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Stamboulisky et ses ennemis
Il nous faut maintenant aborder l'une des plus grandes tragédies qui se soient déroulées en Europe, après la guerre. On a fait grand bruit autour de la terreur blanche de Horthy en Hongrie, alors que, généralement, l'orgie de crimes et de meurtres qui eut lieu en Bulgarie pendant les années 1923 à 1925 est passée presque inaperçue. Les criminels de 1923 possèdent toujours la plus grande influence en Bulgarie et le pays vit toujours sous le régime de l'arbitraire; sous ce régime tout est possible. L'histoire pourrait donc se répéter, ce pourquoi je voudrais retracer ici comment un gouvernement bulgare, représentant une infime minorité, a pu assassiner vingt mille de ses meilleurs sujets.
Il me faut, tout d'abord, présenter les acteurs de ce drame effroyable. Ce sont les paysans bulgares, représentant plus de 80% de la population et formant le parti agraire avec Alexandre Stamboulisky pour chef; la bourgeoisie bulgare: professeurs, commerçants, spéculateurs, journalistes, fonctionnaires, organisés en plusieurs partis qui se combattaient avec acharnement; les comitadjis; la Ligue secrète des Officiers ‘Kubrat’; enfin, le roi Boris.
Le paysan bulgare est sobre, réfléchi, plutôt taciturne, peu exubérant, affectueux et hospita- | |
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lier. Il est assez intelligent et très bon travailleur. Moins gai, moins blagueur que le Serbe, il est aussi moins fin; le sang mongol lui a donné quelque chose de cruel, qui se manifeste rarement dans la vie courante mais davantage dans cette communauté forcée qu'est l'armée.
Il présente encore deux traits particuliers qui devaient lui devenir fatals en 1923: il s'intéresse énormément à la politique et il n'aime pas les citadins qu'il considère plus ou moins comme fainéants et voleurs, vivant du fruit de son travail.
Stamboulisky était un vrai paysan, fort et têtu comme un buffle. Trapu, large d'épaules, le front souligné d'une masse de cheveux noirs, il possédait toutes les qualités du vrai batailleur; agressif, sûr de soi-même, hardi, il avait la force de prendre spontanément des résolutions et se souciait peu de l'avis des autres. Sa grande intelligence, son idéalisme plus grand encore, en faisaient un vrai chef.
Patriote, pacifiste surtout, ce fut sa perte. Car. en Bulgarie prédominait toujours le clan militaire, revanchard et germanophile qui regrettait le bon vieux temps de Ferdinand et dont les meilleurs amis étaient les comitadjis. Ceux-ci voyaient avec fureur Stamboulisky rechercher le rapprochement avec la Yougoslavie. L'alliance réalisée aurait mis fin à leur activité largement payée. Le troisième groupe de ses adversaires se composait de spéculateurs urbains en matières premières: Stamboulisky était l'homme des coopératives paysannes.
De telles qualités qui eussent favorisé un bon
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dictateur dans n'importe quel pays furent en Bulgarie où il n'était que ministre constitutionnel, la cause de sa chute. Si elle survint après quatre ans d'activité durant lesquels il dota la Bulgarie pour la première fois d'un régime vraiment démocratique et populaire, c'est du fait de certains ‘défauts’ de son caractère. Il avait trop de confiance en soi, il était un peu fataliste et ne voulait pas croire aux machinations ourdies autour de lui.
Pourtant il aurait dû se méfier, les prisons bulgares ne lui étant pas étrangères.
C'est en 1915, au soir de la déclaration de guerre qui alliait les Bulgares aux Allemands et aux Turcs, contre la volonté du peuple, que Stamboulisky se présenta devant le roi Ferdinand et lui déclara que c'était aller au devant d'un désastre et qu'il en répondrait de sa tête. Ferdinand le fit condamner à la réclusion perpétuelle. Les autres dirigeants du parti paysan le rejoignirent bientôt. Pour tuer le temps, les condamnés parlaient de l'avenir et élaboraient entre eux un plan de campagne contre le roi félon.
Après la débâcle bulgare, des détachements de soldats se précipitèrent à Sofia afin de libérer le seul homme en qui la patrie avait encore confiance: Stamboulisky. Le roi prit peur et le pria de former le ministère. En route vers le sud avec la délégation qui devait signer l'armistice à Salonique, Stamboulisky fut entraîné par les troupes révoltées. Avec son ami Daskaloff il se mit à la tête des insurgés et marcha sur Sofia. Mais le roi avait un défenseur en la personne du général Protogueroff, voïvode des comitadjis. La bataille
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fit rage près de la ville. C'est ainsi que les comitadjis se battaient contre le peuple bulgare, pour sauver la vie à un prince étranger, traître au pays! En hâte les Allemands envoyèrent une division. L'arrivée de nouveaux insurgés décida du combat: Ferdinand le Félon abdiqua et prit la fuite.
A partir de ce moment, le sort de Stamboulisky et de Daskaloff était déjà réglé. Les Macédoniens ne pouvaient lui pardonner cette ‘trahison’.
Le parti paysan prit le pouvoir et se renforça d'année en année. Aux premières élections les députés paysans obtenaient 86 sièges contre 47 aux communistes; en 1923, ils acquirent 212 mandats sur un total de 243 et les communistes 16. Pourtant Stamboulisky n'avait jamais combattu les communistes en tant que parti politique; très sagement il les avaient attaqués sur leur propre terrain au moyen de réformes sociales qui, certainement, sauvèrent le pays du bolchevisme.
