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Marinus
I
A Georges Kaïser.
Comme autrefois!...
Elle n'avait prononcé que ces deux mots, je ne sais à quel propos, ma ménagère, tandis que nous réglions les comptes du mois, et fatalement cette allusion au cher passé, à l'adorable là-bas, réveilla chez moi des nostalgies incompatibles avec ces calculs prosaïques.
La bonne créature, la payse qui partage mon exil, essaya en vain de me rappeler au grimoire de nos fournisseurs, je ne l'écoutais plus et repoussais machinalement ces fâcheuses paperasses.
Comme celle des morts dédaigneux du Ciel qui reviennent aux patries terrestres, mon âme vaguait déjà, parmi l'or pâle des genêts et la lie de vin des bruyères.
Tonia, la fanatique Campinoise, gardant au milieu des gens civilisés le costume et le langage des landes natales, respecta mes évagations et finit même, comme toujours, par les flatter. A mon intention, l'excellente paysanne se rappelle tous les incidents de son enfance et exhume aussi les traditions merveilleuses, les poétiques légendes racontées jadis par les anciens de son village.
Elle débuta, ma féale, comme simple gardeuse de vaches à Plinck. Je connais par ses souvenirs la ferme
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de boer Duffels comme si moi-même en avais été commensal:
La joubarde et la mousse l'encapuchonnent, les murs effrités dissimulent leurs lézardes derrière l'enchevêtrement du chèvrefeuille et de la vigne folle. Dans la cour, des porcs s'ébattent, près du fumier, entre des poules qu'ils effarent et des pigeons blancs qui s'envolent sur le toit avec ce frou-frou plaintif que font leurs ailes; un spits noir bâille dans sa niche et, par la chatière ouverte dans la porte de l'étable, s'estompent deux vaches mastiquant le trèfle nouveau.
J'évoque même les alentours de la borde familière: un fossé se perd derrière le courtil dans les pacages marécageux, et les vertes drévilles d'aulnes hirsutes et de saules gibbeux accompagnent en chaperons jaloux la course de la douve argentée. Je sais qu'il est derrière l'enclos défriché, plus loin que le pré, en plein sablon, un petit renflement où des genévriers noirs et difformes s'accroupissent comme un conventicule de Cabouters, taquins farfadets de la bruyère, autour d'un hêtre hospitalier, arbre rare dans ces régions, si rare même qu'un oiseau de passage dut en laisser choir la graine. Cet arbre miraculeux appelait évidemment une de ces figurines de la Vierge, renfermée sous verre, dans une miniature de reposoir que les simples appendent, avec un instinct étonnant, aux endroits les plus romantiques de leurs paroisses. Elle combattra les maléfices des cabouters. Voyez plutôt: au souffle frais qui passe sur la varenne ils génufléchissent, les mécréants, devant la madone souriante dans sa niche.
En pensée, je m'assieds à l'ombre du hêtre et, dominant la plaine éternellement suggestive, j'écoute râler les rainettes dans les flaques, et me délecte à l'incomparable arome des brûlis de racines, de ces feux de scaddes que la brise porte à des lieues. Bivacs du berger accusant au crépuscule leurs fumées tire-bouchon- | |
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nantes et à la nuit leurs pâles flammes éparses. Ame de la plaine infinie, navrante! Parfum sauvage, évocatif, avant-coureur de la farouche région, que n'oubliera jamais plus quiconque l'a respiré!
De ce monticule on aperçoit par les temps clairs, les murs rouges de l'abbaye de la Trappe. Avec les grille-pieds, le berger de feu, la grange du diable et l'immersion de Bats dans les profondeurs de l'Escaut, cette abbaye fournit à ma bonne Tonia les plus attachants thèmes rétrospectifs, ces thèmes qui ont généralement pour ritournelle deux mots lentement scandés:
- Comme autrefois...
Voici l'histoire qu'elle me conta pas plus tard qu'hier; que ne puis-je conserver à ce récit naïf et pieux la piété et la naïveté de la narratrice!
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II
L'abbaye de la Trappe de Westmalle, située à quatre lieues d'Anvers, au bord de la chaussée de Turnhout, ne date que de la Révolution française. Quelques moines, étrangés brutalement par la débâcle, vinrent chercher dans cette thébaïde un asile contre la haine des sans-culottes. Avec les armées triomphantes de Dumouriez, les persécuteurs devaient envahir jusqu'à ce pauvre coin de terre et disperser les saints laboureurs qui en avaient commencé le défrichement; puis, la Campine se trouvant momentanément purgée de ces démagogues, les Trappistes retournèrent à leur établissement; telle une famille d'hirondelles harcelée par les oiseleurs attend que leur horde soit passée pour reconstruire le nid dévasté. Nos ‘sauveurs’ reparurent une seconde fois sous une autre forme; les Bonapartistes remplacèrent les Jacobins, et un décret de Napoléon supprima, en 1811, l'ordre déjà tant éprouvé. Opposant
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à ces coups, la patience et la ténacité de gens convaincus que ‘Dieu a son heure’, ils se reconstituèrent définitivement vers l'an 1818.
Dès le commencement du siècle, nombre de Flamands grossissaient les rangs des premiers fondateurs, la colonie diligente s'étendit et prospéra rapidement; ils arrachaient arpent sur arpent aux sablons séculaires; leurs mains calleuses ne lâchaient les mancherons de leurs araires que pour défiler leurs chapelets de buis.
Reportons-nous aux approches d'un tiède soir automnal de l'année 1802. Les dernières lueurs du couchant avivent jusqu'au sang les murs de briques des bâtiments disposés en carré. Alentour, des cultures et des prés, des soles régulières comme les cases d'un échiquier, brunes, gavées d'engrais, mordues par les coutres, trouées par les herses, emprennent la zone infinie des brandes. Des exhalaisons humides, l'haleine de la glèbe, montent des sillons et rendent encore les objets - arbres perdus, mamelons de dunes, halliers hérissonnés, lointains clochers d'églises - plus vagues et plus attirants. Dans le crépuscule, à mesure que la vision perd de sa netteté, l'oreille perçoit mieux les rumeurs: le jappement d'un chien, le timbre de l'angelus, le croassement d'un corbeau.
C'est à cette heure que les pionniers abandonnent, pour rentrer au couvent, la garigue où ils fatiguent depuis les mâtines. Encapuchonnés, silencieux, leur froc blanc marbré de tuf ou de bouse, ils conduisent leurs chevaux, les outils déposés sur le traînoir. D'autres mottent la houle des moutons, très blancs dans la vesprée. L'un des laboureurs, malgré le coup de cloche avertisseur, ne se hâte pas de quitter la tâche: le pied appuyé sur la bêche plantée dans le sol, les bras croisés sur la paume de l'outil et le menton dans les mains il médite, l'oeil fixe, perdu. Son capuchon ravalé démasqué une physionomie jeune encore, distinguée; des traits de- | |
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meurés fins malgré le hâle et les gerçures; une tête basanée rappelant plutôt le portrait d'un templier belliqueux, bon gentilhomme, que le type du moine paysan et cultivateur.
Des minutes s'écoulent; tous les travailleurs sont rentrés, lorsqu'avec un profond soupir, ayant promené une dernière fois ses yeux sombres sur la plaine si triste, si navrante de quiétude et d'abandon qu'elle en semble compatissante, traînant le pas, il se décide à regagner à son tour l'enceinte du cloître. La lourde porte massive se ferme sur lui. Têtes baissées, les mains enfoncées dans les manches, la file des frères se rendent dans la chapelle, par de longs corridors et chantent complies.
De là leur procession muette se dirige, sous les voûtes sombres et basses, vers le réfectoire.
Au moment de franchir le seuil de cette salle, le retardataire se sent retenu par le pan de son froc. Il tressaille comme un dormeur subitement réveillé et aperçoit dans l'encoignure une haute et grave silhouette qui lui fait signe. Reconnaissant frère Didier, son supérieur, le très révérend abbé, il l'accompagne dans un parloir meublé de quelques nattes, d'escabeaux taillés comme des tronchets et d'un grand Christ d'ébène et d'ivoire. La lumière tremblotante d'un flambeau appelle sur le mur blanc, humide comme une roche, une danse d'ombres inquiétantes.
- Mon frère, dit l'abbé, - le seul qui possède avec le droit de parler à volonté celui d'ouvrir la bouche à ses moines - je t'observe depuis plusieurs jours au travail et à la prière. Ce matin, pendant la messe, tu ne te signas pas au moment de l'élévation et quand le célébrant prononça le Domino non sum dignus, tu omis de te frapper la poitrine; cette après-midi, encore, ta bêche effondrait indolemment le sable, tu oubliais de l'en retirer et béais, oisif, aux nuées d'étourneaux offusquant le soleil rouge. Quelle pensée profane t'a distrait
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du soin de ton salut, toi dont je dus plus d'une fois réfréner les macérations excessives et les labeurs outrés? Cette tiédeur m'alarme; n'oublie pas que Satan veille et que la mort approche; redouble de dévotion et de vigilance, mon pauvre frère. Les saints Sacrements éloignent le mauvais esprit; aussi j'entends que demain tu t'approches du tribunal de la pénitence...
