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Le coeur de Tony Wandel
I
A Edmond Picard.
Si j'en crois les chroniques saturniennes publiées après la disparition de notre planète, c'est vers l'an 2250 que la science atteignit son apogée chez les hommes. On tenait l'antidote contre le virus de la rage et les microbes du choléra, les recherches opiniâtres des physiologistes aboutissaient; l'anthropologie nouvelle distançait vertigineusement les découvertes antérieures; dans des manières de phalanstères placés sous l'invocation de l'initiateur Charles Darwin, les specialistes activaient la sélection de la race humaine, lorsqu'un savant, peu renommé encore, dégagea victorieusement un des x les plus formidables de l'équation universelle.
C'était un chirurgien des Flandres, le docteur Van Kipekap, hardi et persévérant comme tous ceux de son pays. Sans cesse interrogeant sur leurs causes les phénomènes de la vie, il crut longtemps possible, avec Christophe Wren et Denis, de substituer, au sang vicié de l'homme décrépit, celui d'un enfant ou d'un adolescent. Il reprit en les étendant les expériences commencées par Brown-Séquard aux siècles révolus; notamment il parcourut les pays où la peine de mort existait encore pour opérer sur les suppliciés. Les essais de ses prédécesseurs portaient sur des chiens, des lapins, tout au plus sur un bras humain fraîchement amputé: il fut le premier qui rendit à la vie des têtes d'hommes décapités.
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Une de ces résurrections compta dans sa carrière d'anatomiste. Se trouvant au Japon et apprenant la décollation imminente d'un soldat rebelle il obtint de se livrer sur la dépouille, après l'oeuvre du bourreau, à ses manipulations favorites. Comme d'habitude, il attendit que la tête enlevée eût perdu, peu à peu, la sensibilité et lorsque les paupières furent fermées, les yeux ternes, les narines immobiles, il fit entrer, par une pompe, du sang rouge et clair privé de sa matière coagulante, dans les artères du cerveau. Alors tous les seigneurs invités virent, graduellement, cette tête, inanimée auparavant, revenir à la vie, se rouvrir les paupières, s'enfler la narine, le teint exsangue se ranimer, les yeux s'illuminer. L'injection continuant, la bouche grimaça, les dents crissèrent, les regards roulèrent douloureux, des larmes perlèrent. Puis, quelqu'un ayant appelé l'assassin de son nom, les prunelles allèrent lentement du côté d'où venait l'appel et la voix effroyablement faible du condamné demanda: ‘Que me voulez-vous?’ En ce moment une panique s'empara de l'assistance haletante et pétrifiée; tous gagnèrent les portes; l'aide de l'expérimentateur même abandonna la partie. Ils culbutèrent l'appareil, la pompe, les récipients et jusqu'à la tête qui roula, bondissante et hurlante, sur le parquet, cherchant à happer les jambes des fuyards empêtrés dans leurs harnachements de gala.
Après cette scène, le docteur demeura trois mois sans poursuivre ses explorations.
Il les reprit, les étendit, cuirassant ses nerfs à l'épreuve de toute surprise, mais elles ne parvenaient plus à le satisfaire. Les phénomènes de résurrection ne duraient qü'aussi longtemps qu'on continuait d'introduire le sang au moyen du procédé artificiel et mécanique.
Il essaya de rappeler à la vie des individus morts de maladie et rencontra des obstacles plus considérables encore. Souvent le fluide nouveau conduit dans le ca- | |
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davre ne suffisait plus pour le galvaniser. Le docteur attribua cet échec à l'usure ou à la contamination des organes. Il importait que la chair coulante, le suc régénérateur trouvât des canaux et des réservoirs dignes de lui. Le problème reviendrait à renouveler les parties essentielles du corps. Mais lesquelles? Les remplacer toutes eût été chimérique.
Van Kipekap n'hésita plus longtemps. L'impulsion donnée au sang partant du coeur, c'est à ce viscère que s'arrêta le docteur. Une considération plus sérieuse encore dictait son choix. Comme Aristote et Ficinus, il plaçait l'âme dans le coeur à l'encontre de Platon et de Descartes qui la logent dans le cerveau. Le coeur représentait non seulement à ses yeux l'origine et le moteur de la circulation, mais bien le principe et la source même de la vie. Par la substitution d'un coeur sain à un coeur épuisé, il rajeunirait les vieillards, guérirait les malades, réaliserait cette fabuleuse fontaine de Jouvence que ses prédécesseurs et lui-même attendaient de la simple transfusion du sang. Dans cette foi il se remit à ses exercices de vivisection, afin de s'entretenir la main, d'acquérir l'habileté et la promptitude indispensables. L'extraction du coeur comportait d'abord une large incision pratiquée dans la poitrine prés de la sixième vraie côte; ensuite une première section pour séparer les veines caves supérieure et inférieure de l'oreillette droite, un second coup de scalpel pour détacher le coeur de fartère pulmonaire, un troisième pour disjoindre les veines pulmonaires et Toreillette gauche, enfin un dernier tour de main pour trancher l'artère aorte. Si l'on songe qu'il fallait pratiquer cette extraction sur deux individus, fixer le coeur sain à la place de l'organe contaminé, raccorder par des ligatures les tronçons de veines et d'artères aux embranchements correspondants dans la poitrine de l'individu à calfater, recoudre le péricarde et les chairs du thorax, on comprendra les dépècements innom- | |
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brables auxquels se livra Van Kipekap, dans le
mystère et la retraite, sur toutes les bêtes de la création, avant d'expérimenter sur ses semblables. Enfin il crut son ‘entraînement’ suffisant et n'attendit plus que l'occasion d'affronter l'épreuve décisive. Elle se présenta:
A l'hôpital de N..., sur l'Escaut, où le docteur Van Kipekap civait sa clinique, il avisa un jour deux voisins de lit, un vieux grabataire et un jeune blessé. Tous deux agonisaient, avec cette différence que le premier succombait à la maladie, à la sénilité, et que l'autre, bâti pour vivre de longs jours, périssait accidentellement.
Le novateur tenait sa démonstration.
Ayant convoqué solennellement les plus illustres des docteurs, ses internes et les grands de Flandre, il chloroforma les deux patients, exécuta point par point le petit programme répété si souvent sur d'innocents chiens de rue et de sympathiques lapins, parvint effectivement à substituer le viscère bien vivant et intact de l'adulte à la patraque détériorée du septuagénaire. Le blessé expirait, tandis qu'après un sommeil réparateur l'invalide se réveillait, complètement transfiguré, gaillard, dispos, rajeuni de quarante ans.
Des confrères de Van Kipekap, les uns crièrent au miracle, à l'exception; les autres à la supercherie, au compérage. Tous le mirent au défi de renouveler cette mirifique expérience. Van Kipekap ne demandait pas mieux, il réussit derechef; il opéra itérativement avec la même facilité. Alors les envieux s'inclinèrent. En attendant, la nouvelle de ce prodige se répandait, fulgurante et retentissante, aux quatre coins du monde. L'humanité entière exalta ce Flamand qui la dotait d'une presque immortalité. A la vérité la trouvaille n'intéressait que les gens assez fortunés pour se payer ce regain de jeunesse. Ceux-là changeraient de coeur comme de pelure et de maîtresse. Par l'introduction d'un coeur nou- | |
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veau dans l'économie, les autres rouages de l'horloge humaine se radoubaient.
Il devint fort difficile de se procurer les viscères de rechange, car il ne se trouvait pas tous les jours, à point nommé, un maraud bien constitué que le sort livrât à une mort tragique, et qui, déclaré perdu, consentît à se séparer de son coeur irréprochable au profit du millionnaire hypothéqué par la vieillesse et les excès. En temps normal, on ne s'approvisionnait de cet estimable article que dans la categorie des héros de faits divers: les maçons qui dégringolent des échafaudages, les houilleurs surpris par une déflagration de molette, les voyageurs broyés dans un coup de tampon, les mômes écrasés par une voiture, les victimes des escarpes et aussi les mêmes escarpes à l'heure de l'expiation. Le coeur représentait l'article de luxe par excellence, le monopole des Crésus. Les prix montaient en raison de la jeunesse et de la vigueur du sujet. La spéculation s'en mêla; le coeur humain fut coté à la Bourse comme toutes autres valeurs. Malgré les sommes inouïes auxquelles revenait cet engin, l'offre restait invariablement au-dessous de la demande.
La guerre seule provoquait une baisse. C'était l'unique occasion de raccommodage offerte aux marmiteux des classes moyennes. Aussi, assistait-on alors au plus extraordinaire des spectacles. Cacochymes et incurables se faisaient charrier à la suite des corps d'armée, haletant après les lendemains de boucheries, attendant leur longévité de la suppression violente de milliers de valides et de crânes. Sur les échiquiers sanglants des hommes noirs cravatés de blanc, les chirurgiens et les notaires de ces messieurs, trimbalés dans des litières, se penchaient armés de leurs trousses et de leurs écritoires au-dessus des jeunes recrues et des conscrits blessés à mort. A ceux de ces blonds éphèbes qui râlaient déjà, les vampires ne demandaient même plus le consentement
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signé ou prononcé devant témoins. Le chirurgien se passait du ministère de l'homme de loi et trouait et charcutait en toute diligence le soldat expirant. Ils allaient ainsi, d'un corps à l'autre, préludant aux mutilations des grolles et des vautours.
Fatalement des abus se produisirent et la justice s'arma de lois nouvelles. En temps de paix maint industriel sans vergogne ne recula pas devant le crime pour s'approprier le trésor que la politique tardait à lui livrer. Les assassins suppléèrent les conquérants. Les tribunaux instruisirent d'abominables affaires de rapts et de tueries d'enfants.
Ainsi, la découverte du docteur Van Kipekap ne profita qu'à l'infime minorité des humains et aggrava le sort du peuple en exposant sa robustesse et son sang même aux convoitises féroces des grands. Et l'ilotisme subsista sous des formes aussi variées que dans le passé; graines de bagne, larves d'hôpital, gibier de potence, chair à canon, chair à plaisir, chair à scalpel.
