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Bon pour le service!
I
A Fernand Brouez.
Pauvre Barbel Goor!...
Il est parti, Frans, son brave garçon, la prunelle de ses yeux, le battement même de son coeur; - parti depuis huit jours pour la garnison, - loin du village, loin du pays! - perdu, transporté, là-bas, dans la toute grande ville!...
Elle ne peut se faire à cette réalité, la simple femme, et, levée la première, chaque matin elle grimpe, comme par le passé, à la mansarde où couchait son garçon. Elle ne se convainc de la séparation qu'en palpant le lit défait depuis l'oreiller jusqu'au pied et en cherchant vainement, sous la couverture, ce bras musclé qu'elle secouait, mais pas trop fort, de crainte de faire mal - je vous le demande un peu! - à ce gaillard solide comme du chêne. Ah la bénigne créature du Bon Dieu!
- Bonjour, mère!
Qu'est devenue cette voix du gaillard tant aimé!
Comme il tarde à s'étirer, à lui jeter les bras autour du cou!
Cependant sa défroque d'ouvrier charpentier, sa veste et ses bragues de velours tramé, sa serpillière de toile grise, sa casquette molle s'écroulent sur la chaise, près du chevet, comme s'il venait de les dépouiller. Mais le parfum de résine et d'encaustique, dont ces nippes étaient imprégnées, s'est éventé un peu plus depuis la
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nuit dernière; mais les plis contractés à la charnure saillante et aux coups de rein du travailleur vont s'effacer; et le jour approche où la sainte idolâtre, qui hume ces frusques comme un encens et les baise comme des reliques, n'y retrouvera plus trace du cher absent.
Après une prostration, elle se décide enfin à descendre.
Elle allume le feu, moud le café. Bientôt l'eau chante dans la bouilloire. Aux sons de cette musique du foyer et aux aromes avifiants du café, l'illusion revient la leurrer:
Voilà qu'elle verse l'eau bouillante comme s'il devait avoir sa part du breuvage. Elle coupe les tartines, dont trois grosses, destinées à Frans, qu'elle empile à côté de sa jatte. Elle emplira même la gourde de fer-blanc qu'il emporte d'ordinaire, passée en sautoir, au chantier. Puis, elle attend, l'oreille allant à la rencontre du remueménage habituel. Rien. La maisonnée continue de dormir au-dessus de sa tête. Et à la fin le deuil de l'escalier devient si absolu qu'il la fait sursauter comme au fracas d'une explosion.
- Pauvre moi! Où donc voyageaient, encore une fois, mes idéés? N'est-il point parti... Och Frans! Frans!
La gourde s'échappe de ses doigts. Elle s'affale sur sa chaise et seule au bord de l'âtre, des larmes roulent, le long de ses joues parcheminées, dans sa tasse.
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II
Il lui reste d'autres enfants, mais pourquoi la nature a-t-elle voulu que celui-là fût son préféré? Non seulement elle l'aime mieux que trois garçons plus âgés que lui, mieux que quatre excellentes pâtes de filles, mais elle ne chérit pas autant ses deux tout jeunes enfants: le petit Rup, un bonhomme qui vient de faire sa pre- | |
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mière communion, et la petite Dâ, une blondine de sept ans. Il ne coûta presque rien à Barbel Goor de voir partir les aînés, l'un après l'autre, pour Anvers où les garçons se mirent en apprentissage et les filles en condition. Plusieurs se sont mariés sans que cet événement l'impressionnât; et malgré les charges nouvelles ceux-ci continuent de trimer pour leur mère et de lui envoyer une partie de leur salaire ou de leur gage. Ce sont là de dignes, de braves enfants que beaucoup de vieux envieraient à Barbel et affectionneraient de leur mieux, tandis que leur mère les aime tout juste ce qu'il faut, sans excès, d'une affection raisonnable.
Comme la plupart de ses pareilles du pauvre monde, la mère Goor a suivi ses instincts et ses impulsions sans jamais songer à les analyser. Tout ce qu'elle sait des causes de sa prédilection pour Frans, ‘c'est que le garçon ressemble tant à feu son père’!
Il existe à cet attachement exalté d'autres motifs dont elle a par moments la vague intuition. Elle se laisse aller à ce sentiment comme il arrivé souvent à des âmes moins simples de subir le charme d'une musique ou d'un parfum, sans connaître l'instrument ou la fleur qui les exhalent.
Barbel était fille d'un sabotier de Ranst, égoïste et thésauriseur, qui mourut fort à point pour lui permettre, avec les économies du ladre, de se payer l'époux de son choix, simple voiturier chez un marchand de bois de Schilde. Ils se mirent à la culture, louèrent une ferme et des terres à Kessel, près de Lierre. Ils auraient prospéré, mais ils faisaient trop d'enfants.
La femme, une brune ardente, ayant sans doute dans les veines une gouttelette de ce sang espagnol que les passées des reîtres du duc d'Albe et de Farnèse inoculèrent de force à la complexion blonde et rassise des Flamands de Campine, ne ménagea pas son homme;
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au contraire, elle en consommait comme du pain.
Elle retournait aussi souvent à l'alcòve qu'à la huche, apaisant ses fringales, mangeant à sa faim. Comment supposer que ce vigoureux ‘cadet’ prendrait mal à ce commerce permis, surtout qu'il ne restait pas à court d'appétit et que c'était généralement lui qui revenait à la charge. Puis, il mâchait ferme et se vantait de rattraper à table ce qu'il perdait au lit. Sept enfants attestèrent cette trop bonne entente.
Frerik Goor n'était pas moins brave à l'ouvrage; il peinait dur pour ses petits. Un jour le bon bouleux eut une sorte de syncope; il s'était écroulé à plat dans le sillon, derrière la charrue, assommé comme d'un coup de fléau dans la nuque. Les mugissements insolites de ses boeufs donnèrent l'alarme. Des manouvriers le portèrent à la ferme où l'émoi dura jusqu'à ce qu'il eut repris connaissance. Ne comprenant rien à cet avertissement, Frerik, si solide sur ses quilles, fut le premier à rire de sa culbute. Mais à quelque temps de là, un matin au saut du lit, il se sentit oppressé, et au lieu de glaires, sa toux ramena des caillots de sang. Cette fois, inquiète pour de bon, Barbel quérit le médecin de Lierre. Ayant examiné le malade de mine assez débilitée et interrogé la commère, le médecin leur prescrivit une continence rigoureuse. Le cas de son baes n'était pas désespéré, dit-il à la baezine, mais elle ferait bien de le laisser dormir la nuit, si elle ne voulait le coucher pour jamais, là-bas, sous la folle avoine, à l'ombre du clocher. Barbel ne fut pas peu ébaubie. Elle connaissait quelques vivants qui s'étaient desséchés du chagrin de ne pas aimer, mais elle n'aurait jamais cru qu'on s'en allât aussi souvent à force de trop bien se comprendre!
Quelque temps elle jeûna.
Frans, son dernier venu, avait déjà une dizaine d'années. Barbel se promit que cet enfant serait le dernier. D'autant plus que la culture ne rapportait guère. La
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maladie de Frerik aidant, il leur avait fallu abandonner la ferme, louer une masure et ouvrir boutique au village, en ne gardant de labour qu'un lopin pour y faire les pommes de terre du ménage.
Cependant, Frerik se radoubait; il récupérait sa belle mine et sa vigueur d'autrefois, et avait accepté philosophiquement du travail, comme journalier chez ses anciens égaux. En même temps la sève redevenait exigeante. Ce n'était pas chose facile à Barbel de bouder ce ressuscité qui la lutinait, marri de ces refus, les yeux pleins de suppliques et de promesses. Ils s'étaient privés si longtemps et un peu de bonheur dans leur chair les consolerait de leurs déboires.
Frerik ignorait ce que le médecin avait dit à sa femme. Un jour qu'il la serrait de près et qu'impatient de la voir toujours se dérober, il allait la violenter, elle lui conta la chose en pleurant. Lui de se moquer d'elle et de la convaincre que ce docteur, un malin de la ville, avait voulu s'amuser à leurs dépens. Si bien que tous deux se reprirent et ne s'épargnèrent pas plus qu'aux premières possessions.
De nouveaux enfants leur vinrent: le petit Rup, puis la petite Dâ. Celle-ci avait quelques mois, lorsqu'un soir d'avril qu'il revenait de herser leur champ, les symptômes alarmants reparurent chez Frerik Goor. Il avait empêché sa femme de courir cette nuit même à Lierre. Le lendemain, le médecin reconnut que le cas était désespéré. Avisant les deux petiots dans un coin de la salle, il ne put maîtriser un mouvement d'irritation et dit à la mère en les lui désignant: ‘Ce sont ces petites mainslà qui ont foui la terre pour y coucher votre homme!’
