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Dimanche mauvais
A Henry Maubel.
Un dimanche de septembre, vers huit heures du soir, six jeunes gens étaient attablés dans le cabaret de la Chasse Ducale à Pouderlée.
Ouvriers de la localité, ils se retrouvaient, au hasard de leurs stations, dans les nombreux estaminets de la paroisse. Sans doute, leur demi-litre vidé, allaient-ils continuer, chacun de son côté, la revue obligée des enseignes à bière, ou bien regagner leur matelas.
Ils se connaissaient comme tout le monde se connaît au village. C'est-à-dire qu'ils se saluaient d'un bonjour ou d'un bonsoir et s'appelaient par leur nom ou du moins par leur sobriquet. Plusieurs travaillaient chez le même patron, mais ils n'étaient pas plus amis pour cela.
Fatigués de trimbaler, depuis midi, d'une herberge à l'autre; la tête alourdie par les fumées du houblon et de l'orge; la langue épaisse, d'humeur maussade, ils étaient allés choir devant des tables différentes d'où ils s'observaient à la dérobée et n'échangeaient, de loin en loin, d'un ton traînard et comme à regret, que des phrases incohérentes sur le dernier concours de pigeons voyageurs, le sermon du curé, les bans de mariage publiés à l'église, un gros fermier qui se mourait et pour qui le pastoor avait demandé des prières, le braconnier cueilli par la gendarmerie. L'un s'était rendu le matin à la ville pour y vendre des poules; un autre avait vu, au
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village, le fils du charron très fringant dans sa culotte rouge et son dolman vert de guide.
Entre ces propos décousus, ils buvaient sans soif et tétaient leur courte pipe aux trois quarts éteinte. D'autres, les mains plongées dans les poches, béaient au plafond. Lorsque le silence se prolongeait, le baes, assoupi lui-même derrière son comptoir, se dévouait pour placer un mot.
Tout le jour il avait fait lourd et humide, et maintenant encore, malgré le soir, l'atmosphère restait grasse. Un vent tiède soufflait du sud-ouest et charriait une odeur de feuillage expirant et de tombes remuées.
On avait ouvert les deux fenêtres du cabaret, donnant sur la grand'route, déjà déserte à cette heure, car les jours devenant plus courts, les promeneurs de la ville cessaient leurs excursions à la campagne.
Un paysan complètement saoul fit irruption dans le cabaret et faillit donner de la tête contre le comptoir, comme il demandait, entre deux hoquets, une goutte de genièvre. Sans se fâcher, sans même répondre, avec un flegme trahissant une certaine habitude de cet exercice, le baes prit le pochard par les épaules et le mit dehors. L'ivrogne essaya de rentrer mais il ne retrouvait plus la porte et se cognait, à côté, contre le mur... On l'entendit s'éloigner en sacrant.
- Neeleke Minis a son compte! constata le baes en se remettant à rincer des verres. Il y aura kermesse à la maison, quand il rentrera.
Les autres ricanèrent de l'air de supériorité de buveurs dont l'ivresse latente et sournoise ne fait point scandale.
- Vous savez que les Minis sont tout à fait par terre? hasarda le baes, après quelques minutes, heureux d'avoir trouvé de quoi parler. Les huissiers arrivent mercredi pour les chasser de la ferme, sur l'ordre du baron. Leurs bêtes et leurs outils sont déjà vendus...
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Jetés sur le pavé, avec quatre enfants sur les bras, au commencement de l'hiver: c'est dur tout de même...
- Oui, on racontait le cas, après la messe, Aux trois Rois. Après tout, c'est leur affaire! Ils n'avaient qu'à prendre garde! marmonna en bâillant et en s'étirant, un des buveurs.
- C'est juste! opinèrent les autres du même air ennuyé.
Le silence reprit possession de la route. On n'entendit, quelque temps, que le bruit de l'eau dans laquelle le baes trempait ses verres, le tic tac de l'horloge, le poufpouf des lèvres renvoyant la fumée, et le frisson des arbres.
La perspective du dur travail à reprendre le lendemain contribuait sans doute à l'humeur taciturne de ces gars. Un d'eux, Sus Bolpap, dit le Louche, un rousseau futé et nerveux, âgé de dix-neuf ans, venait d'évoquer les ennuis du métier. Manoeuvre-maçon, il avait eu la veille une contestation avec son baes à propos du salaire.
- Godverdoumme! Il finira par me payer tout mon dû! cria-t-il en tapant du poing sur la table et en se tournant vers un robuste gaillard, du même âge que Sus, blond, avec des grands yeux bleus, l'air très doux, Loïe Dalziel, le fils même du baes mis en cause.