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II
En ces temps-là le docteur Van Kipekap de N... sur l'Escaut avait pour concitoyen un pauvre diable de paveur nommé Tony Wandel. C'était une âme simple et chrétienne dans un corps digne des siècles homériques. Uni à une blonde pauvresse, son équivalent par la résignation et belle à l'égal des légendaires bourgeoises d'Anvers et de Bruges, père de trois petiots joufflus comme des aquilons rubéniens, il peinait ferme durant les six jours, sa hie ou sa maillote retombant en cadence, sans cesse, sur les cadettes à paver. Il ne connaissait d'autres chômages que ceux de commande; il aurait cru voler les quatre candides créatures composant son paradis sur terre en distrayant seulement, au profit de
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l'ivresse, un quart d'heure du jour ouvrable et un sou de son salaire. Tony Wandel n'éprouvait ni envie, ni rancoeur, en comparant son sort à celui des patriciens de N... Il prenait le temps comme Dieu l'envoyait, s'estimant sans rival tant qu'il pourrait nourrir, loger et vêtir les siens. Les dimanches d'été et aux féries, après vêpres, l'humble maisonnée se promenait amoureusement le long du fleuve. Ils humaient les brises salines, les fragrances des foins fauchés en contrebas des digues, et aussi les odeurs iodées des varechs, le parfum avifiant des goudrons. Leurs yeux suivaient le vol d'une voile blanche sur la nappe verdâtre des flots ou la tirebouchonnante fumée d'un paquebot. Moins contemplatifs, les enfants dévalaient des talus, cueillaient des brassées de fleurs gourmandes, tandis que des bestiaux vautrés et des chevaux farouches les saluaient d'un hennissement ou d'une lamentation. Vers le soir, après la marche bienfaisante, ils se blottissaient sous la tonnelle d'un cabaret de barrière, tenu en vibration par l'orgue et la danse, et se partageaient une waterzoie, cette bouillabaisse des Flandres, et des tartines au fromage blanc relevé d'ail, le tout accompagné d'un délectable uitzet, la bière des bières. Ils rentraient à la nuit fermée, sympathiquement taciturnes, les parents portant sur leurs bras les deux derniers nés.
Ainsi ils labouraient leur vie, coulaient des semaines grises et monotones comme un ciel d'averses que les dimanches traversaient d'arcs-en-ciel. Mais cette humble félicité de paria s'éclipsa.
Un jour la ménagère attendit plus longtemps que d'habitude le paveur à l'heure de la soupe. Inquiète elle courut au chantier. Elle y apprit des camarades d'équipe de son homme, que celui-ci, secourable à son ordinaire, en donnant un coup de main pour dégager un camion, avait été renversé au moment où le cheval, fouaillé par le conducteur impatient, tirait du collier et réussissait à
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ébranler le lourd véhicule dont une roue passa sur les jambes du paveur. Elle trouverait le blessé à l'hôpital, et, ajoutèrent les compagnons en hochant la tête, peutêtre - avec deux membres de moins.
Ayant entendu la triste antienne, Nélie se hâta de voler à la recherche de son homme. On avait exagéré. L'amputation des jambes du paveur ne serait pas nécessaire, mais le pauvre diable resterait perclus toute sa vie et ne pourrait se mouvoir sans béquilles.
Il guérit, mais à quoi bon? Plus de travail les six jours, plus de promenade le septième. Peu à peu ils mangèrent leurs économies, vendirent les plus coquettes de leurs nippes; à un moment, ils étaient obérés, la taille du boulanger se couvrait d'innombrables encoches; puis les privations attaquèrent la florissante complexion de la femme et des enfants; alors il ne resta d'autre ressource au paralytique que l'aumône. Tous les jours, laissant la malade à la garde des petits, le béquillard entreprenait son douloureux et humiliant pèlerinage. Lui, dont les bras musclés auraient encore pu soulever si allégrement le pic ou la mailloche, en était réduit à tendre la main, au risque de passer, confondu avec les truands et les gueux, pour un imposteur.
Une fois qu'adossé au porche d'une église il se mâchait le coeur et, songeant à ses pauvres anges, se disait que pour l'amour d'eux il s'ouvrirait les veines et les nourrirait de son sang, Tony fut accosté par un petit homme dans la force de l'âge, au teint reposé, aux lèvres fines, à l'oeil vairon, le visage encadré dans des côtelettes poivre et sel, l'air malin, bedonnant, vêtu de noir, décoré et portant lunettes. D'une voix métallique et saccadée, ce personnage fit subir une sorte d'interrogatoire au jeune invalide. Le confiant Tony s'ouvrit volontiers de ses peines à l'étranger; quoique le garçon fût assez prolixe en narrant son aventure et qu'une blésité chronique allongeât encore ce lamentable récit, l'inconnu
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prêtait une oreille complaisante à cette complainte et, par un hochement de tête approbateur, engageait le paveur à continuer. Le mystérieux interlocuteur n'était autre que l'illustrissime docteur Van Kipekap. En écoutant le gars, le chirurgien dévisageait minutieusement sa nouvelle connaissance; ses yeux inquisiteurs semblaient vouloir pénétrer sous les téguments pour analyser le sang et les humeurs. Le mendiant se taisant, le docteur reprit ses questions:
- Et, en dehors de ce petit malheur..., pardon de cette catastrophe, qui vous privé de l'usage de vos flûteaux... dites, cher ami - passez-moi cette familiarité, car votre mine m'agrée infiniment - fîtes-vous déjà une maladie grave?
- Je ne connaissais mon lit que pour l'amour ou le sommeil, avant que cette calamité m'eût appris ses autres fonctions...
A présent je me porte trop bien pour un être inutile, ajouta avec un profond soupir le bénin garçon; j'en veux à mon estomac qui réclame impérieusement une nourriture que mes bras ne gagneront plus...
- Vraiment, vous éprouvez de la faim! Adorable jeune homme!... Providentielle rencontre! Montrez-moi la langue? Je voudrais en manger... Me permettrezvous de tâter le pouls?... Excellent. Et d'approcher mon oreille de votre poitrine? Là! parfait! Un coeur à battre cent ans sans dévier d'une pulsation. Soixante-quinze battements par minute; le chiffre normal...
Il les avait comptées sur son chronomètre. Le naïf Tony se prêtait à cette auscultation avec toute sa déférence originelle.
Le docteur paraissait de plus en plus enthousiaste et expansif; il se frottait les mains, son visage s'émerillonnait, il prononçait avec volubilité des paroles sans signification pour le paveur.
- Merveilleuse constitution!... Coffre solide!... Ir- | |
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réprochable eucrasie! Vingt-trois ans, donc en dehors de l'âge climatérique! Pas de bile... Sang généreux, ni trop épais, ni trop fluide!... Voilà qui ferait notre affaire! Il n'y a que ces las-d'aller, mal nourris et mal couverts pour réunir un concours semblable de vertus physiologiques!
Brusquement, il interpella le cul-de-jatte:
- Ainsi, garçon, si je saisis la moralité de votre intéressante histoire, nous ne tenons plus grandement à cette diablesse de vie et nous la quitterions sans regret, à condition que notre entree dans le royaume des taupes profitât à notre veuve et à nos orphelins?
- Hélas, Monsieur, c'est bien là mon idéé. Malemort vaut mieux que malêtre!
- Eh bien, camarade, si je' vous prenais au mot et vous demandais l'abandon d'un reste de jours désastreux contre une fortune garantie à ceux que vous laisserez après vous.
- J'accepterais! répondit résolument le soukelaire; à condition que vous me montriez une porte chrétienne pour sortir de la vie... Le suicide entraîne la damnation...
- Mais un sacrifice comme celui que vous consommeriez pour sauver votre famille ne s'appelle plus un suicide! dit le rusé docteur en se rappelant sa casuistique.
- Vous croyez, Monsieur? Au fait, un personnage de votre importance discerne mieux le juste de l'injuste que nous autres, simples ouailles. Dites-moi ce qu'il faut faire; je suis votre homme...
- A la bonne heure: Voilà un crâne! J'avais raison d'incliner pour vous et votre caractère ne dément point votre physionomie. La main, tope-là! Votre veuve gagnera cinq cent mille florins avant le coucher du soleil ou je veux y perdre mon nom.
- Ma veuve!... Cinq cent mille florins! répéta le
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mendiant et une angoisse lui poignit le coeur, mais une espérance le lui dilata aussitôt.
- Ah! nous menons rondement les affaires, mon jeune ami. Marché mis à la main, marché conclu... C'est aujourd'hui même qu'il faudra vous défaire... Mais avant que je vous expose cette transaction par le menu et la façon dont nous tiendrons réciproquement nos engagements, veuillez m'accompagner en un endroit plus favorable à la confabulation...; surtout que nous épient des badauds bien intrigués par le colloque d'un dépenaillé comme vous avec le célèbre docteur Van Kipekap... Vous comprenez, il nous faut garder les dehors...
Justement ils se trouvaient à proximité d'une taverne à la mode. Van Kipekap entraîna sa placide capture dans un salon à l'abri des indiscrets et tous deux s'attablèrent devant une collation réconfortante et un délicieux flacon de vin de liqueur qui mettait dans leur verre comme un spinelle liquéfié. Alors ce fut au docteur de raconter.
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III
Le grand homme, fidèle à sa patrie et bourgeois endurci de N... sur l'Escaut, comptait aussi parmi ses concitoyens son principal client le richissime banquier Trekkenpluk, un sexagénaire moribond, qui voulait à tout prix retrouver une santé et une jeunesse nouvelles afin de jouir des biens fabuleux dont le trépas menaçait de le séparer. Depuis plusieurs années il quêtait un maroufle de bonne volonté qui lui vendit un coeur solide, garanti sans défaut par les médecins. Malheureusement la fatalité reculait le moment de cette acquisition. Les suicides diminuaient et les suicidés trop adroits au gré du banquier se tuaient sur le coup et se frappaient au coeur même, ne voulant pas que le précieux viscère
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profitât aux survivants. Lorsqu'à la nouvelle qu'un paupérien s'était branché, Van Kipekap, toujours d'aguets, dépêchait vers le galetas ses plus fidèles limiers, ceux-ci arrivaient trop tard et le pendu qu'ils détachaient complètement refroidi avait déjà dansé la bourrée suprême. Les assassins achevaient trop consciencieusement leurs victimes et dépistaient malicieusement les pourvoyeurs de l'échafaud. Jusqu'aux blessés transportés à l'hôpital qui s'avisaient de trépasser sans prévenir le financier animé des sentiments les plus larges à leur égard. En parcourant dans le journal le nécrologe de ces physiciens ingénus de couvreurs et de plâtriers qui vérifient à leurs dépens les lois de la pesanteur et de la chute des corps, le malade ressentait cette rancoeur des capitalistes qui, consultant la liste des numéros sortis au tirage, s'aperçoivent qu'au chiffre des unités près, un de leurs lots décrochait la prime.
Maussade il abordait la lecture des ‘accidents, méfaits, sinistres’:
Rue Morgue, ce matin, un jeune (ici, il dressait l'oreille) manoeuvre, natif de la campagne (la campagne! De la robustesse, de la sève, alors! Le liseur s'affriolait) âgé de dix-huit ans (le meilleur âge pour se rendre utile au vieillard millionnaire en opérant sa crevaille), se trouvant exceptionnellement en état d'ivresse (digne alcool, secourable ivresse!) est tombé à travers les solives d'un second étage. (Le banquier se ranimait.) Grièvement blessé à la tempe gauche (ah! ah!) ce malheureux a été transporté dans une maison voisine (je te tiens, rustique adolescent, à moi ta santé pataude!) au no 7, où notre éminent praticien, le docteur Van Kipekap, se trouvant à proximité du théâtre de l'accident (a-t-il du flair ce cher docteur!) est accouru charitablement pour prodiguer au jeune prolétaire les secours gratuits de son art. (Hé! hé! farceur de Van Kipekap! On sait ce que valent tes secours dans l'espèce!) Malheureusement
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(hein? Qu'est-ce à dire?) l'illustre physiologiste n'a pu que constater le décès (Au secours! A moi... j'étouffe) de l'imprudent goujat!