Et solennellement, de la main, le supérieur congédie le frère, mais celui-ci, avec une impétuosité qui fait reculer de deux pas l'admonesteur, étend les mains jointes, tombe à genoux et, la voix étranglée, supplie:
- Laissez-moi me confesser sur l'heure, à vous, mon père... Un poids étouffe ma conscience; la nuit ne m'apporte plus qu'insomnies et cauchemars... Je souffre trop.
L'abbé, avec douceur, l'invite à se relever, puis il ajoute en manière de consolation: ‘Chérir la souffrance est une des lois de notre ordre. Dieu éprouve volontiers ses élus: bénis la torture qu'il t'envoie...’
- Hélas! celle-ci, trop cuisante, me détournerait de lui... Jugez vous-même...
Sans attendre d'autre encouragement, il se met à narrer, fébrile:
- Vous vous rappelez cette nuit de gel où vos convers ramassèrent dans les brandes et transportèrent ici un voyageur presque mort de froid et d'inanition. Ce malheureux, moi-même, s'était volontairement mis dans cet état. Le désespoir me poussait au suicide depuis le jour où la femme qui portait mon nom, un des plus illustres de France, - pardonnez-moi, mon père cette dernière vanité, - m'avait trahi avec mon ami le plus cher... Je les surpris aux bras l'un de l'autre. Pistolet au poing, le cerveau hanté par je ne sais quelles imaginations facétieuses et sinistres, au lieu de les tuer je parodiai les rites d'un mariage, je la cédai à mon rival devant la valetaille sonnée à grand fracas; et ne les
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chassai ignominieusement du château qu'après les avoir tenus, des minutes durant, blottis au fond de l'alcôve, matés plus encore par mes sarcasmes que par l'arme braquée sur eux. Ce n'était pourtant pas un lâche, cet homme, il avait affronté plus d'une fois la mort du soldat et il ne devait pas même broncher sur les marches de l'échafaud. Eh bien, ce jour maudit, il ne trouva pas une parole de révolte ou de défi. Après cette scène, je congédiai mes domestiques et quittai à mon tour cette demeure dont les premières années de notre mariage avaient fait un paradis et que mon déshonneur transformait en un enfer. Aucune affection, aucun devoir ne m'attachait au monde; du moins je me le persuadais. Je m'éloignai, au hasard, sans but et sans projet; j'errai de pays en pays, dévoyé partout, jusqu'au jour où je vins agoniser à vos portes. Ce que je vous confiai alors de mon affligeant passé et ce que je viens d'en récapituler cessa peu à peu de me torturer; vos consolations, l'atmosphère saine et pieuse de ce cloître, lénifièrent ces blessures. Mais je vous cachais d'autres circonstances de ma vie, des circonstances où, de victime et de justicier qu'il semblait, mon rôle devient celui d'un bourreau; des circonstances dont le souvenir me plonge dans l'état où vous me voyez aujourd'hui. Vous saurez tout à présent.
Un enfant était né la dernière année de notre mariage, six mois avant la catastrophe. A cause de l'infidélité de la mère un doute horrible se logea dans mon esprit. Cet enfant, que j'adorais, était-ce bien le mien? Ceux qui avaient applaudi à une ressemblance entre lui et moi, n'étaient-ils pas de détestables complices? Mes yeux mêmes, en retrouvant dans sa physionomie les traits de famille des Thérouagne, n'avaient-ils pas menti comme le reste? Ainsi la félonie qui me détachait à jamais de la comtesse, me fit prendre en haine la créature issue de son flanc. Et, le croirez-vous, raffinant
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ma rancune, je prétendis garder ce petit être, afin de me venger sur lui de la trahison de la mère. ‘Ah! bâtard, oeuvre de l'adultère, m'écriai-je devant le berceau où il sommeillait, tu ne porteras pas mon nom. A l'ombre l'usurpateur, l'intrus exécré! La race des comtes de Thérouagne est pour jamais abolie!’ Dans cette idée je l'emportai avec moi bien loin, au fond de la Hollande, jusque chez une infime population de pêcheurs de la Frise où je l'abandonnai aux soins des premiers venus de ces rustres. Je leur dis que c'était un orphelin sans famille et sans ressources auquel je m'intéressais, et que je viendrais le réclamer un jour si, pauvre caporal dans l'armée républicaine, je n'étais pas troué d'abord par l'ennemi. Avant de partir je leur laissai une poignée d'or et leur fis promettre d'élever l'enfant comme leur propre rejeton. Je comptais bien le leur laisser pour toujours; jamais sa mère ou l'un de nos parents ne le découvrirait dans cette contrée perdue. Au lieu de pouvoir prétendre à une riche et illustre succession, il lui faudrait labourer sa vie comme un serf; gagner à force de luttes et de ccmbats un pain avare; heureux encore si l'inondation ou un sinistre l'emportait à la fleur de l'âge et lui épargnait la rebutante et infirme vieillesse des manants. Tandis que je consommais cette lâcheté, le destin s'était chargé du châtiment de l'adultère, un châtiment tel que je n'aurais jamais osé le rêver. A ma rentrée en Belgique un journal me mit au courant de l'atroce expiation. La comtesse, avec son amant, s'était rendue à Paris, alors en pleine fermentation sanguinaire. Mon larron d'honneur, le chevalier d'Eurbville, ancien officier
des gardes de Louis XVI, figurait sur les listes de proscription, on le dénonça et on l'arrêta avec sa maîtresse passant pour sa femme. Elle périt sous les piques des septembriseurs et lui sur l'échafaud. Telle était ma rancune que je n'éprouvai pas le moindre sentiment de pitié à cette épouvantable nouvelle. Seule- | |
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ment, à présent que ma vengeance était complète, je jugeai ma tâche finie ici-bas et résolus de mourir à mon tour. Les Jacobins me facilitaient les formalités de ce voyage suprême. La même gazette qui m'apportait avis de la fin tragique du chevalier et de la comtesse, m'apprenait à la page suivante ma mise hors la loi et la confiscation de mes biens. Ni testament à écrire, ni dernière volonté à signifier; je ne disposais plus d'un écu vaillant; quant à mon nom j'entendais l'enterrer avec moi. Mon intention était de regagner Paris et de me livrer aux Jacobins pour obtenir d'eux le coup de couperet que me promettaient leurs scribes au cas où je rentrerais en France. Telle était ma démence à cette époque que j'estimais, presque à l'égal de juges intègres, ces régicides, ces assassins. Un instant j'avais songé à me rendre au camp des alliés à Coblence et à me faire tuer à la tête des gentilshommes fidèles aux Bourbons, mais dans mon aberration, voulez-vous croire que j'hésitais à tirer l'épée contre des scélérats? que je les ménageais comme mes vengeurs?... C'est à cette époque que vous m'avez rendu la vie et rappelé à la raison.
Tandis que vous compatissiez à mes malheurs vous ignoriez cette ignominie. Vous m'avez plaint comme une victime, vous vous êtes apitoyé sur mon sort et m'avez ouvert les portes de ce cloître, sans suspecter en ce pénitent un pécheur, un criminel, le plus abominable de tous. Longtemps j'ai savouré ma lâche vengeance, dans le calme et le recueillement, puis, un jour mes entrailles de père se sont révoltées et mes yeux dessillés. Oui, les traits de l'enfant ressemblaient aux miens, c'est bien mon sang que j'ai renié. Sa physionomie douce, résignée, ses yeux baignés de larmes, me poursuivent sans répit. D'autres fois il m'apparaît affamé, battu, pitoyable, - horreur! Il y a des nuits où je me reproche sa mort: lorsque souffle l'ouragan je me le représente s'enfonçant sous les vagues en m'appe- | |
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lant à son secours. Quelque chose aurait dû m'avertir de mon erreur et me prouver que si au moment où je la congédiai, la mère n'osa pas me supplier de le lui céder, c'est qu'elle savait bien qu'il m'appartenait, c'est qu'elle ne voulait pas entraîner l'innocent dans sa vie de hasard à la suite d'un étranger pour lui, c'est qu'elle ne voulait pas affronter, elle, l'épouse coupable, le clair et tranquille regard de notre enfant! Mon père, je n'ai plus qu'une idée, retourner en Hollande, partir au plus vite, retrouver ma victime...
