| |
| |
| |
Chez les Mangeurs de loukoum
Il faisait un froid terrible à Sofia. La mince couche de neige sur le Mont Vitoche qui domine la ville brillait d'un éclat dur: une semaine de gel l'avait transformée en glace. Mais un skieur enragé ne se laisse pas rebuter par si peu. Seulement mes skis me faisaient défaut. Afin de protéger l'industrie nationale, la douane bulgare avait provisoirement confisqué mes pauvres vieilles planches, usées depuis deux années sur le Mont Blanc, dans les Alpes autrichiennes et les Carpathes. On me les rendit enfin après sept jours de démarches, pendant lesquels je fis dixsept visites chez le chef de ces bureaucrates et stationnai quatorze heures devant sept guichets différents, payant à chaque fois sept levas. Comprenez-moi bien: ce n'est pas contre les levas que je proteste, mais bien à cause du temps perdu car je brûlais de désir de gagner à ski les hauteurs quasi-vierges des monts Pirin, la chaîne la plus haute de la Bulgarie, où, entre l'ours et le loup, ses camarades dans la faim, Vantché Mihailoff se chauffait les mains à un petit feu de bois. Je dis petit feu; trop de fumée aurait naturellement mis les gendarmes bulgares sur la
| |
| |
piste. Au dire de mon collègue américain, Vantché était même traqué par ses frères de sang! Tandis que ces bougres de gendarmes s'offraient une bonne bouteille de slivovitza et de grands morceaux de lard, toute la tcheta creusait des trous dans la neige. D'abord pour rester au chaud, et ensuite pour trouver un peu de mousse et de racines, qui, bouillies dans la neige fondue, constitueraient leur seule nourriture. De temps en temps un bûcheron leur apportait en grand secret quelques cubes de Maggi... Etre libérateur, quelle vie de chien!
Les monts Pirin sont élevés et les avalanches nombreuses; j'avais peur d'arriver trop tard. Aussitôt les 49 levas payés je me hâtai vers la gare, et pris un billet pour Simitli, au pied du Pirin.
A la demande pressante du gouvernement yougoslave et pour mettre fin aux actes terroristes des comitadjis, la Bulgarie avait déclaré la Macédoine en état de siège. Je soupçonnai toutefois que cette mesure était restée lettre morte, puisque le seul sergent qu'en route je rencontrai ne me demanda que du feu pour sa cigarette. Par contre le tortillard regorgeait de personnes qui, repérant mes skis, me demandèrent avec insistance des détails sur mon plan de voyage, mais, par contre, se montrèrent très réservées quand, à mon tour, je leur posai des questions. Seul, un jeune homme pâle fut plus loquace. Il m'assura que la Macédoine bulgare était un pays merveilleux encore qu'un peu particulier. Il ne voulait pas dévoiler en quoi consistaient ces particularités mais il m'expliqua tout de même que
| |
| |
ce merveilleux relevait de l'ordre moral.
- Croyez-moi, il n'y a pas un pays en Europe où les gens sont plus honnêtes. A Gorna Djoumaia, à Bansko, à Petritch, partout dans notre Macédoine, vous pouvez déposer cent mille levas au milieu de la rue et vous les retrouverez un an après!
- Heureux de l'apprendre, lui dis-je; je me rends justement à Bansko et la première chose que je ferai, avant même de chausser les skis, sera de perdre cent levas dans la neige. C'est toute ma fortune, mais puisque vous vous portez garant... Je suppose que vous l'avez essayé vousmême?
- Heu!... Je ne suis jamais allé par là, mais tout le monde le dit.
- Alors, c'est vrai, complétai-je. Je suppose que tout le monde dit aussi que Vantché Mihailoff habite le sommet des Monts Pirin, le fameux El Tepe, deux mille neuf cent vingt mètres?
Il eut un geste évasif.
- Demandez aux gens du pays, ils vous renseigneront mieux que moi.
Et comme le train ralentissait:
- Excusez-moi, dit-il, mais c'est ma station.
Il salua et disparut, me laissant rêveur.
Atteindrai-je jamais la vallée secrète où brûle le feu sacré de la liberté macédonienne? Bansko était le village le plus proche des Monts Pirin et j'avais décidé d'y acheter pour cent levas de poule-au-pot au lieu de les semer dans la rue. Ce serait mon premier cadeau pour la tcheta. Sans doute les comitadjis étaient chauffés par un feu intérieur et nourris par la haine mais une
| |
| |
bonne soupe n'a jamais fait de mal à personne!
