La lune plane; je me dis qu'elle les voit et je l'envie. Je me représente à présent leurs silhouettes telles que l'astre les reproduit en les agrandissant le long des arbres ou sur le sol. J'assiste à leurs gauches ébats; leurs déhanchements balourds me requièrent; je voudrais être là-bas, derrière nous, d'où nous venons, plus loin même, en pleine campagne, entre les enfilées d'arbres obscurcis où ils se trémoussent en ce moment, la voix fêlée, les gestes spasmodiques...
Alors me vient tout à coup cette pensée singulière que Tôn avec son air de vieux, prévoyant et thésauriseur, et son énigmatique rire silencieux, ne déambulera pas, lui, lorsqu'il aura leur âge, le long des routes solitaires, vers les cabarets perdus, aux sons d'un triangle et d'un accordéon.
Je pressens qu'il ne restera pas au nombre des trimeurs passifs et résignés que leurrent et que daubent les possesseurs de la terre. Va, laisse baguenauder sous les étoiles la kyrielle des garçons de charrue et des batteurs en grange; laisse-les liés par je ne sais quelle camaraderie douloureuse de forçats, s'enivrer chaque dimanche de bière, de saltations et de musique; toi, petit Tôn, vacher de la ferme du Moulin, esprit positif et pratique - mets patiemment à rémotis sou par sou, épargne et ruse, dissimule, caponne, tu iras loin.
Des fous ceux qui se grisent d'alcool comme ces lugubres palots - de plus grands fous, dirais-tu, si tu les connaissais, ceux qui se saoulent d'art et de poésie! N'est-ce pas, Tôn, déconcertant petit vacher, futur bourgeois, futur baes aux champs comme à la ville?
Ah! je sais à présent pourquoi l'afflux de sympathie pour ces pendards fut si impétueux qu'il me suffoquait! Je sais toutes nos affinités, ce qui me rend solidaire de ces maroufles. Si je les aime à ce point, c'est parce que je te hais.