Deux jours après, Frerik était mort.
La malheureuse se résigna à lui survivre, mais ne se pardonna jamais d'avoir désobéi au médecin.
Son Frans la rattacha à l'existence. La mémoire remplie de l'image du meilleur des hommes, elle retrouva
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dans cet enfant, surtout à partir de l'âge de l'adolescence, une ressemblance extraordinaire avec le défunt. Il lui semblait revoir le voiturier fringant, le mollet bien pris dans sa guêtre de cuir, une chanson aux lèvres, claquant du fouet, qu'elle allait attendre sur la grand'-route, lorsqu'il menait du bois à la ville. C'étaient bien les cheveux noirs comme la fourrure d'une taupe, les yeux bruns, la bouche un peu grande, le menton ferme et carré, les joues fournies de Frerik Goor; c'était aussi la franchise, la vivacité, la vaillance, tout le grand coeur du père. Frans tenait encore de son auteur ses brusques effusions, ses accès de gaîté, son goût pour la plaisanterie. Le fils prenait plaisir, comme jadis le mari, à faire des niches à la bonne femme, à mettre le ménage sens dessus dessous, à la harceler comme un taon. A table, il feignait de bouder à la mangeaille, trouvait à la garbure un goût de brûlé, déclarait les pommes de terre mal bouillies. Elle était prise chaque fois à ces farces, s'ingéniait à se justifier, à défendre sa cuisine. Souvent elle faisait mine de se fâcher et donnait la chasse au cher lutin. Ne parvenant pas à le rattraper, elle lui jetait son balai entre les jambes, ses couvercles de casseroles à la tête, mais en ayant soin de ne le toucher jamais. Au fond elle était ravie de ce remue-ménage; elle bénissait son persécuteur, l'amusait par ses fureurs comiques; s'il se tenait coi, elle prenait peur.
Le soir, il lui portait les nouvelles de l'atelier et de la rue. Point badaud, il inventait d'invraisemblables commérages et faisait avaler à la bonne femme, friande de potins, une série de charges de plus en plus carabinées jusqu'à ce qu'une bourde par trop colossale ou le rire que le mystificateur ne parvenait plus à étouffer, l'eût enfin avertie.
A présent, tout cela manquait à Barbel. La maison était devenue triste comme après la mort du baes. Oh! cette conscription!
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III
Elle n'avait rien négligé pourtant afin de se rendre propices Dieu et ses saints le jour du tirage au sort. L'année d'avant à la Pentecôte, elle avait accompagné, avec son Frans, la ‘procession’ de leur village à Montaigu. Plus tard, à l'approche du jour fatal, elle fit une neuvaine à Saint-Gommaire de Lierre. Le matin de la grave opération, lorsqu'il se rendit, fiévreux et pâlot à l'école communale, elle lui avait passé un scapulaire au cou, un chapelet bénit à l'avant-bras droit, et logé dans les poches de son sarrau et de sa culotte tout un arsenal d'amulettes: un champignon cueilli pendant la nuit des Saints-Innocents, une dent de chat noir, un marron, sur lequel Pols le berger, sorcier avéré, avait gravé, au couteau, pour quelques liards, une série de chiffres cabalistiques destinés à conjurer le nombre libérateur. Vrai, elle n'avait rien négligé. Lorsqu'elle se plaignit à ce voleur de Pols du peu d'effet des talismans, il lui reprocha d'avoir mêlé les manoeuvres orthodoxes aux pratiques condamnées par le curé: car on ne recourt pas, à la fois, aux saints et aux démons.
Frans avait tiré un des numéros les plus bas, un numéro aussi précaire que leur fortune.
Elle essaya d'obtenir l'exemption du maladroit en invoquant qu'elle était veuve et que ce garçon la nourrissait, mais il se trouva, comme toujours, des officieux de son village, ou même des paysans, qui disputaient non moins âprement leur fils à la caserne, pour révéler aux enrôleurs qu'il restait d'autres enfants à la veuve.
Alors elle songea à faire valoir des motifs de santé. Le médecin de Lierre consentit à attester par écrit que le père de Frans était mort étique. Ce n'était pas tout à fait cela, mais repentant de ses paroles sévères d'au- | |
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trefois au lit de mort de Frerik Goor, le brave docteur s'était prêté à une petite supercherie.
Malheureusement le garçon était fait en conscience, comme on les fait encore en Campine. Lorsqu'on l'introduisit de la chambre où il s'était déshabillé, pêlemêle avec les autres recrues de la levée, dans la salle du conseil, il fit sensation. Les juges se récrièrent en connaisseurs qui viennent enfin de rencontrer un sujet de valeur. Sans prendre garde à son ahurissement, à sa confusion de se trouver nu comme un ver devant ces personnaqes dorés, - avec des plaisanteries braques ils vous le tournèrent et le retournèrent dans tous les sens. Il fut palpé, mesuré, pesé, toisé, inspecté de l'orteil aux cheveux, dans ses parties les plus intimes, puis, avec une claque sur l'épaule, déclaré ‘Bon pour le service’. Qu'attendai-il pour se retirer? Il parvint à reprendre contenance et demanda à leur soumettre sa demande d'exemption. Ils rirent beaucoup de cette prétention. Mais, en belle humeur, ils l'autorisèrent à se rhabiller et à aller chercher la paperasse. Lorsqu'ils eurent pris connaissance du billet, ils faillirent crever de rire.
Menacé de consomption, ce pandour râblé et joufflu! Avec des pectoraux pareils! Quelle plaisanterie! Le confrère se moquait d'eux. Les recruteurs ne demandaient pas mieux que d'avoir toujours à livrer de la viande de cette qualité-là!
Bon pour le service! Frans s'en retourna tout chagrin, surtout en songeant à sa mère. Il enviait Bald Vinck, un gaillard tourné comme lui, que les experts venaient de réformer sur la simple inspection de ses poteaux. Ce chançard avait des varices et ne s'en était jamais vanté! Un autre gars de Kessel, Tiste, du ‘Moulin’, devait sa liberté à une hernie. Encore une tare ignorée du fils de Barbel Goor et qu'il n'était pas loin de considérer comme un présent du ciel.
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Le lendemain, il dut se rendre, sous la conduite d'un officier, au dépôt de Beveren, où il passa une nouvelle visite corporelle. Puis on lui prit mesure, on l'immatricula, et on le renvoya dans sa famille muni d'une feuille de route.
L'hiver s'écoula, lés mois d'été passèrent à leur tour. La veuve s'imaginait que ces hauts messieurs du pouvoir oubliaient son garçon, lorsqu'un matin d'octobre, Frans allant au chantier, se croisa avec le garde champêtre, qui lui tendit un grimoire, visé par le bourgmestre, dans lequel on l'invitait à partir sans tarder pour le dépôt de Beveren. C'était l'ordre de joindre. Il fallait marcher, ou gare aux gendarmes. Baezine Goor n'eut que le temps de nouer dans une pièce de cotonnade rouge quelques hardes et un peu d'argent cousu au fond d'un bas de laine.
O le matin des adieux! Il avait passé son paquet au bout de son bâton posé sur l'épaule. Elle le revit souvent, comme à cette heure-là, la bonne femme, le visage très rouge et très blanc par places, un air effaré, vêtu de son ‘meilleur’ pantalon, d'un propre kiel bleu et de sa casquette des dimanches. Elle voulait qu'il fît une bonne impression sur messieurs les officiers et ne fût pas confondu avec les vagabonds pris dans les filets de la conscription en même temps que les fils de braves gens.
Elle l'accompagna jusqu'à Lierre, quoiqu'il eût essayé de l'en dissuader pour lui abréger les émotions: ‘Non, avait-il dit, le coeur gros et les yeux rouges, je serais moins raisonnable, tu m'enlèverais tout mon courage’.
En route, ils s'arrêtaient comme à des stations de chemin de la croix, devant ces mignonnes chapelles accrochées au tronc des plus beaux arbres. Elle s'agenouillait, commençait une prière, mais elle n'achevait pas et finissait par se retourner vers son fils, lui prenait la tête entre les mains et le regardait dans les
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yeux comme si elle ne devait plus le revoir. Puis elle éclatait en sanglots.
- Ne pleure donc pas, mère. Ce n'est pas au bout du monde que je vais... Je passerai mes congés au village. Il vous faudra venir aussi là-bas... Puis j'écrirai, et Rup lira mes lettres, n'est-ce pas, Rup? Embrasse encore une fois le grand frère, capon! Et c'est notre Rup qui me répondra comme un sage garçon...
Et en disant: ‘Ne pleure pas!’ il avait l'air si peu certain de pouvoir rencogner ses propres larmes que la pauvre mère se reprenait à sangloter de plus belle. Les enfants qui trottinaient à leurs côtés avaient des petites mines graves et intriguées.
