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La fete des SS. Pierre et Paul
I
A ma bien-aimée Anna Cornélie.
Au pays campinois, le vingt-neuf juin, jour des SS. Pierre et Paul, les contrats entre maîtres et valets sont abrogés; les uns recouvrent la liberté de remplacer leurs serviteurs, les autres, de changer de patrons.
Cette séparation ne s'opère point à l'improviste.
A la fin de mars, le fermier et la fermière ont posé cette question, lui à ses hommes, elle à ses femmes: ‘Nous restez-vous?’
Suivant la réponse de leurs gens, les chefs les engagent pour une autre année ou avisent à leur remplacement. D'ordinaire le baes accorde au sujet actif et entendu la grosse paie que celui-ci gagnerait chez le voisin et pour peu qu'elle tienne à sa servante, la baezine lui assure un plus haut gage, tant en numéraire qu'en aunes de grosse et de fine toiles, filées aux veillées d'hiver.
Quant aux aides à demeure, que les maîtres n'interrogent pas sur leurs intentions, ils sont avertis par ce silence même d'avoir à se pourvoir ailleurs. Tel garçon ou telle fille de ferme, dont le caractère ne subira aucune atteinte s'ils quittent leur service à la Saint-Pierre, seraient fort mal notés si leur patron ne leur avait point permis d'attendre la date traditionnelle pour faire leurs paquets.
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Ces mutations générales de domestiques servent chaque année de prétexte à l'une de ces fêtes si topiques, presque païennes, que n'oublient jamais ceux qui y ont assisté.
Pour ma part, l'été, à l'approche de la Saint-Pierre, je me sens pris, où que je sois, d'un désir effréné de retourner au pays. Il suffit de l'odeur des seringats et des sureaux pour me représenter le cadre et les acteurs de ces pompes rustiques. Mais cette évocation irrite ma fièvre au lieu de la calmer et je ne trouve de soulagement qu'après avoir été respirer quelques bouffées de l'air natal.
Un beau soleil active les fragrances des haies et des bosquets. La caille, blottie dans les blés, piaule sensuellement. Personne ne travaille aux champs. Dans leur empressement à prendre du plaisir, les hommes ont abandonné, çà et là, la faux et la serpe. Si les cultures sont désertes, par contre, le long des routes vicinales, c'est une procession de voitures maraîchères bâchées de blanc, chargées non point, comme les vendredis, de légumes et de laitage, mais peintes à neuf, tapissées de fleurs, les cerceaux tressés de rubans, menées grand train par des chefs d'attelage endimanchés, ébaudis et fanfarons, et au fond desquelles se trémoussent des dirnes non moins réjouies et parées de leurs plus coquets atours.
Ce sont des valets qui ont été chercher le matin, en cérémonie, les servantes à leur ancienne résidence pour les conduire chez leurs nouveaux maîtres et comme les gars ne doivent être rendus à destination que le soir, ils profiteront de la longue journée estivale pour lier connaissance avec leurs futures compagnes de charrue et d'étable.
Souvent les journaliers d'une même paroisse, les salariés de petits paysans, empruntent un char à foin à un gros fermier et se cotisent pour la location de l'atte- | |
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lage. Toute la coterie, batteurs en grange, vanneurs, aoûterons, vachères, faneuses, prennent place sur ce chariot transformé en un verger ambulant, où les faces rouges et joufflues éclatent dans les branches comme de rondes pommes luisantes.
L'émouchette caparaçonne les forts chevaux, car les taons font rage le long des chênaies; seulement les mailles du filet disparaissent sous les boutons d'or, les marguerites et les roses.
Des cavalcades se forment. Les voitures se rendant aux mêmes villages ou revenus des mêmes clochers, cahotent à la file, trimbalent de compagnie leur nouvelle légion de servantes.
Défilé éblouissant et tapageur; apothéose des oeuvres de la glèbe par ses affiliés. Sur leur passage l'air vibre de parfum, de lumière et de musique.
