E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci
Lausanne, 9 juni 1923
(Excusez le papier!)
Lausanne, 9 Juin.
Chère Clairette,
Merci pour votre lettre et les photos, que je viens de recevoir. J'ai haï avec une haine féroce (du fond de mon lit, où j'ai decachetée votre enveloppe) la ‘plaque sensible’ qui a déformé si brutalement votre belle bouche, votre sourire moqueur en plein soleil, à un pas de l'appareil. Vous étiez si jolie et la photo est si quelconque! - Je ne parle pas du reste: les deux bambini dans l'obscurité, mon regard d'idiot derrière une voile clémente, vraiment cela ne m'intéresse pas!
Racontez-moi, je vous en prie, longuement ‘les troubles de Quinto’. J'espère que Giulio n'a pas osé vous menacer? qu'est-ce que cela signifie? Et pourquoi cela après mon départ? Les carabinières, qu'ont-ils fait? Vous êtes si brève dans vos descriptions. Pourtant vous pouvez facilement comprendre que ceci m'inquiète et m'intéresse plus que.... même votre rencontre avec de Suarez. Tenez-moi au courant comme vous l'avez promis!
Avez-vous reçu mon envoie d'Arona? le deuxième cahier de Barnabooth? Je vous envoie d'ici le reste, aujourd'hui: cahier 3 et 4. Je suis content que vous aimez cela. Moi, cela m'a vivement impressionné; vous savez qu'au fond on n'aime que soi dans les livres. Le marquis de Putouarey doit vous être très sympathique, non? - j'ai rarement lu qq. chose de si finement burlesque que l'aventure des Cacace! Et la lettre italienne qui me paraît un chef-d'oeuvre! qui est, probablement, pas tout à fait inventée. - Le 4me cahier est un peu fade, je viens de le lire. Quant au second, vous souvenez-vous de ma remarque: ‘Tout y est; jusqu'au vol etc.’? Eh bien, le dernier jour à Florence je me suis réappris à voler. Je me suis dit qu'aux Indes cela n'était pas très malin, que les boutiquiers y étaient plus endormis peut-être, il y fait si chaud!... Alors j'ai volé chez Pineider, Place de la Seigneurie, un beau détail du Printemps de Botticelli. Cela ne coûte que 2 lire 40, c'est vrai, mais aussi ce n'était qu'une recherche de sensation. Et tout comme Barnabooth je ne souffre point du remords, mais je trouve que ce n'est qu'un enfantillage! - Je vous raconte ceci sachant pourtant que vous ne comprendrez pas. Vous êtes si sage, jolie Clairette, plus que jamais avant, je crois; tout le bon sens de votre maman, (sain, vigoureux, irrésistible,) s'est logé en vous, me semble-t-il. Votre apparence même était symbolique: vous étiez tout à fait la Grande Personne sur galoches hauts talons que j'ai trouvé à Quinto. (Pauvre moi: petit Eddy.) Ces choses jaune et vert; des horreurs.
Ici à Lausanne je me suis précipité dans une nouvelle ‘étude psychologique’. Et en étudiant un autre qui a confiance en moi - oh cette luxe d'avoir la confiance de quelqu'un! - je m'étudie moi-même: à côté du ‘cas psychologique’ et, savez-vous, j'ai l'impression que j'en dégage seulement l'impression nette d'être ridicule et inutile. Impuissant plutôt:un impuissant qui parle beaucoup de mots inutiles. Peut-être avez vous raison: peut-être les petites convenances, gentillesses, délicatesses (je dirais presque: les sensibilités d'épiderme) sont-elles ce qu'il y a de plus important. Tous ces ‘coeurs mis à nu’, à quoi sert cela?
Je ne sais même pas de quel bout les prendre.
Seulement, une histoire comme Barnabooth m'impressionne. Ce n'est plus de la littérature seule, il y a un homme là qui vous parle. J'aurais vu Valéry Larbaud dix fois et il m'aimerait beaucoup que je n'aurais pas tiré autant de lui que me donne son livre qui me coûte quelques francs. Des livres comme Barnabooth remplacent les amis. Mais on en trouve si peu.
La fin est un peu hâtée, négligée, plutôt faible. Pourtant cela me laisse, me fortifie dans l'espoir que moi aussi je trouverai ma ‘Concha Yarza’. Ce besoin d'une affection féminine qui n'est pas celle de ma mère, c'est ma plus grande faiblesse, je crois. J'essayerai de ne plus vous en parler.
C'est curieux: dès que je suis rentré en Suisse je me suis senti repris par ce genre de sommeil continuel qui semble mélangé avec l'air même ici. Serait-ce de là que vient la lenteur, la lourdeur d'esprit vaudoise? Je me le demande; voilà la seconde fois que j'ai cette impression de vouloir dormir seulement, dormir.... A propos, merci pour votre sollicitude; merci beaucoup!
Je serai vers le 12 ou 13 à Bruxelles et y attendrai votre lettre ‘tranquille’, fréquemment annoncée. Chère Clairette, je vous tracasse en véritable barbare. Avec tous les ennuis que vous avez, ces brutes de paysans, ces juifs d'amateurs. J'espère de tout coeur que les nouveaux sont d'une autre espèce! la Marquise Massoni me fait rougir pour elle! moi gentillâtre barbouillé!!! - Oh, Clairette, vous me rendriez un grand service en me rapportant à Brux. une reproduction de la Petite Vierge de Bugiardini dont on parle dans B. Je me demande trop quelle tête elle fait; veuillez apaiser ma curiosité.
Merci; - je replonge dans ma demie-lethargie. J'en ai été éveillé pendant quelques instants par les baisers au bout de votre lettre. Vous m'embrassez maintenant en collaboration avec votre maman? alors je ne puis qu'y répondre! Je fais donc claquer mes lèvres sur vos quatre joues, cordialement, affectueusement, respectueusement.
Bien à vous
Eddy
Duboux, à qui j'ai transmis ‘toutes vos amitiés’, vous fait faire les siennes. Mais.... y tenez-vous vraiment??
(Il a mal aux dents en ce moment-ci, mon ‘beau ténébreux.’)
Origineel: particuliere collectie