Il essaya de la plaisanter comme en ses bons jours; mais cela n'allait plus! Cette fausse gaieté était plus navrante que le reste; et il prévoyait que son rire menteur se noierait dans un déluge qu'il sentait monter, monter de son coeur à ses yeux. Alors il pressait le pas, détournait le visage, affectait une certaine brusquerie: ‘Vite... Dépêchons... Car j'arriverai trop tard’. Et en se frappant la poitrine de son poing, il marmonnait entre les dents: ‘Es-tu un homme, oui ou non, à la fin? Alors ne pleure pas, que diable!’
Ils arrivèrent à la ville. L'approche de la gare était encombrée de conscrits éméchés, déambulant bras dessus, bras dessous, sans soif, de cabaret en cabaret. Urbains et ruraux fraternisaient. Tous, pauvres diables! sentaient le labour ou l'atelier. Il y en avait qui gardaient à la casquette ces coques et ces papillotes de couleur dont on pare les boeufs gras destinés à l'abattoir et les gars bien portants envoyés à la caserne.
Les Goor entrèrent dans une ‘herberge’ et demandèrent à boire; mais la bière leur restait dans la gorge.
Des mères, des soeurs, des promises avaient résolu, comme Barbel, de ne se séparer des partants qu'à la dernière minute. Ces femmes se dévisageaient avec sym- | |
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pathie; un apitoiement réciproque les gagnait en se montrant l'une à l'autre, du regard, celui qu'elles allaient perdre. C'étaient, dans les coins de la salle, des exhortations, des soupirs, des mains enlacées, des regards entrant profondément l'un dans l'autre. Parfois le conscrit, avec cette cruauté des êtres trop aimés, semblait s'impatienter de ces caresses, écoutait à peine les tendres conseils, pris de l'envie nerveuse de se trémousser et de hurler avec ces braillards tristes qui passaient par bandes devant les fenêtres.
Les dernières minutes s'envolèrent. Il fallut se séparer devant les guichets. Barbel et d'autres obstinées coururent jusqu'au premier passage à niveau. Accoudées à la barrière, elles verraient passer le train. La locomotive siffla. Le convoi s'était mis en marche, et approchait, lentement, comme avec effort.
- Les voilà! les voilà!
On les avait entassés dans des fourgons. Des têtes se pressaient aux portières. Des cris de reconnaissance, des appellations se croisaient, mal étouffés par le fracas de la machine.
- Frans! Frans!
- Mère!
Elles regardèrent s'éloigner le serpent noir et agitèrent leurs mouchoirs même après que se fut dissipée la banderole de fumée que le monstre déroulait après lui. Il n'y avait plus rien; elles regardaient encore cette cargaison de chair que le train emportait, c'était comme si on venait de la leur couper, toute vive, autour du coeur.
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IV
En regagnant son clocher, Barbel se sentit presque devenir mauvaise pour le prochain: ‘Ah! pourquoi n'étaient-ils pas pécunieux comme les gros épiciers du
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Navet d'or, qui se vantaient au pauvre monde d'avoir racheté leurs six garçons!’ Et c'est qu'ils faisaient comme ils disaient, les privilégiés!
Afin de secouer cette humeur peu évangélique elle essaya de vaquer aux soins du ménage. Cette aprèsmidi-là, le lendemain, le surlendemain encore, la besogne alla de travers; Barbel errait comme une perdue par la maison.
Et un désir de le revoir, lancinant, impérieux, à l'égal d'une envie de femme grosse, la prenait aux moelles. Elle se persuada qu'ils s'étaient mal embrassés, qu'elle n'avait pas été assez aimante au moment des adieux dans la gare. Elle en vint même à se reprocher un mot vif qu'elle lui avait dit la veille du départ et la minute de bouderie qui en était résultée au milieu de leurs épanchements. Puis elle aurait eu tant de recommandations à lui faire encore! D'excellents prétextes à exode lui venaient à l'esprit: il n'avait emporté qu'une paire de chaussettes de laine, il se trouverait sans argent, peut-être manquait-il de pain?
Le septième jour, ne tenant plus en place, elle résolut de le rejoindre à toute force. Il serait encore au dépôt, car on y reste toujours plus d'une semaine, avait-elle appris. Vite, elle fit un nouveau paquet bourré de linge, de vivres, héla Rup et Dâ qui se roulaient dans la poussière de la route, les débarbouilla et les nippa en un tour de main, se fit belle à son tour.
- Où allons-nous, mère?
- A Beveren! Retrouver notre Frans!
Ce n'étaient pas les marmots qui auraient protesté contre ce voyage. Ils dansaient rien qu'à l'idée de partir en chemin de fer.
En voyant Barbel fermer à double tour la porte de sa boutique:
- Tiens! firent les voisines... Voilà la vieille Barbel qui se donne un jour de repos!
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Les commères brûlaient de la questionner. Pourquoi son chapeau des dimanches, son bonnet le plus blanc, son jupon de lainage, sa nouvelle mante de drap noir? Elle, d'habitude si loquace, se contenta de distribuer des bonjours, sans quitter le milieu de la chaussée et pressa le pas.
A Lierre, ils n'eurent que le temps de prendre leurs billets. Des gardes bourrus aidèrent à guinder ce trio de voyageurs novices dans un wagon de troisième classe. C'était la première fois que Barbel se décidait à affronter l'inconnu de ce moyen de locomotion. Il est vrai que son Frans venait de lui donner l'exemple. Rup et Dâ béaient, littéralement miraculés, le nez collé aux vitres, regardaient le paysage courir plus vite que les scènes de leurs rêves.
L'horloge de la cathédrale d'Anvers sonnait deux heures de l'après-midi, lorsque, après bien des allées et venues et des rebuffades de bourgeois, et des polissonneries de gamins, et des anicroches de tout genre, la paysanne et ses deux paysannots mirent enfin le pied sur le petit bateau de passage. Ils n'avaient jamais vu l'Escaut, auparavant, les simples! Barbel, trop absorbée dans ses songeries maternelles n'accorda pourtant à cette imposante masse d'eau verdâtre, sillonnée d'étranges maisons de bois, qu'une attention vague; elle ne regardait rien que sa pensée, et tout ce décor maritime qui l'aurait émerveillée, un autre jour, lui était indifférent, voire invisible. Les petiots, par contre, tombaient d'extase en extase. A chaque instant ils tiraient la rêveuse par sa mante pour lui faire admirer une voile, une hélice, une mouette qui sautillait sur l'eau, un détail de la manoeuvre, le béret d'un marin basané. Le carillon se mit à chanter et ils crurent que cette musique tombait du ciel.
Sur la rive de Flandre il leur fallut monter dans un nouveau train.
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- Sommes-nous arrivés à Beveren? demanda Barbel à ses compagnons de route, dés le premier arrêt. Elle était déjà blasée sur la rapidité des locomotives. Son esprit voyageait autrement vite!
Ils atteignirent enfin leur destination. Elle se fit indiquer, sans peine, le dépôt: une grande bâtisse rouge, à l'écart de la villette.
Elle se croisa avec des escouades de conscrits déjà complètement équipés que des caporaux conduisaient en sacrant. Gauches, empruntés, embarrassés de leurs membres, ils se tâtaient comme mal fixés sur leur propre identité. D'autres semblaient naïvement glorieux de l'uniforme neuf.
Le coeur serré, Barbel cherchait à reconnaître son Frans sous ces bonnets ronds bordés de rouge, parmi ces culottes grises. Elle voulut accoster une des têtes de ce troupeau humain, mais un gradé la poussa de côté.
Elle se rabattit sur de nouveaux arrivants, non encore internés au dépôt, et qui profitaient de leur dernière heure de liberté. Elle s'informa de Frans auprès des moins turbulents. Mais hébétés, abîmés dans leur propre préoccupation, ces pauvres hères ne l'entendaient ou ne la comprenaient pas. Frans Goor? Ce nom ne leur disait rien.
A la vérité, ils étaient aussi dépaysés qu'elle-même en ce coin des Flandres. Expédiés en masse de tous les points du pays, jetés là par fournées, ils n'avaient pas encore eu le temps de se reconnaître, de bien se rendre compte de ce qui leur arrivait. C'était un pêle-mêle d'urbains et de ruraux, de sarraus de valets de ferme et de vestes de manoeuvres, de Flamands et de Wallons, d'aides-bateliers et de terriens. Leurs déhanchements, leurs hourvaris, leurs accès intermittents d'hébétude et zde frénésie, tenaient de la fièvre d'oiseaux de plumage et de pays divers réunis brusquement dans la même volière. Ils fraternisaient au hasard, s'interpellant sans se
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connaître, se tapaient dans la main, se payaient des pintes, quittes à se lâcher l'instant d'après, à se perdre dans un autre groupe, à improviser de nouvelles amitiés. Pas deux de ces miliciens qui se fussent jamais rencontrés avant ce rendez-vous au dépôt. Quelques uniformes se mêlaient à ces recrues en casquette. Ils étaient très entourés, on leur faisait des politesses, on les écoutait comme des oracles, et les plus familiers se coiffaient de leur bonnet de police ou tiraient leur coupe-choux du fourreau.