Bouviers et garçons de charrue, le sarrau festonné d'un ruban écarlate, la casquette ceinte d'un rameau feuillu, une branche pour aiguillon, précèdent le cortège en manière de piqueurs, ou caracolent sur les accotements; d'aucuns affourchés à la genette, les jambes très écartées, tant leurs montures ont le dos large; d'autres assis en travers de la selle, les jambes ballant du côté du montoir, comme on les rencontre au crépuscule, par les chemins, après le labeur.
Leurs voix éclatantes se répercutent d'un village à l'autre.
‘Voilà encore un rozenland! un ‘pays de roses!’ disent les gamins que leur approche ameute près de l'église. Car on a dénommé ‘pays de roses’ ces chars de joie, à cause du refrain de la ballade que les compagnons ne chantent que ce jour-là:
Nous irons au pays des roses,
Au pays des roses d'un jour!
Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles
Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes,
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Qu'elles éborgneront la lune
Et feront éternuer le soleil!
Des sarabandes se nouent à la porte des cabarets. Les ‘pays de roses’ envahissent la salle en vacarmant comme un sabbat.
A chaque étape, on emplit de bière et de sucre un énorme arrosoir et, après en avoir détaché la gerbe, on le fait circuler à la ronde, de couple en couple. La fille, aidée par son galant, trempe la première les lèvres au breuvage, puis, d'un geste retrouvé des temps druidiques, elle se cambre; son bras nu, presque aussi robuste que celui des mâles de la bande, saisit l'anse de l'original vaisseau, le brandit, le soulève au-dessus de sa tête, puis l'incline vers son cavalier. Un genou en terre, le soiffard embouche le tuyau du réservoir et pompe sans relâche avec des mines béates de chrétien qui reçoit son Dieu.
Les coteries se sont fait accompagner d'un ménétrier ou d'un joueur d'orgue; mais, indifférents à la mélodie et au rythme raclés ou moulus, c'est toujours la même sabotière que dansent les drilles, c'est le même choeur que braillent leurs voix psalmodiantes:
Nous irons au pays des roses,
Au pays des roses d'un jour!
Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles
Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes,
Qu'elles éborgneront la lune
Et feront éternuer le soleil!
Les serfs sont les seigneurs et les pauvres sont les riches! Le salaire de toute une année sonne, contre leurs genoux, dans les poches profondes comme les semoirs.
Jour de frairie, jour de kermesse, révolutionnant les prêtres résignés de la terre! Chaudes matinées qui font
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éclore les idylles; soirs orageux, instigateurs de carnages!
Ce n'est pas sans raison que les gendarmes surveillent à distance les caravanes de ‘pays de roses’.
Ils sont pâles et tortillent nerveusement leur moustache, les gendarmes, car, vers le tard, à l'heure des réactions sournoises, les farouches et les jaloux leur en font voir de rouges. Ces bons drilles qui trinquent avec effusion sont prêts, pour un rien, à se jeter les pintes à la tête et à se déchiqueter comme des coqs. A force d'accoler son voisin, cet expansif compère a fini par le presser si étroitement contre sa poitrine qu'il l'a terrassé et un peu meurtri.
Tous ces festoyeurs ne s'ébaudissent pas, mais tous s'étourdissent. Ils noient leur souci dans la bière et l'étouffent dans le tapage. Ils boivent, les uns pour oublier, peut-être pour calmer le regret du toit et des visages familiers qu'ils délaissent; les autres, au contraire, pour célébrer leur affranchissement du joug ancien et saluer, pleins de confiance, le foyer nouveau.
La plupart fraternisent d'emblée avec leurs camarades de demain et se déclarent sur-le-champ aux pataudes embauchées avec eux.
Et ces excellentes pâtes, ces irresponsables que la pensée fatiguerait, savourent sans se défier et sans se ménager, jusqu'à la licence, à corps perdu, le charme puissant de cette journée de trêve où ils sont libres de leurs paroles, de leurs mouvements et de leur chair. Ils ont des frénésies de chien qu'on détache, ce vertige que doivent éprouver, à leur premier essor vers l'espace, les oiseaux nés dans une cage; et l'infini de leur bonheur rend celui-ci presque aussi poignant qu'une extréme souffrance. On ne sait par moments s'ils pleurent ou s'ils rient aux larmes, s'ils se trémoussent d'aise ou s'ils se cabrent dans les convulsions.