- C'est ton devoir, dit l'abbé vivement remué par cette confession. Que n'as-tu parlé plus tôt! Mais Dieu aura pitié de toi, ton enfant vivra, j'en ai le pressentiment.
Frère Bavon, le comte de Thérouagne, baisa la main de l'abbé, mais celui-ci ouvrit les bras et l'infortuné père s'y précipita, appuyant la tête contre la robuste poitrine du vieillard.
- Adieu donc, mon père, dit-il, je m'en irai à l'aube demain.
- Reste, dit le supérieur au moment où le moine se retirait. Voici un peu d'argent qui te facilitera le voyage... Une inquiétude me prend, mon pauvre frère, les Jacobins ayant confisqué tes biens, comment vivrez-vous désormais, toi et ton enfant?
- J'ai appris ici à retourner la terre, répondit le comte. Je m'engagerai comme garçon de charrue chez quelque paysan, près de France, où j'attendrai les événements et je gagnerai le pain du petit.
- En ces temps agités, il se peut que la tourmente te sépare de nouveau de lui, à peine serez-vous réunis, ne crains-tu pas qu'elle te l'enlève une seconde fois et pour toujours? Tout à l'heure en entendant ton récit, je ruminais un projet dont la réalisation dépendrait du sexe de ton enfant. Dans ce coin perdu, les Jacobins nous oublient, et si les vagues de la tempête déferlent jusqu'ici, elles se retirent bientôt sans s'acharner sur
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une plage si pauvre et si lointaine. Notre dénuement nargue leur cupidité... D'ailleurs des paysans fidèles nous avertissent de l'approche des pillards et la bruyère nous offre un asile certain contre leur rage... Nous pourrons élever ton enfant sous tes yeux, en attendant des jours meilleurs, mais à condition que ce soit un garçon...
- C'est un garçon. Nous l'avions appelé Marin... Il aurait dix ans aujourd'hui! dit le comte avec une emphase contrastant avec la simplicité de ces mots.
Cette disparate n'étonna pas le bon abbé qui poursuivit:
- A merveille. Veux-tu le conduire ici? Si la fortune de ses aïeux vous est rendue, ou si le goût du monde le sollicite, libre à lui de nous quitter lorsqu'il le souhaitera. De même si notre genre de vie lui agrée, à l'âge d'homme rien ne l'empêchera de suivre ton exemple. Tant qu'il n'aura pas dix-huit ans il ne sera pas astreint à la règle sévère de notre ordre, il sera libre d'aller et de venir, et de prendre ses ébats avec des enfants de son âge.
- O, mon père, fait le comte de Thérouagne, vous me sauvez une seconde fois! Si je retrouve mon fils vivant, je le conduis ici... Mais j'en crois votre pressentiment, mon fils vivra, car vous êtes un juste, un saint...
- Paix, paix! mon pauvre frère, murmure l'abbé. Voici l'heure du repos et du silence... Jamais je n'ai autant bavardé depuis mon entree dans l'ordre... Si vous désirez partir avant les matines, à jour ouvrant, je vous y autorise. Reposons-nous faibles pécheurs... Adieu, nous vous attendrons avec le petit Marin...
L'abbé prend le flambeau. Sur les murs salpêtrés d'humidité, des ombres surgissent, se dissipent pour reparaître plus loin. Les deux moines sortent; leurs pas se perdent et meurent jusqu'à leurs cellules, dans le silence complet du cloître.
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Frère Bavon passe toute la nuit en prières, agenouillé sur la dure, mais une seule oraison jaculatoire monte constamment de sa poitrine à ses lèvres: ‘Mon Dieu, faites que je retrouve mon enfant!’
Et haletant, angoissé, il défalque de cette nuit qui n'en finit pas, les longues, longues heures lentement révolues.
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III
Trois mois se sont écoulés depuis le départ du frère Bavon et il y a presque aussi longtemps que l'abbé s'inquiète de ne pas recevoir de nouvelles du voyageur. Il a instruit la communauté d'une partie du passé du comte de Thérouagne pour la préparer à l'arrivée de l'enfant du trappiste. Par ses soins, un second lit plus douillet que le peautre des moines se dresse dans la celluie de l'absent; il s'enquiert auprès du frère jardinier du coin de verger le plus ombreux durant la canicule et le moins exposé aux bises de décembre; couchette rembourrée, jardinet tiède et fleuri, sont réservés au pensionnaire attendu. L'abbé s'informe même de la population des fermes disséminées aux alentours, afin de choisir parmi les jeunes rustres les compagnons de jeu de son pupille.
Frère Didier arpente chaque jour la grand'route allant vers Bréda; il fait mainte lieue à la rencontre des retardataires, puis après avoir mélancoliquement consulté l'horizon, cherché à reconnaître le comte et à deviner son fils dans les points noirs du lointain, il rebrousse chemin, plus lentement qu'à l'aller, quitte à recommencer le lendemain. L'absence se prolonge tellement que l'abbé appréhende de nouveaux malheurs. A l'idée d'un suicide du père, trop désespéré pour survivre à son enfant, le coeur de l'excellent trappiste pantelle d'angoisse,
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il égrène son psautier et recommande le pauvre pécheur aux prières de la communauté.
Un soir, une carriole bâchée et poudreuse arrête à la porte de l'abbaye. Deux personnes en descendent: un homme et un enfant vêtus comme des villageois. Le frère portier, un novice, les dévisage et laisse presque échapper la lanterne qu'il tient à la main en s'écriant: ‘C'est notre cher frère Bavon!... Quelle joie pour le révérend père supérieur. Venez, j'ai reçu ordre de vous conduire directement auprès de lui.’
L'abbé congratule frère Bavon et s'émerveille devant Marin, un bout d'homme, de taille svelte et nerveuse, aux membres potelés, au visage ouvert et avenant, où le nacarat d'un sang généreux dispute les pommettes à l'ambre du hâle. En le considérant de près on retrouve dans cette face encadrée de boucles de cheveux noirs, les traits fiers et doux des Thérouagne, leur nez évasé d'une ligne harmonieusement aquiline, aux ailes frémissantes, leurs profonds yeux bruns, veloutés, pétillants de courage et d'héroïsme, le menton un peu carré, signe de volonté. L'abbé prend plaisir aux réponses naïves et franches du petit Marin; mais songeant aux étapes parcourues par ses amis, il trace du pouce sur le front de l'enfant le signe rédempteur, et les engage à prendre du repos.
Voilà le calme rentré dans la conscience du frère Bavon; ce rapprochement le béatifie; ce baume étendu à pleines mains sur les anciennes blessures, il se reprend vaillamment à l'existence. Pour ce cas extraordinaire, l'abbé s'en est référé au chef de l'ordre et, par une haute dispense, frère Bavon consacrera désormais certaines heures à l'éducation de son enfant. Le petit l'accompagne aussi aux réfections et aux offices de commande. Les autres heures, Marin les passe au dehors, vaguant comme un jeune fauve avec les rustres de son âge. Il a fallu lui donner la clef des champs,
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car le coin du verger ceint de hautes murailles, mélancolisait les jeux de ce lutin des grèves illimitées et le bon frère Didier se rappelle avoir eu jadis - oh! il y a bien des lustres - une autre famille que celle de ses moines; maintenant cette petite tête ébouriffée et pétulante lui évoque les anciens petiots envolés au ciel et pour l'amour de qui, père esseulé, il essaya aussi de se rapprocher de Dieu en se retirant du monde...
- Va donc, sauvageon! a dit le vieillard ouvrant la cage à Marin.
Oh! les belles heures passées dans la bruyère, à cueillir des mûres, à ramasser des faînes et des pommes de pin; à se rouler dans le sable des dunes! un sable si léger et si blanc! ressemblant à celui de la mer et qui s'échappe comme de l'eau entre les petits doigts fermés pour le retenir. Souvent la bande aventureuse se répand à de telles distances qu'ils entendent à peine le coup de cloche. Alors il s'agit de couper court à travers les brandes, en laissant de ses nippes et de sa peau aux ronces, pour arriver essoufflé et en nage, trop tard, au réfectoire, à la bibliothèque ou à la chapelle. Frère Bavon grondait mais, avec des indulgences d'aïeul, l'abbé excusait le coupable.
L'hiver c'étaient de grandes batailles à coups de balles de neige, des forteresses blanches érigées dans la lande, où s'enfermaient des ‘sans-culottes’ et qu'emportait d'assaut Marin à la tête des paysans ‘vendéens’ ou ‘brabançons’.
