfait, ni heureux, ni toujours irréprochablement juste. Mais si bon enfant et si sage et si ému et si croyant. Ecoute, je n'ai pas le droit de me plaindre de quoi que ce soit d'Arles, lorsque je songe à de certains que j'y ai vu et que jamais je ne pourrai oublier. Il se fait tard, encore une fois je te souhaite à toi et à Jo bien du bonheur, et en pensée poignées de main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
584Mon cher Theo, Je suis plus ou moins surpris de ce que tu ne m'aies pas une fois écrit de ces jours-ci. Cependant ainsi que la fois précédente que tu allais en Hollande, c'est surtout le hasard. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 297]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Maintenant j'espère que toutes ces choses se soient bien passées pour toi. En attendant j'ai été obligé de demander à Tasset 10 mètres toile et quelques tubes. Egalement me faudrait-il encore
J'ai 6 études du printemps, dont deux grands vergers. Cela presse beaucoup, parce que ces effets sont si passagers. Ecris-moi donc par retour. J'ai pris appartement de 2 petites pièces (à 6 ou 8 francs par mois, l'eau comprise) qui sont a M. Rey. C'est certes pas cher, mais beaucoup moins bien que l'autre atelier. Mais pour pouvoir déménager et te faire un envoi de toiles, il me faudrait payer l'autre propriétaire. Et c'est pourquoi j'ai été plus ou moins stupéfait que tu ne m'avais rien envoyé. Mais enfin. Espérant encore une fois que toutes ces choses du mariage se soient passées à votre gré, en vous souhaitant de coeur bien du bonheur à toi et à ta femme, t.à.t. Vincent.
Signac m'a demandé de le rejoindre à Cassis, mais vu que nous ayons assez de frais sans cela, quoi que je fasse ou que tu fasses, c'est pas dans les moyens. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
585Mon cher Theo, (21 April.) Tu seras probablement de retour à Paris à l'heure qu'arrivera cette lettre. Je te souhaite bien du bonheur à toi et à ta femme. Merci beaucoup de ta bonne lettre et du billet de 100 francs qu'elle contenait. J'ai payé sur 65 francs que je lui dois, 25 francs seulement à mon propriétaire, ayant eu à payer d'avance 3 mois de loyer d'une chambre où je n'habiterai pas, mais où j'ai remisé mes meubles, et ayant en outre eu une dizaine de francs de frais divers de déménagement, etc. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 298]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Puis comme mes vêtements étaient dans un état pas trop brillant, qu'en sortant dans la rue il devenait nécessaire d'avoir quelque chose de neuf, j'ai pris un complet de 35 francs et 4 francs pour 6 paires de chaussettes. Ainsi il me reste du billet encore quelques francs seulement et il faut que fin du mois je paye encore le propriétaire, quoiqu'on puisse le faire attendre quelques jours de plus ou de moins. A l'hospice il y a, après avoir réglé jusqu'aujourd'hui, encore à peu près pour le reste du mois de l'argent que j'ai encore en dépôt. A la fin du mois je désirerais aller encore à l'hospice à St. Remy ou une autre institution de ce genre, dont monsieur Salles me parlait.Ga naar voetnoot*) Excusez-moi d'entrer dans des détails pour raisonner tout le pour ou le contre d'une telle démarche. Cela me casserait beaucoup la tête d'en causer. Suffira j'espère, que je dise que je me sens décidément incapable de recommencer à reprendre un nouvel atelier et d'y rester seul, ici à Arles ou ailleurs, cela revient au même pour le moment; j'ai essayé de me faire à l'idée de recommencer, pourtant pour le moment pas possible. J'aurais peur de perdre la faculté de travailler, qui me revient maintenant, en me forçant et ayant en outre toutes les autres responsabilités sur le dos d'avoir un atelier. Et provisoirement je désire rester interné autant pour ma propre tranquillité que pour celle des autres. Ce qui me console un peu, c'est que je commence à considérer la folie comme une maladie comme une autre et accepte la chose comme telle, tandis que dans les crises mêmes, il me semblait que tout ce que je m'imaginais était de la réalité. Enfin, justement je ne veux pas y penser ni en causer. Fais-moi grace des explications, mais à toi, à Messrs. Salles et Rey je demande de faire en sorte que fin du mois ou commencement du mois de mai j'aille là-bas comme pensionnaire interné. Recommencer cette vie de peintre de jusqu'à présent, isolé dans l'atelier tantôt, et sans autre ressource pour se distraire que d'aller dans un café ou un restaurant avec toute la critique des voisins etc. je ne peux pas; aller vivre avec une autre personne, fut-ce un autre artiste - difficile - très difficile - on prend sur soi une trop grande responsabilité. Je n'ose pas même y penser. Enfin commençons par 3 mois, nous verrons après, or la pension | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 299]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
