E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Florence, 31 mei 1923
Florence, 31 Mai
Chère Clairette,
Demain, j'irai à Quinto - malgré le contre-ordre - pour y faire les photos et prendre congé de vous. C'est que j'avais décidé de partir samedi matin au lieu de lundi; après avoir reçu votre mot j'ai failli remettre mon départ à lundi, mais au fond: non; il faut mieux que non.
Je dinerais samedi avec vous en ville (cela servirait seulement à vous dégouter du bruit que je fais en mangeant ou autre chose dans ce genre); ou bien je vous aurais vu encore pendant quelques moments, vous m'auriez exprimé encore quelques petits mécontentements, ou moi je vous aurais dit encore quelques quasi-méchancetés et voilà - au revoir. Tout cela ne sert à rien, raisonnablement parlant. Ce que j'ai voulu savoir, je le sais. C'est que je vous aime toujours et que vous avez pour moi toujours cette demi-‘affection’. Les 5 mois qui se sont passés, la période de vos fiançailles officielles, n'y ont rien changé, parait-il. Seulement, tandis que vous êtes restée raisonnable dans vos affections, moi je le suis devenu un peu, à contre-coeur, il faut le dire, et encore ne demanderais-je pas mieux que de pouvoir me débarrasser le plus radicalement du monde de ces raisonnements antipathiques, mais...... c'est vous qui donnez le ton, et vous voulez bien, me semble-t-il, que ce ton reste à la mode. Eh bien, tant pis pour moi: raisonnons.
Votre maman a raison: je suis un être faible qui n'aime pas être seul, j'ai besoin d'affection. A défaut de la vôtre qui - malgré moi - me reste la plus chère, je me donne l'illusion d'avoir celle de quelques autres, sans trop me tromper pourtant. La preuve est que c'est toujours vous que j'aime le plus (au Monde!!!) Seulement, je ne serais que trop heureux en trouvant une autre que je pourrais aimer, mais aimer de tout mon coeur, et qui m'aimerait, elle aussi, de tout son coeur, sans raisonner, sans hésiter, surtout sans critiquer, sans toujours critiquer. En attendant je continuerai de vous aimer de cet amour qui devient de plus en plus ridicule: un véritable amour de futur héros de pantoufle. C'est grâce à vous si ce sentiment a pris cet aspect-là; vraiment j'en ai voulu faire autre chose. Seulement, mettons que je vous aimerai de loin. C'est vraîment trop peu gentil, ces moments quasi-heureux que je passerais de nouveau en votre présence; je revois tout cela: moi, chaque fois ‘reconquis’ complètement, vous aimant en toute sincérité, puisque je ne serai jamais assez ‘fort’ (!) pour vous caresser en distrait, ou en ‘profiteur’, comme j'ai fait quelquefois pendant ces fameux 5 mois de vos fiançailles, - parce que, tout ridicule que ce soit, vous restez vous pour moi, une personne que je veux voir à tort et à travers, stupidement, romantiquement, autre que ‘les femmes’ - en attendant que je puisse voir une de ces femmes comme je vous vois et que vous serez devenue parfaitement l'amie (tout court). Enfin, pour revenir à la scène que je voulais d écrire: vous nous revoyez aussi, n'est-ce pas: moi donc, bêtement tendre, méprisant les petites coquetteries d'amoureux, et vous le plus froide possible, toujours prête à dire ‘non’ au moindre mot qui dépasserait la limite, tout au plus une amie un peu trop tendre, un tout petit peu, ou bien: la Fiancée Raisonnable. Non, merci; je vous l'ai dit en badinant, mais j'étais parfaitement sincère (comme vous souvent quand vous me dites certaines choses d'un ton railleur): ‘Non, MaDame, je ne veux pas être “aimé” ainsi, moi!’
Et voilà. Je sais maintenant où nous en sommes et j'ai passé de nouveau - malgré que je suis maintenant dans vos yeux (avouez!)
1 | une poire |
2 | un presque vulgaire |
3 | un presque hypocrite |
4 | peut-être un parasite (au besoin) |
5 | un fieffé anti-gentleman |
6 | un garçon qui exagère ses ‘souffrances' |
7 | un garçon qui ne sait pas marcher seul, en HOMME FAIT enfin, malgré que vous êtes en train d'accumuler tous les arguments de critique qui aboutiront forcément à cette conclusion: Eddy est une bonne balle, mais il est mou comme une chique (j'‘adore’ citer votre ami Vlad); malgré tout cela j'ai passé de nouveau avec vous un bien heureux moment; puisque enfin je vous aime, n'est-ce pas? c'est tout dire, et que je déteste de me surveiller ou de me donner par petites cuillerées, quand j'aime. |
Vous voyez: je coupe encore des cheveux en quatre, je suis incorrigible; mais que voulez-vous j'aime penser à vous et à nous, et alors, forcément, j'arrive là. Croyez-moi je voudrais bien pouvoir penser autrement. Et souvent, quand je vous en veux, - oui, moi aussi! - je me dis qu'au fond vous êtes à plaindre et voilà tout. Vous n'avez que trop raison quand vous dites que vous ne savez pas aimer.