Marin atteignant ses quatorze ans, le comte de Thérouagne exigea qu'il se rendît utile. Le jeune gars, solide et éveillé, affena les vaches à l'étable ou les garda dans la prairie. Il apprit aussi à houer, à essarter, à effondrer les sables, à diriger la charrue et la herse, et même à ensemencer les novales. Aux côtés de son père on le voyait, en août, tracer de sa faux mignonne un are livide dans les blés mûrs; puis il aidait à dresser
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les récoltes en meules compactes; plus tard encore, du faîte d'un char croulant de moissons, il présidait, rissolé, radieux, à la rentrée en grange. Dirigé de cette façon, il ne tarda pas à connaître tout ce qui concerne les bêtes et les fruits de la campagne. Les moines, et même les gens du dehors, raffolaient de Marinus, - ils latinisaient son nom, - de cette ouverte et bouillante nature. Aussi ressentirent-ils vivement un changement survenu dans les allures de leur favori. Il s'effarouchait, ses joues se cavèrent, il eut les yeux tirés, évita la société de ses compagnons et se relâcha dans ses travaux corporels pour s'isoler plus souvent que de coutume dans a bibliothèque, où il dévorait tome sur tome de la Vie des Saints. D'autres fois, musicien d'instinct, il s'amusait à toucher l'orgue et rêvait maladivement, aux sons prolongés et mourants.
- C'est la mue! disait le comte de Thérouagne à l'abbé qu'alarmait cette métamorphose.
- L'adolescence tourmente l'enveloppe de l'enfant. C'est le papillon prêt à trouer la chrysalide. La chenille aussi cherche l'ombre pour filer son cocon. Au prochain soleil elle s'envolera...
- Oui, approuvait l'abbé, papillons nous sommes tous. Seulement, nos métamorphoses sur la terre, nos différents âges, sont de vaines apparences; en vérité, nous restons chenille et chrysalide toute notre vie et ce n'est que la mort qui nous fait papillons. Frères, il faut mourir!
Chaque jour les deux moines enlevaient une pelletée de terre de la tranchée qui les attendait et qu'ils avaient ouverte depuis leurs voeux définitifs; le vieillard et l'homme robuste accomplissaient cette tâche avec une résignation stoïque, sans le moindre serrement de coeur, et ils mettaient même une certaine coquetterie funèbre à garder au trou béant une forme bien oblongue, avec des parois droites et lisses. Mais quand leur regard
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s'arrêtait sur Marin, taciturne, las et pâlissant, tous deux songeaient moins familièrement à la mort. Pourquoi menaçait-elle cet épi naissant, la fantasque moissonneuse, quand tant d'autres grains desséchés s'inclinaient vers la terre avec une sorte de désir?
Cependant l'abbé insista pour que Marinus reprît de l'exercice. C'étaient ces veilles studieuses qui l'étiolaient ainsi. Mais comme l'enfant manifestait une répugnance trop grande pour la culture, l'excellent religieux, le voulant réjouir, lui fit cadeau d'un fusil de chasse et le mit derechef à la porte avec les paroles d'antan, mais avec une bonne humeur forcée:
- Va donc, sauvageon!
Et de fait le sauvageon, menaçant de se faner comme une frêle petite fleur de serre, se ranima, recouvra l'appétit, l'entrain et les jambes. Le fusil à l'épaule, infatigable, il battit de nouveau la contrée. Il lui resta de cette crise de la puberté un teint amati, une voix plus veloutée, de chauds rayons dans les yeux, moins de babil, plus de réflexion; ses amis constatèrent aussi que l'ovale de son visage s'allongeait et que ses mouvements de poulain gagnaient en grâce et en harmonie ce qu'ils perdaient en rapidité et en nerf.
Dans son équipement de chasseur rustique, le sarrau bleu bombant sur sa poitrine, la culotte de tripe brune enfoncée dans ses bottes, son bonnet de loutre campé sur l'oreille, la gibecière battant sa hanche élastique, c'était pour les braves gens qu'il rencontrait une apparition consolante, dégageant on ne sait quel charme vainqueur.
Souvent, fatigué par la course, il se reposait au bord des vennes, ces grands étangs immobiles, à fond de gravier et de lichen, dont les eaux recèlent la carpe et la tanche. Il remplaçait la chasse par la pêche, et se montrait aussi adroit, aussi avisé dans ce paisible exercice que dans l'autre. Des enfants pieds nus s'appro- | |
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chaient du pêcheur; parfois même les jeunes paysannes s'en allant au travail ou regagnant la ferme s'arrêtaient près de lui, amorcées comme le poisson des vennes.
Il les entendait derrière lui qui chuchotaient: ‘C'est Marinus, le fils de la Trappe!’ et il n'avait pas besoin de se retourner pour les voir, car la nappe unie et calme de l'eau lui montrait, penchés derrière son épaule, des visages rougeauds et souriants de blondes filles. Il arriva que, plus hardie que ses compagnes, une de ces dirnes l'interpellât:
- Que devriendras-tu, Marinus, quand tu seras un homme pour de bon?
- Trappiste, comme mon père le frère Bavon, disait-il.
Etait-ce paree qu'il souffrait de voir s'assombrir dans l'eau indiscrète la face radieuse des dirnes, qu'il se levait, rassemblait son attirail et partait après un rapide ‘bonjour’? Elles, sans bouger, le voyaient s'éloigner à grands pas; plus d'une attendant qu'il fût parti et qu'elle fût seule pour pousser un profond soupir.
Marin était complètement guéri et l'abbé crut devoir consulter le comte de Thérouagne sur ses intentions quant à l'avenir de son fils. Le père argua que par suite de la révolution le jeune comte se trouvait sans fortune et que, d'autre part, tous les adolescents valides et séculiers étaient impitoyablement enrôlés comme chair à canon dans les milices de Bonaparte. Ces considérations, et surtout la vocation que Marin, consulté à son tour, déclara se sentir pour la vie monastique, firent qu'on l'admit à prononcer ses premiers voeux.
Il déposa son fusil, sa carnassière, sa canne à pêche et ses bottes dans un coin de sa cellule et vêtit un costume semi-religieux, une sorte de longue blouse à capuchon, ceinte d'une corde. Son opulente chevelure tomba sous les ciseaux. Désormais l'onde des vennes ne refléta plus son visage en même temps que celui des fraîches
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paysannes et la bruyère morne cessa de répercuter ses coups de feu. Pour faire oeuvre d'humilité, il retourna à la tâche des défricheurs; ses doigts désapprirent le jeu de l'orgue et eurent fini de froisser les feuillets des vieux livres latins.
Frère! il faut mourir! Ce n'était pas un vain avertissement qu'il entendait depuis son enfance. Comme il venait de se promettre à Dieu, ce maître jaloux lui enleva son père. En même temps le monde lui offrit ses consolations. L'abbé recevait de France la nouvelle que les émigrés rentraient en masses dans leurs foyers, un décret leur restituait leurs biens. Le frère Didier crut devoir informer l'orphelin de cette situation nouvelle; il lui révéla son rang et ses droits à la fortune de ses ancêtres. Marin répondit à ces perspectives mondaines par la résolution de ne jamais quitter l'asile où son père avait trouvé le refuge et la consolation. Les scrupules de l'abbé cédèrent devant une vocation si arrêtée. Le jeune convers entra définitivement dans l'ordre: on chanta l'office des trépassés, et vêtu du froc, du cilice et de la haire, pour jamais le dernier comte de Thérouagne abdiqua son titre et dit adieu aux vanités de la terre.
Frères, il faut mourir! La seconde des deux fosses, si stoïquement entretenues, reçut son fossoyeur diligent et se combla sous les sourdes pelletées, comme se ferme une gueule implacable sur la proie qu'elle dévore. Frère Didier, le paternel abbé de Westmalle, rejoignit frère Bavon. Il y avait huit jours que Marinus venait d'enlever d'un premier coup de bêche la terre que d'autres rejetteraient sur lui.
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IV
Un matin, de graves nouvelles révolutionnèrent l'abbaye. Napoléon était arrivé à Anvers accompagné d'un
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brillant état-major de princes et de maréchaux. Il levait un nouveau corps d'armée; des détachements de troupes campaient dans la région environnant la ville, raccolaient les conscrits, pressaient les réfractaires. Jusque-là rien d'inquiétant, mais on racontait qu'instigué par les ennemis de la religion, l'empereur, d'un trait de plume, supprimait l'ordre de la Trappe et que des troupes seraient chargées de l'exécution de ce décret. Des vedettes avaient déjà été signalées à Westmalle. L'apparition des uniformes dans le voisinage de l'abbaye prêtait quelque vraisemblance à ces rumeurs et avait suffi pour plonger dans la panique les paysans de la paroisse qui se rappelaient les horreurs accompagnant les passées des gens de guerre par leurs villages: leurs récoltes, leurs celliers et leurs huches en proie aux traînards, et surtout ces boutefeux qui pénétraient, le visage mâchuré, dans les fermes et se faisaient délivrer les épargnes des cultivateurs en leur infligeant une torture atroce, ce supplice renouvelé des questionnaires, qui valait aux bourreaux le nom significatif de Voetbranders, grille-pieds.
