Quatre mois chez les comitadjis. Meurtriers patentés

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Visite à un condammé à mort

Ce même jour, je rendis visite à un condamné à mort.

Il ne se trouvait pas en prison, arpentant jour et nuit son cachot comme font ceux que la guillotine attend: il marchait tranquillement dans les rues de Sofia. Car sa prison est la Bulgarie, et ses gardiens les comitadjis de Vantché Mihailoff.

Ce condamné à mort était Dimo Kasassoff, rédacteur en chef du journal Izgreff, ancien ministre socialiste.

L'Izgreff grâce à l'énergique direction de son rédacteur en chef, est le seul journal indépendant de Sofia. Chaque semaine il publie une statistique d'où il ressort que le Parlement bulgare a fort peu travaillé pendant la semaine précédente, ce que n'ose faire aucun autre périodique. Mais ce n'est là que plaisanterie. Un jour, Dimo Kasassoff écrivit un article qui en France, en Angleterre, voire même aux Etats-Unis, eût semblé tout à fait ordinaire, alors qu'en Bulgarie, il équivalait à un suicide: l'enlèvement de Nevrokop y était qualifié d'acte de pur banditisme. L'article se terminait par ces mots: ‘Qui règne sur la Bulgarie? Est-ce le cabinet de Mouchanov ou les bandits de Vantché Mihailoff?’

Ce soir-là, il y eut un moment d'émotion dans

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les cafés! ‘C'est inouï, c'est fou, se répétait-on, ils vont le tuer et il l'aura bien voulu!’ Des centaines de lecteurs décidèrent dès lors de ne plus dépenser un leva pour ce journal révolutionnaire qui osait attaquer le Comité Révolutionnaire..... Se promener dans Sofia avec l'Izgreff en poche, c'était tout simplement vouloir être inscrit d'office sur la liste noire!

J'étais curieux de rencontrer ce personnage qui, armé de son seul stylo, entrait en lutte avec les parabellums: un Don Quichotte, sans nul doute!

Je m'étais trompé. Je n'étais pas descendu assez loin dans l'histoire. Ce n'était pas Don Quichotte, mais Judas Iscariote, du moins s'il faut en croire Vantché Mihailoff dans son numéro de mai de Svoboda ili Smert. Voici quelques extraits de l'article, intitulé: ‘Serbophilie: Trahison.’

‘.....Dimo Kasassoff est allé à Belgrade. Les Serbes l'ont bien reçu, l'ont acheté et, dès son retour à Sofia, il a essayé d'ouvrir la campagne pour le rapprochement serbo-bulgare...... Dimo Kasassoff s'est distingué principalement lors de l'affaire d'espionnage qui se termina par le suicide, dans sa prison, du colonel Marinopolski. Dimo Kasassoff soutint qu'il ne s'agissait pas d'espionnage. Or, l'espion Alexieff reconnut devant la Justice que les Serbes l'avaient acheté. Les documents saisis et les réponses des accusés à l'instruction ont prouvé clairement que l'espionnage serbe étendait fort loin ses ramifications et qu'il avait de profondes racines dans le sol bulgare. La Cour a condamné l'espion.

Tout cela n'était point pour embarrasser

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Kasassoff. Il proclame encore aujourd'hui qu'il n'y avait point d'espionnage.

La bonne petite vipère bulgare est bien gardée au sein de la Légation Serbe à Sofia.

....Judas Iscariote est un personnage historique. C'est le type du traître: Des traîtres, on a eu toujours et partout. Mais Judas Iscariote s'est pendu après avoir accompli son oeuvre abominable. Les traîtres à la cause bulgare ont dépassé Judas Iscariote. Jour et nuit, dans les nids de serpents, ils conspirent et forgent des chaînes pour le peuple et des clous pour la crucifixion de la patrie.

.....On a également voulu saper le mur qui garde la frontière. Des mesures sévères ont été prises à Sofia contre ceux qui s'entre-tuent pour 1'or serbe, ainsi que nous l'avons vu à Nevrokop. On connaît le but des Serbes: ils payent des millions pour introduire en Bulgarie des traîtres et des conspirateurs.

Maintenant, on invente l'affaire de Nevrokop. L'opinion publique en Bulgarie et tous les Bulgares ont approuvé la décision des organisations macédoniennes: dans les régions frontières, peuplées de Bulgares macédoniens, il faut sauvegarder la paix en supprimant les luttes politiques.

Qui ne l'a pas compris? Qui s'est rangé du côté des fous?

Le groupe de Kasassoff.....’