doit y être d'environ 80 francs, et je ferai un peu de peinture et de dessin sans y mettre tant de fureur que l'autre année. Ne te chagrine pas pour tout cela. Voilà de ces jours-ci, en déménageant, en transportant tous mes meubles, en emballant les toiles que je t'enverrai, c'était triste, mais il me semblait surtout triste qu'avec tant de fraternité tout cela m'avait été donné par toi, et que tant d'années durant c'était pourtant toi seul qui me soutenait, et puis d'être obligé de revenir te dire toute cette triste histoire, mais il m'est difficile d'exprimer cela comme je le sentais. La bonté que tu as eue pour moi n'est pas perdue, puisque tu l'as eue et cela te reste, alors même que les résultats matériels seraient nuls cela te reste pourtant à plus forte raison, mais je ne peux pas dire cela comme je le sentais. Maintenant tu comprends bien que si l'alcool a été certainement une des grandes causes de ma folie, c'est alors venu très lentement et s'en irait lentement aussi, en cas que cela s'en aille, bien entendu. Ou si cela vient de fumer, même chose. Mais j'espérerais seulement que cela - cette guérison (-Ga naar voetnoot*)) l'affreuse superstition de certaines gens au sujet de l'alcool, de façon qu'ils se font eux-mêmes prévaloir de ne jamais boire ou fumer. Il nous est déjà recommandé de ne pas mentir ni voler etc., de ne pas commettre autres grands ou petits crimes et cela devient trop compliqué s'il était absolument indispensable de ne rien posséder que des vertus dans une société dans laquelle nous sommes très indubitablement enracinés, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Je t'assure que de ces jours étranges où bien des choses me paraîssent drôle, parce que ma cervelle est agitée, je ne déteste pas dans tout cela le père Pangloss. Mais tu me rendras service en traitant carrément la question avec M. Salles et M. Rey. Il me semblerait qu'avec une pension d'une soixante-quinzaine de francs par mois il doit y avoir moyen de m'interner de façon que j'y aie tout ce qu'il me faut. Puis j'y tiendrais beaucoup, si la chose est possible, de pouvoir dans la journée sortir pour aller dessiner ou peindre dehors. Vu qu'ici je sors tous les jours maintenant et que je crois que cela peut continuer. En payant plus, je t'avertis que je serais moins heureux. La com- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 300]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
pagnie des autres malades, tu le comprends, ne m'est pas du tout désagréable, me distrait au contraire. La nourriture ordinaire me va tout à fait bien, surtout si on me donnerait un peu davantage de vin là-bas, comme ici, que d'habitude, un demi-litre au lieu d'un quart par exemple. Mais un appartement séparé c'est à savoir comment seront les réglements d'une institution comme cela. Sache que Rey est surchargé de travail, surchargé, s'il t'écrit ou M. Salles, mieux vaut faire tout droit comme ils disent. Enfin il faut en prendre son parti, mon brave, des maladies de notre temps - ce n'est en somme que comme de juste qu'ayant vécu des années en santé relativement bonne, tôt ou tard nous en ayons notre part. Pour moi tu sens assez que je n'aurais pas précisément choisi la folie s'il y avait à choisir, mais une fois qu'on a une affaire comme ça, on ne peut plus l'attraper. Cependant il y aura peut-être en outre encore la consolation de pouvoir un peu continuer à travailler à de la peinture. Comment feras-tu pour ne pas dire à ta femme ni trop de bien ni trop de mal de Paris et d'un tas de choses? Te sens-tu d'avance tout à fait capable de garder tout juste la juste mesure toujours à tout point de vue? Je te serre bien la main en pensée, je ne sais pas si je t'écrirai bien bien souvent, parce que toutes mes journées ne sont pas claires assez pour écrire un peu logiquement. Toutes tes bontés pour moi, je les ai trouvés plus grandes que jamais aujourd'hui, je ne peux pas te le dire comme je le sens, mais je t'assure que cette bonté-là a été d'un bon aloi, et si tu n'en vois pas les résultats mon cher frère ne te chagrine pas pour cela, ta bonté te demeurera. Seulement remporte sur ta femme cette affection tant que possible. Et si nous correspondons un peu moins, tu verras que si elle est telle que je la crois, elle te consolera. Voilà ce que j'espère. Rey est un bien brave homme, terriblement travailleur, toujours à la besogne. Quelles gens les médicins d'à présent.! Si tu vois Gauguin ou si tu lui écris, dis-lui bien des choses de ma part. Je serai bien content d'avoir quelques nouvelles de ce que tu dis de la mère et de la soeur, et si elles vont bien, dis-leur de prendre mon histoire, ma foi, comme une chose de laquelle elles ne doivent pas s'affliger hors mesure, car je suis malheureux relativement, mais enfin j'ai peut-être malgré cela encore des années à peu près ordinaires devant moi. C'est une maladie comme une autre et | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 301]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
actuellement presque tous ceux que nous connaissons dans nos amis ont quelque chose. Ainsi est-ce la peine d'en parler? Je regrette de donner de l'embarras à M. Salles, à Rey, surtout aussi à toi, mais que veux-tu, la tête n'est pas d'aplomb assez pour recommencer comme auparavant - alors il s'agit de ne plus causer des scènes en public et naturellement un peu calmé maintenant, je sens tout à fait que j'étais dans un état malsain moralement et physiquement. Et les gens ont alors été bons pour moi, ceux dont je me rappelle et le reste, enfin j'ai causé de l'inquiétude et si j'avais été dans un état normal tout cela n'aurait pas de cette façon eu lieu. Adieu, écris quand tu pourras, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