Frère Gratien, le nouvel abbé, réunit la communauté tremblante et lui répéta ce que racontaient les métayers venus de la ville. On allait disperser à coups de baïonnette leur paisible colonie, piller et brûler leur cloître. Les moines tinrent conseil. Quelques-uns, des rustres belliqueux qui avaient peut-être fait le coup de feu quelques années auparavant dans les bruyères d'Hérenthals et de Diest proposèrent d'attendre les soldats de pied ferme et de leur disputer chèrement la vie. Marin s'était rapproché instinctivement de ce groupe d'anciens héros du Bocage flamand. Aux premiers mots de l'abbé, des éclairs avaient lui dans les yeux bruns du jeune frère, cabré comme un cheval de sang que menacerait l'aiguillade d'un toucheur. L'héroïsme latent de sa race le requérait. Mais l'abbé, soutenu par la majorité des opinants, dompta cette ardeur guerrière. On convint de
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quitter la maison, à l'aube, sous un déguisement, après avoir mis en lieu sûr les vases sacrés et les reliques, et de se partager en petites bandes dans toutes les directions, pour se retrouver trois jours après à Anvers, dans une maison amie où ils attendraient la fin de cette nouvelle tourmente.
Marinus reprit son équipement de chasseur; il avait même passé en bandoulière sa bonne arme d'autrefois, mais au moment du départ l'abbé inspecta le troupeau et ordonna à son jeune frère de déposer cet engin de guerre en rappelant la parole du Christ à Caïphas. Le bouillant Thérouagne, qu'instiguaient les ombres d'anciens croisés, cacha à regret son fusil avec d'autres souvenirs de son père et de l'abbé défunt, et le remplaça par un bâton de cornouiller.
Le soir de cette dislocation, deux voyageurs se présentaient à l'auberge de l'Aigle bleu de Westerloo et demandaient le souper et le gîte. Ils se faisaient passer pour des marchands de bestiaux revenant d'une assemblée et surpris par la nuit après une longue journée de marche. L'un rond, gros, court, trapu, séjourné, portant toute sa barbe, semblait être l'aïeul du second, un adolescent svelte et de visage avenant. A la vérité, le plus jeune était Marin, et l'homme barbu, son mentor, le frère Bruno, une excellente pâte de moine, pieux et placide comme les premiers solitaires.
On leur servit à manger dans la salle commune, où deux autres personnes venaient de se repaître et, tapageurs, digéraient en buvant et en jouant aux cartes. Ces quidams, dont la piaffe et l'esbrouffe auraient suffi pour révéler la profession, portaient l'uniforme des hussards français, réduit pour le moment à sa plus simple expression, car pour se mettre à l'aise ils s'étaient débarrassés de leur sabre et de leurs buffleteries, ne gardant que leur culotte, leurs grandes bottes et leur chemise.
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Ces gaillards, d'une stature énorme, le visage couturé et balafré, sacraient à faire écrouler le plafond de la salle, en dépit de l'écriteau appendu derrière le comptoir et intimant cette défense - rédigée en flamand, il est vrai: - On ne blasphème pas ici.
Ils sifflaient ferme le genièvre hollandais et s'échauffaient de plus en plus. L'un d'eux, la langue pâteuse, commençait à hocher la tête, pris d'un impérieux besoin de sommeil.
L'aubergiste, un gros homme loquace et baissé, avait accueilli l'entrée des nouveaux venus avec une satisfaction mal dissimulée, attendant de ceux-ci du renfort au cas où ces terribles cavaliers passeraient des cris et des jurons aux voies de fait. En mettant le couvert et la nappe, il leur tenait des discours à voix basse:
- Le village en est bourré de ces marchands de tracas. Ah! compagnons, quelle aubaine! Ils cassent, pillent et bradent cent fois plus qu'ils ne consomment et qu'ils ne paient. Aujourd'hui il s'en est abattu tout un détachement sur notre pauvre monde. Ceux-ci viennent de Maestricht et sont attendus après-demain à Anvers, où il paraît que l'empereur doit les inspecter. Vrai, j'en deviendrai fou! Et des réquisitions! Leurs chevaux dévorent tout ce que nous épargnions d'avoine et les nôtres jeûnent en attendant. Leurs trompettes vous feraient croire à la fin du monde! Jésus chéri, quel temps!... Vous autres, vous êtes de braves gens, des paysans, des chrétiens comme moi. On peut vous confier ses embarras. Le plus grand malheur, c'est que resté veuf, je sois seul ici avec ma fille Antje. Elle est un peu innocente, la pauvre! - et il mit l'index aux tempes pour mieux se faire comprendre. - Elle s'assote du premier porte-culottes venu! Ces grandes moustaches semblent la séduire autant qu'elles m'épouvantent. Tout à l'heure elle parlait d'accompagner les soldats et de se faire cantinière! Il ne manquerait plus que cela. Et dire que
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ces diables d'hommes sont capables de la prendre au mot!
Dès son entrée, en apercevant les militaires. Bruno avait voulu rebrousser chemin et heurter à une autre porte, mais son cadet l'avait poussé en raillant ses hésitations.
Les confidences du baes attirèrent leur attention sur Antje, - une pataude d'une vingtaine d'années, avec des lèvres rouges et grasses comme des bigarreaux, des joues purpurines piquées de son et des yeux bovins - qui venait de rentrer porteuse d'une platée fumante de pommes de terre étuvées au lard et qui s'approcha pour les servir. Elle riait en se renversant; sa gorge faisait craquer l'étoffe, deux fossettes creusaient ses pommettes et des lueurs sensuelles pailletaient ses prunelles. L'entree des deux faux paysans avait rendu les traîneurs de sabre d'autant plus rodomonts et plus entreprenants, que la jeune fille avait remarqué de son côté les intrus et dévisageait particulièrement le plus jeune. Elle les servit avec une certaine complaisance et, pendant qu'ils mangeaient, continua de se tenir dans leur voisinage sans plus s'occuper du premier écot. Naturellement ceci ne faisait pas le compte des soldats, qui se mirent à narguer d'abord par des phrases détournées, des clignements d'yeux, des toux moqueuses, puis par des allusions directes, les deux paysans, le nez enfoncé dans leur assiette et paraissant ne pas entendre ces provocations. Avant de commencer, les prétendus rustauds avaient récité le bénédicité, ce qui avait fortement diverti les gausseurs. A la longue, un des militaires battit la table du poing et interpella Marinus.
- Ah ça, blanc-bec, as-tu fini de te moquer de moi, ou je te saigne comme un veau? Et d'abord, dit-il à la jeune fille, toi, tu vas nous faire le plaisir de reprendre ta place à côté de nous.
Comme il s'approchait d'Antje pour venir la chercher,
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Marin changea de couleur et, deposant la fourchette, fit passer prestement la jeune servante derrière lui, puis il regarda le hussard d'un air de défi.
Le soldat courut à son fourniment déposé dans un coin de la salle, mit sabre au clair et marcha en flageolant un peu des jambes, sur le faux paysan. Mais le gars avait empoigné son gourdin et, avant que le fier-à-bras eût eu le temps de frapper, d'un moulinet il lui en assena un coup si violent sur le poignet que le sabre tomba par terre. Marinus l'avait ramassé et se mettait en garde, l'oeil plein de superbe et de mépris, prêt à embrocher le soldat qui allait se ruer sur lui.
- Marinus! gémit Bruno.
Le houzard hésita un moment, puis, en lâchant une bordée d'imprécations, il avisa le sabre de son compagnon endormi, ivre mort, la tête sur la table.
- Attends un peu, cagot, brigand! Nous allons t'apprendre l'escrime! faisait-il en tirarit sur la latte pour la faire sortir du fourreau, mais il était gêné par son poignet contus.
Les premiers incidents de cette querelle s'étaient suivis comme une série d'éclairs sans qu'aucun des témoins, le baes, Anne ou Bruno, eût songé à intervenir.
Tandis que le soldat s'efforçait de dégainer, la jeune fille dit à Marin: ‘Partez, prenez le premier sentier à votre gauche, il conduit à Voldhem. Partez, car ils vous tueront!’
Marinus semblait ne pas comprendre et attendait l'autre de pied ferme.
- Marinus, obéissez! Je vous ordonne de me suivre! commanda à son tour le pacifique Bruno, en élevant la voix pour la première fois de sa vie. Marinus céda et laissa échapper le sabre de ses mains; Bruno l'entraînait vers la porte que venait d'ouvrir Antje et qu'elle referma sur eux, comme le houzard de nouveau armé fonçait vers son adversaire.
