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Un été sanglant en Bulgarie
L'été, dans les Balkans, tout le monde vit dehors. Sofia ne fait pas exception à la règle. Par les soirées particulièrement chaudes, les Protoguerovistes eux-mêmes se hasardent jusqu'aux terrasses des cafés pour y consommer une ‘slivovitza’. Pourtant, ils ne s'y sentent pas à l'aise et cela se remarque tout de suite à la manière dont ils boivent. Il existe, en effet, une petite différence entre un consommateur de chez nous et un consommateur de Sofia ou de Macédoine bulgare. Non seulement on trouvera, à l'intérieur des établissements, un nombre surprenant de personnes qui veulent absolument être assises face à la porte et le dos au mur mais, si l'on fait le tour des terrasses, depuis le ‘Café du Théâtre’ jusqu'au ‘Phoenix’ en passant par le ‘Commercial’, il sera permis de découvrir que les clients, pour la plupart, sont gauchers. C'est une maladie dont Protoguerovistes et Mihailovistes souffrent au même degré: les uns et les autres sont tellement accoutumés à tenir leur main droit en poche, un doigt sur la gâchette du parabellum, qu'ils mangent, boivent, écrivent et se rasent de la main gauche, sans la moindre difficulté. Simple déformation professionnelle.
Le soleil des Balkans tape dur et échauffe le sang à un tel point, que deux verres de ‘raki’
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suffisent à faire trembler les mains au fond des poches. En Bulgarie, l'été, les Macédoniens tuent leurs adversaires aussi facilement que s'il s'agissait de mouches. Les autorités ne font guère de différence, surtout si les victimes sont Protoguerovistes, mais dès que l'on touche aux disciples de Vantché Mihailoff, gare aux gendarmes!
Vantché Mihailoff est un homme de principe. Il ne recule jamais. Au dernier congrès du Comité terroriste, il avait résolu la mort de tous les représentants de la Yougoslavie en pays étrangers. Il projetait en outre, de fomenter une révolution en Croatie et en Serbie du Sud et de multiplier les attentats terroristes dans toute la Yougoslavie. Son programme intérieur était plus modeste: supprimer tous les Protoguerovistes qui ne se seraient pas soumis dans le délai d'un mois.
Ne s'étant jamais hasardé de ce côté là, Ivan Mihailoff ignorait que d'épais barbelés protégeaient la frontière yougoslave. Cet obstacle imprévu le fit renoncer provisoirement à son action extérieure. Toutefois, pour sauvegarder son prestige et prouver que ses déclarations n'étaient pas de pures fanfaronnades. il importait à tout prix d'entreprendre quelque chose. Puisque l'étranger lui était fermé, Vantché agirait en Bulgarie.
La trêve des frères ennemis fut annoncée le premier mai. Huit jours plus tard, le premier Protogueroviste tombait sous les balies de quatre Mihailovistes, car, on le devine, cette trève n'était qu'un guet-apens..... Dimitri Mihailoff, président du Comité National, se sentit mal à l'aise.
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Il connaissait tes locataires de l'étage supérieur que ce premier meurtre agitait. Mais, répugnant à l'odeur du sang, trop près de ses pénates, il résolut dans un effort courageux de réconciliation, de prendre contact avec son homonyme.
Vantché fronça les sourcils. Après avoir renoncé aux expéditions de répression en Yougoslavie, allait-il, tout de même, pour le seul plaisir de Dimitri Mihailoff et au risque de passer pour un lâche, s'opposer au massacre des Protoguerovistes? Dimitri Mihailoff voulait l'en empêcher? Bien! On le supprimerait. Quelques jours plus tard, le digne président du Comité National s'écroulait sur le seuil de sa porte.
Le meurtrier réussit à s'enfuir. A Sofia, on sait ce que cela veut dire; seuls les Mihailovistes sont capables d'accomplir pareil tour de force, la police couvrant leur retraite. Le premier soin des comitadjis fut de proclamer que Dimitri Mihailoff avait été tué par un Protogueroviste, en représailles du meurtre de Traikoff. Tout le monde les crut car, à l'ombre des parabellums, il n'y a place que pour un évangile, celui de la V.M.R.O.