586Mon cher Theo, J'ai revu M. Salles et il m'a dit ce qu'il t'avait écrit. Je crois que ce sera ainsi pour le mieux et je ne vois pas d'autre chemin. La pensée revient graduellement, mais encore beaucoup, beaucoup moins qu'auparavant je puis agir pratiquement. Je suis abstrait et ne saurais pour le moment régler ma vie. Mais laissons cela de côté autant que possible, comment ça va-t-il, es-tu de retour? Faut que je te dise que je crois possible que tu trouveras la lettre de M. Salles encore adressée Rue Lepic. Comment cela va-t-il à la maison, je m'imagine que la mère doit avoir été contente. Je t'assure que je suis beaucoup plus calme depuis que je m'imagine que tu as une compagne pour de bon. Surtout ne te représente pas que je suis malheureux! Je sens profondément que cela m'a travaillé déjà depuis très longtemps, et que d'autres, apercevant des symptomes de dérangement, ont naturellement eu des appréhensions mieux fondées que l'assurance que moi je croyais avoir de penser normalement, ce que n'était pas le cas. Enfin cela me radoucit beaucoup dans beaucoup de jugements, que j'ai avec plus ou moins de présomption trop souvent portés sur des personnes qui cependant me voulaient du bien. Enfin c'est sans doute dommage que ces réflexions me viennent à l'état de sentiment un peu tard. Et que je ne peux naturellement rien changer au passé. Mais je te prie de bien considérer cela et de considérer la démarche | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 302]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
que nous faisons aujourd'hui, ainsi que j'en ai causé avec M. Salles, d'aller dans un asile, comme une simple formalité et dans tous les cas les crises répétées me paraissent avoir été graves assez pour ne pas avoir à hésiter. D'ailleurs, quant à mon avenir, ce n'est pas comme si j'avais 20 ans, puisque j'en ai 36 passées. Voilà il me semble que ce serait une torture tant pour d'autres que pour moi, si je sortais de l'hospice, car je me sens et suis comme paralysé pour pouvoir agir et me débrouiller. Plus tard ma foi qui vivra verra. Ainsi je voudrais te demander un tas de choses sur la Hollande et sur ces jours-ci. Pauvre égoïste que j'ai toujours été et maintenant suis encore, je ne peux sortir de cette idée que je t'ai déjà deux ou trois fois expliquée pourtant, que c'est ainsi pour le mieux que j'aille dans un asile tout court. Cela reviendra peut-être à la longue. Enfin, mon excuse bien maigre est que la peinture rétrécit les idées pour le reste, peut-être on ne peut pas être à son métier et penser au reste en même temps. C'est un peu fatal, le métier est assez ingrat et son utilité est certes contestable. Reste cependant que l'idée d'association des peintres, de les loger en commun quelques-uns, quoique nous n'ayons pas réussi, quoique c'est une faillite déplorable et douloureuse, cette idée reste vraie et raisonnable, comme tant d'autres. Mais pas recommencer. Sache bien que nous devons prendre la pension la plus simple absolument, 80 francs doivent suffire et le peuvent, dit M. Salles. Rey m'avertit qu'à St. Remy il n'est pas superflu de considérer qu'il y a beaucoup de gens plus ou moins aisés d'internes, desquels quelques-uns dépensent beaucoup d'argent. Ce qui leur est souvent plus nuisible qu'utile. Je crois cela volontiers. Et je crois que chez moi la nature à elle seule fera davantage de bien que des remèdes. Ici je ne prends rien. Il faudra que je paye encore peut-être fr 11,87 de contributions pour mobilier, on m'en a envoyé un billet au moins, en outre que le restant de loyer que je dois encore au propriétaire. Et avant d'aller à St. Remy, il faut que je te fasse mon envoi de tableaux, j'ai emballé une caisse déjà. Je voudrais t'écrire sur autre chose, mais cela me préoccupe maintenant que cette affaire se règle, je ne trouve pas les idées que je cherche pour t'écrire sur plusieurs choses à la fois. A bientôt, j'espère que tu aies toi et ta femme eu bon voyage, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 303]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
587Mon cher Theo, (29 April.) Merci de ta bonne lettre, merci des bonnes nouvelles qu'elle contenait et aussi du billet de 100 francs. J'ai été très, très heureux d'apprendre que tu te sens rassuré par ton mariage. Puis ce qui m'a fait bien plaisir, c'est que tu dis que la mère à l'air de rajeuinr. Naturellement sous bien peu ou déjà elle va se préoccuper de voir un enfant à toi. Cela c'est sûr et certain. Je regrette beaucoup pour toi ainsi que pour ta femme que tu ne restes pas à Ville-d'Avray par exemple au lieu d'à Paris. Mais cela viendra j'espère. Le principal c'est maintenant que tu te refasses au lieu de t'éreinter. J'ai été voir M. Salles avec ta lettre pour le directeur de l'asile de St. Remy et il y va aujourd'hui même, ainsi fin semaine cela sera j'espère arrangé. Moi je ne serais pas malheureux ni mécontent