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Petit manuel de guerre civile
Tous les leaders du parti paysan furent arrêtés les 9 et 10 juin 1923 ainsi que les ministres agrariens et quelques douzaines de députés. Un nouveau gouvernement fut formé sous la direction du professeur Tsankoff. Stamboulisky, défendu par la garde paysanne mal armée, se rendit cinq jours plus tard. Il fut trainé de village en village et transporté finalement à sa maison de Slavovitza. Là, pendant vingt-quatre heures, on le tortura à coups de couteau. Le chef des bourreaux, un certain capitaine Harlakoff, l'obligea ensuite à creuser lui-même sa propre tombe. On lui coupa le nez, les oreilles et la main droite avec laquelle il avait signé le traité de Nich; finalement il fut abattu à coups de revolver. Pour son frère on eut encore moins d'égards; il fut attaché sous un camion qui démarra à fond de train; après quelques kilomètres il ne restait plus que les mains.
Le coup d'état, bien préparé, fut exécuté avec une rapidité foudroyante. Seule, la Ligue militaire était dans le secret. Todor Alexandroff luimême ne se doutait de rien. Accourus en toute hâte, les comitadjis, furent trop heureux de tenir le rôle de bourreaux qui leur avait été réservé;
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ils l'accomplirent avec une telle conscience que, bientôt, l'ordre régna de nouveau dans tout le pays.
C'est du moins ce que prétendit la presse gouvernementale. Le parti paysan était devenu muet. Ses journaux avaient été interdits, et les conseils municipaux dissous. Les masses paysannes, terrorisées, privées de leur chef, ne résistaient plus à la dictature fasciste. Cette apparente résignation ne devait pas suffire au gouvernement de Tsankoff qui élabora un plan diabolique en vue d'exterminer définitivement le mouvement paysan.
Tout d'abord liberté complète fut donnée à la presse communiste et aux communistes eux-mêmes, simple manoeuvre destinée à pousser les masses paysannes vers la gauche. Elle ne réussit pas. Fidèle aux principes de Stamboulisky, le parti paysan répudia toutes les offres de l'extrême-gauche.
C'est alors que Tsankoff décida de provoquer un soulèvement. Le nouveau gouvernement se sentait assez fort pour le réprimer: en dehors de l'armée, il avait l'appui des comitadjis et des débris de l'armée du général russe Wrangel, réfugiés en territoire bulgare.
Sous le couvert d'un complot communiste, il fut procédé à des arrestations en masse. La population s'insurgea et, chassant les comités gouvernementaux qui avaient remplacé les conseils municipaux, instaura un gouvernement local populaire qualifié immédiatement de communiste!
Tsankoff et ses amis triomphaient. L'armée blanche avait enfin un prétexte pour un massa- | |
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cre général des communistes et agrariens. L'état de siège fut proclamé; les troupes reçurent l'ordre de tirer sur la population sans avis préalable.
Ce fut une belle boucherie.
En lisant les détails de cette guerre civile on est tenté de croire que tout le gouvernement de Tsankoff s'était vendu au diable, corps et âme. Les instructions données étaient aveuglément suivies.
‘D'abord, proclamait-il cyniquement, vous aurez à vous débarrasser de quelques douzaines de ministres et députés paysans. Arrachezles des prisons et faites-les tuer dans la rue par des “inconnus”; les comitadjis, gens discrets, me semblent tout à fait indiqués pour ce genre de travail. Rappelez-vous aussi qu'une “tentative de fuite” est, en temps de révolution, un bon prétexte pour tuer des prisonniers sans défense. De cette façon vous ferez disparaître tous les intellectuels suspects: avocats, docteurs, ingénieurs, rédacteurs de journaux, anciens maires et instituteurs. Ce travail accompli, partez respirer l'air pur des campagnes. Là aussi vous attend un travail utile.