La feuille échappait des mains du banquier écumant, épileptique, poussant des cris de chat en folie.
- L'imprudent goujat! répétait-il. Vraiment, ces gazetiers abusent de l'euphémisme. C'est le voleur, la canaille, le ravisseur, qu'il eût fallu imprimer. Dix-huit ans! Malheur! Et ce Kipekap accourant pour constater le décès! Encore un aigle celui-là! Qu'attendre d'une société où de pareilles monstruosités se produisent... Voilà le troisième coeur de maraud perdu pour moi!
Pour comble de guignon, aucune menace de guerre ou de révolution ne couvrait l'horizon politique. Les rois ne se jalousaient plus, les peuples semblaient définitivement domptés; anarchistes, fénians, nihilistes chômaient depuis un temps immémorial. Les diplomates se faisaient risette et l'épée des capitaines prussiens se rouillait avec les pointes du compas des stratégistes. La France renonçait à civiliser ses voisins et à faire leur bonheur malgré eux. Elle n'entreprenait même pas la moindre occision d'entraînement chez les Cochinchinois ou chez les Kroumirs.
Et le vieux Trekkenpluk baissait comme la flamme d'une lampe sans huile; il risquait de défiler la parade devant Pierrot-la-Mort ainsi que le plus infime gagnedenier. Epouvanté à l'idée d'un dénouement dont les pronostics s'accumulaient d'heure en heure, il se cramponnait désespérément à l'existence.
Ses héritiers, des cousins à un degré éloigné, s'impatronisaient chez lui pour s'abattre sur ses dépouilles dès qu'il trépasserait. Ses larbins n'attendaient pas qu'il eût rendu l'âme pour le voler: un coulage fantastique régnait dans la demeure du mauvais riche; la valetaille faisait un dégât effrayant de vins et de viandes. Ses compagnons de débauche, des épicuriens aussi égoïs- | |
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tes et aussi durs que lui, se gardaient bien de venir troubler la quiétude et l'insouciance animales de leurs derniers jours au spectacle écoeurant de ce jouisseur qui s'en allait.
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IV
Pendant que le docteur racontait ces faits à son interlocuteur, Tony ébloui répétait en a parte ce chiffre fantastique: ‘Cinq cent mille florins!’ dont les syllabes sonnaient comme un cliquetis de pièces d'or. L'importance de la somme offerte vainquait ses hésitations. Il se représentait l'avenir opulent des siens, sa femme logée dans un palais aussi grand que le Beffroi; elle et les mioches vêtus de soie et de dentelles, couchant dans la couette, la table mise pour une cocagne éternelle, une kermesse à boudins qui ne finirait qu'au jugement dernier; il les voyait trinquer du broc rempli de délectable uitzet et boire, attendris, au salut, sinon à la santé, de leur pauvre père.
Le docteur arracha l'évangélique garçon à sa rêverie panachée de regret et de consolation et, comme s'il en pénétrait la nature, il porta un toast aux futurs orphelins et à la prochaine veuve.
- Et maintenant, jeune homme, si vous le voulez, nous nous rendrons chez mon client le notable banquier Van Trekkenpluk, en ce moment le plus riche homme de Flandre, mais aussi le plus pitoyable.
- Marchons! dit simplement le paveur.
Un avançage se trouvait près du parvis de l'église où les deux hommes s'étaient rencontrés. Les pauvres locatis, la tête plongée jusqu'au chanfrein dans la musette, broyaient leur picotin avare, tandis que leurs cochers s'alcoolisaient de compagnie, par tournées, devant les comptoirs. Van Kipekap avisa un fiacre, y fit monter
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l'écloppé et s'assit à côté de lui, puis il jeta au cocher le nom du Crésus flamand.
La voiture arrêta devant une porte à mascarons prétentieux, celle de l'hôtel Van Trekkenpluk. Un heiduque leur ouvrit et les conduisit par des vestibules et des corridors immenses comme des nefs de cathédrale, des escaliers de marbre ophite, des enfilades de salons tendus de gobelins, meublés de cabinets de laque, de dressoirs d'argent orfévri chargés de porcelaine caraque; des tapis de Perse étouffaient le bruit des pas du docteur et des béquilles du cul-de-jatte. De palier en palier, ils rencontraient des valets glabres et renfrognés, le houssoir sous le bras, avec qui l'heiduque échangeait des clins d'oeil épouvantés. C'était la présence insolite de ce gueux qui les inquiétait. Mais le docteur Van Kipekap était une puissance; on tremblait devant son habileté, et, quoique les parents du banquier connussent ses projets sur le moribond, nul n'aurait osé encourir la rancune d'un homme aussi prodigieux et fermer la porte à quelqu'un de sa compagnie.
Après une longue promenade, Tony et son introducteur pénétrèrent dans la chambre à coucher du vieillard. Ils le trouvèrent étendu dans une chaise longue, enveloppé de fourrures, respirant péniblement, et présentant, avec sa peau jaune collée sur les os, l'expression vitreuse de ses yeux, l'inertie de ses membres, le rictus amer contractant ses lèvres violettes, l'aspect d'une momie vivante. En usant de force ménagements, le docteur mit Trekkenpluk au courant de l'emploi de sa matinée et lui présenta sa nouvelle et précieuse connaissance.
- Une occasion qui ne se retrouvera plus! chuchota-t-il en se penchant sur le moribond. Cinq cent mille florins pour lui, autant pour moi. C'est marché donné!
Le malade paraissait se ranimer à cette suprême chance de salut; une flamme avivait son oeil cave et il inspectait Tony des pieds à la tête, avec une expression
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de convoitise si féroce, si safre, que le paveur faillit s'enfuir.
- Dites, docteur, glissa-t-il tout bas à l'oreille de son ami, il semble bien endiablé après ma vie, votre client! Un vilain moineau, sauf respect...
- Mais un magnifique payeur, par contre...
- Vous avez raison, docteur.
Et il se résigna.
On ne perdit pas de temps. Deux formules de contrats sur papier timbré, depuis longtemps préparées, furent remplies par les deux parties; Tony signa d'une croix comme les chevaliers du moyen âge. Puis Kipekap munit le patient d'un chèque d'un demi-million, à toucher par la prochaine veuve Wandel, le jour même, à la Banque Trekkenpluk.
- Pourrais-je remettre moi-même ce billet doux à ma chère âme? demanda l'honnête gars avec son confiant sourire.
- Vous avez entendu nos conventions, mon camarade? Vous ne verrez plus votre femme...
- Och God! Mourir sans embrasser une dernière fois mes irrésistibles capons!... Mais je me soumets; pour sûr leur vue m'enlèverait toute résolution!... Dites, docteur, vous remettrez l'héritage à ma femme?
- Volontiers. Avant ce soir le trésor sera chez vous...
- Merci, le meilleur des docteurs; je suis confus du tracas que je vous donne...
- Pas du tout, mon garçon, objecta le chirurgien peu impressionnable de sa nature et de sa profession, mais un brin démonté devant tant de mansuétude et de candeur. - Et maintenant en route, car l'honorable M. Van Trekkenpluk me semble au plus bas aujourd'hui, et nous ne jabotons que depuis trop longtemps...
Sur l'ordre de Kipekap les domestiques, avec infiniment de précautions, enlevèrent sur une civière le vieux banquier, qui ne cessait de piailler et de geindre, et le
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déposèrent plus emmitouflé que jamais au fond du carrosse attelé dans la cour d'honneur. L'opérateur et le ‘sujet’ s'installèrent, le dos tourné au cocher.
- Où allons-nous, docteur? demanda le jeune homme, comme deux vigoureux carrossiers ébranlaient la voiture.
- Dame! Mon excellent ami, à la recherche d'un endroit paisible, un peu isolé, à l'abri de toute surprise importune, où nous puissions expédier proprement nos petites affaires...
Et riant d'un bon rire encourageant, il tapa familièrement sur l'épaule carrée de Tony. Pelotonné devant eux, le vieux Trekkenpluk râlait, la face convulsée. En le regardant, le docteur gagnait peur et consultait sa montre; ou bien il collait le nez aux glaces des portières, pour se rendre compte du chemin parcouru. Une élégante trousse et une pharmacie portative avaient été transbordées du fiacre du chirurgien dans le carrosse du banquier. Kipekap fit prendre au moribond une forte potion dormitive dont l'effet fut foudroyant.
- Il ne se réveillera plus ou bien il se réveillera rajeuni! dit le savant avec une certaine solennité.
- Dans notre métier, on appelait ‘repiquer’ l'action de remplacer les cadettes usées des routes par des pierres neuves. La route devenait mauvaise pour le vieux monsieur; c'est à un repiquage que nous allons procéder, pas vrai docteur?
Et Tony gringotta ce refrain des anciens labeurs:
Dame, dame, franc paveur,
C'reuse et nivelle la route.
Ton outil retombant avec une plainte
Entre-temps les chevaux brûlaient l'espace. Après une
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heure de cette traite échevelée, ils atteignirent la lisière d'une forêt de hêtres. On fit halte, et le docteur invita Tony Wandel à descendre et à le suivre. Ils quittèrent aussitôt la chaussée et s'engagèrent dans les fourrés. Tony portait la redoutable trousse à peu près comme Jésus avait traîné la croix. Après une centaine de pas, Van Kipekap retint son compagnon par le bras:
- Que vous semble, ami Tony? L'emplacement vous convient-il? Un poète incompris n'en choisirait pas d'autre pour exhaler un suprême sonnet objurgatoire... Ah! ah!
L'endroit représentait une sorte de clairière. Au milieu d'un pré enclavé dans les futaies compactes trônait, isolé, un hêtre magnifique. A son pied la terre s'exhaussait. Le noble marmenteau projetait à plusieurs mètres alentour une grande ombre sur l'herbe; car l'ardent soleil d'août ne parvenait pas à traverser de ses flèches les frondaisons séculaires.
Tony ne répondit pas à l'interrogation du docteur. Il comprenait que le moment approchait de dire son in manus. Ici ou ailleurs, peu lui importait. Le nez en l'air, Van Kipekap avisa une mère branche à deux mètres du sol, et presque parallèle à celui-ci.
- Hé! clama l'aimable savant, voici qui ferait un adorable gibet?
- Comme vous voudrez, Mijnheer! soupira le gars, résigné, mais quand même légèrement mélancolique.
Songez donc, il n'avait pas encore l'âge de consistance; et ce soleil ardent, radieux, ces oiseaux s'ébattant dans les feuilles au-dessus d'eux, et ce coin de ciel d'un immuable bleu, lui rappelaient les heureuses parties d'antan, le long de l'Escaut. Il soupira longuement et, dans sa poitrine, ce grand coeur qu'il allait abandonner se serrait et se détendait convulsivement.