Les nuits continuèrent à être chaudes et chaque soir le parc du Théâtre, près du Palais Royal, s'emplissait d'amoureux. A l'époque une terrible histoire de gangsters se déroulait sur les écrans sofiotes. C'était: Les Carrefours de la Ville. Or, le soir du 12 juin, les couples attardés qui, à la sortie du spectacle, étaient venus dans le pare se remettre de leurs émotions, furent témoins d'un enlèvement de grand style à côté duquel le film pâlissait.
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La victime était Siméon Kravakiroff, Macédonien et Protogueroviste aux tendances moscovites. Tranquillement assis sur un banc il fumait une cigarette lorsque cinq promeneurs s'approchèrent et lui demandèrent poliment du feu. L'instant d'après il roulait dans une belle conduite intérieure en direction de Gorna Djoumaia. Au matin suivant on le trouva pendu, la poitrine ornée d'un écriteau avec ce simple mot: ‘Puni’. Tout le monde hocha la tête en disant: ‘Le meurtrier de Dimitri Mihailov a expié son crime.’
Les Protoguerovistes décidèrent de se venger. Malheureusement, comme ils sont peu nombreux et que la police ne les protège pas, ils risquaient de perdre tout au moins un des leurs. Ils jugèrent préférable de faire une quête et, avec l'argent recueilli, de louer les services d'un des nombreux ‘gunmen’ que l'on rencontre, avenue Marie-Louise, dans des bureaux de placement d'un nouveau genre. Après l'examen de ses références (les coupures de journaux relatant ses précédents exploits), ils lui confièrent le nom de leur nouvelle victime. C'était du gros gibier: Velko Doumeff, député et rédacteur en chef du Makédonia. Ainsi qu'il arrive fréquemment parmi les athlètes, notre gaillard lisait peu et ignorait totalement le monde des journalistes. Mais à Sofia on tue sur portrait. Voilà donc notre homme arpentant la capitale, le portrait de sa victime dans sa poche gauche, le parabellum dans la poche droite. Le même jour il rencontra le rédacteur du Makédonia arrêté devant l'affiche nécrologique de Dimitri Mihailoff. Quelle chance
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inouïe! quel cadre dramatique! Un regard furtif sur le portrait, un autre plus rapide encore sur sa victime. Une seconde plus tard, l'original s'écroulait devant l'affiche, quatre balles dans le dos.
Le gunman eut beau courir, la police l'appréhenda. Il y a des jours où le commissaire est informé par les Mihailovistes qu'ils s'exerceront au tir en pleine capitale; ces jours-là, tous ses agents ont par miracle du plomb dans les semelles. Mais qu'il s'agisse d'un Protogueroviste et les voilà instantanément transformés en champions de sprint!
On procéda à l'interrogatoire du gunman. Pour quel motif a-t-il bien pu abattre Ivan Christoff Todoroff, professeur de lycée et citoyen paisible, qui ne s'était jamais occupé de politique?
L'homme resta bouche bée. Il s'était trompé de victime.....
Peut-être devant le tribunal accusera-t-il le photographe pour avoir fait de Velko Doumeff un portrait si peu ressemblant!
Les notables de Sofia protestèrent. Le gouvernement est-il donc impuissant à protéger les citoyens contre la fureur aveugle des Macédoniens? M. Mouchanov prononça quelques mots pour apaiser la tempête dans la capitale; la série rouge continua en province.
Au mois de juin la chaîne du Pirin est dans tout son éclat. Les prés sont fleuris, les hirondelles chantent entre le ciel bleu et les ruisseaux rapides qui descendent des cîmes encore couronnées de neige. Le touriste qui suit pour la première fois la belle route de Gorna Djoumaia à Nevrokop
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se sent envahi par la joie de vivre et s'étonne de ne rencontrer partout que figures mornes et regards méfiants. Le mois de juin en montagne, c'est quelque chose comme le paradis terrestre. Les poètes l'ont dit et le touriste le répète. Or, voici ce que les habitants de Razlog viennent de télégraphier au ministre de l'Intérieur à Sofia: ‘Délivrez-nous. Ici c'est pire que dans l'enfer du Dante.’
Le paysan bulgare ne souffre pas de lyrisme superflu. Pour qu'il en arrive à exprimer ses souffrances en termes aussi littéraires, il faut que ce soit grave. Les instituteurs macédoniens se montrèrent plus modestes en écrivant ces mots: ‘Arrêtez les bourreaux. Assez de meurtres!’