si d'ici quelque temps je pouvais m'engager dans la légion étrangère pour 5 ans (on a jusqu'à 40 ans je crois). Ma santé au point de vue physique va mieux qu'auparavant et cela me ferait peut-être plus de bien que tout le reste de faire la service. Enfin, je ne dis pas qu'on doive ou puisse faire cela sans réfléchir et sans consulter un médecin, mais enfin, il faut y compter que quoique nous fassions, ce sera un peu moins bien que cela. Maintenant si non, naturellement tant que ça ira il me demeurera de faire de la peinture ou du dessin, ce que je ne refuse pas du tout. Pour venir à Paris au pour aller à Pont-Aven, je ne m'en sens pas capable, d'ailleurs je n'ai aucun désir vif ni regret vif la plupart du temps. Par moments, ainsi contre les sourdes falaises désespérées s'écrasent les vagues, un orage de désir d'embrasser quelque chose, une femme genre poule domestique, mais enfin, il faut prendre cela pour ce que cela est, un effet de surexcitation hystérique plutôt que vision de réalité juste. D'ailleurs Rey et moi en avons déjà blagué quelquefois, car il dit que l'amour est aussi un microbe, ce qui ne m'étonnerait pas beaucoup et ne pourrait gêner personne, il me semblerait. Le Christ de Renan n'est-il pas mille fois plus consolant que tant de christs en papier maché qu'on vous servira dans les établissements Duval appelés les églises protestantes, catholiques ou n'importe quoi? Et pourquoi n'en serait-il pas ainsi de l'amour. Je vais aussitôt que je pourrai lire l'Antechrist de Renan, je n'ai aucune, aucune | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 304]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
idée de ce que cela sera, mais je crois d'avance que j'y trouverai une ou deux choses d'ineffables. Ah mon cher Theo, si tu voyais les oliviers à cette époque-ci....! Le feuillage vieil argent et argent verdissant contre le bleu. Et le sol labouré orangeâtre. C'est quelque chose de tout autre que ce qu'on en pense dans le Nord, c'est d'un fin, d'un distingué! C'est comme les saules ébranchés de nos prairies hollandaises ou les buissons de chêne de nos dunes, c.à.d. le murmure d'un verger d'oliviers a quelque chose de très intime, d'immensement vieux. C'est trop beau pour que j'ose le peindre ou puisse le concevoir. Le laurier-rose - ah - cela parle amour et c'est beau comme le Lesbos de Puvis de Chavannes, où il y avait les femmes au bord de la mer. Mais l'olivier c'est autre chose, c'est si on veut le comparer à quelque chose, du Delacroix. Mais brusquement je finis cette lettre, je voulais te parler d'un tas d'autres choses, mais c'est comme je t'ai déjà écrit, mes idées ne sont pas rangées. J'enverrai ces jours-ci, petite vitesse, 2 caisses de tableaux dont il ne faudra pas te gêner d'en détruire pas mal. J'ai eu une lettre de Wil qui s'en retourne chez Mm. D., une lettre très bien. Ah le cancer - c'est dur et difficile; à propos, sais-tu que c'est très curieux que durant tout cet étrange et inexpliquable mouvement qui a eu lieu à Arles et ou j'ai été mêlé, il était continuellement question du cancer. Je crois que selon leur croyance à ces vertueux indigènes qui savent si bien l'avenir, il paraît je crois que selon eux moi je serais gratifié de cette maladie-là. Ce dont moi je ne sais absolument rien naturellement, mais enfin c'est quand même une aventure qui me demeure absolument inexplicable, d'ailleurs j'ai en grande partie absolument perdu la mémoire de ces jours en question et je ne peux rien reconstituer. Quand bien même j'essayerais de m'en consoler en songeant que des maladies comme cela sont peut-être à l'homme ce que le lierre est au chêne. Je te serre bien la main et merci bien des fois, à bientôt. t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 305]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sentiment d'en avoir de trop dans ce moment. Ce qui n'empêche pas que la tête n'est pas encore du tout ce qu'elle devait être. Comme Delacroix avait raison, qui se nourrissait de pain et de vin seulement et qui a réussi à trouver une façon de vivre en harmonie avec son métier. Mais toujours demeure la fatale question d'argent - Delacroix avait des rentes. Corot aussi. Et Millet - Millet était paysan et fils de paysan. Tu liras peut-être avec quelqu'intérêt l'article que je découpe dans un journal marseillais, parce qu'on y entrevoit Monticelli et je trouve la description du tableau représentant un coin de cimetière fort intéressante. Mais hélas, c'est une autre histoire toujours lamentable. Que c'est triste à penser qu'un peintre qui réussit ne fut-ce qu'à demi, à son tour entraîne une demi-douzaine d'artistes encore plus ratés que lui-même. Cependant songe à Pangloss, songe à Bouvard et Pécuchet, je le sais, alors même cela s'explique, mais ces gens-là ne connaissent peut-être pas Pangloss ou bien on oublie tout ce qu'on en sait sous la fatale morsure des désespoirs réels et des grandes douleurs. Et d'ailleurs nous retombons sous le nom d'optimisme, derechef dans une religion qui m'a l'air d'être l'arrière-train d'une espèce de Bouddhisme. Pas de mal à cela, au contraire, si l'on veut. Je n'aime pas beaucoup l'article sur Monet dans le Figaro, combien