Après des heures interminables de tortilllard, je fus, frémissant d'émotion, transbordé en autocar aux pieds des montagnes Pirin. Je contemplai leurs crêtes sauvages. Là habitait l'Aigle de la Liberté!
Une voix rude interrompit mon rêve. C'était celle d'un monsieur à l'air sévère, vêtu de cuir et d'une casquette kaki, qui ressemblait étrangement à ceux que j'avais admirés à la taverne ‘Phoenix’. D'un ton sans réplique il me pria d'occuper une place au fond du car. Je me comportai comme un étranger exemplaire: j'obéis. A la nuit tombante j'arrivai à Bansko.
A première vue, Bansko est un village idyllique. Les animaux domestiques y vivent en liberté. Vaches, bufles, cochons, ânes, chèvres, ponys, oies défilent toute la journée par douzaines dans les rues. Ils mettent si souvent en pratique, au vu de tout le monde, le précepte divin: ‘Aimezvous les uns les autres’, qu'aucun citoyen ne saurait invoquer l'excuse de l'ignorance.
- Ce que la vie doit être paisible et champêtre ici, m'écriai-je et comme il est dommage que ces pauvres libérateurs crèvent de froid làhaut au lieu de vivre heureux avec les villageois!
Je jetai un regard enchanté vers les cimes blanches et descendis dans la rue. J'avais dormi douze heures. La faim me tenaillait. Je décidai de chercher un bon restaurant et de n'acheter qu'après déjeuner mes 100 levas de Maggi. Je n'escomptais pas trouver des comitadjis tout de suite. Après tout, sait-on jamais?...
Comme chaque village balkanique, Bansko
| |
| |
possède quelques restaurants où les portions d'agneau rôti sont grasses et savoureuses; si je choisis le restaurant ‘Pirin’, ce fut parce que j'y vis entrer mon ami de l'autobus. Il était gras, il entrait en habitué de la maison: donc le menu devait être bon!
Même dans les pires bouges de Marseille et de Hambourg on ne me jeta jamais autant de regards soupçonneux qu'au ‘Pirin’. Au milieu de la salle étaient attablés une demi-douzaine de gaillards à l'éternelle casquette kaki, article qui, sûrement, devait être la grande mode du moment en Macédoine bulgare! Parmi eux je remarquai mon ami de l'autobus. Il me jeta un regard noir et continua de dévorer une côtelette d'agneau rôti. Regard éloquent. ‘Sale étranger! espion infâme! semblait-il dire, comment oses-tu mettre les pieds dans notre Sainte Macédoine?’. L'homme me dévisageait comme si j'avais massacré sa famille et volé sa veste de cuir, ses guêtres et sa côtelette!
Je ne me creusai pas la tête pour chercher à découvrir la raison de sa colère mais le regardai à mon tour. Il portait un sweater gris qui me parut étrangement rebondi à la hauteur des reins. Ce sweater me fascinait Je ne le quittais pas des yeux. Enfin mon ami se leva. En remontant son pantalon il découvrit innocemment les canons luisants de deux parabellums. Puis il quitta la salle avec ses compagnons. Je les suivis à distance respectueuse. A cinquante mètres de l' ‘Hôtel Pirin’ ils s'engouffrèrent dans un café ‘Makedonska Mladejka Organizatsia’ (Organisation Jeune Macédoine). Le breuvage y était
| |
| |
excellent. Les murs s'ornaient de beaux portraits de héros révolutionnaires et d'une carte de géographie justifiant que presque toute la Macédoine était peuplée de Bulgares. Les regards de ces messieurs aux casquettes kaki me parurent plus noirs que jamais. Ils buvaient du café tout en mangeant du rahat-loukoum et s'amusaient à des jeux paisibles: domino et trictrac. L'atmosphère néanmoins était plutôt tendue. A chaque petite table on parlait à voix basse et la plupart des consommateurs s'étaient placés de telle façon qu'ils pouvaient observer l'entrée. Un des messieurs à casquette allait et venait à pas feutrés et, de temps à autre chuchotait à l'oreille de mon ami de l'autobus. Faisant le tour du village je devais le rencontrer à chaque coin de rue. Dans les autres cafés de la ville régnait la même atmosphère de conspiration. En parlant, les buveurs rapprochaient confidentiellement leurs têtes.