Nous voici à Bansko. Le pont qui donne accès au village est gardé par deux sentinelles. D'ici à Nevrokop le pays est plein de soldats. A la lueur de leur baïonnettes, le voyageur peut enfin comprendre les événements obscurs que l'on cache le plus possible aux autres Bulgares.
J'ai raconté la comédie électorale de Nevrokop. La tragédie devait se dérouler pendant les mois de juin et de juillet. A cette époque les grands libérateurs vont prendre l'air au Pirin. Pendant tout l'hiver ils ont défendu la liberté de leurs pauvres frères dans les locaux si enfumés, que le Dr Stanichev a dû leur prescrire, au printemps, un séjour en haute montagne. Les voilà donc au vert. Ils s'ennuient. Ils sont allés d'abord de maison en maison, uniquement pour découvrir quel paysan fabriquait le meilleur ‘kisselo mleko’ (lait caillé). Personne ne leur a refusé la moindre chose. La preuve en est qu'avant de partir ils
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ont mis huit balles dans leur parabellum et qu'à leur retour les huit balles sont encore là. Quand le ‘pounktovni natchalnik’ (le chef de place), vient leur apporter leur salaire, ils esquissent un vague geste de refus: ‘Ce n'est plus un salaire, c'est une allocation de chômage!..... Nous n'avons rien fait.....’
Voici, heureusement, qu'approchent les élections à Nevrokop. Ce sera une petite distraction.....
Le Gouvernement fasciste de Mouchanov, donnant raison aux bourreaux du peuple a, en effet, annulé les élections de février. Au mois de juin on retourne aux urnes. Les habitants de Nevrokop se sentent condamnés à mort et, avec l'indifférence de gens qui ont dit adieu à la vie, votent une deuxième fois contre les comitadjis. La terreur recommence. Un des nouveaux conseillers, Todor Tsrnagorki, est enlevé à Bansko pour une destination inconnue, expression consacrée qui signifie en bon makedonski, qu'un bûcheron le trouvera un jour pendu dans un bois, à demi dévoré par les aigles du Pirin. Les vrais aigles bien entendu!
Un dimanche après-midi les comitadjis attaquent quatre des nouveaux conseillers à coups de bombe et de parabellums. Deux morts, deux blessés grièvement.
Les habitants protestent auprès du Gouvernement. En guise de réponse ces messieurs de Sofia leur dépêchent un nouveau commissaire de police, du nom de Ganeff. Arrivé au village, celui-ci déclare qu'il a l'ordre de dissoudre le nouveau conseil municipal qui, vu les nombreuses victimes des derniers jours, semble incapable de
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maintenir l'ordre dans le district et de sauvegarder la vie des habitants.....!!
Les villageois envoient un mémorandum au gouvernement, réclamant une enquête impartiale, le retrait des troupes et la permission de règler eux-mêmes leurs affaires avec les comitadjis. C'est à coup de crosse que la réponse leur est donnée. Les vieux du village implorent ‘Seigneur! rendez-nous le temps des Turcs’. Les jeunes prennent le ‘maquis’. Trois cents habitants de Nevrokop s'enfuient dans la montagne, mourant de faim.....
Cette fois le monsieur ‘qui forge des chaînes pour le peuple, dans l'obscurité des nids de serpents’, n'est pas le seul à protester. Toute la Bulgarie proteste avec lui: le parti paysan ‘Alexandre Stamboulisky’, les réfugiés de Thrace, les groupements d'étudiants et de médecins, les écrivains bulgares, l'alliance juridique, le parti des ouvriers, jusqu'aux unions macédoniennes dirigées par le Comité National!
Sur le bureau du président Mouchanov s'amoncelle une nouvelle avalanche de télégrammes. La taxe qu'ils représentent n'aura pas été perdue du moins pour tout le monde car les recettes de la poste alimentent la caisse d'un gouvernement de bandits dont le roi Boris serait le véritable chef. Iordan Skatroff, ministre plénipotentiaire de Vantché Mihailoff, a déclaré ouvertement: ‘Le roi Boris nous protège.’
Il n'a pas été démenti.
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