Allez d'abord à Saran-Bei. Les insurgés y ont battu vos soldats et ont rompu les communications entre la vieille Europe et Constantinople. Quelle belle occasion pour vous de vous poser en champions de l'ordre! Les soldats russes de Wrangel sont déjà en route pour Saran-Bei. Ils ont appris en Russie du Sud comment on étouffe un soulèvement. Bientôt les paysans jetteront leurs vieux fusils et prendront la fuite, abandon- | |
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nant leurs morts sur le champ de bataille. Ce combat vous donnera l'occasion de tuer sans trop d'ennuis tous les insurgés des districts voisins. Nous sommes un petit pays; il y a encore une commission de contrôle des alliés et il importe surtout de sauvegarder les apparences. Vous ferez transporter les morts à Saran-Bei et nul ne pourra prouver qu'ils ne sont pas tombés au cours de la lutte! Il convient aussi de ne pas faire trop de bruit. Pas de fusillades près des villes. Mieux vaut tuer à la baïonnette. Avant tout, procédez avec méthode. Faites préparer chaque jour des fosses pour cent prisonniers et par avance vous saurez ainsi combien de jours la “fête” à Saran-Bei durera. Si les soldats étaient un peu fatigués par ce genre d'exercice, vous avez toujours les comitadjis en réserve. Pour eux c'est un vrai plaisir d'enfoncer des baïonnettes dans des corps ligotés. Une expérience intéressante à faire, c'est d'attacher quelques agrariens à des camions transportant des vivres; s'ils arrivent en bouillie (je parle des agrariens, naturellement), c'est tout simplement qu'ils ne sont pas assez résistants pour ce genre de promenade. Tuez aussi les médecins qui soignent les insurgés: ce sont des traîtres! Brûlez les maisons des rebelles et mettez-les à sac; donnez aussi la permission
à vos officiers de suivre le digne exemple de ce juge d'instruction de Sofia qui changea son vieux complet contre les vêtements neufs de Stamboulisky. Ravagez aussi leurs récoltes: il y a assez de blé en Bulgarie! Bombardez les villages et servez-vous des paysans pour vos expériences de balistique: par exemple, mettez-les en
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file indienne devant le peloton d'exécution afin de vous rendre compte combien de corps peut traverser une balle. Bientôt vous manquerez de cibles; promettez alors la grâce aux milliers de paysans réfugiés en montagne s'ils veulent se soumettre; ils auront faim et vous verrez comment ils courront vers leurs villages. Tuez-les sur le champ pour les empêcher de commettre une deuxième fois le crime de se soulever contre les autorités!
Abattez-les en dehors des villages et défendez à leurs familles d'aller chercher les cadavres. Il faut qu'ils demeurent comme un avertissement. Si leurs femmes et leurs enfants pleurent trop, tuez-les à coups de baïonnette; ce serait par trop cruel de laisser ces êtres devenir fous de chagrin. Ménagez aussi de temps en temps quelques exécutions publiques. Prenez un député paysan, convoquez toute la population sur la grande place du village, coupez-lui le nez, les oreilles, les mains, les pieds et tout ce qui peut vous faire encore envie. Les spectateurs deviendront vos serviteurs les plus dévoués. Dans les villages près du Danube votre tâche sera légère; vous n'avez qu'à entasser vos prisonniers sur des barques; privez-les de nourriture quelques jours avant leur mort pour que leurs cadavres ne corrompent pas trop le beau Danube bleu.
Le gros du travail accompli, vous instaurerez des cours martiales qui feront le tour des villages. Vous pourrez faciliter considérablement la mission des juges en assommant auparavant les prisonniers, de sorte qu'ils seront incapables de comparaître devant le tribunal.
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Un peu de gaîté sera aussi nécessaire pour soutenir le moral de la troupe. Tuez quelques paysans sur la grande place des villages et obligez les femmes à danser la “choro” autour des cadavres. Allumez encore quelques maisons en guise de feu d'artifice et tout le monde sera content. Tuez les femmes qui refuseront de danser: Il faut enfin que ce peuple, habitué à l'anarchie de Stamboulisky, apprenne à obéir!’
L'armée, les Wrangeliens et les comitadjis exécutèrent ces ordres à la lettre. Ainsi périrent pendant l'année qui suivit le coup d'état, 18.000 Bulgares.
Le gouvernement de Tsankoff, dans lequel les portefeuilles les plus importants (Guerre, Intérieur, Affaires Etrangères) étaient détenus par des militaires, joua son double rôle avec habileté. Vis à vis de l'Italie il se montra fasciste, élève dépassant son maître. Envers la France et l'Angleterre il se posa en sauveur de la vraie démocratie contre le danger communiste de ce coin de l'Europe. Toute la presse européenne répéta le mensonge de Sofia affirmant que Stamboulisky avait signé un traité secret avec Moscou Pour égarer enfin les socialistes de la vieille Europe un portefeuille fut confié à un socialiste.