Enfin Barbel parvint à se frayer un passage à travers la cohue, jusqu'à la caserne du dépôt. Elle s'apprêtait à enfiler la poterne. Une sentinelle l'en empêcha. Par bonheur c'était un garçon de la Campine et la mante à capuchon, le vaste bonnet et le chapeau cylindrique de la paysanne l'avaient déjà prévenu en sa faveur avant qu'elle eût ouvert la bouche. La consigne interdisait de laisser pénétrer des femmes dans le dépôt, mais il se flattait de mettre la payse en rapport avec le particulier demandé. Comme lui-même ne connaissait pas le conscrit de Kessel, il avisa un autre soldat attaché au dépôt, un Montois franc luron:
- Frans Goor? dit celui-ci. Attendez un instant. J'ai vu ce fantassin. Un noir, assez grand, carré des épaules... pas vrai? Pas de chance alors, la petite mère. En ce moment le lignard file à toute vapeur sur Ostende où garnisonne son régiment...
Barbel ressentit une commotion violente, mais ne se donna point pour battue. Où était Ostende? Elle s'y rendrait sur-le-champ.
Pardine! Ce n'était pas facile à expliquer où se trouvait cette diablesse de ville. Tout ce que le Campinois et le Borain en savaient, c'est que c'était au bord de la mer, très loin, et qu'il fallait encore plusieurs heures de chemin de fer pour y arriver. C'est à peine si elle y toucherait le jour même. La dernière correspondance pour
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Ostende était filée, croyaient-ils. Puis, en admettant que la villageoise fût rendue aujourd'hui encore à destination, ce ne serait jamais avant la nuit, bien après l'appel, et alors il lui faudrait gîter dans une ville inconnue et attendre le lendemain pour embrasser son ‘fieu’.
Elle écoutait ces sages objections en martyre dont une torture plus atroce que les autres aura raison. Durant le voyage l'idée de revoir son Frans l'avait soutenue. Ses nerfs se détendaient à présent, elle se sentait bien lasse et la pesanteur de l'après-midi pluvieuse contribuait à l'exténuer.
Ses interlocuteurs eurent pitié de la voir si découragée.
- Croyez-nous, baezine, dit la sentinelle, remettez votre visite à plus tard et retournez chez vous. Il y a encore un train pour Anvers dans une demi-heure. Un peu de courage, on ne va pas vous le tuer, votre enfant! C'est dur, le service, mais on n'en meurt pas, à preuve que nous voilà, le camarade et moi, solides sur nos flûteaux. Eh bien, alors?
Et en soupesant l'énorme paquet qu'elle trimbalait depuis le matin, des provisions à ravitailler toute une compagnie, il s'offrit de le faire parvenir à Frans par des miliciens de son régiment qui devaient partir le lendemain.
D'ailleurs, les petits dont elle ne s'occupait guère, tombaient de fatigue et de faim. Les soldats le lui firent remarquer. Depuis longtemps les objets nouveaux cessaient d'intéresser Rup et Dâ, et ils se faisaient traîner, maussades. Ceci la décida. Elle défit son paquet en retira quelques tartines, une couple d'oeufs durs pour les enfants, et força les obligeants soldats d'accepter quelques-unes des belles pommes destinées à son Frans. Elle prit ensuite Rup et Dâ sous les pans de son manteau, et retourna lentement sur ses pas, après avoir embrassé dans un regard médusé, les hautes murailles rougeâtres
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qui semblaient frissonner sous la course des nuages gris et livides comme des couperets.
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V
Frans Goor n'avait pas été fâché de quitter le dépôt. La garnison, c'était l'inconnu, mais aussi le changement, et tout gîte devait être préférable à ce fétide caravansérail.
Ce qui l'avait le plus rebuté au début de son initiation au service, c'était la malpropreté qu'annonçait ce nouveau régime. Il avait dû coucher sur un sac à paille auquel plusieurs levées de miliciens avaient essuyé leur carcasse poudreuse et suante. Faute de couvertures, il s'allongeait tout habillé sur ce peautre. Et pas moyen de se débarbouiller le matin. Non seulement on lui refusait du savon, mais l'eau même était rare.
Le jour il errait, désoeuvré, avec ses camarades, à travers les salles et les préaux de cette prison, et ses regards ne rencontraient que des murs rougeâtres ou des parois blanchies à la chaux, noires de crasse et suintant l'humidité. Pas une heure de liberté. Ils ne devaient plus communiquer avec le monde extérieur avant leur transformation complète de paysan en soldat.
Aussi poussa-t-il un soupir de soulagement en franchissant la poterne de la déplaisante bâtisse. Il ne resta que deux jours à Ostende. On l'y avait envoyé par erreur. Heureusement le paquet envoyé par sa mère lui parvint au moment où il se remettait en route.
A présent Frans est arrivé à Bruxelles, dans la grande, grande ville. Il parque avec des centaines d'autres serfs militaires dans une très vieille abbaye, moisie et croulante aux murs salpêtrés comme ceux d'une étable,
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infestée par les rats, mal convertie en caserne, à peine suffisante pour servir d'entrepôt de marchandises.
Cette vilaine baraque, en forme de quadrilatère, est située au centre d'un labyrinthe de ruelles lépreuses formées d'un côté par l'une des hautes murailles de l'habitacle militaire et de l'autre par des rangées de masures affectées à des cabarets borgnes, débits de liqueurs et d'amours frelatées. Dans ce quartier grouillent les plus pauvres d'entre les pauvres.
Son initiation continua. Il connut peu à peu le règlement d'ordre intérieur. Un instructeur lui apprit à se tenir au port d'arme, à marcher dans la cour, à compter ses pas, à s'arrêter au commandement ‘fixe!’, à pivoter sur l'un ou l'autre talon pour faire par le flanc. Venu à bout de l'école du soldat, il apprit le maniement de l'arme. Plus tard on l'envoya deux fois par jour, avec le régiment, à l'exercice, sur la plaine gâcheuse ou poudreuse. Ils y restaient des heures à patauger ou à rôtir, à tourner et à manoeuvrer dans tous les sens.
Passe pour les promenades militaires et les parades. Mais il y avait encore les revues où l'on se morfond des heures l'arme au bras; les gardes à monter devant les palais et les ministères; des fêtes et des cérémonies publiques où la troupe figurait pour la vanité des grands et pour l'ébaudissement des badauds, des centaines de corvées extraordinaires ajoutées à la servitude de tous les jours. L'ordre venait, il fallait marcher. Des chicanes sans fin, des punitions écolières pleuvaient, quelque peine qu'on se donnât pour ne pas être pris en défaut. Les chefs passaient leurs quintes sur le dos des troupiers. Gare à qui bronchait d'une semelle. Le code pénal militaire, dont on avait donné lecture à Frans dès son entrée à la caserne, tenait en réserve un choix de moyens catégoriques pour rappeler au devoir les réfractaires et les indisciplinés. On se racontait de sinistres histoires sur les pelotons de punition. La pensée seule d'un in- | |
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ternement dans un fort d'Anvers, de l'envoi à la ‘correction’ faisait pâlir les plus intraitables. Il s'y appliquait des châtiments si féroces que la bonne volonté manquait même aux gardiens de ces bastilles. Malgré l'appeau d'une doublé solde, des sous-officiers, peu sensibles cependant, refusaient d'être détachés à la ‘correction’. C'était une punition déjà que d'y être envoyé comme surveillant des pionniers. Il fallait de vraies dispositions pour l'état de bourreau à ceux qui commandaient dans ces lieux de douleur.
Frans employait ses loisirs à la caserne, avant le coucher, à graisser son fusil, à astiquer les boutons de son uniforme; il s'attardait rarement à la cantine, préférant garder ses quelques sous d'argent de poche pour les heures de sortie. Lorsqu'il était fatigué de jouer de la brosse et de la patience, il s'étendait tout habillé sur son lit, attendant l'appel. L'officier et le sous-officier de semaine entraient. ‘A l'ordre!’ Chaque homme se portait au pied de son lit. L'énumération des noms commençaient. Les ‘présent’, diversement modulés, tombaient jusqu'à l'épuisement de la liste. La retraite sonnée ou battue, les feux s'éteignaient.
