Quatre mois chez les comitadjis. Meurtriers patentés

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L'heure de l'apéritif à Sofia

Mon ami le clairvoyant ne prédit pas seulement 1'avenir aux dames qui viennent lui demander si leur nouvel ami leur sera fidèle; il voit aussi des ombres étranges sur la carte d'Europe, là où un être ordinairement n'aperçoit que les lignes noires ou bleues des chemins de fer et des rivières.

Lorsque je lui rendis visite dans sa chambre d'hôtel, à Sofia, la vieille carte d'Europe était, comme toujours, épinglée au mur. Il était sept heures du soir. Nous fîmes monter une petite bouteille de slivovitza. Comme le regard de mon ami s'égarait sur la carte, je lui demandai soudain:

- Que vois-tu donc?

- Plusieurs choses, me répondit-il tristement. Au-dessus de l'Irlande, une charrue renversée; au-dessus de l'Allemagne, une croix gammée qui roule vers le Rhin à la vitesse du vent et...

- Au-dessus de la Bulgarie? interrompis-je.

- Une ombre, répliqua-t-il avec un calme étrange, l'ombre d'un revolver grand modèle, un parabellum, je crois.....

Mon ami le clairvoyant est un homme mystérieux et qui, du fait de son métier, entretient des relations occultes avec toutes les organisations secrètes. Celles-ci, autrefois, pullulaient en

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Europe; aujourd'hui il n'en reste guère qu'une seule qui vaille d'être mentionnée: la V.M.R.O. Mais, depuis que la Yougoslavie a hérissé sa frontière de fils barbelés, l'activité de la V.M.R.O. se borne presque exclusivement à la Bulgarie.

Toutefois, comme je possède des amis des deux côtés de la frontière, je demandai, un peu inquiet, à mon hôte:

- Où tomberont les victimes?

- En Bulgarie, dit-il, mais pas avant le premier juin.

- Comment le sais-tu? m'étonnai-je.

En souriant, mon ami tira de sa poche le dernier numéro de Svoboda ili Smert, l'organe de la V.M.R.O. ou plutôt de sa fraction la plus redoutable: les Mihailovistes.

- Voilà! s'écria-t-il, et, cette fois, il ne s'agit plus d'une prédiction..... Les premier et deux mai tandis qu'à l'occasion des fêtes de Pâques, toute la Bulgarie dansait le ‘Goro’, les terroristes tenaient leur congrès secret à Kustendil. Tout d'abord, en vue d'assainir la Bulgarie, une trêve d'un mois est accordée aux Protoguerovistes: à 1'expiration de ce délai, ceux qui ne se seront pas soumis figureront sur la liste noire.....

Tout en parlant, mon ami se dirigea vers la porte. A Sofia, plus qu'ailleurs, les murs ont des oreilles, d'autant qu'en période de chômage les espions ne sont pas cher. Vous prenez votre apéritif à la terrasse d'un café, et, tout en bavardant tranquillement avec quelques amis, vous vous apercevez soudain qu'à côté de vous un monsieur suit votre conversation avec la plus extrême attention. Tandis que mon ami inspectait

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de l'autre côté de la serrure, je me penchai par la fenêtre et demeurai étonné de l'animation qui règnait dans la rue.

- Que font donc tous ces gens? dis-je à mon ami.

- Ce sont les membres du parti démocratique, répondit-il; ils tiennent actuellement leur Congrès annuel. Je crois que parmi eux figurent un ou deux Protoguerovistes, mais, comme je te l'ai dit, jusqu'au premier juin.....

Pan! Pan! tactactac......

Des coups de feu jaillirent dans le crépuscule. La rue s'emplit de fuyards. Devant le café ‘Commercial’, les clients pris de panique, sautèrent par-dessus les tables. Et de nouveau le claquement sec des parabellums.

Nous descendîmes. Bondissant comme un chamois traqué, j'eus tôt fait de gagner deux étages sur mon ami le clairvoyant. Au premier étage, je tirai mon revolver de ma poche. Il était d'un pauvre calibre, 6 mm. 35 seulement. Mais une balle est une balle. Les dernières marches et le hall de l'hôtel étaient noirs de gens qui s'étaient réfugiés là aux premières détonations. Le portier qui avait verrouillé l'entrée s'accrochait désespérément à mon veston. Tandis que mon ami me dégageait, j'ouvris la porte. En deux enjambées nous fûmes devant le café. Sur le trottoir, un comitadji, parabellum au poing, protégeait sa retraite en tirant en l'air; il s'en allait au ralenti comme ceux qui ne redoutent pas la police. Parmi les tables renversées, quatre agents en civil, revolver en main, repoussaient les curieux. Je montrai ma carte de presse et nous pûmes entrer.

