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L'affaire de Nevrokop
C'est le soir. Les comitadjis sont réunis au café. Ils parlent du Vardar, la rivière sainte de leur Macédoine rêvée. Un jeune idéaliste à la chevelure abondante entonne une chanson:
Sur les hauteurs du Pirin
Et il joue sur son ‘gusla’
Une de ses tristes chansons.
A ses pieds les entants se lamentent:
‘Tous les héros sont morts!’
Qui nous défendra contre l'ennemi?
Où est Goze? Où est Dame?
Où sont les anciens voïvodes?
Où sont les anciens voïvodes? Goze Deltcheff et Dame Groueff tombaient héroïquement dans la lutte contre les Turcs, mais le dernier véritable voïvode, Todor Alexandroff, fut assassiné par un de ses propres partisans. Au-dessus du groupe des chanteurs est suspendu son portrait sévère que l'on retrouve dans chaque café macédonien. Sur l'autre mur, le calendrier macédonien portant, en bas, la carte de la future Macédoine et, en haut, un groupe héroïque, qui, du sommet d'un rocher, battu par la tempête, guette la liberté lointaine. Lorsqu'on ignore la vérité, le chant mélancolique a de quoi vous émouvoir et cette gravure symbolique pourrait convaincre de l'idéalisme des terroristes, même dans leur propre fief où ils se comportent comme des bêtes sauvages.
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L'homme qui parcourt la montagne comme un animal traqué, se cachant le jour, marchant la nuit et risquant sa vie pour faire sauter l'Orient-Express, doit certainement avoir le feu sacré!..... O naïveté! Aujourd'hui, un comitadji n'expose plus inutilement sa précieuse vie; la V.M.R.O. a ses mercenaires. L'an passé, elle libérait une douzaine de condamnés de droit commun enfermés à la prison de Nevrokop et leur promettait une place dans ses rangs pour le cas où ils reviendraient vivants (salaire 6.000 levas par mois, logé et nourri). Mais ils ne revinrent pas: les fusils Mauser de la garde paysanne portent plus loin que les parabellums.
Nevrokop, petite ville perdue dans la montagne a été rendue célèbre par de récents événements. Triste célébrité!.....
Un beau matin de mars, la garde comitadjienne disparut de Bansko. Depuis quelques jours déjà l'atmosphère du café ‘Jeune Macédoine’ paraissait assez agitée; le voïvode local tenait des conciliabules secrets avec ses hommes. Le soir où je vis mon ami de l'autobus disparaître soudain au beau milieu d'une partie de trictrac, j'eus la quasi-certitude que les comitadjis préparaient un mauvais coup. Bientôt il ne resta plus dans le village qu'un seul héros libérateur, l'un des plus dangereux individus que j'aie jamais connu. Les metteurs en scènes des films de gangsters devraient bien de préférence recruter leurs acteurs en Macédoine bulgare car le plus terrible ‘killer’ (meurtrier à gages) des films, comparé au ‘gunman’ Lazareff, de Bansko, se rapproche da- | |
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vantage d'un soldat de l'Armée du Salut! Donc, le triste personnage continua à inspecter les autobus et à trotter, ange gardien d'un nouveau genre, derrière la femme de son voïvode.
Le soir du 25 mars, à 7 heures, une étrange panne d'électricité plongeait Bansko dans l'obscurité. Tous phares éteints, une petite voiture traversa le village à rapide allure; comme par enchantement la lumière revenait peu de temps après. L'après-midi qui suivit, Bansko fut occupé par une compagnie de soldats qui refoulèrent sans ménagements les habitants dans leurs maisons. Sur le tard, le tambour de ville leur rappela que la Macédoine était en état de siège, chose qu'ils avaient depuis trop longtemps oubliée. Les cafés furent clos, les habitants reçurent l'ordre de s'enfermer chez eux après huit heures du soir, les soldats celui de tirer après la première sommation sur chaque promeneur nocturne. De nouveau la lumière fut coupée, et l'obscurité régna sur le village.
Je venais d'assister aux suites d'une tragi-comédie électorale..... Protégés par le commissaire de police de Nevrokop, adversaire de la V.M.R.O., les citoyens de cette ville venaient enfin de réussir à élire un conseil municipal indépendant. Trois des nouveaux conseillers, fort braves commerçants, s'étaient rendus en autocar à Sofia. A leur retour, à quelques kilomètres de Bansko, ils furent enlevés du car, jetés dans la voiture de la V.M.R.O. et transportés comme otages par les comitadjis dans une maison fortifiée.
