E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Nice, 22 februari 1922
Nice, 22 février '22.
Chère Clairette,
Voilà bien longtemps que j'ai attendu votre lettre en réponse à la mienne qui était bien longue, I fear, mais que j'ai posté dans la boîte ‘France’ au lieu d'‘Etranger’, c'était peut-être une raison pour se perdre en route ou pour faire toute une Odyssée. Pour me dédommager un peu de ne pas vous lire j'ai parcouru toute une boutique de livres; et aujourd'hui je vous en ai envoyé deux que vous devez vraiment lire: Trois Hommes de Suarès et La Porte Etroite d'André Gide, que je viens de terminer et qui est magnifique, selon moi; lisez-le malgré votre antipathie contre l'auteur. Je me sens trop hollandais pour vous dire plus de ce bouquin que: ‘il est magnifique’ et ‘vous devez le lire’; en tâchant d'exprimer en français l'impression qu'il a fait sur moi, je crains de devenir trop ridicule, ce qui ne sera rien, mais de ridiculiser cette merveilleuse petite oevre ce qui sera beaucoup plus grave! Je vous dirai quelques passages que je trouve épatantes: entre page 175 et 183, entre 195-198, page 234 alinea 2 et 3, page 240, qui renferme la philosophie finale de tout ce rêve de dévotion exaltée: Je voudrais mourir à présent, vite, avant d'avoir compris de nouveau que je suis seule. Je ne peux m'empêcher de trouver le héros plutôt amusant que tragique: il est si trop noble qu'il ne voyait jamais qu'on doit se permettre quelquefois l'honneur d'être un brute. Quand à Alissa, sans le vouloir je l'ai comparée à vous; je crains que vous êtes un peu philosophe comme elle est croyante et, croyez-moi, il ne faut pas l'être. Vous ressemblez si peu, de corps ni d'âme, à.... Mlle. Van der Hecht, par exemple!
Des ‘Trois Hommes’ je n'ai été tenté de lire pour le moment que l'étude sur Dostoïevski, qui est très bien comme prose, me semble-t-il, et un peu trop would-be profond (vous avez très bien dit comme il est, en parlant de ‘Poète tragique’, mais quoique j'ai retenu parfaitement l'idée, j'ai oublié les mots dont vous vous êtes servi) mais lisez néanmoins cet étude, moins par intéresse pour Dostoïevski que pour le ‘portrait d'homme’, comme on admire un portrait par Memlinc ou Rembrandt, sans trop faire attention si c'est Nieuwenhuis, Jan Six ou un autre qu'il représente. Quoique j'admire profondément Dostoïevski, ce n'est pas par Suarès que je préfère le comprendre, s'il s'agissait seulement de lui. Vous trouverez du reste quelques annotations en marge, que je vous conseille sincèrement de passer en silence, ou en tout cas de ne pas prendre toujours au sérieux: ne fût-ce que parce que je les ai écrit pour la plupart dans le Porto-Club, dans une foule de causeurs. Le numéro des Ecrits nouveaux contient un article de S. sur D. qui est un peu la continuation de l'étude. De Gide j'ai lu encore Paludes qui m'a assez amusé quoique je ne le comprends pas tout-à-fait, et Isabelle, une petite histoire qui finit avant d'être commencée, mais bien écrit, je crois,- avec beaucoup de descriptions de personnages superflues, faute de personnage principale; mais on est étonné d'être tout-de-même suffisamment intéressé par un tel procédé, et cela prouve le talent de l'auteur, et ma bonne volonté. - Puis un tas d'autres choses dont je ne vous enverrai sûrement pas la ‘catalogue raisonnée’!
Maintenant, il ne faut pas vous figurer que je ne sors pas de ma chambre. J'ai été plusieurs fois au vieux château, à Beaulieu, à Villefranche, à Monte-Carlo (en bâteau même), à Falicon; et quand je reste ici j'emporte mes bouquins et lis dans le parc ou dans quelque café au promenade des Anglais; quand je me sens fatigué par mes études littéraires, je ne fais que deux pas et je suis dans la foule des promeneurs; alors je fais une étude de physionomies, de parfum et de fard. C'est curieux, mais j'ai remarqué que quand on a vu une jolie femme, on en rencontre tout-de-suite plusieurs qui l'égalent et la surpassent même. Cela dépendrait-il de l'état d'esprit qu'on a soi-même? Aujourd'hui par exemple j'en ai rencontré au moins dix qui valaient la peine d'être regardées. Mais ce qui est plus intéressant est peut-être l'expression de ces visages; il y en a deux qui dominent; chez les dames: - N'est-ce pas que je suis ravissante? - et de temps en temps elles semblent y ajouter: - Mais ne me regarde pas! -; chez les messieurs: - J'aurai sans doute quelqu'aventure, aujourd'hui! - Comme j'admire surtout ces quelques militaires qu'on voit là, qui se dandinent et qui regardent, les lèvres serrées sous la moustache bien coupée, les yeux mi-clos derrière le so-easy (qui n'est jamais brisé!), avec un air si profondément critique! Je suis persuadé que tout ces gens se promènent avec une quantité de mots toute préparée, comme un revolver chargé, prêts à exprimer chaque minute à venir
‘le grand amour d'un petit moment’.