Cependant le docteur, fort de l'acquiescement du stoïque garçon, enfonça dans le tronc de l'arbre une demi- | |
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douzaine de clous, qui devaient servir de montants au suicidé, pour atteindre la maîtresse branche. Puis il tira de sa poche une élégante cordelette de chanvre et de soie, mince comme un lacet, mais d'une solidité éprouvée, et la tendit avec son sourire le plus engageant à son compagnon.
- Lorsque vous serez prêt, cher ami, je suis à vos ordres...
- Docteur, prononça le gars, pâlissant mais résolu, puis-je vous demander une faveur encore?...
- Parlez, mon brave, mais dépêchons; car vous savez qu'on m'attend...
- Vous direz à Nelie combien je les adore, que c'est pour l'amour d'eux que je pars et que je n'ai pas voulu les voir... Vous leur donnerez de sages conseils aussi, n'est-ce pas, docteur?... Car cette fortune inopinée les affolerait...
- Reposez-vous sur moi... Je prends à tâche votre famille... Est-ce tout?
- Dieu vous récompensera, docteur!... Permettezmoi de vous embrasser...
- Volontiers... Car vous êtes le gaillard le plus déterminé que j'aie rencontré!... Pas de récriminations et de pleurnicheries, j'aime ça! Nous y sommes, hein?... Pour votre facilité et la mienne, vous feriez bien de vous débarrasser de votre sarrau.
Tony, toujours déférant, se mit en manches de chemise.
Le placide garçon jeta ses béquilles, non sans les considérer avec une certaine émotion, puis, soutenu par le docteur, il parvint à se hisser jusqu'à la branche, sur laquelle il se tint à califourchon. Van Kipekap avait préparé le noeud, un noeud coulant irréprochable, à rendre jaloux un bourreau anglais. Tony fixa la corde à la branche et se la glissa autour du cou.
- Docteur? balbutia-t-il en cet instant.
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- Qu'y a-t-il encore? fit l'autre avec une certaine impatience, car le moribond laissé dans la voiture le préoccupait bien plus que cette excellente pâte d'ilote.
- Docteur, que Dieu vous bénisse, et que mon coeur profite au vieux monsieur...
- Amen!
- Attention! Une... deux... trois...
Il ne compta pas jusqu'à quatre; ses doigts s'ouvrirent; il perdit l'équilibre, pivota autour de son siège, ses jambes lâchèrent prise et il tomba, retenu à quatre pieds au-dessus du sol par la corde brusquement tendue sous le poids. La corde, plutôt les os craquèrent. Le pauvre hère tricotait atrocement; et ses jambes mêmes, les cataleptiques, se réveillaient pour ce suprême cavalier seul.
- L'excellent soukelaire! murmura devant cette scène pénible le dur-à-cuire. Abrégeons au moins son agonie et occupons-nous de l'autre.
Son scalpel entre les dents, il prit avec l'agilité de l'écureuil le chemin que venait de suivre le paveur; il rejoignit le patient, l'opéra en un rien de temps et, muni du précieux viscère, il rejoignit en courant le banquier, endormi dans la voiture. Là, il consommait l'oeuvre prodigieuse déjà si souvent accomplie avec succès. La voiture reprenait à fond de train le chemin de l'hôtel. Penché sur le corps de l'opéré s'affalant dans les coussins, flasque comme une défroque, Van Kipekap présentait constamment une spatule d'argent à ses lèvres flétries. Après quelques minutes d'une anxiété terrible, le docteur lança un formidable hourrah: la lame polie se ternissait: Trekkenpluk respirait.
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V
Lorsque le banquier se réveilla le lendemain au petit jour, après dix-sept heures d'un sommeil égal, le vieil
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homme n'existait plus. Des cheveux noirs, plantés drus, garnissaient son occiput comparable la veille à un récif constamment lavé par la vague; les ornières de son front s'étaient remplies; une chair ferme étoffait ses joues flasques, un sang vif les colorait de la façon la plus avenante; les yeux caves et cernés se rallumaient dans leurs orbites; disparue également la patte d'oie qui en outrageait les contours; au lieu d'une lippe exsangue et livide il récupérait ses lèvres incarnadines d'autrefois, et même ses dents, ses chicots branlants et déchaussés qu'il fallait remplacer par un râtelier osanore s'emboîtaient solidement dans leurs alvéoles et présentaient un émail irréprochable. Ce rajeunissement ne s'arrêtait pas à la tête mais s'étendait à la carcasse entière; la taille se redressait, les muscles adipeux, ballottant autour du cartilage, saillaient renforcis comme à vingt ans; son thorax bombait; il retrouvait ses solides poteaux de l'adolescence. Aussi, lorsqu'il se fut jeté à bas de son lit, c'est à peine s'il reconnut dans la haute glace devant lui le gaillard bien découplé qui lui souriait l'air bon enfant.
Avec cela une humeur adorable le possédait et jonglant avec ses chaussures, se douchant comme un gamin, étourdi, passant les bras dans ses culottes et les jambes dans ses manches, il finit pourtant par s'habiller, ioulant, gringottant, ballant, sans même prendre la peine de sonner son valet de chambre. Cependant celui-ci, ronflant dans la pièce à côté, se réveilla en sursaut très intrigué par cette aubade. En le voyant accourir, la bouche en O, Trekkenpluk battit un nouvel entrechat et partit d'un formidable éclat de rire.
- Ah! ah! Hi! hi! Poufpoum! La, la, la! L'ineffable tête! Qu'a-t-il donc à me regarder ainsi, le sublime pendard! Aliho?
Le vieux domestique ne pouvait en croire ses yeux de batracien. C'était bien là son maître à trente ans, l'âge
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qu'avait Trekkenpluk lorsqu'il engagea ce maraud. Mais non, le Trekkenpluk hilare et funambulesque qui surgissait ce matin on ne sait d'où, à la place du lamentable paroissien d'hier, valait même mieux que tous les Trekkenpluk connus jusqu'à présent par Klaes. Jamais, en aucun moment de sa vie, le visage du riche homme n'avait revêtu cette expression accueillante et bénigne.
- Eh bien, Klaes, mon vieux serviteur, je vous prends en défaut, pas vrai? fanfara le banquier... Vous avez une singulière façon de veiller les moribonds; j'aurais pu expectorer ma coquine de vie et râler comme une locomotive en délire avant que Klaes songeât seulement à venir me souhaiter bon voyage... Aussi, n'ai-je plus envie de partir; farceurs que vous êtes! Je demeure avec vous, et comme je hais les mines renfrognées je décuple tes gages! Entends-tu, voleur! scélérat... Et maintenant, décampe et cours beurrer mes dix tartines... Oui, dix, pas une de moins... Et mignoter mon café... All right!
Et jouissant de la stupeur du vieux domestique, il passa devant lui, ingambe et nerveux, piaffant, quitta sa chambre et descendit l'escalier quatre à quatre. Et son rire de Titan en liesse, et sa chanson tintamarresque entrecoupée de cris d'animaux apocalyptiques, se répercutaient de palier en palier, emplissaient les corridors mornes, éveillaient des échos d'une allégresse pyramidale que le somptueux palais ne connaissait plus depuis longtemps, n'avait même jamais connue.
Tous les larbins s'estomaquèrent; mais ils prirent assez philosophiquement leur parti de cette résurrection, car tous eurent à se louer des nouvelles conditions que leur fit Trekkenpluk. On aurait crié au miracle si le docteur Van Kipekap n'eût pas habitué depuis longtemps la Flandre et le monde à des phénomènes aussi invraisemblables. Les héritiers grincèrent des dents. Voilà qu'ils retrouvaient frais comme un gardon et ca- | |
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pable de toutes les fugasses, le richissime grigou dont ils se partageaient à l'avance les copieuses dépouilles. Le resssuscité, après s'être amusé de leur déconvenue, les prit en pitié et leur servit depuis ce jour une pension dont plus d'un roi en exil se serait contenté. Et sa générosité s'étendit de sa famille à l'armée formidable de commis trimant dans ses bureaux. Jadis il les outrait comme des nègres et jamais commandeur ne se rendit plus odieux à son bois d'ébène. A présent il fit pleuvoir l'or sur ces pauvres hères; accorda de splendides invalides aux plumitifs usés à son service; et, au lieu du patron hargneux, bougon, implacable, dont la seule apparition dans l'enfilade des bureaux donnait la petite mort à la famélique légion, les gratte-papier regaillardis, bien lestés du ventre et du gousset, connurent un baes idéal, un roi de Cocagne, épanoui et vivifiant comme un soleil.
L'âme pétrée d'antan n'existait plus. Avec le coeur de l'humble Tony Wandel le mauvais riche incarnait toutes les vertus de l'évangélique paveur.
Le résultat de cette transposition de viscères avait même dépassé cette fois les plus hardies prévisions de Kipekap lui-même.
Les qualités nouvelles de Trekkenpluk paraissaient d'autant plus considérables qu'elles se manifestaient au milieu d'une oligarchie bourgeoise, cupide et matérialiste, n'adorant plus que le veau d'or et cent fois plus dure au pauvre monde que la pire des aristocraties féodales et des autocraties absolues. Aussi ses collègues du haut négoce, les boursiers, les brasseurs d'affaires, le croyant fou, essayèrent de l'exploiter et de faire passer ses millions dans leurs poches. Ils revinrent bientôt de leur erreur. La bonté ne nuisait pas à l'intelligence du banquier; ils ne le dupèrent pas plus facilement que dans le passé, et leurs spéculations déloyales tournaient même au profit du ‘pigeon’ qu'ils entendaient plumer
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en famille. Il resta doublement supérieur à ces arabes et par le génie du commerce et par une absolue probité.
Mais de toutes les conséquences de l'opération pratiquée en partie double par le docteur Kipekap, la plus imprévue, la plus abracadabrante fut sans conteste le mariage du banquier avec la veuve de Tony Wandel. Cette union inouïe en apparence fut déterminée par des phénomènes psychiques que le docteur Kipekap ne laissa point échapper à ses observations et qu'il consigna dans les Mystères de la Survie, ouvrage recueilli dans les Chroniques saturniennes après la fin de la Terre.
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VI
Il arrivait fréquemment que le banquier radoubé songeât à Tony Wandel, son doux et bénin sauveur, mais contrairement à ce qu'on supposerait il n'éprouvait aucun remords d'avoir cherché chapechute au généreux gars; il ne se considérait nullement comme l'instrument de la fin horrible du paveur. Non, il reportait avec une sereine mélancolie sa pensée sur cet humble martyr, il le pleurait comme un frère tendrement chéri, un autre lui-même, arraché par une inéluctable loi aux préoccupations terrestres; il ne se représentait jamais l'ombre de Tony sous la figure d'un fantôme lamentable et courroucé venant lui reprocher son atroce marché, mais bien sous les traits sympathiques d'un jumeau, d'un double, spiritualisé, intervenant pour l'inspirer dans tout acte de sa vie nouvelle. Le banquier se prêta même avec tant de docilité à cette influence d'outre-tombe que le soir où Tony Wandel engagea le rêveur solitaire à épouser Nélie celui-ci accueillit cette étrange injonction comme la solution la plus rationnelle du monde.