Le lendemain commençait la comédie des perquisitions. Tout Nevrokop ayant, en effet, pro- | |
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testé contre cet enlèvement auprès du ministre de l'Intérieur à Sofia, des mesures rigoureuses avaient été aussitôt prescrites. Chaque maison devait être fouillée dans ses moindres recoins!
Le village fut cerné. Défense de sortir de chez soi. Dans l'après-midi un sergent fit irruption dans ma chambre. Trois soldats l'accompagnaient, baïonnette au canon. Je m'attendais à les voir au moins ouvrir mon armoire et retourner le lit, mais, à ma grande stupéfaction, il ne fut même pas question des conseillers disparus. On me demanda seulement si j'avais un revolver!
Il en fut ainsi dans chaque maison. Une demidouzaine de pistolets hors d'usage, reliques des temps de la domination turque, furent confisqués. On se garda bien, par contre, de violer la demeure des comitadjis, véritable arsenal et forteresse. A la tombée du jour, me promenant dans cette direction, je fus arrêté par six soldats qui, très rudement, m'invitèrent à faire demi-tour. Plusieurs nuits durant Bansko fut plongé dans une complète obscurité, ce qui permit aux comitadjis de transporter les otages à leur deuxième citadelle, Gorna Djoumaia.
C'est ainsi qu'est utilisé l'état de siège, originairement dirigé contre la V.M.R.O.: brimer la population et protéger les comitadjis contre toute tentative de soulèvement. A Nevrokop, toute la vallée était debout. Un millier d'hommes s'apprêtait à marcher sur Bansko et Gorna-Djoumaia. Rapidement le gouvernement envoya une compagnie de soldats; la vue des grenades et
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des baïonnettes découragea les plus braves.
A Bansko la vie normale reprit peu à peu. Les cafés rouvrirent pendant la journée. Les comitadjis restaient toujours invisibles. C'était maintenant au tour des jeunes officiers de jouer au trictrac. Le huitième jour de l'occupation tous, sauf un, repartirent en voiture. Deux minutes plus tard les comitadjis prenaient le café d'assaut. Ils riaient bruyamment et se frottaient les mains. Une fois de plus une poignée de bandits avait forcé le gouvernement de Sofia à capituler. Sans doute, les otages furent rendus à leur famille mais la V.M.R.O. triomphait: le commissaire de police de Nevrokop fut déplacé, les élections annulées. Aux prochaines une seule liste serait présentée: celle de la V.M.R.O.
Al Capone et Jack Diamond paraissent de bien pauvres hères comparés aux bandits de Vantché Mihailoff! Malgré tout, les gangsters de Chicago font l'objet de poursuites et s'ils sont acquittés, on s'empresse de crier à la corruption! Donc, que penser de l'état de choses en Bulgarie, où quelques centaines de malandrins saignent à leur aise une population paisible, l'exterminent sous la protection du gouvernement et, alors qu'ils mériteraient d'être emprisonnés, obligent les habitants à se cacher ou à fuir? Un certain Cyril Montcheff rossa sur la place publique, à Gorna Djoumaia, une femme, Mme Souleva, parce qu'elle s'était plainte aux autorités: on l'avait enlevée, malmenée et dépouillée de tout son argent. Après la bastonnade Montcheff lui cria: ‘Retenez-le bien, après le roi c'est moi qui règne ici!’ Après
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le roi!..... Cela peut s'interpréter comme on veut.....
Le vrai roi dans chaque village macédonien est le ‘pounktovi natchalnik’, le voïvode local. Si vous vous promenez dans la grande rue de Bansko et que le voïvode Georgi Nasteff ait envie de vous tuer, il n'a qu'à faire signe à son ‘gunman’; ce factotum tirera un de ses quatre revolvers et vous enverra huit balles dans la peau. Que votre veuve aille se plaindre au commissariat de police, on lui répondra: ‘Vous dites, monsieur Nasteff?..... Je n'en ai jamais entendu parler..... Vous devez certainement vous tromper de village?’
Heureusement Georgi Nasteff n'est pas aussi méchant!..... S'il a fait pendre, un jour, une vingtaine de jeunes hommes dans un bois du Pirin, c'est seulement parce qu'ils refusaient de se laisser embrigader dans la ‘Mladejka Organisatzia’.