Loïe, surveillant de travaux au chantier paternel, était connu pour un des bons sujets de l'endroit. Il ne buvait que le dimanche, ne jurait que lorsqu'il se fâchait, c'est-à-dire par exception, ne chômait qu'un des lundis de l'année, le fameux ‘Lundi perdu’.
Interpellé par le braillard, Loïe intervint, mais sans passion, pour justifier la conduite de son vieux.
Il essaya de démontrer ses torts à Sus et s'offrit même d'aplanir le malentendu avec l'entrepreneur; mais l'autre continuait de récriminer, et, très mal embouché, élevait toujours le ton. Il cherchait évidemment une querelle au brave garçon qui prit le parti de ne plus répondre à ses sorties et se mit à siffloter en tambourinant des
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doigts sur la table. Cette attitude dédaigneuse acheva d'exaspérer le Louche. Il lança au placide maçon une épithète tellement immonde que Loïe, qui ne se piquait jamais, sursauta et devint blanc comme la muraille. Ça allait trop loin, à la fin, et aussi endurant qu'il fût, le digne compagnon sentait la patience l'abandonner. Puis, il avait bu plus que de coutume aujourd'hui et n'était pas certain de rester maître de son sang.
Ce bougre, vicieux et malfaisant, un peu repris de justice, ne venait-il pas d'attribuer à une infirmité morale et corporelle la réserve de son camarade auprès des filles.
Les quatre autres, et le baes, s'abstenaient de prendre parti pour l'un ou l'autre des maçons, ou ne les calmaient que mollement. Au fond, la supériorité de fortune et de caractère de Loïe les irritait, et ils applaudissaient, à part eux, à la conduite de ce méprisable Bolpap, renvoyé de tous les ateliers de la contrée et toléré, par pitié, chez baes Dalziel.
Puis les rustauds n'auraient pas été fâchés de voir ce faubourien d'une malice et d'une agilité de singe aux prises avec ce brave Loïe, musculeux et gigoté comme un étalon.
C'était depuis quelques moments une odeur de boucherie qu'apportait le tiède vent d'ouest et tout faisait prévoir une de ces belles rixes qui ensanglantent au village la torpeur grise des soirées dominicales.
Loïe s'était levé:
- Répète ces paroles, crapule! Et je te saigne comme un porc!
Bolpap se tut, hésitant peut-être devant le ton décidé dont cette menace fut lancée et surtout devant l'extérieur vigoureux de Dalziel; ou bien se ramassait-il, comme un félin, pour mieux bondir et voulait-il prendre son ennemi en traître?
A cette minute crispante, où la querelle allait se vider
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deux étrangers entrèrent dans le cabaret: un jeune monsieur, l'apparence d'un calicot endimanché, la boutonnière fleurie, des habits étriqués et trop neufs, flave, l'air avantageux; accompagné d'une grosse fille blonde, de formes agréables, assez fraîche de carnation, sans doute une demoiselle de rayon dans un magasin de nouveautés, mise avec un goût tapageur qui seyait à sa physionomie cascadeuse.
L'apparition de ces intrus fit refluer la colère encore contenue de Loïe Dalziel. D'ailleurs, la menace ayant semblé produire de l'effet, il se rassit et ne croyant plus devoir retrousser ses manches reboutonna les poignets de son sarrau, s'estimant heureux de ne pas avoir dû se salir les mains à cette espèce.
Sus le Louche, aussi, paraissait calmé; probablement plus heureux encore que Loïe d'une diversion qui lui évitait les risques d'un combat inégal. Chez Sus cette colère, qui n'avait pu faire explosion, tournait en fiel, se condensait en une haine vindicative contre le fils Dalziel, tandis que chez celui-ci, ce mouvement de rage brusquement comprimé, déterminait un énervement, une certaine détente, une langueur. Loïe sentait quelque chose le piquer et le chatouiller; cela lui serrait la gorge, lui gonflait le coeur, lui donnait des envies de pleurer.
Les autres, friands de massacres, comme tous les villageois, sans être mauvais garçons pourtant, éprouvaient le dépit d'une envie contrecarrée et considéraient les trouble-fête avec des yeux de dogue à qui on vient d'arracher son os. Et, plus que jamais, des effluves empoisonnés, un fluide pervers, un courant de mauvais conseil circulaient dans l'air.
Aucun des six rustauds ne se rendait compte de ce qui se préparait autour d'eux depuis une heure, mais une anxiété indicible, l'angoisse voluptueuse de l'extraordinaire les clouait sur leur chaise, devant leur verre de bière. Ils restaient là, d'instinct, sans savoir pourquoi,
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attendant quelque chose qui arriverait fatalement ce soir.