Vous avez entendu dire votre maman: - Vous perdez votre temps, Eddy, avec tous ces amis, vous vous éparpillez ainsi. - Rien n'est plus juste. J'ai senti cela déjà; aussi me suis-je promis que quand mes ‘amis’ seront chez moi à Bruxelles, j'aurai toujours mes heures de travail et pendant ce temps ils n'ont qu'à travailler, eux aussi. Avec Duboux je faisais celà d'ailleurs, à Brux. - en voyage cela va moins bien. C'est pour cela aussi que je rentre plus tôt que je n'en avais l'intention; remarquez qu'avant que ma maison n'était habitable je n'aurais tout de même pas trouvé le calme nécessaire si j'étais rentré trop avant, - et puis: il y avait vous, aussi insaisissable que le Mouron Rouge. - Donc, voilà: par un trop d'amis on s'éparpille. C'est votre cas beaucoup plus que le mien, Clairette, je l'ai dit à votre maman: vous aussi, vous êtes une ‘éparpillée’. Le mot est.... drolatique, mais gardez-vous de rire, il est juste et ensuite c'est votre maman qui l'a trouvé. C'est pour cela que vous n'arrivez pas à travailler, tel que vous le voulez, et c'est par cela que vous ne savez pas aimer. Il y a trop d'hommes qui vous intéressent, - vous l'avez dit vous-même. Au fond c'est le contraire d'une vérité: il n'y a aucun homme qui vous intéresse vraiment, en qui vous vous absorbez, car aimer c'est s'absorber un peu dans un autre être, il n'y en a aucun qui vous intéresse complètement, parce qu'il y en a trop qui vous intéressent superficiellement. Evidemment vous avez vos petites préférences, mais le choix est si grand! Et vous avez raison de ne pas vous marier, forcément votre mariage doit être malheureux, parce que vous le feriez sans cet amour qui vous donne la confiance aveugle, le désir aveugle, - tout est aveugle en amour, vous savez cela? et par cela même on ne critique pas, on ne compare pas, on n'a pas la nécessité de beaucoup pardonner, - on aime, et on est heureux.
Jusqu'au temps où on ne l'est plus peut-être, mais alors vous aurez eu une période de bonheur et tant pis pour le reste: vous êtes peu martyre, ni femme soumise, vous vous arrangerez. Une femme comme vous devait être libre (ou se faire libre) d'avoir des amants, mais.... par sa Raison même elle n'en trouve pas le courage - et alors elle renonce à l'Amour, et devient vieille fille (comme votre tante et ma cousine, deux femmes qui, physiquement, étaient créées pour l'amour) ou bien elle fait un mariage ou malheureux, ou béat. Si vous appelez la béatitude, les habitudes, je dirais: la tradition d'un ménage, conduit par l'Estime, la Raison et la Convenance, si vous appelez cela ‘Bonheur?’ - Oh, j'aimerais bien que vous trouviez un homme tellement copié de l'Ideal que vous vous avez formé qu'il vous fit oublier, en vous éblouissant littéralement, tous vos petits raisonnements, mais..... trouve-t-on? Je crois qu'il faut toujours se contenter d'un plus ou moins. Il y a deux ans j'aurais affirmé que ‘qui cherche trouve’, maintenant j'hésite, car j'avais de si beaux principes, moi aussi, et je vous aime!!!
Il est vrai que j'ai vu en vous une toute autre femme que vous ne l'êtes; je vous croyais plus.... sympathiquement exagérée, si vous voulez, moins mondaine (car ce n'est que très très très très très au fond que vous n'aimez pas le Monde, le Monde est si gentil pour les jolies femmes), moins sage surtout, sage à la façon du Monde, justement. Je croyais que vous détestiez cette sagesse monnayée, copiée, vulgaire - voilà ce qui est vulgaire - comme moi je la déteste. Quand vous me servez ces prétendus sagesses, ces expériences d'autrui, avec un air de grande personne qui en sait long, je vous déteste royalement. Quand vous me parlez de la ‘valeur’ d'un homme qui ‘travaille’ convenablement et qui ‘gagne sa propre vie’ et qui donc (!) est ‘quelqu'un’ et ‘intéressant’ - pour cela? - je vous trouve presque mesquine, ma chère Clairette? Mais je ne voudrais pas approfondir ce côté-là de votre personne et je vous regarde comme on regarde un bien joli tableau qui n'est pas accompli, qui offre certaines fautes, mais qui a tant de qualités que volontairement votre regard glisse sur les fautes et se fixe aux points admirables. C'est ainsi que je compte regarder ma femme, qui, j'espère, ne sera pas une personne sans fautes. Ainsi je vous regarde même quand je pense à vous en ami. C'est ainsi que je voudrais que vous me regardiez. Mais je crois que c'est trop tard pour cela. Ne m'en voulez pas trop, Clairette, je vais vous dire une chose très sérieuse: c'est que je pense, parfois, que vous me voyez comme un être inférieur. Parce que je suis ‘jeune’, ‘Javanais’ ou ‘pas pratique’, ou pour tous les trois. Et la tendresse que vous avez pour moi est très souvent une tendresse de pitié: Eddy est une ‘bonne balle’ tout de même. -
Je pourrais continuer ainsi. Mais vous devez être passablement mécontente déjà, et puis, je sais que cela ne sert à rien. Vous trouveriez que j'ai raison qu'encore vous ne changeriez rien à votre façon de voir. Ce n'est qu'à force d'être quasi-fâché de temps en temps, de vous expliquer d'un air sérieux pourquoi vous n'avez pas été gentille, etc. - après quelques-uns de ces ‘chocs’ entre amis enfin, que j'arriverais à vous convaincre pratiquement, peut-être. Mais je ne veux pas vous parler ainsi. Ce n'est que logique que je sois le plus ‘mou’ de nous deux, puisque je vous aime et vous ne m'aimez pas. A vous de trouver cela ridicule et de rêver de l'Homme Fait et Fort qui dirigerait vos pas, etc. Je ne puis être que votre camarade, et si vous ne sentez pas que très - non, mettons: assez souvent il y a dans votre affection une manque de.... conviction (si vous voulez), tant pis.
Bonsoir Clairette, je vous embrasse.
Votre Eddy
Origineel: particuliere collectie