Je regagnai mes pénates au crépuscule. Il faisait froid et je me hâtais. Au bruit de mes pas, brusquement les paysans se retournaient et me jetaient un regard où la curiosité se mêlait à la peur.
Bansko commençait à m'intéresser. A tout prix je voulais découvrir quelle pouvait bien être l'occupation de ces messieurs à casquette.
Ce ne fut pas difficile. Vers dix heures et demie du matin, rasés de frais et parfumés, ils faisaient leur apparition au village. Ils déjeûnaient et dînaient à l' ‘Hôtel Pirin’ et comblaient le vide d'entre les repas en jouant au domino et au trictrac au café ‘Jeune Macédoine’. Deux fois par
| |
| |
jour ils se précipitaient dans la rue pour inspecter d'un rapide coup d'oeil l'autobus qui s'arrêtait devant l'établissement. L'homme aux-pas-de-chat, en particulier, s'intéressait vivement aux voyageurs. En le détaillant de près je ne pus m'empêcher de remarquer que sa veste de sport était littéralement gonflée de revolvers!
Interrogeant quelques paysans j'appris que mon ami de l'autobus était marchand de tabac et qu'il possédait un coeur d'or. Je me souvenais de sa figure peu rassurante et ne pouvais que douter de la qualité de son coeur, mais je me gardais bien de le dire. Les autres exerçaient des professions au moins aussi honorables. L'un, par exemple, était membre dirigeant du ‘Club de la Jeunesse’. Son unique rôle consistait à vérifier si les portraits des héros révolutionnaires étaient en suspendus. Je l'avais pris pour un simple pilier de café!
Quand on est jeune, on est idéaliste. Le mois de février de l'année 1932 restera l'un des plus tristes de ma vie car j'y perdis pour toujours la foi dans la cause macédonienne. A ma profonde stupéfaction j'acquis la certitude que les enragés joueurs de trictrac n'étaient autres que les ‘aigles’ de Vantché Mihailoff, les libérateurs courageux de leurs ‘pauvres frères opprimés en Yougoslavie’. Le mauvais temps leur faisait provisoirement quitter la montagne pour se retrancher en leurs quartiers d'hiver derrière des barricades de ‘rahat-loukoum’. Ils avaient aussi des passe-temps que j'étais bien loin d'imaginer: pour charmer leurs loisirs ils s'occupaient
| |
| |
de comptabilité intérieure: celle, notamment de récupérer, au profit de la V.M.R.O., le trop plein des bourses macédoniennes.
Partout, en Europe, le fisc met les menottes aux mains, la Bulgarie ne fait pas exception. Mais dans son fief la V.M.R.O. y ajoute un noeud coulant de chanvre: les machines infernales coûtent cher, un bon manteau de cuir vaut quelques milliers de levas... Pour ne pas s'égarer dans des calculs compliqués, la V.M.R.O. double simplement les impôts officiels. Pourquoi, dira-t-on, les victimes ne protestent-elles pas auprès de l'inspection de Sofia? Durant mon séjour en Macédoine bulgare il y avait un honnête commerçant de Gorna-Djoumaia qui se posait la même question. Hélas! il le fit à haute voix; le lendemain matin on le trouva pendu au pont du chemin de fer, ce qui devait enlever toute nouvelle envie de critique à ses concitoyens.
Dans un autre village macédonien je fus servi à l'hôtel par un garçon très bien; malheureusement il était sourd et avait une main mutilée. Avant de devenir sourd, il avait séjourné quelques jours à Sofia. Les Aigles du Pirin, le soupçonnant d'y être allé en dénonciateur, lui administrèrent, dans une rue déserte, de leurs talons cloutés, un premier avertissement.