Ce ne sont que les pauvres diables qui ne pensent pas aux aventures galantes; c'est une question d'argent, pas d'age. On voit de vieillards pleins de monnaie et de... vie.
Après cela il faut que je vous raconte une petite ‘aventure’ à moi, au même promenade. Tandis que je regardais quelque Américaine assez gentille, tout en blanc, j'entendais une voix de femme qui disait en hollandais: - Weet je wat het leuke is; wij verstaan Fransch, maar zullie kunnen ons niet verstaan! -; la voix était agréable; parfois on confond ce qu'on voit avec ce qu'on entend; je me retournais donc, presque sûr de voir la sosie de la dame en blanc: je voyais deux minuscules vieilles dames, toute blanches de têtes, mais très noires de vêtements. J'avais un peu pitié, avec moi et avec eux: ce qu'elles venaient de dire fut dit avec tant de conviction; je disais donc: - Weest u daar niet zoo zeker van, mevrouw, men struikelt hier over de Hollanders! - et je le dis assez brusque, car, au fond, j'avais peut-être un peu le désir de me venger. Elles étaient un peu ahuries, un peu vexées peut-être; mais je marche assez vite, et la conversation restait là.
La foule est considérable au promenade maintenant, le Carnaval a commencé; comme dans la chanson
C'est le soir du Carnava-a-al!...
S'apprêtent pour aller au ba-a-a-al!...
et puis toute cette histoire de la jolie domino et du pierrot fantasque, qui m'a fait regretter de ne connaître ni l'une ni l'autre. Au lieu de cela j'ai été en contact avec un monsieur en pardessus, tout simplement, qui m'a flanqué du trottoir dans la rue avec un bon coup de pied; c'est devenu une histoire assez embêtante qui m'a gâté beaucoup de ma joie de Carnaval!
C'est drôle comme on peut se sentir seul dans la foule. Je me rappelle le jour que je venais de débarquer à Marseille; nous étions dans un hôtel qui donnait sur la Cannebière et je le quittais, trois minutes après avoir vu ma chambre. Sur la Cannebière, parmi tous ces passants, avec à droite et à gauche ces hautes maisons, je me sentais si insignifiant et si parfaitement seul. Mais enfin: j'étais en Europe, en France même! - j'étais intéressé, joyeux et triste à la fois, ce qui faisait que je finissais par ne sentir rien; je marchais toujours, étonné de voir tant d'Européens, amusé par les marchands de journaux et les kiosques, et les affiches de spectacles, bousculant et bousculé par tout le monde. Je sais que je trouvais les femmes horribles, qu'elles étaient pour moi, après tout les romans que j'avais lu, une assez cruelle déception! Nous étions, dans ce temps-là beaucoup moins accoutumés au ‘rouge, blanc et noir’ qu'aujourd'hui et je me rappelle que M. van Lennep demandait à un cocher: - Monsieur, sommes-nous ici dans le pays des peaux-rouges? - l'homme le regardait une seconde avec un petit air pensif, puis il répondait, très promptement: - Nong, monsieur, mais nous avongs beaucoup de peingtres à Marseille! - Au contraire, j'admirais chaque jeune homme qui me passait sur le boulevard; je lui enviais son aise, sa manière de marcher, de tenir la tête, ses regards insolents, et beaucoup d'autres ‘accomplishments’, - comme je fais encore aujourd'hui, de temps en temps. Le premier que je voyais avec un grand chapeau mou et un pardessus - c'était pourtant en été - me paraissait un héros de roman.
Après ces ‘impressions et histoires’ je dois vous informer de ce que je vais faire. Je partirai d'ici le 25 février; si je prends le wagon-lit je serai à Paris le 26 le matin, sinon le 27 ou 28; je compte trouver une chambre dans 3 ou 4 jours; cela fait, il faut que j'aille à Bruxelles pour trouver mes livres, etc. car ma tante vient de m'écrire que, si elle doit me les envoyer, elle devrait informer la douane d'où tout cela vient, combien ça a couté, et je ne sais plus quelles sottises encore! - J'aurai donc le plaisir de vous revoir plus tôt que je n'avais espéré en vous quittant à Paris; ne m'écrivez donc plus ici, votre lettre ne m'y trouvera plus.
Dans dix jours je verrai donc comment vous vous portez, comment va madame votre mère, comment ronfle Pia, comment vous avez travaillé, et comment on peut se cacher encore dans votre cagibi, - je veux parler du coin près du feu: le coin dangereux et hospitalier à la fois!
Je vous serre la main,
Eddy.
23 févr. - Je viens de recevoir votre lettre: merci! Alors, vous allez à Florence? Vous devez être heureuse, je comprends cela! Je vous suis bien reconnaissant pour l'adresse et la liste des oeuvres de G. Kahn. Quelle terrible nouvelle pour les Artôt! Au revoir,
E.
Origineel: particuliere collectie