Comme le voyage est long et la journée pleine, vers
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le midi, on arrête devant la principale herberge de la bourgade et l'on dételle. Les blousiers s'abattent sur les bancs de la grande salle devant les platées fumantes. Mais, malgré leurs fringales et l'ivresse de leur émancipation qui se traduit le jour durant par des défis d'une crudité féroce envoyés à Dieu, à ses saints et à sa Vierge, ils n'omettront pas, entre deux signes de croix, de rapprocher quelques secondes leurs larges mains calleuses.
Après la ventrée, lorsque repus et trop paresseux pour retirer de sitôt leurs gros poteaux de dessous la table, les gars allument leurs pipes et ruminent silencieusement; souvent, sur l'invitation d'une commère, l'un ou l'autre ancien berce la torpeur des digestions par quelques souvenirs des féries d'autrefois.
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II
C'est la fête des SS. Pierre et Paul.
Deux carrioles fleuries se croisent à l'aube sur la grand'route. Les conducteurs se hèlent:
- Bonjour, l'ami! Bonne Saint-Pierre! Est-il permis de savoir à quelle paroisse tu te rends?
- Je suis de Rostal et vais me charger d'une servante à Plink.
- Et moi je viens de Plink et roule vers Rostal pour en ramener une génisse du même poil.
- Trinquons, veux-tu, à la bonne qualité de la viande? Et tout à l'heure lorsque nous nous rencontrerons, riches, chacun, d'une paroissienne dodue, nous leur paierons un arrosoir de bière au sucre et une couple de quadrilles.
- Oui. Et taisons jusque-là le nom et le foyer des deux commères.
Ils ont mis pied à terre, le temps de s'humecter le
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gosier, puis repartent en se disant de nouveau: ‘Bonne chance!’
Dans l'après-midi, les deux carrioles s'abordent à peu près au même endroit. Les conducteurs joviaux se sont reconnus.
Et voyez le hasard: Frans, chef d'attelage de maître Kobus de la ferme ‘Chapelle Brûlée’, à Plink, est allé prendre Stanne, fille d'étable chez baes Van Brée, à Rostal, en même temps que Dwyn, le batteur en grange de ce dernier, prenait livraison de la petite Willie, manouvrière de baes Kobus.
Stanne, déjà apprivoisée par Frans, salue gaîment le digne Dwyn, et Willie, faite à son camarade des jours futurs, envoie de son côté un sonore bonjour à son compagnon d'antan.
Ces gars ne sont pas des songe-creux. Ils n'ont rien compris à la fin mélancolique de Luik de Bouwel, qui languit et se dessécha comme un hareng fumé du jour où, pris dans les filets de la conscription, on le transporta de ses bruyères natales dans la grande, grande ville. Pour eux, un clocher vaut l'autre, toutes les fermes sont semblables, la caserne les a pincés ou les pincera sans qu'ils se rongent l'âme et poussent jusqu'à leur dernier soupir; ils dorment, peinent, mâchent bien partout et n'ont jamais aimé qu'à la façon des oiseaux, sans y mettre de leur coeur ou seulement de leur pensée.
De même les deux servantes ne distinguent pas entre les galants, pourvu qu'ils soient membrus, solides et de bon caractère. Elles changent aussi facilement de coucheurs que de peautres.
N'est-ce pas leur destinée, à eux, pauvres domestiques, de s'accoupler comme les halbrans au hasard des migrations?
Les voilà engagés, à quatre, dans un quadrille furieux. Les chassés-croisés de cette danse symbolisent leur vie au jour le jour: les deux rustaudes passent in- | |
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différemment des bras de Frans dans ceux de Dwyn et les deux boulots se les cèdent, quittes à les reprendre avec la même complaisance et la même sérénité, avec la même provision de gaillardises, d'oeillades, de baisers et d'étreintes, la même ample mesure d'amour.