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Les deux moines s'éloignèrent à pas précipités. A présent une réaction violente se déclarait chez Marinus et il pleurait comme une femme, secoué par des sanglots. Dans le cabaret, Antje calmait le matamore. Les moines l'entendirent qui disait dans un jargon composé de flamand et de français: ‘Eh bien, pourquoi rager encore, maintenant qu'ils sont partis?’
La crise nerveuse de Marinus s'apaisa. Les deux moines suivaient depuis un quart d'heure, sans se parler, un sentier à peine tracé à travers les broussailles, lorsque soudain ils entendirent comme le galop d'une béte lâchée. Aussitôt une ombre dévala des dunes encaissant le chemin et Marinus se trouva étreint dans les bras d'Antje, la fille de l'Aigle bleu.
- Viens, disait-elle, en cherchant à l'embrasser sur les lèvres, retournons à la maison; ils sont saouls comme la guerre et ne se réveilleront plus avant le matin... Tu m'aimes bien, dis? Le cher garçon! Il allait se battre contre ce Goliath! Et cela pour moi! Oh! tu es plus brave et plus gentil que 'ces soldats... Je me moque d'eux à présent... C'est toi que je veux!
Elle ajoutaif d'une voix plus basse, haletante, suspendue à son cou, la bouche collée contre son oreille: ‘Tu sais, voilà trois jours qu'il me fait la chasse. Je succombe. Il m'a dit que ce serait pour cette nuit... Il me battra demain, mais tu m'auras aimée d'abord.’
L'assaut avait été si brusque que le jeune homme fut quelque temps avant de se dégager. Il détacha ces mains qui l'enlaçaient et, les tenant dans les siennes, il répondit avec une douceur dont se rappela plus tard Bruno: ‘Pauvre fille, ma soeur, tu ne sais pas à qui tu parles; tout homme de coeur, se trouvant à ma place, t'aurait défendue contre ce bourru et, si tu me gardes quelque reconnaissance de cette action très naturelle, prouve-le moi en te respectant et en demeurant vertueuse.’
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Elle eut un rire cassé de lubrique: ‘Me respecter! Demeurer vertueuse! Tu plaisantes sans doute, camarade! Quel est ce gars dégourdi et crâne qui bredouille à présent comme un enfant de choeur devant son curé. As-tu compris? Viens coucher chez moi.’
Cette fois, Bruno ne laissa pas à Marinus le temps de répondre:
- Va-t-en, misérable impudique, qui oses tenter un élu du Seigneur, le saint frère Marinus de la Trappe! mugit-il avec des gestes d'exorciste.
Et il entraîna rapidement son compagnon.
Elle demeura immobile, écarquillant des yeux de somnambule qu'on vient de réveiller; voyant s'envoler làbas son désir dans les ténèbres de la lande, toujours éperdument amoureuse, abêtie par le refus.
Marinus! Un frère de la Trappe! répétait la possédée.
Les silhouettes des faux bouviers avaient disparu depuis longtemps qu'elle cherchait encore à les discerner à travers l'ombre, parmi les pins et les genévriers. Peutêtre reviendraient-ils sur leurs pas? Puis, lorsqu'il n'y eut plus rien autour d'elle que du noir et du silence, elle se laissa choir, enfonça son visage dans le sable, attendant un calmant et une fraîcheur; et elle mâchait avec rage des racines de bruyère.
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V
Ce n'avait été qu'une alerte; l'empereur entretenait d'autres projets pour l'heure que l'abolition des ordres religieux; aussi, après trois jours d'exil, les moines de la Trappe regagnaient-ils leur cloître.
Quelques mois encore, et il n'est plus question de ces alarmes. La quiétude accoutumée préside aux rustiques travaux de colons. De nouveau ils n'entendent rien du
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monde. Le canon tonne, la fusillade crépite trop loin pour les inquiéter.
Marinus n'a soufflé mot de l'aventure de la nuit d'exode et son compagnon n'a pas cru devoir s'en ouvrir davantage.
Le dernier levain d'indiscipline semble épuisé chez le jeune homme. Ses mortifications et son labeur édifient la communauté. Son noble visage s'émacie, l'ovale s'en allonge, ses traits de plus en plus accentués prennent une patine ascétique et, dans son masqué sérieux, ses grands yeux bruns brillent d'une lumière presque surnaturelle.
- Frère Marinus est un saint! proclame fréquemment l'abbé avec une sorte de pieuse envie et il propose le jeune cénobite en exemple aux novices. - La même perfection de vertus que chez son père! murmurent avec admiration ceux des vieux moines qui connurent le frère Bavon.
Il advient qu'en méditation dans sa celluie, après une laborieuse journée de semailles, les bras démolis par le geste large du semeur et aussi par le poids du semoir, Marinus est arraché à ses pieux exercices par un ordre de l'abbé, qui l'attend au parloir. Il trouve son supérieur en conférence avec un paysan que le clair obscur l'empêche de reconnaître d'abord, mais dans lequel il finit par retrouver un des comparses du profane épisode qui se joua un soir à l'auberge de l'Aigle bleu de Westerloo. Ce paysan qui le dévisage de son côté avec un mauvais vouloir très transparent, représente l'aubergiste en personne, le père d'Antje, la pauvre affolée. Devant cette mine rébarbative, extraordinaire sur cette face de pleine lune, mais surtout devant l'air à la fois sévère et attristé que lui fait l'abbé, Marinus ne sait quoi penser. Quel motif déterminerait ce rustaud à venir dénoncer une alqarade d'ailleurs sans conséquence? L'abbé perçoit ce malaise et son front se plisse davantage.
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- Reconnaissez-vous cette personne? demande le frère Gratien au villageois.
- Oui, répond celui-ci avec une colère mal conténue, c'est le paroissien qui vint un soir chez nous en trousse de bouvier...
- C'est vrai, déclare franchement Marinus, je vis ce gros homme à Westerloo, où il tenait l'auberge de l'Aigle bleu.
- Ouais! fait l'abbé goguenardant, c'est un commencement d'aveu. Voyons si vous confesserez aussi facilement ce qui se passa après votre entree à l'Aigle bleu?
Marinus se redresse, ce persiflage échauffe le sang des Thérouagne:
- Je ne vois pas, mon père, dans la suite de ce voyage, de faute qu'il m'eût fallu confesser ailleurs qu'au tribunal de la pénitence...
Mais il se reprend aussitôt, sa damnée fougue allait l'entraîner dans une passé effroyable; c'est d'un ton brusquement adouci qu'il ajoute:
- Oui, vous avez raison, mon père... Il est un péché dont j'aurais dû m'accuser publiquement, ou du moins sur la gravité duquel j'aurais dû prendre votre avis... Oui, ce soir-là ma mauvaise tête fit de nouveau des siennes; le vieil homme ressuscita en moi. Voici, je me pris de querelle dans cette hôtellerie avec un soldat et m'oubliai jusqu'à le frapper... J'ajouterai pour ma seule excuse que ce braillard... ce soldat veux-je dire - menaçait de maltraiter une faible femme... la fille de ce paysan même qui me dénonce en ce moment.
- Vous ne manquez pas d'aplomb, mon frère, intervient l'abbé, glacial et méprisant... Puisque vous invoquez une excuse, pourquoi ne feriez-vous pas valoir aussi l'intérêt très vif porté à cette jeune fille par son paladin...
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- Mon père! interrompt Marin, les poings crispés, blême, se soutenant à peine...
- Or ça, continue l'abbé, cette conduite violente qu'un moine ne pourra jamais tolérer, je doute fort qu'un chevalier l'eût approuvée; car, enfin, vous défendiez cette femme à peu près de la façon dont un chien dispute l'os à un autre chien. Je le répète, pareille prouesse n'est ni monacale, ni même chevaleresque.
- Qu'entendez-vous par ces insinuations? fait Marin, devenu aussi blanc que ses aïeux de marbre, couchés, mains jointes, dans l'église de Thérouagne.
- J'en ai dit assez, même trop, Monsieur... Accordez-moi qu'il répugne à un homme de mon caractère d'approfondir et de détailler certains sujets loin de mes pensées et encore plus loin de mes lèvres. Mais puisque vous tenez à vous faire répéter la narration de vos hauts faits, voici quelqu'un pour vous apprendre le reste. ‘Parlez, mon brave...’