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S'il est déjà pénible de voir mourir un homme dans son lit, que dire lorsque eet homme est étendu à terre comme un chien crevé, parmi les bouts de cigarettes et les souliers poussiéreux des témoins. Personne ne songeait à lui soulever la tête car la crainte de représailles est vive à Sofia et secourir un Protogueroviste est aussi dangereux que toucher un fil à haute tension. L'homme d'ailleurs devait vite expirer. Quand je me penchai vers lui, il me fixa à peine une seconde avec des yeux angoissés. L'instant d'après ce regard s'assombrit. Une tache de sang s'élargissait sur sa chemise, à l'endroit du coeur. Lorsqu'enfin survinrent les agents, ce n'était plus qu'un cadavre, que l'on hissa dans l'ambulance.

Le matin suivant, je me précipitai sur les journaux. La victime, Géorgi Traïkoff, père de deux enfants avait été un brave Protogueroviste.

Le soir de l'assassinat, il jouait paisiblement aux cartes avec un commissaire de police de province et un agent, membres comme lui du Congrès démocratique. Quatre comitadjis firent irruption dans le café, et, en guise d'apéritif, envoyèrent au malheureux trente balles dans la peau. L'agent, jeune et inexpérimenté, risposta en blessant un des quatre assaillants.

Un journaliste est curieux de profession. Je sautai dans un taxi avec mon ami et nous nous rendîmes à la Préfecture de police.

Le préfet nous accueillit en personne avec beaucoup d'amabilité.

- Permettez-moi une question, fis-je. Combien de meurtriers a-t-on arrêtés?

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- Deux, répondit-il, visiblement plein de satisfaction.

Ah! Ah! dit mon ami le clairvoyant, les deux blessés sans doute? Vos agents sont très actifs! Mais les cinq autres?

- Leurs noms sont connus! répliqua le préfet, ravi de nos éloges.

- Et sait-on où ils se cachent?

Il secoua tristement la tête:

- Hélas non!

- Monsieur le préfet, dis-je, permettezmoi de vous donner un bon conseil. Envoyez vos agents dans la rue Vésletz. Expliquez-leur bien le chemin car ils n'y ont probablement jamais mis les pieds et ils pourraient s'égarer dans les petits cafés à deux ou trois issues. Là, vous pourrez, en moins d'un quart d'heure, arrêter cent Mihailovistes. Et si vous promettez à vos braves une ‘slivovitza.’, ils vous en ramèneront deux cent. Les cinq que vous cherchez seront sûrement du nombre. Pensez-y! Quelle occasion de vous distinguer!

Le préfet nous foudroya du regard:

- Ici, Messieurs, ce n'est pas la terreur yougoslave! Nous sommes un pays démooratique et je ne peux pas arrêter tout le monde pour une vétille.

Nous battîmes promptement en retraite.

- A l'hôpital Alexandre! criai-je au chauffeur.

Une pièce de cinquante levas nous ouvrit la porte de la salie où gisait un des Mihailovistes blessés. Nous n'y jetâmes qu'un regard: il était édifiant.

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A l'entrée de la salle: deux agents, visiblement gênés, la rue Vésletz ayant également envoyé ses représentants. Deux comitadjis étaient assis de chaque côté du lit de leur camarade pour parer à toute tentative d'enlèvement de la part de leurs adversaires protoguerovistes.

Par-dessus la tête du blessé, gardiens légaux et illégaux se lançaient des regards sans aménité.....

Minuit. Les Protoguerovistes collent sur les murs de Sofia leurs appels à la vengeance.

Au matin, des groupes silencieux stationnent devant les affiches. ‘Condoléance des camarades..... Honte et malédiction sur les meurtriers!’ lit un vieux paysan, lentement. Sa femme lui met la main sur la bouche car, près de chaque affiche, se tient un espion du vrai meurtrier: Ivan Mihailoff.