E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci
Brugge, 6 januari 1922
Bruges, 6 Janvier '21.
Chère Clairette,
Comme vous le voulez j'ai envoyé le ‘mademoiselle’ au diable - and with a light heart -, c'est-à-dire j'ai fait cadeau (très solennellement) de tout ces (comment dites-vous?) ‘usages mondaines’ au vieux Moïse cornu, qui peut très bien pour cette occasion-ci représenter le diable. Alors: je m'appelle Edgar, comme je vous-ai dit; c'est un nom insupportable que ma mère seule trouve beau, et ma tante, la seule personnage au monde qui m'appelle par ce nom, et je peux très bien me figurer que j'appellerai Edgar un personnage extra-romantique que je vais créer un jour, - une nuit, plutôt. Mes amis m'appellent Eddy, et si vous voulez, c'est comme ça que je serai votre ami.
Et maintenant que voulez-vous que je vous conte? Par où commencer: j'ai toujours tant à vous dire! Figurez-vous, j'ai tout à fait déchiffré votre longue lettre, pour laquelle je vous remercie sincèrement. Cela prouve que vos efforts n'étaient pas inutiles. Continuez à tâcher, vous êtes vraiment trop impétueuse quand vous écrivez. Mais enfin, si vous devez écrire vite pour écrire beaucoup, je préfère lire l'illisible.
J'espère que cette lettre vous arrive à temps, puisque vous partez lundi. Mon père vient de me faire part qu'il a réussi à persuader ma mère de voyager, et qu'ils partiront le 16 pour Nice; par Paris, Lyon et Marseille si je ne me trompe pas. Comme cela, mon séjour à Bruges sera raccourci de quelques jours. Tâchez de m'envoyer votre adresse à Paris avant le 16, voulez-vous? et adressez votre lettre à Bruxelles, ce sera plus sûr. Sans notre alliance je vous aurai demandé maintenant si vous me permettez de vous visiter à Paris; après cette alliance je vous annonce que je viendrai!! Je ne sais pas si c'est l'intention de mes parents de rester huit jours à Paris, parce que leurs projets changent toujours, mais en tout cas je crois que j'y parviendrai bien à vous trouver, même dans la grande Ville Lumière. Voulez-vous vraiment me montrer un peu Paris, quand vous serez là? Je trouve cela épatant! et j'accepte, comme toujours. Je ne doute pas que j'aimerai Paris, mais j'en doute encore moins quand je vous aurai comme ange gardien! Il faut seulement vous rendre compte que vous ne pourriez pas vous présenter partout avec moi. Je suis vraiment trop gauche pour cela. En quittant votre thé (est-ce qu'on dit ça?) mon ami m'a expliqué que je ne m'étais pas conduit tout à fait comme il faut et j'ai dû reconnaître qu'il avait raison. Vous qui remarquez si bien que madame Vink faisait du bruit en mangeant, vous avez dû remarquer cela très bien. Enfin, on pardonne toujours à un étranger! Figurez-vous: je suis ici tout seul (il y a excepté moi deux Hollandais ici qui sont malades et par conséquence invisibles), et quand je suis dans la salle à manger, je m'entends mâcher. Alors je pense à madame Vink et à Pia et je fais de mon mieux pour avaler sans bruit. Impossible! Le silence est tel que ma_musique continue.
Vous vous trompez quand vous croyez que je marche dans les rues. Le temps est affreux: il neige ou il pleut, et il n'y a pas de soleil. Je me suis enfermé et travaille; c'est pour travailler que je suis venu à Bruges. Les quelques choses que je dois voir encore, je les verrai bien les deux derniers jours. Je n'oublierai pas la pharmacie! Et puis, même de mon travail je ne suis pas content, car au lieu de lire toujours, je me suis permis la luxe d'écrire des vers, et à critiquer les vers de mon ami Anton dans une longue lettre, que je dois encore poster. Je vous envoie ces vers (je veux dire les miens) comme lecture pour le train. J'y ajoute même une traduction, et quelle traduction! cela m'a causé plus de peine que les vers eux-mêmes. (Avez-vous l'impression que j'écris le français, maintenant?) J'y ai travaillé toute la journée, après avoir reçu votre lettre, pour arriver à un résultat si déplorable. Si ça peut vous aider un peu, je serai tout-de-même récompensé. Mais promettez-moi que vous brûlerez cette traduction ou que vous la jetterez en tout petits morceaux par la fenêtre de votre wagon.
En lisant mes vers vous verrez que le calme de Bruges ne m'a pas adouci. C'est parce que j'ai trouvé quelques vers de Karel van de Woestijne, un poète flamand qui écrit des vers parfaitement incompréhensibles sur des sentiments qu'il n'a, lui-même, jamais compris. Moi, je trouve qu'on doit connaître d'abord ses propres sentiments avant de les faire connaître à des autres. C'est peut-être très illogique! - en tout cas la plupart de nos poètes modernes (hollandais ou flamands) semblent trouver le comble d'artisticité qu'on ne comprend pas ce qu'on va écrire. Et vous, Clairette, en lisant mon petit poème que j'ai fait en songeant à monsieur Van de Woestijne, vous me trouverez peut-être bien boursouflé (comme j'ai trouvé ce mot, je ne le lâche plus). Ma seule défense est que je suis sincère. J'écris pour moi et pas pour un éditeur, et quand quelque ami - comme vous - aime un vers que j'ai fait, cela me fait plus plaisir que quand je serai loué par quelque critique; je n'ai pas prouvé cela, mais j'en suis sûr! Dites-moi, franchement, ce que vous pensez des deux vers brugeois que je vous envoie, ci-joint. Pour vous amuser un peu, après la lecture de ces poèmes attaquantes (?), je vous envoie un autre, fait plus avant. Il vous regarde un peu, celui-là; je l'ai écrit après notre promenade au Musée. Il n'est pas du tout bien, je le sais, mais il vous déridera peut-être si vous le gardez pour la fin. Comme on rit d'un bambin qui tombe, après avoir regardé deux charretiers se battre!
Monsieur Demeulemeester ne vous dira rien de moi. Je lui ai écrit, demandant si je pouvais lui rendre une visite et jusqu'à présent je n'ai vu ni lui-même ni une lettre de lui. Je ne vous raconte pas cela pour dire que je suis maintenant de votre avis qu'il est un ‘mufle’, - au contraire je le trouve toujours le plus sympathique de tout vos amis que j'ai vu, je sens cela sans que je puisse donner un motif, (ce n'est pas pour ses rubans, par exemple!) J'espère le revoir avant de quitter Bruges, quoiqu'il se peut bien qu'il me trouve terriblement antipathique. Et en ce cas il aura raison de me le montrer; j'aime plus ça!
Comment va votre ‘dos de femme’? Avez-vous encore travaillé à cela? Mon ami me demandait si c'était une vraie femme nue qui posait pour vous et quand je disais ‘oui’ il me confiait que, si vous étiez sa femme (!) il vous demandera à ne faire que des paysages! Je lui ai averti que je vous raconterai cela, et voilà que je le fais. J'ai tant ri en écoutant cette histoire que je veux bien que vous en riez aussi.
Au revoir, à Paris, - non, à votre lettre suivante; mes respects à votre mère, un macaron imaginaire à Pia, une ferme poignée de main à vous.
Tout à vous
Eddy du Perron
Origineel: particuliere collectie