Dès le lendemain le célibataire endurci chargea le docteur Van Kipekap d'aller proposer cet hymen à la
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veuve du paveur. L'inconsolable créature repoussa avec horreur la proposition impie et n'attendit pas que le docteur eût fini de parler pour lui montrer la porte. Kipekap assez penaud rapporta ce résultat négatif à son fantasque client.
- Il le faut pourtant, soupirait le banquier. L'autre le veut; il est encore revenu à la charge la nuit dernière; j'affronterai moi-même la vue de cette lionne blessée...
Trekkenpluk se rendit donc chez Nélie. Il pénétra sans s'annoncer dans la pièce où elle se tenait. Lorsqu'il se nomma elle l'avait déjà dévisagé et les syllabes du nom exécré ne purent détruire l'indicible sympathie qu'elle ressentait pour l'intrus à son seul aspect. En vain, elle appela à son secours le souvenir de l'horrible marché qui la priva du meilleur des hommes, la répulsion ne venait plus et un instinct impérieux, plus puissant que sa raison, étouffait sa rancune, et lui montrait dans le bourreau même du premier époux, celui qui allait fatalement remplacer cet époux tant chéri dans son coeur affolé. Quelle illusion infernale l'abusait? A quelle aberration était-elle livrée? Mais dans les caressantes inflexions de la voix du visiteur si longtemps abhorré, dans le regard de ses humides et émollientes prunelles, dans le bienveillant sourire de toute la face, elle retrouvait un rappel saisissant du mort tant pleuré. Les deux hommes différaient notablement par la taille, les traits et la couleur. Tony était aussi blond que le banquier était noir; et pourtant ils se ressemblaient d'une façon incontestable; leurs traits n'accusaient aucune concordance; et malgré cela l'ensemble du galbe, l'expression, des allures s'identifiaient: la lumière surnaturelle éclairant leurs deux masques devait être la même. C'était comme si l'âme du défunt habitait le corps du visiteur présent. Et cette impression sur la faible femme devint si pressante, si obsédante que toute sa haine contre Trekkenpluk se fondit comme un simple préjugé, et qu'à
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l'instant même où il lui tendait la main, elle avançait la sienne. Il ne dut même rien demander; en tombant dans ses bras elle acceptait.
Ils s'aimèrent comme Tony Wandel et Nélie s'étaient aimés. Lorsque Nélie l'eût rendu père, il affectionna ses enfants autant mais pas plus que ceux du paveur.
Maintenant lorsque l'ombre souriante et radieuse de Tony apparaissait au banquier, il la voyait s'approcher des jeunes Wandel comme des petits Trekkenpluk et les embrasser tous avec une égale et virile tendresse. Et avant de se résoudre en vapeurs, avec le cortège des lémures, escorte des crépuscules gris, le fantôme bienvoulu finissait par toucher longuement des lèvres le front irréprochable de la mère. Et le banquier, extatique, trouvait cette dernière caresse aussi naturelle que les autres, n'en éprouvait aucune jalousie. Cela devait être ainsi. Jamais remords ou pensée mauvaise ne séparerait le mort et le vivant. N'avaient-ils pas à présent le même coeur?
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VII
Trekkenpluk venait d'atteindre une seconde fois quarante ans. Le matin de cet anniversaire, la conscience en repos, tout à la joie de vivre, il se rendait allégrement à ses affaires et priait mentalement la Providence qu'elle lui permît de procurer à ses semblables autant de bonheur qu'il en goûtait lui-même. Un mouvement insolite dans la rue l'arracha à cette édifiante rêverie. Les passants s'abordaient, échangeaient quelques mots, puis partaient en courant.
Et d'un coin de la ville à l'autre se propageait cette sinistre rumeur: ‘Au feu!’
Le banquier n'attendit pas d'autres renseignements pour emboîter le pas à la suite des badauds. Le feu
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s'était déclaré dans une de ces ruelles sinueuses des quartiers plébéiens où de hautes masures abritent de prolifiques ménages de besogneux. Une de ces bicoques flambait comme un brasero géant et les pompiers ne songeaient plus qu'à l'isoler des constructions voisines. La chaîne des policiers et le cordon des soldats livra respectueusement passage au riche bourgeois, investi d'ailleurs des plus importantes dignités civiques.
Trekkenpluk apprit que tous les chambrelans avaient pu s'échapper à temps à l'exception d'une femme et de deux enfants gîtant sous les combles. Ceux-ci étaient condamnés! prononçaient les sauveteurs jurés.
Impossible de parvenir jusqu'à cette hauteur.
Les flammes ronflaient dans la cage de l'escalier et d'un moment à l'autre les murs lézardés s'écrouleraient. Depuis longtemps les croisées du premier étage avaient éclaté et, rouges comme des gueulards de hauts fourneaux, elles dardaient des langues enflammées.
L'incendie, parti du rez-de-chaussée, montait en conquérant à l'assaut du faîte. Trois paliers, trois enjambées encore et il atteindrait ses victimes; trois étapes et, implacable Moloch, il étourdirait, asphyxierait, lècherait et dévorerait ensuite ces innocents holocaustes.
Le grand coeur de Trekkenpluk se serrait à cette pensée. Chaque fois qu'un coup de vent dégageait le toit des nuages amoncelés, le banquier interrogeait anxieusement la lucarne du galetas habité par ces infortunés. Il stimulait les pompiers, les soldats, le peuple. Autour de lui, des jeunes gens robustes, nerveux, se croisaient les bras, ébaubis ou geignaient comme des vieilles femmes. Qu'attendaient-ils pour se conduire comme des héros? A leur place, Trekkenpluk n'eût pas hésité une seconde. Mais avait-il le droit, lui, de risquer sa vie? Il se devait non seulement à ses propres enfants, mais encore à la veuve et aux orphelins du paveur. En vain, désespérant de réveiller chez ces trembleurs un
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sentiment de vaillance et de dévouement, tâchait-il au moins d'amorcer leur cupidité en promettant une fortune à quiconque sauverait un de ces hères. Personne ne bougeait.
Les pompiers continuaient flegmatiquement leur stricte besogne. On en voyait qui, la hache au poing, des paquets de corde enroulés au bras, sapaient les murs voisins de la fournaise. L'eau, projetée de loin, fusait dans la géhenne avec un sifflement rageur et les flammes exaspérées par cet élément hostile, se redressaient aussitôt comme pour le défier. On entendait le râle rythmique des pompes, le craquement des poutres, les signaux des clairons; et des odeurs âcres vous prenaient à la gorge.
- En arrière! commanda un officier.
Trekkenpluk n'entendit pas. Il venait d'apercevoir à la lucarne menacée une silhouette enfantine et blonde, agitant des bras potelés.
- S'il vous plaît. Monsieur l'échevin, écartez-vous; on craint l'écroulement! répéta l'officier à Trekkenpluk.
Mais celui-ci, n'y tenant plus, s'est élancé sur l'échelle volante. Plus moyen de le rejoindre. Par acquit de conscience, on darde dans sa direction la douche des pompes. Voilà qu'il disparaît dans l'opaque tourbillon. Il est perdu! Quelques secondes d'angoisse. Au miracle! la fumée se dissipe. Il reparaît, portant sur son dos une femme et tenant un enfant dans chacun de ses bras. Il est redescendu au milieu de l'échelle. En ce moment les craquements sinistres redoublent. Les murs ont oscillé; à l'intérieur les poutres s'émiettent; le fléau qui voit sa proie lui échapper décuple sa véhémence. Trekkenpluk n'a que le temps de précipiter successivement les enfants et la mère dans les couvertures, que des centaines de mains étendent maintenant au pied de l'échelle. Son noble exemple a ragaillardi ces timorés. Les trois condamnés échappent, à son tour il va se ga- | |
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rer. Trop tard! Le pan du mur contre lequel s'appuie l'échelle de fer s'éboule avec un grand fracas, envoyant vers le ciel, comme le bouquet d'un feu d'artifice, une girande de flammèches et de fumerons. Là-bas, cette masse noire inanimée, émergeant des cendres et des gravats: c'est Trekkenpluk. Deux pompiers l'ont aperçu. Ils peuvent parvenir jusqu'à lui; car la chute du mur a étouffé les flammes de ce côté. Le ramasser, l'emporter, ne prend qu'une seconde. Une triomphale acclamation le salue. Mais, privé de connaissance, les paupières rabattues, tandis qu'on le transporte à son hôtel, le sublime échevin de N... n'entend pas ce vox populi et n'aperçoit pas cette mère en larmes qui s'est agenouillée sur le passage de la civière et qui, pleine d'une ferveur
reconnaissante, en embrasse les brancards comme ceux d'une fierte miraculeuse.
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VIII
- Qu'en pensez-vous, docteur?
C'est la voix excessivement douce de Trekkenpluk étendu sur son lit, son corps ne présentant, de la plante des pieds à l'occiput, qu'une seule horrible plaie. Kipekap vient d'arriver et contemple d'un oeil professionnel ce cas rarement rencontré, ce superbe brûlé-vif. A la vue de son médecin, un indéfinissable sourire a illuminé le visage escharifié du malade.
Kipekap hoche du nez, tousse, bredouille et prononce:
- Un nouveau transcordiaque vous sauverait peuêtre?
- Non, plus de cela... Au demeurant j'expire volontiers. Pour combien de temps en ai-je encore?
- Oh! pour quatre heures... Mais, je le répète... d'ici là je pourrais mettre la main sur un autre blessé, moins entamé et plus jeune que vous...
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- Vous connaissez ma résolution... N'insistez pas... D'ailleurs à quoi servirait l'introduction d'un coeur nouveau ... A me pourvoir d'une âme scélérate, à ressusciter le Trekkenpluk de la première manière, à me convertir en un spécimen plus déplaisant encore?... Non, je vous propose autre chose, opérateur enragé que vous êtes... Dites-moi d'abord si jusqu'à présent mon coeur... le coeur de Tony Wandel demeure intact?
- Aussi intact, quoique moins vigoureux, qu'il y a dix ans.
- Eh bien, ce coeur de quarante ans, garanti sans défauts, ferait peut-être le bonheur d'un de vos clients... surtout que je le lui abandonnerais gratuitement. Parlez, Kipekap, ne connaissez-vous personne?...
- Vous n'y songez pas, mon vieil ami.
- Absolument. A une condition, pourtant. Si je désire que le coeur de Tony Wandel profite au donataire de votre choix, j'exige aussi que mon désintéressement contribue au bien de l'humanité, comme ce fut le cas la première fois. Ainsi, docteur, vous en doterez votre client non seulement le plus abîmé au physique mais dont l'âme gangrenée a surtout besoin de rédemption. Vous me comprenez?...
- Si bien que je crois tenir déjà l'individu en question. Que pensez-vous de l'académicien Foudrapiot?...
A l'évocation du grotesque et fielleux métromane, le patient oublia ses cuisantes douleurs, son martyre abominable et ne put s'empêcher de rire aux éclats.