Du coup je commençai à admirer Vantché Mihailoff. Quel style! Quelles jolies images! Les conspirateurs qui, dans l'obscurité des nids de serpents, forgent des chaînes et des clous pour martyriser la patrie!..... On croit, en lisant, les

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avoir devant soi. Le psycho-analyste des temps modernes prétend que les images employées par un auteur sont particulièrement heureuses lorsqu'elles émanent de sa propre, expérience. Ce pourquoi l'image appliquée à Kasassoff m'avait tellement frappée: Vantché Mihailoff, bourreau en chef de la Macédoine bulgare, décrivait par le détail son propre métier!

Et avec quelle facilité d'invention! Qui ne se rappelle les disputes d'écoliers à l'école primaire? Quand l'un crie à son adversaire: ‘Tu es fou!’ 1'autre lui répond encore plus fort: ‘Ge n'est pas vrai! C'est toi qui es fou!’ Un procédé analogue vous fait éclater de rire à chaque page du Svoboda ili Smert, à chaque colonne du Makedonia. Le plus simplement du monde, leurs adversaires sont accablés de tous les péchés commis par eux-mêmes. La V.M.R.O. reçoit des subsides d'une puissance étrangère; par conséquent, tous ses opposants sont grassement payés par la Serbie (Les comitadjis ignorent l'existence de la Yougoslavie). De même que les Protoguerovistes, les journalistes comme Dimo Kasassoff, les mécontents en Macédoine bulgare (c'est-à-dire toute la population), ne vivent que de l'or serbe! Pourquoi les comitadjis ont-ils enlevé les conseillers municipaux de Nevrokop? Parce que ces derniers se battaient pour l'or serbe!..... Vraiment, quel coffre-fort doivent-ils posséder à Belgrade! C'est à se demander comment ils peuvent parvenir à répartir de telles sommes! La difficulté doit être grande puisque les Protoguerovistes assassinés sont toujours ramassés sur le pavé sans le moindre sou en poche. Dès lors, on com-

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prend pourquoi Vantché taxe si fort la population de son fief: il ne fait que récupérer l'argent serbe distribué aux traîtres!

Son explication de l'affaire de Nevrokop a vraiment quelque chose de génial. Pour mentir avec autant d'astuce il faut depuis de longues années en avoir l'habitude. On verra par la suite, que tous les Bulgares ont protesté contre la terreur à Nevrokop. Seulement dans Svoboda ili Smert, le contresens est imprimé à dessein: ‘protester’ devient ‘approuver’. De ce fait le peuple bulgare paraît entièrement d'accord avec Vantché. ‘Dans les régions frontières, y est-il écrit, pas de politique!’ Sauf la sienne, évidemment!

Ce numéro du Svoboda ili Smert est un vrai manuel du mensonge. Il est tout à fait dommage que l'abonnement n'en soit pas libre: des centaines de journalistes qui, à l'heure actuelle, mentent des plus maladroitement, y puiseraient d'utiles leçons.

Sur un point cependant, Ivan Mihailoff a pleinement raison. Dans la Bible, Judas Iscariote, poursuivi par le remords, se suicide. Vantché, lui, était loin d'être sûr que Kasassoff, après avoir jeté son dernier dinar serbe, conservé jusque-là comme porte-bonheur, suivrait cet exemple. Aussi, après un dernier avertissement, préféra-t-il le condamner à mort: ‘Sais-tu, Judas, que l'Isker, notre plus belle rivière, est profonde?’

M. Kasassoff-Iscariote haussa les épaules et continua d'écrire de méchants articles.

L'article 28 de la loi comitadjienne: ‘Les traîtres et les adversaires de l'Organisation seront

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condamnés à mort’, ne l'inquiéta pas du tout.

Quand je le vis, je fus grandement déçu. Il n'avait rien d'un Judas Iscariote, non plus que d'un Don Quichotte. Au contraire: il ressemblait étrangement aux saints qu'on voit sur les tableaux d'El Greco: une longue barbe ondulée, un front très haut, des yeux magnifiques. Il m'assura d'une voix ferme qu'il combattait les bandits de Mihailoff non seulement parce que l'idée macédonienne était chère à son coeur, mais aussi parce qu'il aimait sa patrie. ‘Partout en Europe me dit-il, on pense et on écrit des choses désobligeantes sur la Bulgarie. La faute en est à Mihailoff.’

Comme nous parlions des résolutions du grand congrés du V.M.R.O.:

- C'est pur bluff! m'assura-t-il. Ils ne peuvent faire qu'une chose: Assassiner les Protoguerovistes.

- Mais je pensais qu'ils avaient déclaré une trêve d'un mois?

- Ne vous y fiez pas, ce sont des traîtres!.....

Je devais quitter Sofia bientôt et j'étais curieux de savoir s'il me serait donné d'assister auparavant à une petite tuerie dans les rues. A cette fin, en sortant de chez le rédacteur d'Izgreff, je me rendis directement chez un de mes amis des plus clairvoyants.