Le communisme dans les pays agraires des Balkans a peu de traits communs avec le communisme prolétarien des grandes villes. Après la guerre, quiconque en Yougoslavie comme en Bulgarie voulait exprimer son mécontentement, votait rouge, en l'absence d'un autre parti réformateur. Ainsi le programme social de Stamboulisky parvint à étouffer lentement le communisme bulgare. Grâce à la loi sur le travail obligatoire on réussit enfin à construire des routes convenables et à créer les chemins de fer indispensables: la réforme agraire, bien qu'incomplète, mit la terre à la disposition de tous; les banques
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agricoles délivrèrent les paysans des usuriers; avec les coopératives agricoles les paysans purent enfin profiter des bénéfices de leur travail que se partageaient auparavant quelques centaines de spéculateurs, réunis en cartels tout puissants.
Malgré le lourd tribut des réparations, Stamboulisky réussit également à équilibrer le budget en comprimant surtout les dépenses de l'armée. Il préférait une classe paysanne satisfaite et payant ses impôts à des cartels falsifiant leurs bilans; il partait de cette conception fort juste qu'il vaut mieux avoir une monnaie stable et résister aux exigences des officiers en retraite. Après l'effort acharné de lui-même et de ses collaborateurs, la semence germa et la balance commerciale commença à révéler un excédent.
En politique extérieure, il ne fut pas moins heureux: après quelques tentatives infructueuses, il finit par vaincre la méfiance yougoslave et conclut le premier traité de rapprochement, celui de Nich, destiné à mettre fin aux incursions des comitadjis en territoire yougoslave.
Conformément à ce programme de rapprochement, il repoussa les offres de l'Italie. Quand, en avril 1920, le ministre de l'Italie à Sofia, baron Aliotti, proposa à Stamboulisky une alliance italo-bulgare contre la Yougoslavie, il refusa énergiquement. Le traité de Nich enragea particulièrement les comitadjis dont l'activité, après une longue éclipse, venait de reprendre. Discrédités par leurs cruautés en territoire occupé, les comitadjis s'étaient en effet tenu cachés depuis la fin de la guerre. Mais le Traité de Neuilly qui, injustement, privait la Bulgarie de la Thrace et
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de la Dobroudja, raviva le sentiment national et la V.M.R.O. en prit prétexte pour se poser, une fois de plus, en champion de l'indépendance macédonienne. Todor Alexandroff poussa l'impudence jusqu'à demander à Stamboulisky une contribution de quelques millions de levas. Stamboulisky refusa et fit emprisonner un certain nombre de comitadjis. Ils répondirent par l'assassinat de son ministre de la Guerre, Dimitroff, et en occupant bruyamment, en 1922, la ville de Kustendil.
Stamboulisky se contenta d'emprisonner quelques comparses de second plan alors que, dans n'importe quel autre pays, les bandits eussent tous été passés par les armes. En pacifiste convaincu, il s'opposa formellement à la création d'une milice paysanne régulière, qui, bien équipée, aurait eu raison, bien vite, des comitadjis et de la clique militaire. S'il ne pouvait rien entreprendre contre les comitadjis, c'est que dans le même temps la Ligue secrète militaire conspirait contre lui. Il le savait mais il ne fit rien.
Ainsi, il précipita lui-même sa chute. Il était en son pouvoir d'écraser, au moyen d'un coup d'Etat, l'infime minorité des éléments revanchards et perturbateurs; par respect pour la Constitution, il dédaigna de conspirer. Voulant compter sur la seule majorité parlementaire, il négligea de démasquer le jeu des autres et ce furent eux qui réussirent le coup d'état contre lui.
L'histoire nous montre que dans chaque coup d'état réactionnaire le chef de l'Etat joue un rôle important. Quel fut celui de Boris III?
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Le roi Boris ne savait pas seulement conduire une locomotive; il s'entendait également aux choses de l'agriculture, aussi bien que les agrariens eux-mêmes. Et c'est sans doute pour parler de la moisson prochaine qu'il vint trouver Stamboulisky à sa ferme, la veille même du coup d'Etat. Les ouvriers qui travaillaient, ce jour-là, dans la vigne du Président ont rapporté que la conversation leur avait paru plutôt agitée, mais même un roi et son premier ministre ne peuvent pas toujours être d'accord sur les meilleurs moyens de combattre le phylloxéra! Il est vrai aussi qu'en partant de chez Stamboulisky le roi téléphona immédiatement à Sofia et que les communications étaient coupées lorsqu'à son tour Stamboulisky voulut téléphoner. Le hasard a de ces imprévus.....
C'est sans doute aussi pour témoigner une fois de plus de ses penchants bucoliques que le roi invita à déjeuner le préfet de police de Sofia le jour même du coup d'état et lui fit cadeau d'une corbeille de fruits de ses domaines. Des agrariens prétendent, il est vrai, que le roi le fit pour ne pas éveiller les soupçons de ce fonctionnaire influent qui, peut-être, avait eu vent de quelque chose mais ces racontars sont le fait de gens jaloux: les cerises royales sont réputées les meilleures de Bulgarie!
Aujourd'hui même, on trouve encore des paysans qui croient à la complicité de leur roi dans les massacres de 1923 et l'appellent ouvertement ‘Boris le Dernier’. Il ne faut pas en conclure qu'ils soient anti-monarchistes: ils sont seulement bien renseignés. Car on dit que si le roi
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avait un fils, il ne le prénommerait ni Boris, ni Ferdinand, mais simplement Ivan, en reconnaissance des grands services rendus par le principal pilier du trône, chef des gardes du corps privés du roi: Ivan Mihailoff!
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