cet autre article dans le 19me Siècle était-il supérieur! Là on voyait les tableaux et celui-ci ne contient que des banalités qui me rendent mélancolique. Aujourd'hui je suis en train d'emballer une caisse de tableaux et d'études. Il y en a une, sur laquelle j'ai collé des journeaux, qui s'écaille, c'est une des meilleures et je crois qu'en la regardant tu verras plus clairement ce qu'aurait pu être mon atelier qui a sombré. Cette étude ainsi que quelques autres a été gâtée par l'humidité durant ma maladie. L'eau d'une inondation a monté jusqu'à quelques pas de la maison et à plus forte raison la maison, étant dans mon absence restée sans feu, en y revenant, l'eau et le salpètre suintait des murs. Cela me faisait de l'effet, non seulement l'atelier sombré, mais même les études qui en auraient été le souvenir, abîmées, c'est si définitif et mon élan pour fonder quelque chose de très simple mais de durable, était si voulu. Cela a été lutter contre force majeure ou plutôt cela a été faiblesse de caractère de ma part, car il m'en | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 306]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
demeure des remords graves, difficiles à définir. Je crois que cela a été cause que j'ai tant crié dans les crises, que je voulais me défendre et n'y parvenais plus. Car c'était pas à moi, c'était justement pour des peintres tels que le malheureux dont parle l'article ci-inclus, que cet atelier aurait pu servir. Enfin il y en a plus que nous auparavant. Brias à Montpellier y a donné toute une fortune et toute une existence et sans le moindre résultat apparent. Oui, - une salle froide de musée municipal, où l'on voit un visage navré et bien des beaux tableaux, où certes on est ému, mais hélas ému comme dans un cimetière. Cependant difficilement se promenerait-on dans un cimetière démontrant plus clairement l'existence de cette Espérance qu'a peinte Puvis de Chavannes. Les tableaux se fanent comme les fleurs - ainsi même des Delacroix avaient souffert, le magnifique Daniel, les Odalisques (tout autres que celles du Louvre, c'était dans une seule gamme violacée), mais comme cela m'a impressionné ces tableaux qui se fanaient là, peu compris certes de la plupart des visiteurs, qui regardent Courbet et Cabanel et Victor Giraud etc. Que sommes nous, nous autres peintres? Eh bien, je crois que Richepin a souvent raison, par exemple lorsque brutalement y allant, il les renvoie simplement au cabanon dans ses blasphêmes. Maintenant pourtant je t'assure que je ne connais point d'hospice où l'on voudrait me prendre pour rien, même en supposant que je prendrais sur moi les frais de ma peinture et laisserais le tout de mon travail à l'hospice. Et cela c'est peut-être, je ne dis pas une grande, mais enfin une petite injustice. Je serais résigné si je trouvais cela. Si j'étais sans ton amitié on me renverrait sans remords au suicide et quelque lâche que je sois je finirais par y aller. Là, ainsi que tu le verras j'espère, est le joint où il nous est permis de protester contre la société et de nous défendre. Tu peux être passablement sûr que l'artiste marseillais suicidé ne s'est aucunement suicidé par suite de l'absinthe, pour la simple raison que personne ne lui en aura offert et que lui ne doit pas avoir eu de quoi en acheter. D'ailleurs ce ne sera pas pour son plaisir uniquement qu'il aura bu, mais parce qu'étant déjà malade, il se soutenait ainsi. M. Salles a été à St. Rémy - ils ne veulent pas me permettre la peinture hors de l'établissement, ni me prendre à moins de 100 francs. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 307]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ces renseignements sont donc bien mauvais. Si en m'engageant pour 5 ans dans la légion étrangère, je pourrais m'en tirer, je crois que je préférerais cela. Car d'une part étant enfermé ne travaillant pas, je guérirai difficilement, d'autre part on nous ferait payer 100 francs par mois toute une longue vie de fou durant. C'est grave et que veux tu qu'on y réfléchisse, mais voudra-t-on me prendre comme soldat? Je me sens très fatigué par la conversation avec M. Salles et je ne sais trop que faire. J'ai moi recommandé à Bernard de faire son service, ainsi est-ce si étonnant que j'y songe d'aller en Arabie moi-même comme soldat? Je dis cela pour le cas il ne te faudrait pas trop me blâmer si j'y vais. Le reste est si vague et si étrange. Et tu sais combien il est dubieux que jamais on recouvre ce que ça coûte de faire de la peinture. D'ailleurs il me semble au physique me porter bien. Si je n'y peux pas travailler que sous surveillance! et dans l'établissement, est ce mon dieu la peine de payer de l'argent pour cela! Certes à la caserne je pourrais alors tout autant et même mieux travailler. Enfin je réfléchis, fais en autant, sachons que tout marche toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes, cela n'est pas impossible. Je te serre bien fortement la main, t.à.t. Vincent. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