- O la farce serait excellente! et il tenta même de rapprocher ses mains écorchées pour applaudir. Je me demande qui le Foudrapiot régénéré estomaquera le plus de l'Académie, sa concubine officielle qui l'entretient comme un Sigisbé, ou de la Jeunesse qui le nasarde et le crible d'épigrammes. Docteur, hâtez-vous d'avertir la pédante perruque... et revenez presto avec elle...
Deux heures après, le transbordement accompli, Trek- | |
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kenpluk expirait et l'on charriait jusque chez lui, plongé dans un sommeil anesthésique, le rimeur septuagénaire, nanti du coeur de feu du très noble Mijnheer van Trekkenpluk, amman de N... sur l'Escaut.
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IX
Le surlendemain de la mort du banquier cinq jeunes gens, cinq artistes, menant généralement une vie quadragésimale, étaient assemblés dans une taverne de la rue des Chats, à N..., celui de leurs locaux où ils gargotaient le moins frugalement. Cette fois le repas avait pris les proportions d'une bâfrée à en juger par le nombre de flacons décachetés et ‘décapsulés’ jetés à la débandade, sur la table. Tous, la minerve en feu, s'ingéniaient, depuis le potage, à entretenir un intarissable flux d'esprit, de paradoxes, d'épigrammes, de charges, etc. Aucun ne bavardait comme le pourvoyeur de ce festin. Frank, un peintre dont la crâne et artiste intransigeance contrastait délicieusement avec son physique de dandy, son galbe allongé, vaguement lamartinien, des cheveux longs et fins, un oeil bleu très vif, une bouche spirituelle, un peu contractée par le pli de la pensée, qui est généralement le pli de la souffrance. Aujourd'hui, il exultait (pensez, il venait de vendre un tableau et de manger et boire, avec sa bouillante coterie, la moitié du prix); - il hâblait sans perdre haleine et sa voix âpre, stridente, sonnait du grêle comme un cor:
- Mes féaux, mes Leudes puisque Gaulois sommes... Je vous propose une énigme:
Patte-pelu, rouk, papelard, cauteleux, melliflu, poète postiche mais fort réel grimaud, conventionnel brandissant à la tribune des meetings de buveurs de bière un poignard en carton doré, crachant sur les décorations obtenues par ses amis, mais arborant le lendemain à sa
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boutonnière le ruban honni la veille. - Colir abominable, critique à la foi punique, anathématisant les tentatives d'art jeunes et patriales, ayant recours à de malignes interpolations pour nuire aux vrais poètes... Ecumeur, fagoteur de cantates, compilateur de faragos, philosophe gaga, fripier d'écrits, gâte papier, Chevillard... Qu'Apollon nous délivre de cette male-bête!...
On gratta à la porte du cénacle.
- Entrez! dit Frank.
- Messieurs, balbutie, en le saluant, le nouveau venu, un gros homme à figure ronde et joviale, à l'oeil vairon comme celui d'Uilenspiegel, pardonnez-moi cette intrusion. Je demande à être des vôtres... Depuis vingt-quatre heures je me suis refait une virginité littéraire, j'ai envoyé ma démission à l'Académie et à la Jaune Belgique... J'ai brûlé mes cantates, mis au pilon mes quinquennales élucubrations... Me voilà dépalmé... Je fais amende honorable et jure
Que mes vers léonins pour tomber l'Art vénal
Trouveront la vigueur mâle des Juvénal.
- Well roared lion! Pour un académicien, cela n'est pas trop mal. Mais qui êtes-vous donc, personnage cent fois plus énigmatique, plus anormal que l'énigme que je proposais à ces messieurs?...
- Je suis, ou mieux j'étais le mot de l'énigme.
- Foudrapiot, alors? clamèrent les Cinq tout camus.
- Lui-même, Messeigneurs!
- Elle est bien bonne! s'écria Frank, remis le premier de cet ébahissement assez naturel et, pris d'un accès de gaîté nerveuse, il flaqua son champagne au visage du récipiendaire en disant:
- Jaune Belgique te voilà baptisé Jeune Belgique! Et maintenant, raconte-nous, je te prie, les étapes de ta stupéfiante conversion ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...
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X
Ici les Chroniques saturniennes accusent une solution de continuité. Dans le cataclysme suprême où disparut la Terre, probablement les documents se rapportant à la suite des avatars du coeur de Tony Wandel, aurontils été anéantis avec d'autres traces importantes du passage de l'Homme dans le Cosmos.
Nous ignorons les services que le docteur Foudrapiot, rajeuni et converti, rendit aux lettres de son pays; mais tout nous porte à supposer que le birbe devint aussi généreux artiste qu'il s'était montré autrefois pleutre cuistreux. On ne sait pas davantage comment il périt et quel fut le quatrième détenteur du viscère merveilleux. Ce que nous garantissons, c'est que celui-ci ne disparut pas avec le poète Foudrapiot.
Ainsi, il ressort de quelques feuillets échappés à la destruction que, vers les 2640, le coeur du prolétaire de N... sur l'Escaut entra dans l'économie du tsar Esbrouffripoff. Subitement encanaillé, l'autocrate fit usage de son pouvoir absolu, dès le lendemain de l'imprudente acquisition, pour proclamer la république démocratique dans toutes les Russies et abdiquer aussitôt après ce mirifique ukase. Esbrouffripoff s'en fut planter des choux dans la Sibérie défrichée par quelques générations de nihilistes et fumée avec leurs dépouilles. Un boyard fanatique, plus tzariste que le tzar et ruiné par le nouveau régime, rejoignit dans son ermitage le tyran en rupture de trône et le perfora de son couteau.
Cette fois encore, le viscère, cause de tant de perturbations, ne fut pas entamé, car nous le retrouvons, en 2700, dans son pays d'origine, en Flandre, où il bat sous la tunique d'un général goutteux et bougon. Le vétéran chiragre, remis sur pied par l'influence de cette emplette, ne survécut pas longtemps à l'opération.
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Chargé par un monarque philanthrope d'aller civiliser une peuplade de soi-disant sauvages, il prit au sérieux son rôle de législateur et ne massacra point ces barbares pour les humaniser plus vite. Un jour, les moricauds, mal conseillés par des traîtres, se révoltèrent contre leur bénin conquérant. Le général refusa la bataille que les rebelles lui présentaient et défendit même à ses troupes de les canarder. Lui-même, les bras croisés sur la poitrine, marcha seul au-devant des mutins et, après quelques paroles d'apaisement et de paternel reproche, il se déclara prêt à mourir sous leurs sagaies s'ils jugeaient sa mort profitable à leur pays et à leur race. Les sauvages, déconcertés par ce stoïcisme, firent aussitôt leur soumission.
Ce résultat, dont aurait dû s'enorgueillir le roi civilisateur fut, au contraire, fort mal accueilli. Un des officiers du magnanime général, envoyé au pays natal pour rendre compte de ces événements, desservit son chef à la Cour et le représenta non seulement comme une poule laitée, indigne de commander une armée, mais comme un ambitieux briguant la souveraineté absolue de la colonie. Nouveau Colomb, le guerrier trop pacifique, rappelé en Europe, comparut devant un conseil de guerre, fut convaincu de désertion devant l'ennemi, passé par les armes et le dénonciateur hérita de son grade et de son pouvoir, à la plus grande joie des militaristes de la métropole. Car, se disaient les grosses épaulettes et les képis très galonnés, à quoi sert un chef de corps qui n'extermine pas quelques milliers d'individus pour la plus grande gloire de la stratégie, de la tactique et du prrr...ôgrès!
Le fusillé eut-il affaire à des recrues ou bien les soldats du peloton d'exécution, tous ses amis, ses enfants, tremblèrent-ils, les yeux obscurcis par des larmes? Aucune des balles ne toucha au coeur. Et ce coeur d'achoppement subsista pour protester contre l'iniquité triomphante.
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XI
Le docteur Van Kipekap, appliquant ses découvertes sur sa propre charpente, avait également prolongé son existence, mais sans atteindre au perfectionnement moral obtenu d'un seul coup par le banquier Trekkenpluk. En possession de son troisième coeur, il demeurait toujours le même savant sceptique, matérialiste, assistant avec une sorte de joie méchante à la perversion de l'humanité.
Il aimait, au moyen d'une étude et d'un choix raisonné de viscères, greffer un vice sur un défaut, gonfler un mauvais penchant jusqu'aux explosions du crime. Nouveau Juif-Errant, il voyageait de continent en continent, comparant entre eux les sujets, inventant des combinaisons de scélérats et de cuistres inédits.
Cependant, ce préparateur diabolique constata bientôt que les différences entre les viscères devenaient de moins en moins sensibles. Tous se ressemblaient par la laideur: Van Kipekap transformait un avare en un voluptueux, un hypocrite en un homicide, un médisant en un calomniateur, mais il ne parvenait plus à convertir un de ces ‘cas’ en un être foncièrement bon.
Bientôt le docteur acquit la conviction qu'il n'existait plus d'honnêteté et de vertus humaines que dans le coeur de Tony Wandel, dont, grâce à son cosmopolitisme et à ses relations avec toutes les classes de la société, il suivait les pérégrinations. Il constatait que, là au moins, l'immuable bonté chrétienne de l'élément réagissait toujours avec le même triomphe dans tout corps où on l'introduisait.
Un jour que Kipekap se trouvait à Bornéo, il apprit que deux colons, voisins de plantations, s'étaient querellés au sujet de traitements barbares infligés par l'un d'eux à ses esclaves; l'autre avait pris le parti de ceux- | |
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ci et, leur maître n'entendant pas raison, leur défenseur l'avait provoqué en duel. Ce don quichottisme, auquel il n'était plus habitué, fit rêver le docteur! Me serais-je trompé, se demandait-il, et trouverais-je dans ce pays nouveau un pendant au coeur de Wandel? On était venu prier Kipekap d'accompagner les adversaires sur le terrain. Il consentit, mais demanda à faire au préalable la connaissance du provocateur.
- Un individu qui consent à risquer sa vie pour la cause des parias, c'est évidemment un fou, ou bien l'actuel détenteur du coeur de Tony!
Et dare dare il courut chez le chevaleresque colon.
Kipekap ne se trompait pas. Ce néo-Batave était bien l'héritier moral du prolétaire flamand. Il s'appelait Kemps de Salardinge. Il raconta comment, noble déchu et ruiné, soldat faisant partie du peloton d'exécution qui fusilla le général et se sachant malade et condamné par les médecins, il avait eu l'idée sacrilège de s'approprier le coeur du supplicié. Avec l'aide d'un chirurgien juif de ses amis, l'opération réussit. Tandis que le docteur écoutait le récit des aventures de jonkheer Kemps, enrichi et raboudé, pour la première fois il lui venait une singulière et exigeante envie:
- Jusqu'à présent, songeait-il, cette diablesse de pochette spongieuse a complètement métamorphosé les individus où elle s'est logée. Mais il ferait beau voir que, mise en contact avec le sang du docteur Van Kipekap, elle fit perdre à cet esprit fort, l'impassibilité, la froide et mathématique raison, la volonté qui signaleront son passage sur notre planète!