Voilà où en est arrivée la V.M.R.O. Il y a trente ans, un comitadji était un demi-dieu et chaque paysan faisait tout son possible pour lui venir en aide; aujourd'hui les comitadjis sont de véritables poux qui vivent dans le lit des Macédoniens et sucent leur sang. Toute la population leur est opposée. Pendant l'occupation de Bansko je circulais un jour dans la rue malgré l'interdiction. Peu de jours auparavant, les comitadjis avaient collé sur tous les murs des affiches de propagande en faveur de la ‘Mladejka Organizatsia’. Au premier détour je vis une vieille ‘baba’ (grand-mère, à demi-idiote qui était en train de les arracher sous le nez d'un soldat.
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Celui-ci la laissa faire; d'abord les Slaves ont un grand respect pour les pauvres d'esprit, ensuite il savait peut-être que les comitadjis lui avaient tué son fils.....
On peut se demander pourquoi le gouvernement n'agit pas contre les comitadjis? L'explication en est simple: le gouvernement actuel bulgare est un gouvernement fasciste qui utilise les comitadjis pour se maintenir.
Et maintenant, voici un conte.
Il était une fois deux frères de sang yougoslave: appelons-les Miloff et Milovitch. Ils habitaient porte à porte et avaient de temps en temps de petites querelles, ainsi qu'il arrive dans les meilleures familles. La dernière avait été plus grave que les autres mais chacun d'eux l'aurait déjà oubliée si, en la circonstance, Miloff n'avait écouté son serviteur, Mihailoff. Le drôle d'homme! Miloff avait-il sur ses lèvres une parole aimable à l'adresse de son frère Milovitch que Mihailoff le menaçait aussitôt de son revolver; alors le pauvre Miloff abandonnait ses phrases conciliantes pour injurier Milovitch.
On raconte dans l'entourage que les accès de colère de Mihailoff sont magnifiquement entretenus par un personnage qui n'habite pas loin et parle couramment l'italien. Appelons-le Mussolini, pour ne pas interrompre une belle série de noms commençant par M. La maison de Mussolini ne touche à celle de Milovitch que par un angle, les deux façades étant séparées par un étang très bleu et très profond. Mussolini qui est grand sportif, peut d'un bond franchir cet étang.
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Il le fera sans doute un jour et, afin d'être assuré de ne pas manquer son pas sur l'autre rive, il a déjà fait préparer un terrain d'atterrissage chez un autre proche voisin de Milovitch, appelé Zogu et que Mussolini fournit d'argent de poche. Parfois la nuit, Mihailoff quitte la maison de son maître pour aller fumer une cigarette dans le salon de Mussolini. On ne sait pas trop bien de quoi ils parlent entre eux, mais ce qui est certain, c'est que lorsque Mihailoff rentre chez lui, ses poches sont toujours gonflées. Moi, je me dis: ‘C'est parce qu'il a de grands poings qu'il tient dans ses poches, de peur qu'on ne lui prenne son revolver!’. Il est des gens qui prétendent toute autre chose. Quoiqu'il en soit, Mihailoff tyrannise son pauvre maître qui n'ose même plus jeter le moindre coup d'oeil vers son frère Milovitch.
Cette histoire est sans doute très obscure. Pourquoi Mussolini veut-il absolument que les deux frères se battent? Simple question de poissons m'a dit quelqu'un, affirmant que le côté de l'étang qui appartient à Milovitch est de beaucoup plus poissonneux que celui où pêchent les gosses de Mussolini. Et ce qu'il en a des gosses! Il en a tellement, qu'il voudrait bien les mettre en pension chez Milovitch, qui dispose de beaucoup plus de place. Seulement Mussolini ne veut pas payer un sou, et réclame toutes les chambres de la maison de Milovitch qui donnent sur le lac. Milovitch qui est aussi un grand gaillard, a simplement répondu: ‘Reste chez toi avec ta marmaille!’ Alors Mussolini est entré en grande colère et l'on dit qu'un beau jour il veut dyna- | |
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miter la maison de Milovitch avec l'aide de Miloff, de Mihailoff et de Zogu. Une fois Milovitch enseveli sous les décombres, on se partagera le terrain.
Seulement il y a un grand danger: Miloff et Milovitch, qui sont des frères de lait, sont également assez forts pour rosser ensemble Mussolini. S'ils faisaient cause commune et oubliaient leur petite querelle, Mussolini n'arriverait jamais de l'autre côté de l'étang; c'est pour cela qu'il a convaincu Mihailoff qu'il doit de temps en temps menacer son maître et lui prêcher la haine. On dit qu'il ne le fait pas pour rien. Je pense à part moi que Mussolini lui donne chaque fois des bonbons d'eucalyptus à l'usage de ses cordes vocales. Peut-être même un chèque est-il dissimulé au fond de la boîte.
C'est de toute manière une bien vilaine histoire!
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