589Mon cher Theo, (2 Mei.) De ces jours-ci j'ai expédié deux caisses de toiles, D. 58 et 59, par petite vitesse et cela prendra bien une huitaine de jours encore avant que tu les reçoives. Il y a un tas de croûtes dedans, qu'il faudra détruire, mais je les ai envoyés tels quels, afin que tu pourras garder ce qui te paraïtrait être passable. J'y ai ajouté des masques d'escrime et des études à Gauguin et le livre de Lemonnier. Ayant pris la précaution de payer 30 francs à l'économe en avance, je suis naturellement ici encore, mais on ne saurait m'y garder indéfiniment et il est plus que temps de se décider. Songes-y bien qu'en m'internant dans un asile, cela coûtera cher à la longue, quoique moins probablement que de reprendre une maison; recommencer à vivre seul d'ailleurs me fait absolument horreur. J'aimerais à m'engager; ce que je crains ici c'est - mon accident étant connu ici en ville - qu'on me refuse, mais ce que je redoute | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 308]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ainsi ou plutôt ce qui me rend timide, c'est la possibilité, la probabilité ici d'un refus. Si j'avais quelque connaissance qui pourrait me coller pour cinq ans dans la légion, j'irais. Seulement je ne veux pas que ce soit considéré comme un nouvel acte de folie de ma part et c'est pourquoi je t'en cause, ainsi qu'à M. Salles, pour qu'en y allant cela soit en toute sérénité et réflexion faite. Car songes-y bien, continuer à dépenser de l'argent dans cette peinture, alors que les choses pourraient en venir là qu'on manquerait d'argent de ménage, c'est atroce et tu sais assez que la chance de réussir est abominable. D'ailleurs cela m'a tant frappé que c'est une telle force majeure qui m'a contrarié. D'ailleurs dans l'avenir il y aurait possiblement encore les soeurs, pour lesquelles il faudrait chercher à prévoir. Peut-être, dis-je, mais enfin, quoi qu'il en soit, si je savais qu'on m'accepterait, j'y irais à la légion. C'est que je suis devenu timide et hésitant depuis je vis comme machinalement. Cependant la santé va fort bien et je travaille un peu. J'ai en train une allée de maronniers à fleurs roses avec un petit cérisier en fleur et une plante de glycine et le sentier du parc tâcheté de soleil et d'ombre. Cela fera pendant au jardin qui est dans le cadre en noyer. Si je te parle de m'engager pour cinq ans, ne va pas songer que je fasse cela dans une idée de me sacrifier ou de bien faire. Je suis ‘mal pris’ dans la vie et mon état mental est non seulement mais a été aussi abstrait, de façon que quoi qu'on ferait pour moi, je ne peux pas réfléchir à équilibrer ma vie. Là où je dois suivre une règle comme ici à l'hospice, je me sens tranquille. Et dans le service ce serait plus ou moins la même chose. Maintenant si certes ici je risque fort d'être refusé, parce qu'ils savent que je suis aliéné ou épileptique probable pour de bon (quoique à ce que j'ai entendu dire il y ait 50 mille épileptiques en France, dont 4000 seulement internés et qu'ainsi c'est pas si extraordinaire) peut-être qu' à Paris en le disant par exemple à Détaille ou Caran d'Ache, je serais vite casé. Ce serait pas plus un coup de tête qu'autre chose, enfin réfléchissons, mais pour agir. En attendant je fais ce que je peux et pour travailler à n'importe quoi, peinture compris, j'ai passablement de la bonne volonté. Mais l'argent que coûte la peinture, cela m'écrase sous un sentiment de dette et de lâcheté et il serait bon que cela cesse si possible. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 309]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
D'ailleurs j'ai dit une fois pour de bon, mieux vaut qu'à présent s'il y a un parti à prendre, que toi et M. Salles décident pour moi. Et sache-le bien, je ne refuse rien, pas même d'aller à St. Rémy, malgré ces obstacles de pension plus élevée que d'abord on espérait, et de ne pas avoir complète liberté de sortir dehors pour peindre. Il faudra bien se décider, car on ne peut pas indéfiniment me garder ici. Je disais à l'économe que j'étais content de payer ici par exemple 60 francs au lieu de 45, si je pourrais indéfiniment y rester. Mais leur règlement est à prix fixe, paraît-il. Quoique donc jusqu'à présent, à moi on n'ait rien dit, je crois qu'il serait juste de s'en aller. Je pourrais peut-être aller de nouveau loger dans le café de nuit où j'ai remisé mes meubles, mais ... journellement on est en contact alors juste avec mes voisins d'il y a quelque temps, car c'est à côté de la maison où j'avais mon atelier. Dans la ville cependant à présent on ne me dit plus rien, et je peins actuellement dans le jardin public sans être beaucoup gêné autrement que par la curiosité des passants. J'ai relu l'article sur Monet du Figaro et il me paraît maintenant beaucoup mieux que d'abord. Pour les choses matérielles ne nous décourageons pas trop, mais tâchons au moins d'être raisonnables là-dedans. C'est toujours bon qu'à la rigueur je pourrai aller loger dans ce café de nuit ici et même y être en pension, car ces gens sont de mes amis - naturellement aussi parce qu'on a été et est leur client. Il a fait très chaud aujourd'hui ce qui me fait toujours du bien, j'ai travaillé avec plus d'entrain qu'il m'était encore arrivé. Je te serre bien la main, à toi aussi qu'à ta femme. t.à.t. Vincent.