‘Si j'essayais pourtant! Au moins voici une expérience concluante et je pourrais en noter toutes les phases... Quant aux conséquences, je ne les redoute pas... Kipekap se sent d'une autre trempe que ses frères décrépits. Je mets au défi ce coeur biscornu de me réduire au rôle bonasse de toute cette série de Wandelisés et de
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me faire agir d'une façon que réprouveraient mon expérience et mon amour de la logique!...’
Et plus il réfléchissait, plus cette épreuve suprême le tentait; plus cette idée l'obsédait et le sollicitait:
- Providence, Etre suprême que je nie, s'écria-t-il, acceptes-tu la gageure? Mon âme en est l'enjeu. Je croirai en toi si tu me réduis au rôle moutonnier de tes Chrétiens. Sinon, je mourrai comme j'ai vécu, en te blasphémant!
A partir de ce moment, le docteur souhaita que son nouvel ami eût le dessous dans la rencontre. La chance l'exauça. Dès le premier engagement, Kemps de Salardinge eut la poitrine trouée d'un coup de fleuret. Il tomba sur le carreau, rendant abondamment le sang par la bouche. Kipekap, qui s'était précipité, anxieux, pour examiner la blessure, reconnut - mais sans rien en dire et en cachant toute sa satisfaction - que la lame, côtoyant le poumon, n'avait perforé aucun des organes essentiels. Le blessé en réchapperait, mais le docteur exagéra, au contraire, la gravité de la saignée.
- Conduisez-le chez moi, laissez-moi seul avec lui, que personne de sa famille ou de ses amis ne l'approche plus; et à cette condition je le sauverai peut-être.
Tous, ayant foi dans le génie de l'homme illustre, se soumirent à sa volonté et le bénirent même, pleins d'effusion.
- Dans huit jours, vous pourrez prendre de ses nouvelles, dit-il en les quittant.
Renfermé dans son habitation, n'ayant avec lui, outre le pauvre Kemps de Salardinge, qu'un domestique qu'il terrorisait et qu'un élève, son âme damnée, le docteur exécuta son projet abominable avec tout le soin, toutes les précautions, toute la méthode, tout le calme qu'il apportait dans la moindre de ses expériences.
Lorsque, le délai écoulé, les proches du blessé se présentèrent chez le praticien, celui-ci, atrocement pâle, la
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physionomie tirée, les yeux rouges, la mine révélant pour la première fois peut-être l'existence d'une émotion, les conduisit sans parler auprès du lit sur lequel reposait le corps refroidi du noble Kemps de Salardinge. Le docteur reçut avec embarras les remerciements de la famille et refusa tous honoraires. Il fallait, disaient-ils, que la blessure fût inguérissable pour que ce magicien n'eût pu sauver leur trop généreux parent. Ils héritaient d'une fortune et s'empressèrent d'oublier ce bon Kemps et les allures insolites de Kipekap.
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XII
Le chirurgien bravache, l'athée positiviste, perdait le pari engagé avec la Providence. A peine en possession du coeur de Tony Wandel, il dépouillait le vieil homme. Il se réveilla complètement démonté. Il se rappela le passé, mais, au lieu de se complaire dans ces souvenirs et d'y puiser la force, d'y trouver l'enchaînement logique avec le présent, il reculait, pris d'horreur et de dégoût, épouvanté. La science acquise, ses travaux mûrement élaborés, ses documents irréfutables, tout se brisa, se pulvérisa comme vagues contre une force nouvelle, impérieuse, ayant absorbé son être.
Lui, l'éternel rieur, le calculateur solide comme une démonstration d'algèbre, toujours le sarcasme et la négation à la bouche, avait éprouvé d'abord des scrupules, des remords ensuite, même versé des larmes, après l'assassinat du blessé confié à ses soins. Car c'était bien un assassinat - un mot dont il se gaussait jusqu'alors - qu'il avait commis et il ne parvenait plus à faire taire sa conscience à l'aide de sophismes et de casuistique. Cette conscience niée parlait aujourd'hui en justicière implacable. Non, la science ne purifiait pas le mal; non, la science ne justifiait pas le crime! C'était donc là ce
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que contenait le coeur de Tony Wandel, cette chose bourrelante et despotique: la conscience.
Et, contre-partie de tous ses antécédents, au mépris de lui-même, de son idéal d'autrefois, s'ajoutait maintenant une profonde pitié pour l'humanité, tant haïe, dégénérée, avilie, passée au rang de machine, de chiffres, d'automates. L'idée qu'il ne parviendrait pas, malgré toute sa bonne volonté, au prix d'efforts héroïques, à rendre à ses frères leur noblesse primordiale, exaspérait encore cette pitié tardive.
Ah! s'il disposait pour cette tâche sublime d'un millier de coeurs de l'espèce abolie, peut-être conjugueraitil la fin du monde et de ses habitants!
La veuve de Tony Wandel, les enfants du paveur, ceux du banquier, étaient morts; les autres belles âmes héritières de ce viscère d'élection n'avaient pas eu le temps de faire souche à leur tour. Et le docteur, dernier détenteur du trésor, s'avouait avec désespoir que ce qu'un banquier, un artiste, un général, un pasteur de peuples, un colon, tant d'autres puissants mortels n'avaient pu réaliser sous l'impulsion du coeur de Tony Wandel, lui, un simple médecin, un homme d'études et de théories, l'accomplirait encore plus péniblement.
Alors il rêva de se sacrifier pour le salut de l'humanité; il connut la sublime soif de la mort... d'une mort rédemptrice comme celle d'un second Nazaréen.
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XIII
A cette époque, le cardinal Willebrord Gelof occupait le siège archiépiscopal de N... sur l'Escaut, et, prélat maniaque, autoritaire, intolérant, obstinément cramponné à la vie, tout vieux, tout perclus, il faisait encore trembler sous sa crosse le lâche troupeau diocésain. Le moment vint où Gelof demanda aux chirurgiens
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un renouveau de vigueur et de santé. Seulement, l'orthodoxe entourage de monseigneur, connaissant les bouleversements causés depuis plusieurs siècles dans le monde par le coeur de Tony Wandel, et le chapitre de chanoines n'entendant pas qu'une opération changeât en un apôtre digne des premiers temps du christianisme ce prince de l'Eglise militante, des mesures minutieuses avaient été prises pour s'assurer de la provenance du viscère à incarner dans la charpente débilitée de leur maître.
C'est à ce cardinal que le docteur Van Kipekap songea.
Un prêtre digne du Christ parviendrait peut-être à retirer les derniers enfants d'Adam de leur abjection. Il s'agissait de tromper la vigilance des familiers et des espions de l'archevêché et de nantir précisément le prélat moribond de ce redoutable coeur évangélique abhorré des Pharisiens et des Riches.
Un soir, en errant, songeur, par les rues, il fut arrêté par une barricade de gros pavés. Une équipe d'artisans était en train de repiquer la voie. Ils avaient ouvert une tranchée et, penchés, à la file, croupe en l'air, les bras nus, en manches de veste, chemise béante, ils damaient et jouaient tour à tour de la hie et de la mailloche. Des manoeuvres évoluaient, charriant sur les brouettes le sable et la pierre, accourant obséquieux aux appels bougons des anciens. La clarté rouge de quelques torches résineuses, plantées à même dans les terrassements, éclairaient ces travailleurs bruns et pileux. Les vestes de velours, les casquettes, les gourdes et les havresacs s'amoncelaient des deux côtés de la chaussée. Il y avait là de vieux oncles efflanqués et parcheminés, secs comme des cotrets, à côté d'adolescents nerveux, dont des yeux brillants et des bouches vermeilles marquaient fébrilement dans le masque terreux et déjà ridé par le labeur rude et précoce. L'heure sonna à une église, la
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cloche battant à l'unisson des lourdes ‘demoiselles’. Brusquement, le docteur se rappela Tony Wandel et son navrant refrain:
Dame, dame, franc paveur,
Creuse et nivelle la route.
Ton outil retombant avec une plainte
Tandis qu'il contemplait ces travailleurs nocturnes, bercé au rythme suggestif de leurs mouvements, il avisa dans leur brigade un pauvre diable, l'air plus démoli, plus famélique, plus outré que les autres. En un fugace éclair de la pensée, il tint la réalisation de son projet. Il s'approcha des bons bouleux et prit à part le las-d'aller:
- Veux-tu gagner une fortune, coucher dans la couetté, manger et boire à ton envie? lui dit-il avec rondeur.
Il dut répéter la question, tant l'autre semblait perdu.
- Oui? Eh bien, ramasse tes pelures et suis-moi.
Le paveur obéit avec des gestes de somnambule et marcha aux côtés du docteur. Les autres, trop occupés, ne remarquèrent pas cette éclipse.
D'abord, Kipekap rentra chez lui, écrivit quelques lettres qu'il cacheta et laissa sur son bureau. Elles étaient adressées à ses aides et renfermaient ses dernières volontés et instructions. Il ouvrit un tiroir, en retira une poignée d'or et la coula dans la main calleuse du soukelaire.
- Voici un acompte. Dans trois jours, tu te représenteras ici et tu diras venir de ma part. La personne qui te recevra a ordre de te remettre cent mille francs en bel argent... Il te reste à gagner cette fortune. Je t'ai fait les honneurs de mon home. Une politesse en
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vaut une autre; aussi, je veux te rendre ta visite. En route pour tes pénates...
L'autre, toujours flegmatique, croyant rêver debout, détala avec son extraordinaire bienfaiteur. Ayant enfilé la rue des Va-Nu-Pieds, puis l'impasse des Roses, il s'arrêta devant le numéro quarante-huit, une masure sordide, moisie et déplâtrée, rongée de cryptogames.
- C'est ici que tu niches. A deux pas de l'archevêché; tout s'arrange à merveille. Ah! une question encore: tu es célibataire ou veuf, j'espère; sans enfants, sans concubine?
- Seul comme un pestiféré!
- Montons alors.
Ils s'engagèrent dans un couloir sombre, au bout duquel ils trouvèrent un escalier tortueux, vrai chemin de chèvres, auquel une corde graisseuse servait de rampe. Ni les ténèbres, ni l'odeur nauséabonde ne répugnèrent au docteur. Sous le toit, le paveur poussa une porte; ils entrèrent dans le taudion et le maître du gîte alluma une chandelle de suif.
Le docteur promenait des regards satisfaits autour de lui; ce misérable logis semblait lui agréer infiniment. Il consulta sa montre:
- Dix heures!... Bon. A présent, mon brave Tiest Tinkeltang, débarrasse-toi de tes grègues boueuses, de ta veste rapetassée, de ta casquette graisseuse, de tes bas... pardon, ils manquent à l'appel; de tes souliers éculés. Moi, je me déshabille de mon côté; je vêts ta défroque et te cède la mienne, y compris les accessoires: diamants, épingle, montre et chaîne... Cela fait, tu t'en iras, et comme te voilà riche, tu ne seras pas embarrassé pour trouver à te loger... Ne songe pas à remettre le pied ici ou à parler, à âme qui vive, de ton aventure et dans trois jours le trésor promis t'appartient. C'est entendu?