Les premières nuits, Frans n'avait pas dormi. Jusque vers les minuit, d'ailleurs, on tapageait, on s'amusait à des farces obscènes, à des jeux topiques, à des parades de collégiens vicieux. Les jours de calme, on demandait une histoire graveleuse ou tragique, au bel esprit de la compagnie. A mesure que la narration avançait, le nombre des écoutants diminuait. Aux cric, dont le conteur ponctuait son récit pour contrôler l'attention de l'auditoire, répondaient des crac de moins en moins nombreux. Usage de toutes les chambrées, de celle des dépôts de mendiants comme des écoles pénitentiaires!
Quand le sommeil avait enfin renversé sur le sac à paille et le saucisson, turlupins et narrateurs, il se fai- | |
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sait un intervalle de silence, durant lequel Frans n'entendait que le jeu des respirations qui se mêlaient à contretemps. S'il ne s'endormait pas alors, il courait grand risque de ne plus pouvoir fermer l'oeil, car, peu à peu, le dortoir entrait dans une nouvelle période de rumeur.
Des ronflements s'élevaient. Et à mesure que les rêves visitaient les dormeurs, il y avait des plaintes, des rires, des bredouillements. D'un coin à l'autre de la salle, des somnambules semblaient s'interpeller et se répondre, et jouer aux propos interrompus. Par les clairs de lune, Frans observait l'étonnante expression des visages, les postures bizarres, les masques grimaçants ou effarés, les membres tortillés. L'un souriait, semblait rêver de la maison et du pays, balbutiait d'une voix enfantine des noms aimés. Dans un autre coin éclataient des jurons, des sanglots. Un noctambule se redressait à moitié, battait des bras, mâchait quelques mots inintelligibles, d'un accent étrange, puis retombait comme mort. Frans voyait des jambes se projeter violemment de dessous les draps, des poings crispés menacer le tourmenteur invisible. Les plus inquiétants peut-être étaient des râles d'amour, des soupirs d'oppressé, des baisers dans le vide, des pâmoisons provoquées par des fantômes. Frans retenait son souffle, se sentait frémir d'horreur et de compassion, l'hiver on respirait difficilement, l'atmosphère était odieuse; mais l'été, les émanations de cet entassement humain empoisonnaient et entêtaient comme des haleines de plantes trop capiteuses.
Souvent il était réveillé par un ivrogne sacrant et titubant, un permissionnaire rentrant de congé, qui avait trompé les rigueurs du poste de garde et qui s'écroulait sur quelques lits avant de regagner le sien. Ou bien encore c'était une ronde de l'officier de semaine: le faisceau de rayons de la lanterne sourde, projeté de
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visage en visage, l'arrachait un instant au sommeil, et les yeux écarquillés se refermaient avant que la patrouille se fût retirée.
Si la caserne, ce phalanstère d'hommes rapprochés, quoi qu'ils en aient, au hasard du recrutement est, en général, déconcertante pour l'individu, elle est surtout en abomination aux ruraux, de moeurs plus sédentaires que les habitants des villes et des centres industriels. Ceux qui ont passé par la vie des grandes usines sont habitués à une sorte de promiscuité, à un coude à coude continuel, et aussi à un semblant de discipline. Leur libre arbitre, leur esprit d'initiative s'est émoussé.
Mais entre tous les paysans, les plus à plaindre sont ceux qui viennent des campagnes flamandes. D'abord, la langue qu'ils parlent n'est pas celle de l'instruction et des commandements. Au régiment tout se fait à la française. Il en résulte que les Wallons montrent, dès leur entrée au service, un aplomb et une assurance dans lesquels leurs instructeurs ne sont pas loin de reconnaître une supériorité intellectuelle sur leurs camarades de l'autre race. On n'était que trop porté à prendre pour de la stupidité, la mélancolie, l'ébahissement de ces grands nostalgiaques, taciturnes et rêveurs comme la plupart des leurs, et à s'en laisser imposer par la loquèle de bavards sans consistance, les pantalonnades de faubouriens et de loustics de barrière. C'est aux ruraux flamands qu'échoit le gros des avanies et des brimades. Les sous-officiers et les anciens ne se contentent pas de brusquer mais s'oublient jusqu'à molester ces patauds ébaubis au point de ne pouvoir plus distinguer, les premiers jours, leur gauche de leur droite. Encouragés par les supérieurs, les troupiers daubent, à leur tour, les recrues des campagnes. Longtemps ces terriens servent ainsi de bardots à la chambrée. Plus tard on est surpris de leur compréhension, de leur mémoire, du service
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correct et sérieux qu'ils font, sans zèle exagéré, sans bruit, mais avec intelligence et régularité. Les gausseurs ont fini de s'amuser alors, ou, humiliés dans leur mérite superficiel, ils prennent en haine sourde ces êtres calmes et profonds. Au cours de ses épreuves, plus d'un Campinois, comparant son sort à celui des vaches et des moutons qu'il gardait, n'hésite pas à envier ses bêtes à l'étable.
Frans, comme tous les autres, eut à subir ces vexations. Toutefois, plus dégourdi, il pénétra facilement les rouages du service. On avait contre lui des préventions aussi féroces que contre les autres gars venus du Nord, mais on le respectait davantage, on se contentait de l'insulter à la cantonade dans un patois qu'il ne connaissait pas: ‘Tiesse de flamin! Flamin de mes c...!’
Frans avait le gros humour du Flamand, si prompt à s'effaroucher dans un autre milieu que celui des siens. Lui, la joie du foyer de Kessel, se hérissait devant ces cyniques. D'aucuns essayèrent de se le concilier. Le genre d'expansion voulue, de familiarité crapuleuse, de ces ‘bons garçons’ le dégoûtait. Il repoussa assez nettement leurs avances, ne se prêta point à cet encanaillement à vif et à cru, n'abdiqua jamais son individualité dans un compère-et-compagnonnage dégradant.
Seul de son village dans sa compagnie, il trouva heureusement au régiment et dans d'autres armes de la garnison, quelques Campinois et d'autres honnêtes sujets souffrant comme lui d'être confondus avec la lie des villes et des grand'routes, les propres à rien, les paresseux, les vagabonds, les hommes de balle.
A la rue, lorsque Frans, après avoir observé son entourage se repliait sur lui-même, il éprouvait une certaine inquiétude. C'est que chez tous ces trôleurs en uniforme, il retrouvait le même caractère passif et désorbité. Lui aussi devait avoir dans les yeux cette expression de bête en cage, loin du pays. Chez ceux de toute
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arme, il constatait des allures moutonnières et baissées.
Tous offraient quelque chose de gauche, d'humilié, de penaud. Instinctivement, ils s'effaçaient et cédaient le haut du pavé au bourgeois. Ils portaient non pas l'uniforme du guerrier, mais la livrée du parla. Au lieu de représenter une armée, d'émaner du patriotisme d'un peuple, d'incarner le meilleur de son sang et de sa jeunesse, ils avaient conscience de leur rôle de mercenaire.
On les considérait partout comme un rebut, comme une charge, comme des fainéants. En temps calme, on n'était pas loin de confondre ces soldats du pays neutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique, avec les pensionnaires des orphelinats et hospices. ‘Bouches inutiles! que l'Etat a bien tort d'entretenir, et qui se nourrissent de l'argent des contribuables!’ décrétait l'odieuse engeance des gens repus. Cela n'empêchait pas ces bourgeois de compter qu'au jour de grèves, ces enfants du peuple, enrôlés de force, ces soldats contre leur gré tireraient sur leurs frères des mines et des fabriques. Ou s'ils n'y comptaient pas trop, ils n'en considéraient les conscrits qu'avec plus de défiance et de rancune. Heureusement on recourait rarement aux services de ces pauvres diables! Il eût été téméraire de renouveler fréquemment cette expérience contre nature.
A la vérité ces soldats mangeaient le pain d'une oligarchie, de sentiments égoïstes et vulgaires. Comment exiger d'eux le civisme et l'esprit chevaleresque qui manquaient totalement à leurs exploiteurs? La monstrueuse anomalie d'une pareille armee chez une nation libre se prolongeait en dépit du cri qui montait des classes lésées et menaçait de se perpétuer malgré les remontrances de puissants voisins.
Si d'aventure une rixe éclatait entre soldats et bourgeois, c'était toujours le soldat qui avait tort. Pas de légende héroïque pour les enorgueillir, pour les attacher à leur drapeau. Au contraire, autour d'eux les pri- | |
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vilégiés ne se cachaient pas de leur scepticisme en la matière; les heureux ne faisaient pas même à ces pauvres la charité de leur laisser une illusion sur le discrédit et l'abjection de leur métier.