Voici ce que je trouve digne d'être mis sur châssis dans l'envoi:
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 310]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
La caisse contient des études de Gauguin, qui sont à lui, puis ses deux masques d'escrime et des gants d'escrime. S'il y a place dans la caisse, j'ajoute des châssis. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
590Mon cher Theo, (3 Mei.) Ta bonne lettre m'a fait du bien aujourd'hui, ma foi - va pour St. Remy alors. Mais je te le dis encore une fois, si réflexion faite et le médecin consulté, il serait peut-être soit nécessaire, soit simplement utile et sage de s'engager, considérons cela avec le même oeil que le reste et sans parti pris contre. Voilà tout! Car éloigne de toi l'idée de sacrifice là-dedans. Je l'écrivais encore l'autre jour à la soeur, que toute ma vie durant ou presque au moins, j'ai cherché autre chose qu'une carrière de martyr, pour laquelle je ne suis pas de taille. Si je trouve de la contrariété ou en cause, ma foi, j'en reste stupéfait. Certes je respecterais, volontiers j'admirerais des martyrs etc., mais tu dois savoir que par exemple dans Bouvard et Pécuchet, tout simplement il y a quelqu'autre chose qui s'adopte davantage à nos petites existences. Enfin je fais ma malle et probablement aussitôt qu'il le pourra, M. Salles ira avec moi là-bas. Ah, ce que tu dis de Puvis et de Delacroix, c'est bigrement vrai, ceux-là ont bien démontré ce que pouvait être la peinture, mais ne confondons pas les choses alors qu'il y a des distances immenses. Or moi comme peintre je ne signifierai jamais rien d'important, je le sens absolument. Supposant tout changé, la caractère, l'éducation, les circonstances, alors aurait pu exister ceci ou cela. Mais nous sommes trop positifs pour confondre. Je regrette quelquefois de ne pas simplement avoir gardé la palette hollandaise des tons gris, et d'avoir brossé sans insister des paysages à Montmartre. Aussi j'y songe de recommencer à dessiner davantage à la plume de roseau, ce qui ainsi les vues de Montmajour de l'année passée est moins cher et me distrait tout autant. Aujourd'hui j'ai fabriqué un de ces dessins, qui est devenu très noir et assez mélancolique pour du printemps mais enfin quoiqu'il m'arrive et dans quelles circonstances je me trouverai, c'est là une chose qui peut me rester | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 311]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
longtemps comme occupation, et en quelque sorte pourrait devenir un gagne-pain même. Enfin à toi comme à moi en somme, qu'est-ce que ça nous fait d'avoir un peu plus ou un peu moins de contrariété? Certes, toi tu t'es engagé bien plus tôt que moi, si nous en venons là, chez les Goupil où en somme tu as passé de bien mauvais quarts d'heures souvent assez, desquelles on ne t'a pas toujours remercié. Et justement tu l'as fait avec zèle et dévouement, parceque alors notre père était avec la grande famille d'alors un peu aux abois et qu'il était nécessaire pour faire marcher le tout, que tu t'y jetas tout à fait - j'ai avec beaucoup d'émotion encore pensé à toutes ces vieilles choses pendant ma maladie. Et enfin, le principal c'est de se sentir bien unis, et cela n'est pas encore dérangé. J'ai une certaine espérance, qu'avec ce qu'en somme je sais de mon art, il arrivera un temps où je produirai encore, quoique dans l'asile. A quoi me servirait une vie plus factice d'artiste à Paris, de laquelle en somme je ne serais dupe qu'à demi, et pour laquelle je manque conséquemment d'entrain primitif, indispensable pour me lancer. Physiquement c'est épatant comme je me porte bien, mais cela n'est pas tant que ça suffisant pour se baser là-dessus pour aller croire qu'il en soit de même mentalement. Je voudrais volontiers, une fois un peu connu là-bas, essayer de me faire infirmier peu à peu, enfin travailler à n'importe quoi et reprendre de l'occupation - la première venue. J'aurais terriblement besoin du père Pangloss, lorsqu'il va naturellement m'arriver de redevenir amoureux. L'alcool et le tabac ont enfin cela de bon ou de mauvais - c'est un peu relatif cela - que ce sont des anti-aphrodisiaques faudrait il nommer cela je crois. Pas toujours méprisables dans l'exercise des beaux-arts. Enfin là sera l'épreuve où il faudra ne pas oublier de blaguer tout à fait. Car la vertu et la sobriété, je ne le crains que trop, me mènerait encore dans ces parages-là, où d'habitude je perds très vite complètement la boussole, et où cette fois-ci je dois essayer d'avoir moins de passion et plus de bonhomie. Le possible passionnel pour moi est bien pas grand chose, alors que pourtant demeure, j'ose croire, la puissance de se sentir attaché aux êtres humains avec lesquels on vivra. Comment va le père Tanguy - il faut bien lui dire le bonjour pour moi. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 312]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