Et l'abbé s'efface derrière le paysan, qui apostrophe rageusement Marinus:
- Ma fille a été mise à mal par vous, démon à figure de saint... Pauvre moi, qui accueillais comme un allié ce scélérat pire que les troupes. Quel malheur que ces gens ne portent pas leur perfidie écrite sur leur mine!... Mon Antje est devenue mère... J'étais si furieux contre la misérable créature que je l'ai battue, oui battue, comme une truie. Moulue de coups, elle s'est alitée. Alors j'en ai pris pitié. C'était mon sang, n'est-ce pas? Mais je faisais des provisions de haine pour le séducteur! Jusque-là elle ne me l'avait pas nommé. Devenue gravement malade, pendant ses accès de délire elle appelait toujours le même personnage, Marinus le Trappiste, et d'une voix qui eût arraché des larmes aux sablons les plus arides... Ah! c'est vous ce Marinus! Apprenez alors que votre victime est morte. Je suis venu ici pour vous rendre odieux à vos frères et aussi
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pour vous dire que je tiens l'enfant à votre disposition, car quant à l'élever, j'aurais plutôt envie de le massacrer, ce bâtard d'un mauvais moine et d'une perdue!
Toute impatience, toute fierté semblent avoir abandonné Marinus. Il baisse les yeux et s'appuie à la paroi.
- Ah! les malheureux! murmure-t-il.
- Ainsi vous avouez vos rapports avec cette femme? dit impitoyablement l'abbé.
- Mon père! fait Marin, d'un ton suppliant et en étendant les mains vers son juge.
- Avez-vous entendu ma question? insiste l'austère supérieur en reculant pour ne pas être touché par ces mains trempées dans la luxure.
- Eh bien oui, j'avoue! répond d'une voix raffermie le jeune moine.
- Justice sera faite! conclut sourdement frère Gratien, dont l'indignation fait place à de l'abattement. Cependant, une idée lui vient au moment où il va couper court à cet interrogatoire.
- N'étiez-vous pas accompagné du frère Bruno? dit-il à Marin.
L'inculpé fait un signe affirmatif.
- Attendez, je veux entendre ce témoin.
Frère Bruno, mandé à son tour, raconte la halte à l'auberge, les provocations de la soldatesque, le commencement de bagarre; mais lorsqu'on l'interroge sur le crime commis par Marin, le digne religieux tombe des nues. En vain l'abbé le menace et le presse, le traite presque comme un complice des turpitudes de Marin, le placide Bruno ne revient pas de ce qu'il doit ouïr et de ce qu'on lui demande de corroborer. Nature honnête et droite, Bruno défend plutôt Marinus contre ses propres aveux:
- Il est vrai que nous avons revu cette créature dans la campagne et qu'elle s'est jetée comme une diablesse au cou du frère Marinus. Mais nous accueillîmes ses
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abominables attaques comme l'exige notre caractère; moi, je la renvoyai vertement et Marin aussi la congédia, un peu mollement peut-être...
Un peu mollement peut-être! C'est la charge la plus lourde qui pèse jusqu'à présent contre Marin dans le témoignage du bon moine.
- Après, raconte Bruno, nous avons trouvé un gîte dans une grange, où nous dormîmes côte à côte, et je ne sache pas que Marin ait encore revu cette fille de malheur; en tout cas, le matin il sommeillait paisiblement, étewndu près de moi, et il ne m'a plus quitté depuis...
Le paysan grogne en entendant de quelle façon Bruno qualifie son Antje.
Des doutes gagnent l'esprit de l'abbé. La malheureuse n'aurait-elle pas été engrossée par les houzards? Puis encore, que prouvent des paroles prononcées dans la fièvre? Mais alors quel but poursuivait Marin en s'accusant d'un attentat dont il est innocent?
Il l'avoue cependant, même avec plus d'entêtement et de résolution qu'au début.
- Je me suis levé pendant la nuit, affirme-t-il, elle nous avait suivis et je l'entendais gémir à la porte. Je l'ai rejointe, mais tout doucement pour ne pas réveiller Bruno.
- Ne pas me réveiller, moi, qui ai le sommeil du lièvre! dit Bruno d'un air incrédule et en hochant la tête.
L'abbé s'adresse de nouveau à l'accusé:
- Vous persistez à vous déclarer coupable; vous renoncez à vous défendre? Songez aux conséquences qu'entraînera cet aveu...
- Cet homme a raison! répond Marin en désignant le paysan.
- C'est votre condamnation irrévocable que vous venez de prononcer! constate en soupirant le frère Gratien. Amen.
Et il congédie ses interlocuteurs.
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Ce même soir encore on rassemble la communauté dans la chapelle. Devant les moines debout dans leurs stalles, Marin, agenouiilé au milieu du choeur, confirme d'une voix ferme ce qu'il vient de confesser à l'abbé. Alors, celui-ci, plus ému que le patiënt, fulmine la sentence:
- Indigne de demeurer parmi les honnêtes serviteurs de Dieu, qu'il soit à jamais exilé des saints pourpris! Brebis galeuse dont le contact souillerait le troupeau, qu'il erre dans le monde tentateur où le rappelle sa faute!
Le banni se lève, traverse lentement le choeur et la nef, gagne la porte ouverte précipitamment à son intention par un novice qui s'est écarté et détourné à son approche. Personne ne lui dit adieu. C'est par cette grande porte qu'on l'introduisit le jour où, sa probation terminée, il prononça ses voeux définitifs. Il a déjà fait quelques pas dans la campagne noire, lorsque le novice se risque à s'approcher de nouveau de la porte et à en fermer les deux battants; et cet être méprisable, le moine renié qu'est devenu Marin, les entend gémir sur leurs gonds et se rejoindre avec un fracas lugubre pendant que l'abbé et ses trappistes demeurent prostrés dans leurs prières et que des larmes tombent dans plus d'une barbe grise.
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VI
Le jour va poindre - un pâle jour de février - lorsque, le froc chargé du givre de la nuit, l'expulsé heurte à la porte de l'Aigle Bleu de Westerloo.
L'aubergiste, rentré le soir même, en carriole, reconnaît à peine, dans l'apparition blafarde et grelottante, l'adolescent nerveux qui se présenta l'an dernier chez lui ou même le moine fier et presque dédaigneux qu'il
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entrevit la veille encore, dans le parloir de Westmalle.
Les cheveux noirs ont grisonné, un tel air de souffrance s'épand sur ce visage si avenant - trop avenant! - que le père, malgré sa rancune et son désespoir, ne trouve plus d'injures à lui jeter. Hier il l'aurait tué, à présent c'est avec une dureté voulue qu'il lui dit:
- Que désirez-vous de moi, malheureux?
- Je voudrais voir mon enfant...
Le baes accède à ce désir et, tandis qu'il va chercher le poupon, il fait entrer l'ex-trappiste dans la salle, la même où Marin se querella avec le houzard et, en la reconnaissant, le jeune homme tressaille.
Il a reçu l'enfant des mains de l'aubergiste, et contemple, longuement, avec une expression qui sort des sources mêmes du coeur, ce petit être emmailloté. C'est une figure assez vulgaire, poupine et plate, avec des yeux de faïence et un gros nez. Feu le comte de Thérouagne n'aurait certes pas reconnu, dans cette tête mafflue, les traits de sa noble lignée. L'enfantelet ne s'alarme pas devant cette figure jeune et sérieuse, dont les profonds yeux noirs s'arrêtent si obstinément sur lui. Voilà même que s'épanouit la petite face mouflarde. A ce rire de bienvenue la bouche contractée de Marin se détend et esquisse un mélancolique sourire, et sa paupière s'humecte; puis, dans un transport fébrile, il embrasse la douce créature.
Devant ce tableau, l'aubergiste attendri regrette sa véhémence et sa furie de l'autre soir; encore un peu il se repentirait de s'être plaint à l'abbé.
- Asseyez-vous un instant, mon frère!... hem!... mon ami - dit le paysan... Rapprochez-vous du poêle et prenez ce verre de liqueur en attendant que je réchauffe une jatte de lait et vous coupe un quignon de pain... Ecoutez, je vous en voulais, mais je ne vous crois pas foncièrement mauvais, et vous voilà suffisamment puni; je vous pardonne... oui, là, de tout coeur... je
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vous pardonne même au nom de la morte... et enfin je souhaite qu'un jour Dieu en fasse autant...
Et ce pardon, et ce voeu, sont si bien la conviction du brave homme, qu'il en devient tout ému et qu'il a peine à finir ce discours, tant il suffoque.
Marin ne semble pas l'entendre; il continue de regarder, d'un air concentré et pénétrant, la pauvre créature qu'il presse dans ses mains.
- Frère Marinus! Voyons! Du courage! insiste le baes en lui touchant amicalement l'épaule.
- Me promettez-vous de garder l'enfant quelques jours encore? articule lentement Marin, sortant de son rêve, sans répondre au brave homme qui l'exhorte. Si je ne viens pas le chercher moi-même... d'autres se présenteront en mon nom. Auriez-vous cette bonté pour la morte et pour lui, sinon pour moi?