Sans raisonner aussi froidement les causes de cette situation d'inégalité, Frans, très impressionnable, s'en rendait compte. Au village, il n'aurait jamais eu le coeur mordu par des affronts de cette sorte, quelque chose comme une goguenardise, un mauvais gré latents. Il lisait, sinon de l'hostilité, du moins une humiliante pitié dans les yeux des passants bien mis. C'étaient partout d'insupportables airs de protection et de supériorité. Entrait-il dans un café fréquenté par les pékins, il se sentait intrus, déplacé, rien qu'à la façon dont les consommateurs le dévisageaient et dont les garçons prenaient sa commande. Un fluide d'antipathie le faisait déguerpir non sans qu'il éprouvât des révoltes, mais il avait conscience de sa faiblesse devant la coalition des castes heureuses.
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VI
Les dimanches! Il les connut ces dimanches où le soldat bat dans tous les sens le pavé de la ville, où il traîne les pieds dans les flâneries sans fin: - les badauderies autour d'un camelot, les haltes devant les étalages, l'isolement dans la foule indifférente, l'au-petit-bonheur des rencontres de camarades, le va-comme-je-te-pousse des itinéraires. Les lendemains de prêt ou de nouvelles du pays quelques tournées dans les estaminets; une ou deux danses dans un musico. Par les temps de pluie, la promenade obligée des Galeries Saint-Hubert. Plutôt que de rentrer manger l'ordinaire à la caserne, vers le soir il soupait suivant la saison, d'une jointée de cerises,
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de noix ou de marrons. Ennui pour ennui, mieux vaut s'ennuyer à l'air, en liberté.
Quand il fait du soleil, ce sont des excursions dans la banlieue, par des sentiers bordés d'aulnaies, le long des prés et des champs. Cet air vif chargé de fragrances, active le regret latent du pays. N'importe, cette torture fait du bien, puisqu'elle rappelle au conscrit une vie plus fière. Les pas se ralentissent, on s'assied au bord des fossés; on fait plonger les grenouilles sous les nénuphars, et en taillant des baguettes, on sifflote une chanson de là-bas. Puis, au crépuscule, on rentre dans le faubourg. Les orgues de Barbarie et les pétarades des kermesses requièrent les patrouilles désoeuvrées. Les uniformes bariolent de tons vifs l'endimanchement noir des flâneurs. Les soldats tombent en arrêt et s'immobilisent dans une torpeur d'ivresse et de fatigue devant les tréteaux, et béent aux quinquets qui piquent la pénombre des auvents, et ricanent des coups de pied, qu'embourse le pitre, et soulignent en dodelinant de la tête et en jouant des coudes les saillies des boniments, et ne se disent mot jusqu'à ce que l'un ou l'autre bayeur s'étant arraché au charme, et ayant secoué les copains, tous ‘déclenchent’ et le suivent machinalement, quittes à aller s'hypnotiser plus loin.
Il va falloir rentrer au quartier. Et au pas accéléré encore! En masse, serrés, balançant les bras, inondés de sueur, ils galopent, farouches, renâclant, ne proférant que des jurons. A plaindre serait le pékin qui leur chercherait une affaire à présent! Ils regagnent la région casernière, mal famée, mal pavée, humide et croupissante, où des évaporations suspectes voilent de crêpe jaunâtre des lanternes patibulaires. L'appel, n... d... D...! Dans le lointain le tambour marmonne des menaces, ou bien le clairon fignole sa plainte prolongée et semble se lamenter d'avance sur le sort des manquants. Et de toutes les ruelles vers la voie principale convergent des
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traînards, les ivrognes soutenus par les durs à cuire; et les bouges riverains vomissent des tapées de retardataires, mal rajustés, qui bouclent leur ceinturon et accrochent leur latte en sacrant, et grossissent le troupeau; tous anxieux de répondre à l'appel de leur nom, avant que les fenêtres des dortoirs aient éteint leurs prunelles de braise au faîte des murailles ténébreuses.
A son arrivée au régiment, Frans ne connaissait pas encore la femme. L'été, aux kermesses et l'hiver, aux assemblees des ghildes, il avait souvent dansé avec Wanske, la fille de Jennis, le charron-cabaretier. La dernière fois ils s'étaient embrassés à pleine bouche et, pour employer l'expression flamande, il l'avait étroitement ‘pressée contre son gilet’, trouvant une infinie douceur à ce contact. L'occasion ne lui avait pas permis d'aller plus loin et il n'avait d'ailleurs rien fait pour suppléer l'occasion. S'il prenait plaisir à voir la blonde Wanske et à la lutiner, le bal fini, attelé à la tâche, il n'y pensait plus. Barbel continuait à le traiter comme un enfant, prise d'une certaine crainte et même de jalousie à l'endroit de celles qu'il élirait. La mère se rappelait les causes de la mort de Frerik Goor et redoutait pour son fils des amours gourmandes. Aussi, lorsqu'il partit, l'avait-elle instamment prémuni contre les sirènes de la ville, avides grugeuses d'hommes à moelle.
Le premier jour que Frans et les autres miliciens de sa classe sortirent en uniforme, les anciens, à qui ils payaient leur bienvenue, et qui, roublards, leur arrachaient entre deux chopes la confidence de leur chasteté, les entraînèrent au quartier des femmes à soldat. Saoulés au préalable, excités par toutes sortes de descriptions paradisiaques, ces conscrits campagnards, fiancés novices et croyants, catéchisés par leur curé ou, comme Frans, par leur mère, emboîtaient le pas, non sans reculades, chantaient pour se donner du coeur, riaient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles. Leurs
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conducteurs, remplaçants déniaisés, depuis l'enfance servants assidus mais non désintéressés des ribaudes, les poussèrent dans le bouge violemment éclairé, et, glorieux comme devaient l'être les prêtres de Vénus lorsqu'ils offraient des prémices de virilité en holocauste à la déesse, clamaient: ‘Du nanan, les belles! A qui la fournée de puceaux!’
Lorsqu'ils sortirent des bras de ces femmes, banales mais adroites comme une mécanique, ils étaient initiés, et le volontaire qui avait mené l'expédition, tapa familièrement sur l'épaule du gars de Kessel, en lui disant: ‘Eh bien, conscrit, te voilà un vrai Beige à présent!’
Frans ne répondit pas. Il connaissait donc l' ‘amour’, ou du moins ce que les troupiers décorent de ce nom; mais songeur, il continuait de désirer la ‘femme’. Et depuis ce moment il aima Wanske, la fille du charron, si bien qu'à la kermesse suivante, lorsqu'il obtint d'aller en congé, la saine réjouie eut beau se débattre le soir, dans le courtil, derrière le hangar au bois, elle fit la connaissance d'un nouveau Frans. Et ce fut là le vrai début du rude mâle.
Cependant il retourna au grand numéro, de loin en loin, par besoin, en fermant les yeux, et en évoquant l'absente. Puis, il en prit un éternel dégoût. Un jour, à la suite d'une de ces visites corporelles qui l'avaient tant humilié la première fois, mais dont il allait comprendre, hélas! l'urgente nécessité, - sur des symptômes trompeurs, le médecin le fit immédiatement conduire à l'hôpital et reléguer dans le quartier affecté au traitement des maladies honteuses. Il n'était pas atteint et on s'empressa de l'élargir. Mais les heures qu'il passa dans cette géhenne suffirent pour l'éloigner à jamais des vendeuses de plaisir. Il garda la vision de spectacles abominables, de maux indescriptibles, dont l'imitation seule épouvante le visiteur d'un cabinet anatomique. Il avait assisté à des opérations désespérées. Des hommes
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de son âge, de son pays, de sa foi avaient été charcutés et tenaillés sous ses yeux. O les cris et les grimaces de ces damnés! Heureux encore s'ils n'en sortaient que stigmatisés, s'ils n'étaient point perdus à tout jamais pour la promise qu'ils avaient laissée au village, s'ils n'étaient point condamnés à tomber en pourriture!
Frans en fut quitte pour retourner plus souvent à Kessel. D'ailleurs, il venait de se fiancer à sa blonde et fraîche potelée et il n'attendait que l'expiration de son terme pour l'épouser et oublier avec elle, tous les jours un peu plus, les cauchemars de sa vie de soldat.
Pour le faire patienter, sa mère vint le voir quelquefois avec la bonne dirne. C'étaient alors des journées de ravissement, des bavardages où les coeurs se débondaient, des silences plus expansifs encore.
Et Frans en arriva à prendre presque en affection le quartier de la gare du Nord.
La chaussée d'Anvers toujours en kermesse, avec sa physionomie bien flamande; Laeken et son parc royal sous les futaies duquel se morfondent ces grands diables de grenadiers de la garde, leurs têtes d'enfant mafflu et candide, si peu faites pour coiffer l'imposant colback de la livrée militaire; leur mine placide et résignée contrastant avec leur équipement belliqueux, et à qui le vent dans les feuilles parle doucement des arbres de leurs villages; - le canal de Willebroeck et ses chalands noirs remorqués vers l'Escaut ou qui viennent de traverser, portés par le grand fleuve natal, les plaines aimées du pays d'Anvers; - devenaient le but de sa promenade avec les deux femmes, aussitôt qu'il était allé les prendre à la gare et qu'il les avait régalées, dans un de ces caveaux avoisinants, fréquentés uniquement par les gens de la campagne et les soldats, d'un demi-litre de faro. Car n-était-ce point en continuant de marcher dans cette direction-là qu'on toucherait au pays?