J'entends dire dans les journaux qu'il y a des choses bien au Salon. Ecoute - ne te fais pas impressioniste tout à fait exclusif, enfin s'il y a du bon dans quelque chose ne le perdons pas de vue. Certes, la couleur est en progrès justement par les impressionistes, même lorsqu'ils s'égarent, mais Delacroix a été déjà plus complet qu'eux. Et bigre, Millet qui n'en a guère de couleur, quelle oeuvre que la sienne! La folie est salutaire pour cela, qu'on devient peut-être moins exclusif. Je ne regrette pas d'avoir voulu savoir cette question des théories de couleur un peu techniquement. On n'est comme artiste qu'un anneau dans une chaîne, et qu'on trouve ou qu'on ne trouve pas, de cela on peut se consoler. J'ai entendu parler d'un intérieur tout vert avec une femme verte au Salon, dont on disait du bien, ainsi que d'un portrait de Mathey et d'un autre de Besnard ‘la Sirène’. On disait aussi qu'il y a quelque chose d'extraordinaire d'un nommé Zorn, mais on ne disait pas quoi, et qu'il y avait un Carolus Duran ‘Triomphe de Bacchus’ mauvais. Pourtant sa Dame au gant du Luxembourg je trouve ça toujours si bien; enfin il y a de ces choses peu sérieuses, que j'aime beaucoup, ainsi un livre comme Bel-Ami. Et l'oeuvre de Carolus est comme ça un peu. Notre époque a pourtant été comme ça et tout le temps de BadinguetGa naar voetnoot*) aussi. Et si un peintre fait comme il voit, cela reste toujours quelqu'un. Ah, peindre des figures comme Claude Monet peint les paysages! Voilà ce qui reste malgré tout à faire et avant qu'on ne voie à la rigueur dans les impressionistes que Monet seul. Car enfin en figures Delacroix, Millet, plusieurs sculpteurs ont fait autrement mieux que les impressionistes et même J. Breton. Enfin mon cher frère, soyons juste, et je te le dis en me retirant: Songeons là où nous nous faisons trop vieux pour nous ranger dans les jeunes, à ce que nous avons aimé dans le temps Millet, Breton, Israëls, Whistler, Delacroix, Leys. Et suis en bien sûr, que moi je suis convaincu assez que je ne verrai pas un avenir au-delà de ça, ni d'ailleurs en désire. Maintenant la société est comme elle est, nous ne pouvons naturellement pas désirer qu'elle s'adopte juste à nos besoins personels. Enfin, cependant tout en trouvant fort, fort bien d'aller à St. Rémy, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 313]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
cependant des gens comme moi, cela serait réellement plus juste de les fourrer dans la légion. Nous n'y pouvons rien, mais plus que probable là on me refuserait, au moins ici où mon aventure est trop connue et surtout exagérée. Je dis ça très, très sérieusement, physiquement je me porte mieux que depuis des années et des années, et je pourrais faire le service. Réfféchissons donc encore à ça, tout en allant à St. Remy. Je te serre bien la main, ainsi qu'à ta femme, t.à.t. Vincent.
Ah, je ne voulais pas précisément dire, lorsque je t'écrivis, qu'il ne faut pas oublier d'apprécier ce qui est bon dans ceux qui ne sont pas impressionistes, que je t'engageais à admirer outre mesure le Salon, mais plutôt un tas de gens tels que par exemple Jourdan, qui vient de mourir à Avignon, Antigna, Feyen Perrin, tous ceux qu'autrefois nous avons tant connus, étant plus jeunes, pourquoi les oublier ou pourquoi n'attacher aucune importance à leurs équivalents d'à présent? Pourquoi Daubigny et Quost et Jeannin ne sont-ils pas coloristes par exemple? Tant de distinctions dans l'impressionisme n'ont pas l'importance qu'on a voulu y voir. Les crinolines aussi avaient du joli et conséquemment du bon, mais enfin la mode a été néanmoins heureusement passagère. Non pas pour quelques-uns. Et ainsi nous garderons toujours une certaine passion pour l'impressionisme, mais je sens que moi je reviens de plus en plus dans des idées, que j'avais déjà avant de venir à Paris. Maintenant que tu es marié nous n'avons plus à vivre pour de grandes idées, mais, crois-le, pour des petites seulement. Et je trouve cela un fameux soulagement, dont je ne me plains aucunement. J'ai dans ma chambre le fameux portrait d'homme - la gravure sur bois que tu connais - une mandarine de Monorou (la grande planche de l'album Bing), le brin d'herbe (du même album), la Piéta et le bon Samaritain de Delacroix, et le liseur de Meissonnier, puis deux grands dessins à la plume de roseau. Je lis dans ce moment le médecin de campagne de Balzac, qui est bien beau; il y a làdedans une figure de femme pas folle, mais trop sensible, qui est bien charmante, je te l'enverrai quand je l'aurai fini, Ils ont beaucoup de place ici à l'hospice, il y aurait de quoi faire des ateliers pour une trentaine de peintres. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[pagina 314]
| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Il faut bien que j'en prenne mon parti, il n'est que trop vrai qu'un tas de peintres deviennent fous, c'est une vie qui rend, pour dire le moins, très abstrait. Si je me rejette dans le travail en plein, c'est bon, mais je reste toujours toqué. Si je pouvais m'engager pour 5 ans, je guérirais considérablement et serais plus raisonnable et davantage maître de moi. Mais l'un ou l'autre, cela m'est égal. J'espère qu'il y ait dans le tas de toiles, que je t'ai envoyées, de certaines qui finiront par te faire quelque plaisir. Si je reste peintre, alors tôt ou tard je reverrai probablement Paris et je me promets bien de donner à cette occasion une bonne retouche à plusieurs vieilles toiles. Que fait Gauguin, j'évite encore de lui écrire jusqu'à ce que je suis tout à fait normal, mais je pense si souvent à lui et j'aimerais tant à savoir si tout va relativement bien pour lui. Si je n'avais pas été si pressé, si j'avais gardé mon atelier, j'aurais cet été encore travaillé toutes les toiles, que je t'ai envoyées. Tant que les pâtes ne sont pas sèches à fond, naturellement on ne peut pas y gratter. Tu verras bien que les expressions des deux femmes sont autres que les expressions qu'on voit à Paris. Signac est-il déjà de retour à Paris? |
|