Ainsi fut retardée l'heure où l'Europe allait découvrir qu'une bande militaire, revancharde et spéculatrice était en train de massacrer un peuple paisible et de réduire à néant tout le progrès accompli sous Stamboulisky. Ce gouvernement de professeurs utilisa les écoles comme prisons. Pour complaire aux agioteurs, les coopératives
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furent désorganisées et les paysans furent de nouveau contraints de vendre leurs produits à vil prix. Menacés de mort, ils travaillaient mal leurs terres. Pendant la deuxième année de guerre civile, la disette régna faute de blé, en Bulgarie, pays qui en avait toujours exporté de grandes quantités. Le gouvernement avança de grosses sommes aux cartels et la V.M.R.O. fut magnifiquement rétribuée. Naturellement le change tomba.
Soudain, en Europe, se produisit un revirement à gauche. Curzon et Poincaré furent remplacés par Mac Donald et Herriot. L'Italie, le grand espoir du fascisme bulgare, abandonna à leur propre sort Tsankoff et ses collègues. Le meurtre du député socialiste Mateotti, perpétré par le parti fasciste avait trop secoué les esprits européens pour que Mussolini courut le risque de découvrir plus avant son jeu. L'Albanie, cette tête de pont de l'Italie sur la péninsule balkanique, demeurait toujours trop en effervescence: l'heure n'était pas encore venue pour le fascisme italien.
Les effets de ce changement de politique ne se firent pas attendre. La Bulgarie reçut un avertissement de l'Angleterre au sujet des incursions des comitadjis en Yougoslavie. Tsankoff prit peur et fit procéder à l'arrestation de comitadjis. Mais comme on opéra sur les indications de Todor Alexandroff, on emprisonna des individus de second plan. Quelque temps après Todor Alexandroff fut assassiné d'une manière mystérieuse.
On prétendit qu'il s'était vendu aux communistes avec qui, à Vienne, il venait d'engager des
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pourparlers. Son rival, le général Protogueroff, lui succéda.
Le pire des crimes du cabinet Tsankoff fut l'assassinat du nouveau leader du parti paysan, Petko Petkoff. Le meurtrier, arrêté par la foule, exhiba une carte d'agent secret et fut relâché..... De nouveau la Bulgarie venait de perdre un de ses plus grands hommes. Il savait depuis longtemps que la Ligue Militaire l'avait condamné à mort; le gouvernement l'accusait publiquement de haute trahison. Après avoir eu le cran de montrer en pleine Chambre des Députés, du haut de la tribune, la chemise ensanglantée du député paysan Stoyev, son sort avait été réglé. Il fut abattu exactement un an après Stamboulisky, et par ce meurtre, accompli au jour anniversaire du premier, le gouvernement proclama que le parti paysan demeurait hors de la loi.
Cette fois toute l'Europe protesta. M. Herriot envoya un télégramme de condoléance à la famille de Petkoff. Le régime de l'arbitraire poursuivit tranquillement ses méfaits.
Il continue encore aujourd'hui. C'est pourquoi il importait de rapporter ici ce sombre drame trop longtemps caché à l'Europe.
Les nouveaux gouvernements, présidés successivement par Liaptcheff, Malinoff et Mouchanoff prolongent la politique désastreuse de Tsankoff. Alors que la majorité du peuple bulgare souhaite un rapprochement avec les Yougoslaves, le gouvernement entretient et nourrit une politique fasciste. MM. Mouchanov et Vantché Mihailoff accomplissent l'un et l'autre le voyage de Rome,
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celui-là ouvertement, celui-ci en secret. En 1923, les comitadjis n'étaient que des bourreaux, aujourd'hui ils dirigent la politique extérieure de la Bulgarie; à l'intérieur, le fascisme s'appuie sur eux. Le gouvernement protège toujours les cartels contre les coopératives; le cas échéant et comme auparavant, il truque les élections. Les droits de l'homme n'existent pas.
Un moment, les paysans prirent espoir. Après les élections de 1931, trois ministres du parti paysan participèrent au pouvoir. Mais bientôt, ils désertèrent leur parti, s'opposant même à l'amnistie des chefs qui avaient échappé au massacre de 1923 et vivent toujours exilés. Heureusement, un nouveau parti paysan, ‘Alexandre Stamhoulisky’ s'est formé. Les traîtres restent sans appui. Un des membres du nouveau Comité central est Nicolas Petkoff, frère de Petko Petkoff, fils de Dimitri Petkoff, qui furent tous deux ministres et, tous deux, assassinés par leurs adversaires politiques.
Comprend-t-on maintenant pourquoi il y a tant de gardes du corps à Sofia? Et s'il y est un métier lucratif, c'est bien, certes, celui d'armurier.....
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