Le dimanche suivant il refaisait la promenade seul, en
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se rappelant leur dernière visite. Marcheur intrépide, il s'aventurait plus loin, alors. Une après-midi, il poussa jusqu'à Trois-Fontaines. Mais ayant dépassé le sas, comme il obliquait à gauche, avec le canal, il aperçut, droit devant lui, offusquant l'horizon de sa masse trapue et pesante, un énorme édifice badigeonné de jaune ocre et percé de fenêtres innombrables, étroites comme des meurtrières. C'était encore plus laid qu'une caserne, plus froid, plus morne, d'une régularité plus implacable, d'une immensité plus encombrante. Cela outrageait la campagne environnante, salissait l'azur du ciel, portait un défi au bon air libre, à l'espace verdoyant peuplé de chants d'oiseaux, de refrains de canotiers, de rires de buveurs et d'amoureux attablés sous les tonnelles; c'était une menace à la vie, une profanation de la nature. C'était le bagne militaire, la bastille des soldats: la prison de Vilvorde.
Frans, le coeur serré, la poitrine houleuse, la respiration coupée, ne fit plus un pas en avant. Le funèbre édifice semblait lui barrer la route qui conduit à Anvers; il lui coupait la vue de l'horizon du côté de la Campine. Défaillant, indiciblement consterné, il s'en retourna sur ses pas dans la paix du crépuscule vibrant et balsamique. Il eut beau lui tourner le dos, évoquer tout ce qu'il chérissait, appeler à la rescousse les hantises consolantes, songer à la libération prochaine, à Wanske, à Barbel: le fantôme de pierre se dressait toujours devant lui.
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VII
Les jours passent, bien lentement, mais ils passent! La date de la libération arrivera à son tour. Frans, de plus en plus impatient, retourne chaque fois plus morne de ses congés, il en rapporte des provisions de souvenirs, de regrets, d'appréhensions, de désirs, ruminés aux lon- | |
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gues heures de faction. Mal du pays! Incurable maladie!
L'autre jour, il a suffi d'un pas redoublé, joué par la musique de son régiment, pour lui gonfler le coeur à le faire éclater, car cette mélodie alerte, mais attristante, il l'a entendue la dernière fois à l'Etrille, chez Wanske, à la répétition de la fanfare de Kessel.
Frans Goor n'est pas impunément du suggestif et croyant pays, où l'épaisseur et l'apparente torpeur de l'enveloppe cèlent des âmes ardentes jusqu'au fanatisme. Combien de fois ne fredonna-t-il pas ce refrain, le jeune ouvrier devant son établi? Au village tout le monde le chantait. Le bouvier le sifflotait machinalement en marchant derrière sa charrue. Le faneur, assis sur un char à foin, en marquait la mesure en entre-choquant ses sabots. Wanske du charron le gazouille en rinçant ses verres. Frans l'entendit à la dernière kermesse et il servit à ouvrir le bal. C'était l'air qu'on chante inconsciemment, par contenance; qui berce la rêverie, comme le parfum de la fleur cueillie au bord du chemin, et dont on mâchonne la tige par désoeuvrement. Un refrain vous possède comme un démon taquin. C'est le raccourci le plus impérieux des moments capitaux de la vie.
A Frans, cet air guilleret évoquait la chère et douce bruyère, l'âcre parfum des sabines, le susurrement des abeilles dans les genêts, le frou-frou des fougères, la fraîcheur de l'herbe à l'aube, les brûlis d'essarts dans la lande, et surtout et toujours, la coiffe et le visage de la mère en même temps que les joues potelées de Wanske du charron.
Il aurait voulu raconter ses pensées dans les lettres adressées régulièrement à Kessel. A combien d'influences contradictoires il cédait, par combien d'alternatives de confiance et d'inquiétude il passait! Que de sentiments fugaces et subtils, de choses pressenties, dont il ne se rendait pas compte et qui le navraient! Le poignant soulas de ses heures d'attente.
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Aussitôt qu'il se mettait à écrire à Barbel, toutes ses impressions se dérobaient, et force était au brave garçon de se renfermer dans ces formules banales, dans ces phrases naïves et stéréotypées, qu'on retrouverait, depuis cinquante ans et plus, dans toutes les lettres de soldats.
Même commencement, même fin: ‘Je mets la main à la plume pour vous informer de mon bon état de santé et j'espère qu'il en sera de même chez vous... Envoyezquelque argent, car il ne fait pas agréable ici...’
Mais qu'importe cette apparente sécheresse de la phrase; les absents comprennent et devinent. Souvent une larme, mal ressuyée, et qui a fait pâté avec l'encre fraîche, en dit plus long à ces simples sur les nostalgies du soldat.
Cependant, à la différence du commun des troupiers, Frans n'importunait pas les siens de demandes d'argent. Loin d'exploiter sa mère, de lui ‘tirer des carottes’ en prétextant, comme c'est l'usage au régiment, des maladies, des amendes, des effets perdus ou déposés chez le prêteur sur gages et qu'il s'agissait de dégager ou de remplacer sous peine de passer devant le conseil de guerre, le brave garçon parvenait non seulement à épargner sur sa masse d'habillement, mais encore sur sa solde. A l'occasion il rendait de petits services à quelque fils de famille engagé par coup de tête, que cet ‘aristo’ lui payait libéralement. Il offrait cet argent à Barbel et celle-ci était obligée de se fâcher pour qu'il consentît à en retenir de quoi se donner un peu de bon temps.
Une fois, le premier mois de son séjour à Bruxelles, il avait jeté l'argent par les fenêtres: joli soldat, il ne résista pas à la coquetterie de se faire photographier au rabais dans son uniforme flambant neuf. Le portrait envoyé à Kessel plongea dans l'extase Barbel, Wanske, les enfants et toute la paroisse:
Debout, bien astiqué, ganté, l'air fringant, les bottes
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foulant un tapis à ramages, un rideau derrière lui, la main droite appuyée au dossier d'un fauteuil, la gauche tourmentant la garde du coupe-choux, le shako de grande tenue déposé sur une table sculptée: Frans ressemblait à un baron. Barbel n'était pas loin de remercier Dieu qui avait placé son enfant dans une si belle chambre! A la bonne heure, voilà qui valait mieux que l'intérieur du dépôt. Et la bonne âme devait garder jusqu'à son premier voyage à Bruxelles cette illusion sur le faste entourant le soldat à la caserne.
Courage, conscrit! Quelques mois encore et tu seras libre. Un autre que toi se serait fait à la vie de caserne. Ainsi, tu n'as plus à souffrir du mauvais gré de ton entourage. La généralité de tes camarades ont fini par t'estimer. Lorsque les consignes pleuvaient et que tu étais ‘pincé dans le tas’ pour des peccadilles commises par d'autres, jamais tu ne protestais, trop fier pour te plaindre, trop loyal pour faire office de délateur ou même pour exiger que les coupables se dénonçassent. Tu mangeas même, dans de pareilles circonstances, de la salle de police, voire du cachot. Dès lors, tes égaux en grade ont vu qu'ils avaient à faire à un caractère et que ce taiseux peu démonstratif était un crâne lapin, un bon bougre, franc du collier.
Tes chefs aussi t'apprécient. Même ils t'ont offert les chevrons de sous-off., à condition que tu signes un engagement. Non, jamais. Tu ne voudrais même pas de l'épaulette! Tu n'as qu'une ambition: t'en aller au plus vite.
Quelques mois!... Quelques semaines!... Quelques jours!
Ah! pauvre conscrit, trop impatient de partir! Prends garde, tu tentes le malheur! Tu montres trop ta joie. Les hommes n'aiment pas cette ostentation. Et tu as commencé par faire des jaloux. Ces galons dédaignés,
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un autre s'en est paré et par une contradiction trop commune dans le caractère humain, cet autre, qui devrait te savoir gré de ton refus, en est humilié, et t'en veut d'avoir été, lui, moins dédaigneux que toi. Jamais, d'ailleurs, pour parler son langage, ‘il n'a pu te sentir’. Il existait, d'abord, entre vous, antipathie de races; puis incompatibilité de caractère. C'est un méchant manoeuvre du pays industriel, un massacre, renvoyé de partout; avec cela faraud et hâbleur, pilier de cabaret, voltairien de carrefour. Il a fini par s'engager. On est toujours assez propre pour être soldat. Dans ce monde sa faconde a été goûtée; par sa drôlerie et sa souplesse de singe, il s'est insinué dans la confiance de son capitaine.