- Oui, Mijnheer!
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Leur déguisement prit à peine quelques secondes.
- Et maintenant bonsoir, Tiest Tinkeltang; je ne te reconduis pas.
Demeuré seul, Kipekap prépara avec une fermeté superbe la mise en scène du drame sur lequel allait tomber le rideau de sa vie séculaire. Cependant, des phrases attendries, incohérentes, des éjaculations d'une verve fantastique, des prières folles partaient de sa bouche, tandis qu'il allait et venait, costumé en meurt-de-faim, dans son dernier appartement:
- La forêt était plus belle, mon doux Tony, et le hêtre auquel tu te balanças valait bien cette solive crasseuse... La corde également manque d'élégance... Mais le pendu d'aujourd'hui ne te vaut pas, mon sublime ancêtre...
Grimpé sur l'escabeau, la tête prise dans la cravate de chanvre, il jeta un long regard par la fenêtre en tabatière. Le jour se levait, gris et sale, sur la houle des toits.
- Il doit être six heures du matin... Voilà les chambrelans qui dégringolent l'escalier pour aller au travail... Mon aide a l'ordre d'avertir l'archevêché en ce moment même. D'un instant à l'autre les opérateurs peuvent arriver... Commençons!
Il ajouta avec une ferveur passionnée:
- Que le Dieu de Tony Wandel me pardonne! Et que mon coeur profite au cardinal Willebrord!!
Personne ne dit amen, comme jadis sous les majestueuses frondaisons des hêtres. D'un coup de pied il fit rouler l'escabeau, se débattit, gambilla, en proie aux suprêmes visions de l'avant-mort.
Au plus fort de la danse spasmodique, une bande de laquais en livrée pénétrait dans la chambre, coupait la corde et emportait le pendu dans une voiture où attendaient les chirurgiens, compères et héritiers du docteur...
Personne ne reconnut dans ce pendu loqueteux et
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grimé de crasse, l'opulent, l'éternel et réjoui Van Kipekap. Le grand vicaire, le plus défiant, objecta bien que ce paveur suicidé pourrait être un second Tony Wandel. On se moqua de lui et le viscère extrait du coffre du pendu encore vivant fut encastré, sans autre enquête, dans la poitrine du prélat valétudinaire.
Lorsque, huit jours après, la supercherie eut été ébruitée, il était trop tard: le prélat, parfaitement ingambe, n'entendait pas courir une seconde fois l'épouvantable épreuve et se trouvait trop bien de l'emplette. Il n'avait, d'ailleurs, pas attendu aussi longtemps pour continuer dignement ses prédécesseurs en Wandelisme.
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XIV
Willebrord Gelof commença par renoncer aux robes de pourpre, aux appartements cossus, à la chère délicate, aux agréments de son palais. Il vendit ses chevaux, ses carrosses, sa vaisselle plate et dota les hospices du produit de cette liquidation. On le vit se promener dans les rues de la grande ville, errer dans les campagnes, vêtu comme un simple pasteur, faire l'aumône aux misérables, exhortant les révoltés, confessant la religion du Christ.
D'abord, les chanoines et le grand-vicaire crurent à un califourchon passager, mais chaque jour la folle généreuse et l'humilité chrétienne de leur supérieur s'accentuaient. L'incandescence de son clergé fut portée au comble lorsque Gelof eut fait maison rase, en congédiant ses parasites, et rendre gorge aux détenteurs de grosses prébendes ou de pieuses sinécures. Ils n'osaient pas encore le mettre en accusation ouvertement, mais chargeaient, en attendant, calomnieusement et dans l'ombre, sa vie privée d'imputations abominables.
Gelof avait la vision nette des anciennes théogonies; les Eddas, les Védas, les Corans lui révélaient le sens
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symbolique de leurs mystères bafoués au profit des religions nouvelles et il trouvait le lien éternel, unique, rattachant tous ces cultes incomplets à la seule vérité. Gelof, disciple du Christ, prêcha publiquement ces doctrines. Il osa soutenir que Jésus était le fondateur de l'école socialiste, et le premier des républicains. Alors les Pharisiens hurlèrent et secouèrent ouvertement son autorité. Ils dénoncèrent au pape son enseignement comme chaire de pestilence et le traitèrent de parpaillot. Ils affectaient de s'écarter sur son passage, crachaient devant lui et s'éloignaient. Gelof les entendait qui murmuraient avec des sifflements vipérins:
- C'est un impie; ôtons-nous, car il empoisonne!
Bientôt il fut révoqué. L'intronisation de son successeur à N... sur l'Escaut se fit en grande pompe et depuis ce jour, on ne l'épargna plus.
Dans ses sermons aux pastoureaux et aux malandrins des campagnes, le doux apôtre exaltait surtout la charité. Les sophistes ordonnèrent une punition de mort contre celui qui serait assez hardi de prêcher les vertus théologales.
Son hérésie s'appela Wandelisme.
Les gouvernements, les potentats, travaillés par les ministres des religions, voyaient également d'un mauvais oeil cet évêque dépossédé qui prenait le parti des humbles et des faibles. Cependant Gelof avait toujours condamné les révoltes et empêché la guerre civile.
La jacquerie le somma vainement de se mettre à sa tête. Depuis lors les petites gens, la plèbe affamée se tourna contre lui. Il leur parlait de vie future, du dédommagement de leurs épreuves, d'éternelle récompense. Ils se moquaient de lui et s'en défièrent comme d'un complice des riches oligarques; d'autant plus que des prédicants de toutes sortes surgirent comme une vermine d'un cloaque pour exploiter les mauvaises passions de ces désespérés. Aucune autorité humaine, aucune
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philosophie n'aurait pu contenir cette marée. Les discordes atteignaient leur période. Les peuples se dévergondaient à la suite de leurs oppresseurs et les libérés de la veille devenaient les persécuteurs du lendemain.
Bientôt tout nagea dans le sang, tout fut en proie.
Cependant un seul homme restait debout, apportant des paroles d'espoir et de paix, invoquant l'Evangile et l'Amour Infini. Pieds nus, sans trêve il parcourait le monde, s'interposant chez ses frères armés les uns contre les autres. Son âme pâtissait au spectacle de ces débordements universels et il versait des larmes de sang sur tous ces affolés. Mais partout on le conspuait, on l'exécrait. Les faux prêtres voyaient en lui un dangereux compétiteur, les despotes un complice des revendications de la foule, et le populaire l'espion, le transfuge de ses tyrans.
Et tous crièrent Noël! le jour où cet homme dont on ne pouvait suspecter la vertu chrétienne ou nombrer les bienfaits, fut arrêté en Flandre.
Ils allaient donc être débarrassés de ce gêneur, de ce moqueur cynique qui osait encore confesser Dieu et le Ciel quand la terre retournait au Chaos. On le livra de commun accord à la vindicte de son ancien chapitre épiscopal et ceux-ci condamnèrent au bûcher le placide apôtre que les griffes des engris et des tigres avaient épargné dans les déserts extrêmes.
Le jour de son exécution, annoncée depuis longtemps aux quatre coins du monde, on fit trêve au massacre, pour jouir en paix, béatement, du supplice de l'ennemi commun que l'humanité entière supprimait.
De toutes parts affluèrent des myriades de curieux dont le pullulement se répandit dans les plaines et sur les versants des collines environnant le champ de supplice. Et ceux qui ne verraient pas ses affres dernières espéraient au moins que le vent leur apporterait, déli- | |
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cieuse fragrance, l'odeur de la chair grillée et, musique suave, ses appels déchirants!
Environ la cinquième heure de l'après-midi d'hiver, le cortège, très scéniquement ordonné, le conduisait sur un des monts dominant la ville.
Pour arriver au sommet du bûcher, plus haut que le trône des Empereurs, le vieillard dut gravir soixante marches. Lorsqu'il parut, en robe blanche, attaché au poteau, un formidable hosannah monta de la foule innombrable et ce cri, poussé par ceux qui voyaient l'holocauste, se propagea durant des mois, répercuté de bouche en bouche, jusqu'aux confins des contrées les plus vagues, par delà les océans, chez l'humanité entière, immobilisée dans la même anxiété féroce, dans la même expectative sacrilège.
La flamme prenait au bûcher. Elle monta lentement, avec des coquetteries, puis rapide, frénétique.
Le martyr regardait devant lui, noyé dans une sérénité douloureuse. Au plus profond du paysage il voyait, écrasant la colline en face, une Babel aux dômes extravagants, que le soleil couchant zébrait de cinabre et d'ocre et qui se détachait sur un horizon noir de lave.
Le prêtre distinguait les colonnes géminées des portiques hauts comme des flèches de cathédrales et, audessus du principal pylône, devant la succession formidable des terrasses s'étageant jusqu'aux nuages, un buste blanc de la Justice.
Et cette glorification de la Justice des hommes vis-à-vis du plateau sur lequel se consumait la chair du dernier Juste, était comme la suprême ironie, l'irréparable défi lancé au Créateur par cette tourbe de créatures déchues.
Par intervalles, des fulgurations livides striaient le firmament sépulcral; le feu de joie, allumé par l'humanité délirante, projetait jusque sur les murs lointains du Tem- | |
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ple, l'ombre des langues énormes de ses flammes avec la silhouette agrandie du patient au milieu.
Vaguement d'abord, cette silhouette noire, fantastique, démesurée, parut se détacher des murs, puis, nuageuse comme une trombe descendant dans la vallée, elle passa au-dessus de la ville, surplomba, ainsi qu'un velum funèbre, les toits des Bourses, des Entrepôts, les mâts des navires, les cheminées des usines et les donjons des arsenaux.
Les myriades d'yeux intrigués, distraits du supplice, regardaient maintenant du côté d'où s'avançait cette nuée terrifiante; et les assistants tournaient le dos au bûcher.
Ce météore, poussé par un vent de colère, avec le fracas de la foudre, allait vers le plateau de l'autodafé.
A mesure qu'il en approchait, les flammes s'allongeaient, avivées ainsi que sous l'haleine d'un soufflet formidable.
Mais cet orage prit une forme. La nue drapait d'un manteau de ténèbres un personnage de haute stature, avec un visage phosphorescent, un rostre de vautour, des yeux injectés, une bouche sans lèvres. L'apparition gagna, en une enjambée, le faîte du bûcher. A la main elle tenait une flambe qu'elle plongea dans la poitrine du martyr, brûlé jusqu'à la ceinture. Lorsqu'elle l'en retira, le coeur rouge, dégouttant, faisait comme une mouche à la pointe de l'épée. Le bourreau rabaissa son arme, le viscère pantelant se décrocha, roula par terre. Alors l'effroyable personnage broya sous sa botte le coeur de Tony Wandel, le dernier coeur immaculé.
La clameur du Monde s'arrêta, car l'instrument de sa haine s'appelait l'Antéchrist.
Et, désormais, privé de la moindre Bonté, ce monde n'aurait plus qu'à mourir...
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