Après chaque figure, ils choquent fraternellement les verres, se rajustent et s'essuient le front du revers de la manche comme lorsqu'ils labourent au champ. Pas de jalousie, pas de regret. Ils jouissent de ce temps de répit et se débrident sans vergogne, mais aussi sans malice et sans arrière-pensée. Des instincts merveilleux, pas l'ombre de sentiment; superbes brutes, outils solides, vrais enfants de la nature à la fois dévergondée et indifférente. Demain, il leur faudra de nouveau battre en grange, tirer les vaches, motter les brebis, clapoter dans la noue. Aujourd'hui ils ont le temps de chiffonner les filles et ils y vont avec la même vigueur et le même entrain qu'à la tâche journalière.
Allons, encore un quadrille, le dernier, puis en route, chaque couple de son côtê, pour les bordes de Plink et de Rostal!
Ils se séparent, rieurs, comme ils se sont rencontrés. Après avoir mordu les lèvres et pincé la croupe à son ancienne voisine de soupente, après une allusion polissonne et reconnaissante au plaisir pris ensemble, chaque garçon guinde sur sa charrette sa nouvelle commère. Ils démêlent les brides et se souhaitent un bon retour, non sans mettre dans cet adieu une intention gaillarde: ‘Ne perds pas ton temps, camarade!’
Et fouette cocher! Hue les roussins! Les deux carrioles se séparent au grand trot.
Mais, au sortir du village, les garnements ralentissent l'allure des bêtes.
La nuit tombe. L'air si tiède chatouille et picote les dermes échauffés. Travaillé depuis des heures, le désir s'exaspère. Les valets entendent bruire derrière eux et
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sentent courir sur leur nuque comme une énervante brise d'équinoxe. C'est la respiration chaude de leurs danseuses dépoitraillées. Elles soupirent, ils halètent.
- Il fait trop bon pour se hâter, n'est-ce pas? dit chacun des galants en se tournant vers sa compagne.
O combien elles sont de cet avis!
Alors ils plantent le fouet dans la douille et abandonnent la longe.
Ils causent, balbutient, cherchent leurs mots et se comprennent encore mieux lorsqu'ils se taisent.
Le cheval va de plus en plus lentement, digérant à l'aise un double picotin.
Sous la bâche fleurie les jeunes rustres se rapprochent; les mains se cherchent, puis les bouches...
Et c'est à présent, sur la grand'route, entre Dwyn et Willie, Stanne et Frans, la même scène que jouaient, il y a un an, à pareille heure, dans la nuit comme parfumée par ses floraisons d'étoiles, Dwyn et Stanne, Frans et Willie!
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III
C'est la fête des SS. Pierre et Paul.
Deux carrioles bâchées de blanc et tapissées de roses se croisent sur la grand'route, entre Oostmalle et Rykevorsel, à la porte d'un cabaret.
Les deux conducteurs, muets et renfrognés, descendent pour boire un demi-litre. Mais ils avalent sans soif et même sans gourmandise, car ils n'ont pas le coeur à la fête. S'ils ont pavoisé et fleuri leur véhicule, c'est paree que le veut l'usage et qu'ils en ont reçu l'ordre de leurs baes.
- Parbleu! leur dit le cabaretier, à chacun en particulier, en les servant, vous ne me semblez pas gai, mon garçon.
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- Och! dit Maris de Wortel, je vais à Halle chercher une autre servante pour notre baezine et à cette heure un étranger emmènera Lise, mon amie, sous un toit inconnu!
- Las! geint Ariaan, de Halle, je me rends à Wortel pour en rapporter la remplaçante de notre pauvre Trine qu'un faraud de là-bas doit venir enlever aujourd'hui.
Les deux pitoyables blousiers ne se parlent pas. Ils remontent sur leur siège en se dévisageant et froncent les sourcils à l'idée commune que celui qu'ils viennent de rencontrer pourrait être le ravisseur de leur amie.