Ils continuaient de garder un silence apathique, mais leurs sens s'éveillaient comme se déroulent lentement les serpents après les longues léthargies.
Ils observaient les citadins du coin de l'oeil, en apparence de la façon indifférente qu'ils s'étaient regardés l'un l'autre tout à l'heure, mais ils leur portaient un réel intérêt.
Loïe Dalziel lui-même, non seulement ne parvenait pas à se distraire de leur présence mais aspirait à s'approcher d'eux, à compter pour quelque chose à leurs yeux, à se mêler d'une manière ou l'autre à leur vie. Sympathie ou répugnance, il y avait des deux dans le sentiment bizarre que ces passants lui inspiraient.
Le seul chez qui ces impressions vagues commençaient à se débrouiller et à s'élucider était Sus Bolpap, le fouinard. Il se rendait compte de l'importance que prenaient ces étrangers; il comprenait les suggestions mystérieuses de l'air ambiant et pressentait dès l'entrée du couple quel serait le méchant tour à leur jouer en même temps qu'à une troisième personne.
Comme ses compagnons, il paraissait absorbé, mais ses petits yeux obliques allaient des amoureux à Loïe Dalziel, et un fatidique sourire de sphynx relevait ses lèvres étroites et démasquait ses dents pointues.
Les deux promeneurs s'étaient assis à la table du milieu, la seule inoccupée, et affectaient de ne pas faire attention à ces rustres, assez portés, d'ailleurs, à prendre pour une marque de déférence, le calme que leur entrée avait rétabli. Même, cédant à ce besoin d'épate des freluquets à la campagne, le jeune homme blême demanda au baes des consommations à noms exotiques qu'il savait introuvables dans ces parages et à cette distance de la ville. Le baes obséquieux s'excusa, non sans goguenardise, et le poseur consentit à se contenter de la bière du pays.
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Enchérissant sur son dédain pour cette galerie de pandours, il en prenait à l'aise avec sa ‘demoiselle’, la chiffonnait un brin, l'embrassa à plusieurs reprises, et sa piaffe de cabotin en bonne fortune semblait leur dire: ‘Oyez, gens de peu, comme s'aiment un artiste et son élue!’
Elle encourageait ces privautés par des petits rires chatouillés et se trémoussait sur sa chaise; tapait, de son ombrelle, ses jupes poudreuses; montrait un bas de jambe bien prise; coquetait, s'amusait peut-être à éveiller des désirs chez ces six robustes blousiers.
Ce manège dura quelque temps. Les paysans continuaient de piper et de ruminer en silence. Aucun ne songeait à partir. Ils avaient redemandé à boire. Les dédains des tourtereaux les irritaient mais ils n'en laissaient rien paraître. Ils entretenaient contre ces étrangers la prévention de tous les ruraux contre les citadins, mais ils leur en voulaient moins à présent, d'être venus empêcher la petite frottée entre les deux maçons. Ils se réjouissaient presque de leur arrivée; cela, sans bien savoir pourquoi, mais de plus en plus sous l'empire du pressentiment que ces passants allaient leur fournir une récréation autrement rare.
Le spectacle du calicot becquetant sa maîtresse exerçait une influence de plus en plus crispante sur Loïe Dalziel. Il oubliait son emportement contre Sus Bolpap, et se sentait envahi par le désir de luttes à la fois pleines de douceur et de cruauté; le besoin de se livrer tout entier à la proie convoitée et brutalement conquise. Son sang ne s'était calmé qu'en incendiant sa sève épaisse d'adolescent vierge. Il aurait voulu se placer entre ces deux amants et tâter aussi de cette femelle; palper ce cou charnu, fourrager cette poitrine. Cela devait être drôle d'embrasser une dame, de la meurtrir, de friper un peu son plumage comme celui d'un pinson serré dans une main calleuse. Il lui tardait de faire cesser ce caque- | |
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tage énervant sous un baiser qui lui clorait le gros bec rose!
Jusqu'à présent, Loïe s'était peu inquiété des filles. C'était un de ces dadais comme il en existe beaucoup à la campagne, qui lutinent et tourmentent longtemps les pataudes avant de s'accoupler pour de bon et qu'une crainte presque superstitieuse arrête au moment des véritables prises de possession. Mais ce soir, Loïe irait jusqu'au bout, ses oreilles bourdonnaient, les objets dansaient devant ses yeux, la grosse demoiselle et son galant semblaient s'éloigner et se rapprocher de lui comme pour le narguer. Il cherchait sa salive, serrait les dents, ses genoux s'entrechoquaient sous la table. Ah! tenir cette femme à sa merci, lui montrer sa force, la faire crier, se vautrer avec elle! Il la voulait, il l'aurait, dût-il l'avoir malgré son consentement, dût-il la détériorer à moitié, l'étourdir à peu près comme il aurait assommé ce maçon tout à l'heure!