Le baes a déjà refoulé, loin de lui, ses préjugés comme ses rancunes; il était précisément en train de décider intérieurement qu'il garderait et qu'il élèverait ce bâtard de sa fille, malgré toute la réprobation qui s'attache à une créature née d'un moine parjure; et il fait part de ses intentions à Marin.
- Merci, mon ami, dit le père avec effusion; certes l'enfant aura besoin d'une affection de cette trempe, mais je crois aussi qu'il vous dédommagera des peines que sa mère vous a causées... En tous cas, vous ne serez pas seul à vous charger de lui... Puis-je encore vous demander un bout de papier et une plume?...
Il rend l'enfant à l'aïeul et se met à écrire. Le baes, de plus en plus démonté par cette douleur, si pleine de noblesse et de dignité, se trouve même sur le point de chérir de toute son âme ce séducteur, le meurtrier de sa fille, qu'il a maudit, démasqué et fait exécuter; il s'évertue à retenir à son foyer cet hôte de malheur transformé presque en un visiteur bienvoulu. Le brave homme ne sait comment il se fait que depuis les quelques minutes
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que dure cette entrevue, c'est lui-même qui a l'air d'un coupable, d'un mauvais chrétien, et que c'est l'autre qui réclame la sympathie et la compassion.
- Voyons, ne partez pas encore; attendez au moins que ces giboulées aient fini leurs cabrioles; reposezvous une heure, le temps de vous restaurer; la bise fauche les jambes et creuse le ventre. Pourquoi cette hâte? Rien ne presse plus à présent.
Et il dit ces dernières paroles avec honte; oui, avec remords.
- On m'attend là-bas! reprend d'une voix paisible Marin qui a fini d'écrire, et son regard et sa main indiquent, derrière les brouillards neigeux qui chassent en hurlant, une destination connue de lui seul et de laquelle il n'aime pas à parler. L'hôte, du moins, a cette impression, car il n'insiste plus, et le voyageur franchit le seuil et affronte l'horrible intempérie.
La bourrasque a empiré. A présent la neige tombe à flocons si serrés qu'elle forme comme une trame immense, une tenture livide masquant le ciel et que l'ouragan agite en la faisant siffler et claquer. L'infortuné refait, mais plus lentement, son trajet de la nuit en se traînant, au risque d'être emporté avec la trombe. Cependant, ses pensées ne s'arrêtent guère au froid et à la faim. Marin se dit seulement que la nuit où les trappistes rccueillirent son père il devait faire à peu prés le même temps. La tourmente redouble de furie. Le jeune homme ne sait plus s'il avance ou s'il recule; il y a des moments où il perd pied et où la rafale le balaie. Impossible de s'orienter. Des hallucinations causées par la vacuité de son estomac ajoutent leurs fantômes aux horreurs réelles. Il perd conscience de son état; ses oreilles tintent, ses yeux se troublent; il sombre dans les vertiges. Au concert sinistre de la tempête dansent des traînées de moines gris, des squelettes affublés du froc grimacent et le narguent. Puis il lui semble que son
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sang afflue à son coeur et se fige, que ses pulsations ralentissent comme ses pas. Dans une dernière éclaircie d'intelligence il essaie encore de réagir, mais à présent il est à bout de forces. Il tombe dans la neige: le duvet pervers le couvre, le couvre avec un empressement sinistre. Bientôt son visage seul émerge encore du tapis glacial, un visage si blanc que la couleur n'en tranche plus sur celle du linceul.
- Alerte! Qu'est cela? dit une voix dans la tourmente à un autre passant. - il m'a semblé heurter une forme humaine.
- Bast! Ce sera une taupinière ou un arbre renversé! Continuons, j'ai hâte de rentrer; on s'inquiétera de nous au couvent.
Mais le premier interlocuteur s'arrête et, penché sur le sol, hèle son compagnon. Une même exclamation échappe aux deux novices. C'est que les rayons jaunes traversant la tempête de neige leur permettent de reconnaître dans ce corps inerte, le frère mis la veille au ban de la communauté. Ils essaient de ranimer et de réchauffer l'infortuné en le frictionnant, en approchant ses lèvres violettes de leurs bouches, en lui soufflant leur haleine dans les poumons. Mais la mort a l'étreinte encore plus froide que l'hiver, et le soleil qui fond la neige ne ravivera pas ce sang coagulé. Les convers se demandent un moment s'il ne vaudrait pas mieux, pour tout le monde et surtout pour lui, laisser là cette carcasse de maudit. La Trappe rouvrira-t-elle ses portes à l'anathème? Mais ils sont jeunes encore et, partant, accessibles à la pitié; vigoureux ils enlèvent facilement cette dépouille; ils hâtent le pas et regagnent l'abbaye heureusement voisine de l'endroit de leur découverte.
Ils eurent raison d'obéir à leur généreux instinct. Ce trépas du pécheur désarme ses frères. L'abbé autorise la rentrée du corps de Marinus dans ce couvent qu'il illustra de ses vertus; on oublie son crime pour ne plus
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songer qu'à ses mérites. Purifiée par cette fin, son enveloppe charnelle reposera en terre consacrée dans la fosse fouie de ses mains, à côté du frère Bavon et de l'abbé Didier. En attendant, on l'a couché dans sa celluie et ses anciens compagnons vont procéder à l'ensevelissement.
Or, comme ils l'ont débarrassé de ses vêtements de dessus, sur le point d'enlever la haire et le cilice, les frères occupés à cette funèbre besogne sursautent, jettent les bras au ciel.
En manipulant, silencieux, ce corps rigide et jeune, encore admirable malgré les souffrances et les affres, les rudes ensevelisseurs viennent de mettre à nu deux globes de chair harmonieux et fermes, deux seins résistants de vierge.
Un instant leurs doigts gourds ont palpé, mortes, ces merveilles destinées par la Vie à tressaillir, roses et blanches, sous les idolâtres caresses de l'amant et que la haire de crin meurtrissait comme à regret, et dont la discipline ne put dégrader la courbe idéale.
Les moines, pris d'inquiétude et de respect, quelques-uns se rappelant les antiques prestiges de Satan, ont reculé en se signant. Seul, un jeune convers de l'âge de Marinus demeure sur place; ébloui, la gorge serrée, l'épiderme frémissant, il se sent rougir jusqu'aux oreilles et n'a plus la force de fuir. Une main autoritaire le bouscule. C'est l'abbé, accouru au bruit de ce prodige, armé du goupillon et remâchant quelques formules d'exorcisme. Va-t-il subir, lui aussi, l'indicible fascination de la beauté nouvelle et tragique de Marinus? On le croirait. La douceur angélique et souffrante qui se dégage de ce corps irréprochable l'attendrit et son geste conjurateur s'arrête. Pourtant, comme à regret, il aspergera ces formes suspectes, lorsqu'il avise un sachet de soie attaché au cou du cadavre et reposant dans l'intervalle de cette gorge trop damnante pour sortir du moule de
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Dieu. Avec des tâtonnements de sacrilège qui touche à l'hostie pure et sans tache, il se décide à détacher ce sachet et à l'ouvrir. Il n'en retire ni mandragore, ni autre maléfice, mais il s'en échappe plusieurs parchemins jaunis; puis un papier moins fané, portant ces quelques lignes d'une écriture récente et tremblée:
‘Thérouagne n'a qu'une parole. J'avais promis sur l'honneur à mon père de taire et de cacher mon sexe tant que je vivrais. J'ai subi l'opprobre plutôt que de révéler ce secret que le comte emporta dans la tombe et qui ne sortira que de la mienne. Je savais l'histoire sombre de ma mère et j'offris ma vie pénible en expiation de sa faute. Puisse Dieu me pardonner cet impérieux mensonge en raison de ma filiale tendresse. Je légue mon nom et tous mes biens à Frans, l'enfant de la pauvre Antje: Priez pour moi.
‘Marie de Thérouagne, en religion Frère Marinus.’
Telle est l'histoire de Marinus.
Tonia et les simples paysans de la Campine qui la narrent aux simples poètes, béatifient sans le secours de Rome la sereine martyre de la parole engagée. Pour mieux se conformer même à la volonté de la chère héroïne, ils persistent à l'appeler Marinus et taisent son doux nom de vierge et de châtelaine bretonne, Marie de Thérouagne.
Ces charmants esprits qui se rient de nos logiciens et de nos positivistes, n'admettront jamais que la noble demoiselle fût une femme semblable aux autres femmes; leur imagination la dote d'une mystérieuse virilité, du sexe héroïque des archanges.
Je répéterai donc avec Tonia: ‘Telle est l'histoire du bienheureux Marinus!’
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