Dans l'après-midi, les deux charrettes se recroisent à Rykevorsel; chacune contient deux personnes à présent, mais elles n'en sont pas moins mornes pour cela. Au fond de chaque carriole se blottit une femme boudeuse et dolente. Et les deux conducteurs, non moins moroses, ne s'occupent pas plus de ces femelles que des poules et des canards qu'ils charrient, au marché, le vendredi.
Cependant, comme les véhicules vont s'accoster, les rêveurs tressaillent en se retrouvant, et leur second mouvement est de se pencher anxieux pour scruter l'ombre et dévisager réciproquement la villageoise que voiture le paroissien suspect rencontré le matin. Et voilà que chacun des défiants garçons a reconnu la silhouette aimée.
- Lise!
- Trine!
Se sont-ils écriés à la fois.
Et les deux servantes de sursauter et de s'exclamer en même temps:
- Maris!
- Ariaan!
Les quatre dégringolent à présent de l'échelette. Lise a volé dans les bras de Maris et Trine dans ceux
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d'Ariaan. Eux, le geste fier et protecteur, les narines frémissantes; elles, rouges et satinées comme des pivoines à l'aube, surtout que des larmes tremblent à leurs joues ainsi que des gouttes de rosée.
Rassurés du coup sur la constance de leurs dirnes, les gars ne se toisent plus avec la hargne de ce matin; ces farouches se sont apprivoisés et, un peu confus, après s'être observés, ils s'avancent l'un vers l'autre, se sourient et se tapent rondement dans la main. Puis, afin de sceller cette amitié par des libations, ils entrent de compagnie dans l'estaminet du cantonnier. Là, ils se confient, en les raillant, leurs défiances et leur antipathie premières.
De leur côté, les femmes, édifiées sur la fidélité de leurs hommes, se sont rapprochées et babillent comme d'anciennes connaissances.
Ils se mêlent aux déduits d'un ‘pays de roses’ qui met en trépidation les murs de l'herberge. Ils ne sont plus désespérés, mais leur gaîté est moins forcenée, moins démonstrative que celle des lurons et des luronnes qui fringuent et se déhanchent autour d'eux comme poulains et pouliches en prairie. Ils dansent avec une mélancolie douce et attendrie, le coeur gros, la gorge serrée, un sourire mouillé dans les yeux et aux lèvres, et parlent en soupirant, et s'essoufflent vite.
Quand apparaît, entre deux quadrilles, le traditionnel arrosoir, salué par les hourrahs et les trépignements de toute la coterie, Ariaan et Maris mettent galamment la main au gousset et paient leur écot. Lise et Trine boivent à petites gorgées, et s'interrompent pour sourire à leurs danseurs, puis elles les aident à s'abreuver et ne s'impatientent pas du temps qu'ils mettent à cette opération: on dirait de deux mères qui donnent à téter à leurs nourrissons.
Avant de se rendre chez leurs nouveaux fermiers en compagnie de leurs nouveaux camarades, les deux filles
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ont tenu à cheminer au dehors, en tête à tête avec le promis.
La promenade à petits pas, les haltes fréquentes sous les arbres, derrière des mamelons de sable, par les sentes bordées de genévriers et de jeunes rouvres, se prolonge bien après le lever de la lune. Le bruit du bal lointain les accompagne, mais va s'assourdissant et leur devient une musique compatissante qu'ils n'oublieront plus jamais.
Combien de fois se jurent-ils de toujours s'appartenir? Ils se rencontreront tous les ans aux kermesses de leurs deux paroisses; au moins...
Après une station plus longue et plus décisive que les autres, ils regagnent lentement - oh! si lentement! - l'auberge où les ‘pays de roses’ continuent de baller, de chanter et de s'arroser la luette. Mais ils ne rentrent plus dans la salle; ils veulent se séparer sous l'impression du tendre entretien qu'ils eurent là-bas, à l'orée du bois.
Un dernier baiser d'adieu qu'ils prolongent aussi longtemps que dure le refrain de la ballade:
Nous irons au pays des roses...