Ce maçon, lui, se doutait du trouble sensuel causé chez Loïe et riait sous cape:
- Allons, le tour sera réussi! Cela s'annonce à merveille!
Le fluide criminel que dégageaient, ce dimanche, le temps pluvieux, l'heure nocturne, le vent chargé d'odeurs troublantes, les ferments de la bière, les humeurs accumulées dans les corps farouches ou chastes, fit-il enfin sentir son influence aux deux intrus? mais ils se turent à leur tour, promenèrent autour d'eux des regards inquiets et se levèrent d'un commun accord. Elle avait pris son bras en se rapprochant de lui comme si elle cherchait protection, tandis que plus blanc encore qu'à son entrée, il payait, oubliait de ramasser sa monnaie et l'entraînait précipitamment au dehors en bredouillant, cette fois, un respectueux bonsoir.
A peine étaient-ils sortis que les six paysans se regardèrent et se comprirent.
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Avant de s'être dit un mot, ils se trouvaient de connivence.
D'un bond presque à la fois, ils s'élancèrent dehors, puis se mirent à courir dans la direction de la ville.
Un instant, comme Loïe Dalziel restait en arrière, Sus Bolpap lui prit la main!
- Viens, dit-il, nous aurons du plaisir!
- Oui, allons! balbutia Loïe en serrant sans rancune la main du tentateur.
Et ils redoublèrent de jambes ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...
Dans les journaux:
‘Le 24 septembre 188... une jeune fille nommée Aline B... et le cavalier qui l'accompagnait à la campagne, venaient de s'arrêter pour se rafraîchir dans un estaminet de la route de Pouderlée, lorsque, peu d'instants après leur sortie, ils furent assaillis par une demi-douzaine de jeunes voyous.
‘Tandis que son compagnon était roué de coups et laissé pour mort sur la voie publique, M11e B... fut entraînée à l'écart et devint victime des derniers outrages de la part des auteurs de cette lâche et criminelle agression.
‘La justice fut quelque temps avant de pouvoir tirer cette affaire au clair et de connaître les noms de tous les coupables.
‘Enfin, à la suite d'une laborieuse instruction, les six inculpés furent renvoyés devant le tribunal correctionnel, et c'est hier qu'ils y ont comparu. Les débats ont eu lieu à huis clos.
‘Le tribunal a condamné les deux principaux prévenus:
‘1o Loïe Dalziel, 19 ans, surveillant de travaux, à Pouderlée, à quatre années de prison pour crime de viol
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étant à plusieurs, et à six mois pour coups et blessures infligées au sieur Gontran D...
‘2o François Bolpap, 19 ans, ouvrier maçon à Pouderlée, à trois années de prison pour viol, et à six mois de la même peine pour extorsion d'une somme de quatre francs au préjudice de la victime.
‘Les quatre autres ont été condamnés pour viol à deux ans d'emprisonnement.
‘En vain, Me Glose, l'avocat de Loïe Dalziel a-t-il invoqué les irréprochables antécédents de son client et plaidé un brusque coup de folie, les charges établies par l'instruction contre ce criminel étaient trop fortes. Il résulte des dépositions unanimes de ses complices que Dalziel avait non seulement abusé le premier de la fille B..., mais qu'il avait aidé, ensuite, à maintenir la victime pendant que ses compagnons s'assouvissaient.
‘Un incident a douloureusement affecté le public présent à la levée du huis clos. Pendant la lecture du jugement, le père de Dalziel, un honorable entrepreneur maçon de Pouderlée, est tombé en syncope après avoir crié: ‘Loïe! Mon pauvre fils!’ On craint, vu son grand âge, que M. Dalziel ne survive pas à cette terrible épreuve.
‘Les six prévenus qui avaient été laissés en liberté provisoire, en attendant leur comparution, ont été arrêtés séance tenante sur l'ordre du tribunal.’
Les journaux ignorèrent ce détail:
Tandis que Loïe, entraîné par les gendarmes vers la voiture cellulaire, sanglotait comme un enfant et se cachait le visage, le Louche lui coula ces mots à l'oreille:
- Qui aurait dit à baes Dalziel que son fils, le brave Loï, serait logé à la même enseigne que ce coquin de Sus Bolpap, hein, camarade?
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