Voilà comment je perdis mon envie de rire. Ce sont deux cas sur dix dont les preuves vivantes abondent dans les villages macédoniens. Mais pourquoi, dira-t-on à nouveau, les victimes n'exercent-elles pas un recours auprès de la police ou du maire? La police ne peut pas s'occuper de la V.M.R.O. Elle l'a déclarée hors-la-loi,
| |
| |
ce qui, en Bulgarie, signifie que les policiers ignorent l'existence de la V.M.R.O. et que les comitadjis ne connaîtront jamais la paille humide des cachots comme le simple citoyen qui, une fois par hasard, a trop bu. Au surplus, le maire, dans, chaque village macédonien est l'homme de paille de la V.M.R.O. de même que les autres fonctionnaires sont à la solde de l'Organisation.
Les villageois opprimés, objectera-t-on encore, devraient bien choisir un conseiller municipal différent? A savoir. Voyons les comitadjis au travail.
Précisément avant les élections municipales de février 1932, la neige tomba en abondance. Revenant d'une promenade à ski, je rencontrai sur la grande route gelée, un charriot à boeufs dans lequel j'entrevis un être humain. Ses yeux étaient clos et il respirait péniblement. Je demandai au conducteur si c'était un bûcheron qui avait été blessé par la chute d'un arbre? Le conducteur après avoir regardé autour de lui d'un air inquiet me chuchota un mot composé de quatre lettres. La victime était un paysan de Bania, petit village près de Bansko. Il avait nourri le rêve dangereux de faire élire un véritable conseiller. Les comitadjis eurent tôt fait de l'envoyer réfléchir en paix à sa folle entreprise à l'hôpital le plus proche. Déjà deux de ses amis méditaient silencieusement entre six planches et une demi-douzaine d'autres se traînaient lamentablement dans le village en crachant le sang.
Les comitadjis avaient découvert qu'une trentaine de paysans voulaient soutenir un candidat à eux et tenaient à cette fin des conciliabules
| |
| |
secrets. Ils chargèrent leurs parabellums, acquis d'ailleurs avec l'argent de ces mêmes paysans, se rendirent dans leur voiture particulière à Bania, forcèrent les conspirateurs, un par un, à se coucher à terre et les piétinèrent à leur aise.
L' ‘Organisation Jeune Macédoine’ (qui n'est qu'un masque pour la V.M.R.O.) se vante d'accomplir une mission éducative; elle organise, en effet, nombre de conférences dans les villages, principalement pour convaincre la jeunesse que la ‘lutte’ poursuivie par les comitadjis est juste et que la Macédoine est bulgare, mais les plaintes des mères macédoniennes auprès du corps de leurs enfants, sont hélas bien plus éloquentes que les statistiques des ethnographes!
A quelque temps de là je fus présenté par une relation commune à mon ami de l'autobus. Il parlait couramment l'allemand. Je ne pouvais laisser échapper si belle occasion de m'entretenir avec un vrai comitadji des buts de l'Organisation. Il m'assura que les comitadjis étaient prêts à verser jusqu'à leur dernière goutte de sang pour l'indépendance de la Macédoine et qu'ils préparaient une grande offensive pour le printemps, en Macédoine yougoslave. ‘Le sort de la minorité bulgare en Yougoslavie est épouvantable, me dit-il, leur vie est impossible et on les tue sans raison!’ Tout en disant ces mots, il baissait hypocritement les yeux.
Malheureusement pour la V.M.R.O., chaque citoyen yougoslave est sûr de sa vie, tandis qu'en fief comitadjien les tueries et les vols se succèdent sans arrêt. Car, en dehors des doubles im- | |
| |
pôts, les comitadjis ont encore un moyen de rançonner la population: ils se présentent chez l'habitant, demandent la meilleure chambre et se font nourrir gratuitement.
Mon ami de l'autobus qui venait de piétiner quelques bulgares et me racontait presque en pleurant la vie ‘épouvantable’ de ses frères de Yougoslavie, désapprouvait fort cette méthode de mendier, revolver au poing. C'était un philanthrope. A Sofia, s'étant donné pour un adversaire de Vantché Mihailoff, il avait attiré deux Protoguerovistes pauvres dans sa chambre. Sous prétexte d'aller chercher quelques provisions, il sortit un soir, puis revint avec quatre Mihailovistes qui, par la porte entr'ouverte déchargèrent leurs parabellums sur ses hôtes. Dans ‘Svoboda ili Smert’ (Liberté ou Mort), l'organe secret des comitadjis, de pareils faits divers ne figurent pas à la rubrique ‘Assassinats’ mais sous la mention: ‘Activité des Libérateurs’.
|
|