Les deux gars se donnent une énergique poignée de main dans laquelle ils se promettent franchise et loyauté.
Et les kermesses retrouvent Maris et Lise, Ariaan et Trine aussi étroitement unis, aussi fidèles.
Avant que le jour des SS. Pierre et Paul soit revenu quatre fois, nos deux paires d'amants se sont mariés et établis. Chaque ménage a sa ferme et son lopin de terre, l'un à Wortel, l'autre à Halle. Baes à leur tour, ils prospèrent si bien que toute une brigade de serviteurs mangent et gîtent sous leur chaume.
Au jour traditionnel, ils goûtent un certain charme à se rappeler les angoisses et les crève-coeur de la séparation d'autrefois. Et souvent à la veillée, en filant
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son rouet, la jeune baezine fredonne la ballade aux sons de laquelle ils se faisaient de si pantelants adieux!
A l'encontre de ce qui arrive pour le commun des parvenus, le souvenir des épreuves lointaines a rendu ces deux couples très humains pour leurs aides, surtout très sympathiques aux saines amours des plus jeunes de leur monde.
Dans la contrée, on dit proverbialement: ‘Bienheureux les humbles que les “pays de roses” déposent à la porte de ces dignes baes: ils descendent du chariot pour ne plus jamais y remonter!’
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IV
C'est la fête des SS. Pierre et Paul.
Deux carrioles dont la bâche blanche disparaît sous des arceaux de feuillage et des guirlandes de fleurs, roulent à la rencontre l'une de l'autre, sur la grand'route.
L'une, qui vient de Sassenhout, va grand train, arrache des étincelles aux pavés de la chaussée et menace même d'accrocher l'autre, aussi lente qu'un fardier, qui vient de Vorsselaer. Tandis que le conducteur de la première siffle et fait claquer sans cesse son fouet, celui de la seconde, absorbé dans sa rêverie, n'a eu juste que le temps de se garer, au cri d'avertissement du casse-cou.
Le gars de Vorsselaer se réveille de mauvaise humeur et invective celui de Sassenhout.
- Mille excuses! fait le vivant gaillard lorsqu'il est enfin parvenu à maîtriser son cheval presque emballé, quoique c'était à vous de me céder le pavé... Sans rancune, pourtant... On ne se querelle pas aujourd'hui... Faisons la paix en trinquant... Et où allions-nous avec si peu d'empressement?
- Cela ne te regarde pas... Quand tu saurais que
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je me rends à mon malheur, en serais-tu plus avancé?
- Peste soit du lugubre pèlerin! C'est qu'il y tient à sa bile. Il se croit au jour des Morts plutôt qu'à la Saint-Pierre... Dis donc, l'ami, ce sont des immortelles et des branches de cyprès que tu aurais dû attacher à ta guimbarde. Que n'as-tu enduit en même temps de poix ta bâche trop blanche pour ton humeur?... Allons, viens... Trève de taquineries... Trinquons, te dis-je... Moi je cours au hasard, c'est-à-dire, à la nouveauté, à la surprise... Mais au fait, ne viendrais-tu pas de Vorsselaer? Tu pourrais me renseigner alors sur la petite Isa du fermier Goris et me dire si c'est un présent acceptable que me font les grands saints Pierre et Paul?
Le gars atrabilaire s'est dressé vivement sur son siège et a pris une attitude de défi:
- Comment, tu serais, toi, ce Wim de Sassenhout, qui viens nous enlever notre Isa?
- Lui-même. Et voilà du dépit qui te nomme en même temps qu'il me vante la paroissienne en question. Ah, ah! c'est toi ce bon Roel de Vorsselaer qui vas me remplacer auprès de notre Lotje, et qui devras t'en contenter.
- M'en contenter! Comment dis-tu cela?
- Comme tu viens de l'entendre!
- Eh bien! je prends à témoin les deux grands saints du jour que tu ne toucheras pas à notre Isa...
- Oho! On est jaloux alors...
- On aime; donc on est prêt pour la haine...
- Compris...
- Arrive...