Frans s'était contenté d'éviter ce sauteur sans lui témoigner d'autre antipathie. Mais passer inaperçue ne faisait pas le compte de cette espèce. Elle veut compagnonner coûte que coûte avec le ‘Flamin’, ne fût-ce que par vanité, afin de se vanter d'avoir eu raison de la fierté de ce mufle et pour pouvoir dire avec dédain, après quelques noces faites de compte à demi: ‘Vous savez, ce paysan flamin, il n'en faut pas; il est rien drôle, oh là, là!’
Toi, Frans, les gens que tu n'aimes pas, tu préfères ignorer leur existence, les confondre avec le vide, passer sans les voir. Aussi toutes les avances de cette soudrille ont été vaines; tu as répondu d'un air distrait à ses saillies; prolongé dans ton rêve campinois tu ne t'es pas plus occupé de cette ‘gouape’ que d'une mouche; et ce sont les âmes renfermées comme la tienne, tes pays, des maroufles, des bestiasses, ainsi que les appelle le facétieux Haulqueur, que tu recherches et dont tu aimes la voix. Ah! il ne t'a point pardonné! Ce furet a des rancunes de femme coquette.
Son engagement n'expirait que dans quelques années. De plus, il a secoué contre sa province natale la pous- | |
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sière de ses bottes éculées. L'armée, à la bonne heure! Il a donc accepté avec empressement le grade que tu refusais. Attention! il est ton chef à présent.
Mais seulement pour trois jours...
Frans vient d'écrire à sa mère. Dans son allégresse il a même trouvé une variante à la formule ordinaire de ses lettres:
‘Mère, c'est la dernière fois que je mets la main à la plume pour te donner des nouvelles de ma santé. Dans trois jours je viendrai prendre des nouvelles de la tienne. Trois jours, septante-deux heures. Quatre mille trois cent vingt minutes...’
Il a ces minutes indiquées par un trait sur une page, et c'est un bonheur de les biffer à mesure qu'elles s'écoulent. Au moment où il termine sa lettre, il n'en reste plus que quatre mille trois cent quinze. Et de rayer jovialement ces défuntes.
Le clairon a sonné. Que se passe-t-il? Appel extraordinaire.
Le sergent Haulqueur se présente devant les hommes plantés dans la cour et d'une voix éraillée et criarde:
- Garde à vous! A droite alignement... Numéros deux, trois, rentrez... Numéro sept, sortez... Ouvrez les rangs...
Les troupiers obéissent, automatiquement, au port d'armes.
- Bon. On m'a fait un porte-monnaie contenant trois francs. Quelqu'un de vous connaît-il le voleur? Naturellement l'escamoteur est ici, mais n'aura garde de se dénoncer. C'est cependant ce qu'il aurait de mieux à faire, le bougre de salaud... N... de D...!... Personne ne dit mot... Alors, pendant que vous êtes ici, je vais passer la visite des sacs et des planches à bagages... Mais procédons d'abord à une petite inspection directe... Numéros un, deux, trois, retournez vos poches...
Les hommes désignés obtempèrent à cette injonction.
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Puis d'autres s'exécutent à leur tour. Ils ne retirent de leurs goussets que des pipes, de la poussière de tabac, une lettre graisseuse, parfois un peu de billon, des mouchoirs à carreaux.
- Hé, vous numéro neuf, l'Flamin! Frans Caniverchtone, vous m'avez entendu? Videz vos poches, et rapidement...
Le pauvre garçon était bien loin, en pensée, du théâtre où se jouait en ce moment cette dégradante comédie. Il supputait les minutes envolées en contemplant, devant lui, le port, le havre du salut, presque atteint. Il n'entendit pas l'interpellation du rossard.
- Tonnerre de D...! Ce ne sont pourtant pas les oreilles qui lui manquent à ce pendard-là! M'as-tu compris, à la fin, il s'agit de montrer patte blanche, fiston...
Les hommes rient pour faire leur cour au sergent.
Comme Frans ne bronche pas, Haulqueur marche vers lui et le secouant par le bras:
- Retourne tes poches!
Qu'est-ce qu'il radote, le sergent? Les poumons déjà gonflés par l'air intrépide de la bruyère, tout son coeur d'irréprochable garçon révolté par cette épreuve, Frans ne veut pas comprendre encore et hausse les épaules en signe de protestation.
- Quoi, il a l'air de moufter, le sacripant! Je te ramasserai, toi! Collez-moi ce gaillard à la salle de police! Mais d'abord, tu vas obéir, ou je te fais mettre à poil! Ah, ah! on est capable de s'être pourvu pour le voyage. Parions, que je tiens mon voleur!
Il n'a pas lâché le mot, que Frans, éperdu, ne songeant plus ni à la discipline, ni à la loi, ni au code pénal, se croyant et se sentant redevenu homme libre, a saisi une jarre en gres qui se trouvait sur le pavé et l'a lancée à la tête de l'insulteur.
Haulqueur tombe, un trou à la tête, débagoulant des potées de sang.
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Il n'y aurait plus eu que quatre mille trois cent douze minutes. O les fatales minutes qui viennent de passer, que ne peux-tu, pauvre milicien, les rajouter au total, et les revivre d'une autre façon!
Tandis que le peloton ramassait le sergent évanoui, d'autres sur l'ordre d'un officier de garde entraînaient le mutin à la salle de police. Et Frans entendait sur son passage des hommes de sa classe, qui devaient partir le surlendemain avec lui, lorsque les clairons donneraient le signal de la délivrance, chuchoter en hochant la tête: ‘Son affaire est claire. Il en a au moins pour cinq ans de correction!’
Demeuré seul dans la geôle, il s'est jeté en sanglotant sur le lit de camp, et se vautre en s'arrachant les cheveux, et se cache le visage dans les mains pour ne pas voir l'infâme bâtisse jaunâtre qui se dresse devant lui, comme par ce beau soir d'été où elle déshonorait la nature libre et heureuse. Cinq ans à Vilvorde, combien de minutes cela fait-il? Dis!
La nuit vient; la ronde a passé; le clairon sonne le coucher. Les sons s'éteignent. Attendre encore? Non, il n'en aura pas la force. Autant en finir d'un coup. Pardonnez-lui, les aimées, et toi aussi, mon Dieu, qui n'as pas eu pitié de lui! De la prison? C'est trop peu pour son crime. Devançant la sentence du conseil de guerre, il s'est condamné à mort.
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La lettre, partie de la caserne avant l'algarade, était arrivée à Kessel, et Rup, un grand garçon à présent, la lisait et la relisait à la bonne femme.
Quatre mille trois cent vingt minutes! Que dis-je? Rup sait calculer. Il n'y a plus que deux mille cent quatre-vingts minutes, puisqu'un jour s'est écoulé depuis le départ de la lettre.
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Demain le grand frère sera de retour!
Le matin, alors qu'il fait encore nuit, Barbel a grimpé, comme tous les jours, jusqu'à la mansarde où logeait son garçon. Elle va refaire le lit pour de bon; car il aura fini, après la nuit prochaine, de coucher sur la paille du gouvernement.
Comme elle retient longtemps entre ses mains décharnées ce drap qui enveloppera de nouveau son favori, ce drap très blanc à la clarté de la lune pâlissante! Cette toile antique, tissée par la mère, est si douce, si caressante le soir aux membres fatigués du travailleur!
Cependant, les frusques d'ouvrier charpentier, la veste et les bragues de velours tramé, le tablier de toile grise, la casquette molle s'écroulent sur la chaise près du chevet, comme si Frans venait de les dépouiller. Le parfum de résine et d'encaustique, dont ces vêtements étaient imprégnés, s'est éventé pour jamais, les plis contractés à la musculature saillante et aux coups de rein familiers du gars vont s'effacer, et le moment est venu où la pauvre idolâtre qui les hume, comme un encens et les baise comme des reliques, n'y retrouverait plus trace du cher absent. Mais qu'importe? Ne va-t-il pas les réchauffer, les façonner de nouveau à sa jeune et vivante personne?
Elle les secoue, puis elle les pend, flasques, raides, étirés à l'espagnolette de la fenêtre.
Elle achève de faire le lit, de bien étendre le large drap blanc.
- Adieu, mère!
C'était la voix du gaillard tant aimé.
Elle se retourne et un instant, aux derniers rayons de la lune agonisante, elle a cru voir panteler le corps de Frans dans la défroque qu'elle vient d'accrocher.
- Pauvre moi! fait-elle, troublée par cette bizarre
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hallucination et voulant réagir contre une vague détresse. ‘Où donc étaient mes idées! Frans ne sera ici que demain; il dort encore là-bas!’
Oh oui, là-bas, loin du village, loin du marché, loin de la grande, grande ville, transporté dans l'éternelle Cité!
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