Et les deux valets dégringolent du marchepied. Mais se ravisant:
- Roel, camarade, dit Wim, ne brusquons rien. Comme nous devons nous rencontrer cette après-midi, allons d'abord dénicher nos poules et si ta jalousie tient encore, nous aurons tout le temps de nous trouer
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la peau avant le soir... Nous ne nous comporterons que mieux devant elles.
Roel a eu un instant l'envie de rebrousser chemin et d'empêcher que sa maîtresse accompagne cet esbrouffeur, mais il dévore sa rage, consent à la trêve proposée et pousse même la courtoisie jusqu'à trinquer avec son rival. Au départ ils se saluent cérémonieusement de la main.
Trois heures après, les attelages se recroisent. Chevaux et conducteurs ont la même allure qu'à l'aube. On est même plus gai et plus turbulent dans la voiture de Wim et dans celle de Roel plus morne, plus lugubre si possible.
Le garçon de Vorsselaer a reconnu de loin le rire perlé d'Isa, et il se prend décidément à haïr l'enjôleur qui est parvenu déjà à la consoler du départ de son amoureux.
De même Lotje voiturée par Roel a distingué la voix conquérante de ce Wim qu'elle aime de toute son exigeante nature et qu'elle n'a pas fini d'aimer. Malgré une année entière vécue côte à côte, ses jupes toujours collées à ses bragues, elle n'a pas encore son saoul du copieux gaillard et maintenant qu'il lui échappe, elle le désire, elle le reveut éperdument. Depuis Sassenhout elle n'a pas plus accordé d'attention à son nouveau compagnon que celui-ci ne lui a témoigné d'intérêt. Et cependant sous le rapport des avantages, Roel n'a rien à envier à Wim ou Lotje à Isa.
En revanche, dès son arrivée à Vorsselaer, le galant Wim n'a cessé de s'occuper de la grosse Isa. Il lui a raconté, le malin, la mauvaise humeur de Roel, et sa verve et ses charges ont paru beaucoup amuser la pécore.
- Ah! ah! ah! fait le déluré compère de Sassenhout, lorsqu'il arrivé à portée de voix de son quidam du matin... Et comment vont les amours? Une gentille capture que Lotje, pas vrai? Potelée et ronde à sou- | |
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hait. De quoi occuper les mains, dis? Ah! ah! ah! Descendons. J'ai des fourmis dans les jambes et le gosier sec comme plusieurs lieues de bruyères...
Roel et Lotje, suivent machinalement, dans l'auberge, Isa et Wim. Roel se rappelle les paroles de son ennemi: ‘Nous aurons le temps de nous trouer la peau avant ce soir’. Certain de soulager tout à l'heure sa rage, il se contient à présent. Il consent même avec la pauvre Lotje à leur faire vis-à-vis dans le quadrille. Il observe, stoïque en apparence, le manège des deux inconstants.
Isa témoigne une insultante indifférence à Roel, et lorsque les figures de la danse veulent qu'elle tourne avec lui, la mauvaise se rebiffe et se roidit dans ses bras, tandis qu'elle s'abandonne et se pâme, la tête renversée, contre la poitrine du gars de Sassenhout. Dans ces moments où elle se dérobe et fait la mijaurée avec lui, qu'elle adorait il y a deux jours, le pauvre Roel a des envies de l'étrangler sur le coup et, à la ritournelle suivante, de ne plus rendre qu'un cadavre à son danseur préféré.
Wim a trouvé, pour torturer ses anciennes amours, un moyen peut-être plus cruel encore que celui employé par Isa. Lorsque c'est son tour de faire sauter Lotje, le mauvais sujet affecte de l'aimer toujours, il renchérit de galanteries, prend des poses de soupirant, l'accable de déclarations ironiques, risque de temps en temps une caresse timide, un baiser furtif; il parodie, le vilain, le prélude de la comédie amoureuse qu'il joua à la Saint-Pierre passée avec la pauvre. Et ces pantalonnades sont d'autant plus cruellement ressenties par la malheureuse Lô qu'elle y retrouve en même temps la satire du sentiment sincère et ardent du perfide pour sa nouvelle aimée. Elle est prête à pleurer d'humiliation et de rage, la benoîte délaissée, sous ces baisers grimaçants et ces étreintes tortillées. Elle comprend qu'il s'est détaché d'elle pour toujours, qu'il s'est repris pour se
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donner complètement à l'autre. Tout ce qu'elle souhaite, c'est que l'an prochain cette voleuse soit moquée et abandonnée à son tour pour la grande joie d'une troisième amante...
Elle ne peut s'empêcher de se reporter, attendrie, même en ce moment, à cette époque bénie des moissons, où le crâne faucheur s'approchait d'elle, la gerbeuse, et la retenait longtemps sous prétexte de retirer de ses pauvres doigts les barbes pointues qui s'y étaient logées. C'était là trop d'attentions. Elle en convenait alors. Mais c'est trop de mépris, à présent!...
Cette situation crispante ne peut se prolonger. Tous n'ont pas ta résignation et ta timidité, petite Lô, et ne s'en remettent pas à la Providence du soin de les venger dans l'avenir!
Roel est las de souffrir. Voilà un quart d'heure qu'il tourmente son couteau au fond de sa poche.
Wim, encouragé par la coquette, 's'enhardit au point de lui plaquer un sonore baiser sur la bouche.
Attention, petite Lô, on va vous venger, tous les deux! Roel lâche brusquement sa compagne et n'a fait qu'un bond vers le provocateur:
- Halte-là! Camarade! Nos conventions du matin tiennent toujours, hein? A nous deux alors.
En un instant, le bal est sens dessus dessous. L'orgue s'arrête court, au milieu d'une ritournelle, avec un couac prolongé. Les hommes écartent les femmes et font cercle autour des batailleurs pour leur ménager une lice. Le baes du cabaret a voulu protester. C'est tout au plus si les ‘pays de roses’ lui ont permis de répandre du sable afin de nettoyer plus facilement le carrelage après la tuerie.
- Franc jeu! Franc jeu! Laissez faire! crient-ils, alléchés.
La soirée est orageuse et incite au carnage.
Wim a tout de suite fait passer Isa derrière lui. Par- | |
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bleu! S'il comprend de quoi il s'agit! Beau buveur, bel amoureux, il est non moins beau batailleur. En un rien de temps, il a le couteau au poing et se trouve comme Roel en posture de combat.
D'abord ils balafrent d'une croix la chaux de la muraille. Kriss! kriss! Et les voilà partis! La joute sera chaude. On trouverait difficilement compagnons plus dignes de se mesurer, mieux bâtis, plus nerveux et plus robustes.
La partie est chaude, en effet. Plusieurs coups ont déjà été portés. Les sarraus enroulés en guise de bourrelet autour du bras gauche, s'ensanglantent, mais cela ne compte pas encore. Ce sang, les batailleurs ne le voient pas. C'est tout au plus s'ils en hument l'odeur affolante: il faut que l'un des deux reste sur le carreau... Les voilà qui s'agrippent, s'acharnent, ne se lâchent plus, roulent ensemble par terre. Qui se relèvera? Halte! Ne frappe plus, Wim! L'autre a son compte.
Tous se précipitent à présent pour désarmer le vainqueur et secourir le blessé. Trop tard. Il n'y a déjà plus de blessé. C'est un mort qu'ils ramassent, la gorge ouverte. Il n'y a pas à dire, le coup a été loyalement porté!
Isa repentante de sa coquetterie se jette en sanglotant au cou de Lô. Mais celle-ci la repousse durement du côté du mort et vole vers son Wim, son Wim ingrat et criminel, et s'accroche à lui, et lui a tout pardonné.
N'est-il pas son premier homme, son seul amour, son baes?
- Ah Wim! cher Wim! mon Wim...
Cependant que, là-bas, un ‘pays de roses’ attardé, cahote sur la route, et roule plein de clameurs vers le cabaret du crime:
Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles,
Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes,
Qu'elles éborgneront la lune
Et feront éternuer le soleil!
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