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Le Temps héroïque de la V.M.R.O.
A Stroumitza, un vieux paysan qui avait été aux Etats-Unis et parlait encore assez bien l'anglais, m'offrit l'hospitalité. Je le suppliai de me raconter une histoire d'autrefois, du temps des Turcs. Après s'être exécuté il me demanda à sontour ce que je pensais des conditions actuelles. Une seule chose m'intéressait: les comitadjis. Je lui fis lire le récit du journaliste américain. Il sourit.
- Qu'en pensez-vous?
Je haussai les épaules:
- Voilà trois semaines que je parcours les districts frontières. Je ne vois qu'une population laborieuse et des milliers de paysans armés pour défendre leurs biens contre les comitadjis. J'ai assisté à deux mariages où je me suis amusé comme jamais. Tous, gendarmes inclus, me reçoivent d'une manière si franche qu'on sent tout de suite que personne n'a rien à cacher. J'ai vu l'indignation de la population de Chtip lors du dernier attentat; les deux comitadjis ont dû se procurer du pain dans une ferme sous la menace de leurs revolvers: ils n'ont donc pas la complicité de la population? En Macédoine you- | |
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goslave, leur cause me semble perdue. Alors, que veulent-ils? Qui les envoie? Où se cachent-ils? En Bulgarie? Pas en Yougoslavie, certainement.
Le vieux paysan sourit de nouveau:
- Vous vous trompez, me dit-il. J'en ai trente ici, à la maison, des vrais de vrais, et je vais vous les montrer.
Il se leva et alla vers un coffre de bois sculpté. Il en tira une photo jaunie et me l'apporta. C'était un groupe de comitadjis barbus. Tous portaient la casquette plate. Ils étaient armés d'un fusil et de cartouchières.
- Notre ‘tcheta’ dit-il, tristement. Au temps héroïque de la V.M.R.O. nous étions entre trente et quarante à Stroumitza; aujourd'hui, tous sont morts, sauf deux. Mais laissez-moi d'abord vous raconter une autre histoire, plus gaie.....
- A Stroumitza, au temps des Turcs, la coutume était que le père vendit sa fille au futur époux; un vrai marché! En l'occurence, le jeune homme était assez pauvre et ne pouvait payer que cent livres turques pour entrer en possession de sa bien-aimée. Le père s'emporta mais ému, sans doute, par leur jeune amour, il donna finalement son consentement au mariage. Comme ils étaient protestants, le pasteur de la mission américaine consacra leur union.
‘Mais le jour suivant accourut, hors d'haleine, un nouveau soupirant. C'était un vieux marchand orthodoxe d'un village voisin, qui, jadis, avait fait déjà de vagues offres à la jeune fille sans toutefois se décider. Puis il était parti en voyage.
A son retour, apprenant que la jeune femme
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venait de passer dans les mains d'un concurrent pauvre, il résolut de faire valoir la supériorité de son argent; ce n'était pas une question d'amour, mais d'amour-propre! Il s'en alla donc, criant bien haut dans les rues de Stroumitza qu'il offrait dix mille livres turques. Le père de la jeune femme eut tôt fait de l'enlever et de la transporter chez le marchand. Celui-ci, certain de son succès, avait déjà averti le pope que, dans le courant de la journée, on aurait besoin de son office. Mais à ce moment la V.M.R.O. entra en jeu. Car la V.M.R.O., bien qu'invisible, savait tout et voyait tout; elle ne protégeait pas seulement les pauvres, mais défendait aussi la morale. Le voïvode fit donc savoir au pope qu'on lui arracherait tous les poils de sa barbe s'il se prêtait à cette transaction malhonnête. Le père, affolé, retourna en vitesse à Stroumitza et enferma la jeune femme dans sa maison. A peine avait-il poussé le verrou que quatre comitadjis frappèrent à la porte: ils venaient chercher la jeune femme. Celle-ci, qui savait le confort qui l'attendait chez le vieux marchand, ne voulait plus rien savoir pour retourner chez son mari. “C'est une femmelette!” pleurnichait-elle. Les comitadjis enfoncèrent la porte; un quart d'heure plus tard, père et fille furent traduits devant le tribunal secret de la V.M.R.O.
Le voïvode somma la jeune femme de retourner chez son mari légitime. Elle répondit qu'en tant qu'homme, il l'avait horriblement déçue, ce pourquoi elle avait pris la fuite. Mais le voïvode avait pensé à tout. Le docteur du village vint témoigner que le jeune homme quoique pauvre
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possédait bien toutes les qualités qui font un bon mari. La jeune mariée demeurait récalcitrante. Sur un signe du voïvode, deux comitadjis la jetèrent par terre et commencèrent par lui chatouiller la gorge avec leur baïonnettes. “Obéir ou mourir!” clama le voïvode. La jeune femme resta muette. Alors les baïonnettes déchirèrent sa blouse, quelques gouttes de sang tachèrent sa chemise..... “Grâce! j'obéirai!.....”. La tcheta se tordait de rire. Tout cela finit comme dans un conte de fée: après que le voïvode les eut mariés de nouveau, au nom de la Liberté et de la Mort, ils vécurent longtemps, furent très heureux et eurent beaucoup d'enfants. Voilà ce qu'était l'Organisation autrefois!’
- Et maintenant?
- N'en parlons pas. J'ai vu son temps héroïque et cela me fait peine de parler de sa décadence. Aujourd'hui l'Organisation n'est ni macédonienne, ni intérieure, ni révolutionnaire; elle est dirigée hors de la Macédoine par les chefs de la réaction bulgare. Il s'est passé ici la même chose qu'en Corse: les bandits d'honneur sont devenus bandits d'argent.
‘Très peu de personnes connaissent les dessous de l'histoire de la V.M.R.O. Elle fut fondée en 1893 par deux instituteurs, farouches patriotes: Goze Deltcheff et Dame Groueff. Ce qu'ils voulaient était très simple: la Macédoine aux Macédoniens. Ils ne voulaient rien savoir du tout de Sofia, de Belgrade et d'Athènes, sachant fort bien les tendances annexionistes des gouvernements de ces trois pays.
En ce temps-là, l'Etat turc était en pleine dé- | |
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composition. L'énorme Empire ottoman ressemblait à un arbre pourri. Or, voici qu'une colonie de fourmis s'y installe. On les écrase: elles se sauvent, puis reviennent. Chaque fois elles rongent un peu plus profondément et poursuivent leur travail silencieux: tous pour un et un pour tous! Elles se retrouvent sur des sentiers connus d'elles seules et passent sans un signe. L'ennemi les guette; elles n'ont pas besoin d'échanger un mot d'ordre: elles travaillent à la même tâche.
Tels étaient les comitadjis à l'époque héroïque de la V.M.R.O. Au nez des Pashas, les Macédoniens avaient formé dans l'Etat turc un Etat à eux. Rien n'y manquait: ni la milice, ni la poste, ni le gouvernement, les ministres, les diplomates, ni la presse, ni les impôts. Le Turc ne voyait rien. Car, à la base de l'Organisation, était le secret, même pour les initiés. Chacun faisait parti d'un groupement de dix mais jusqu'à la première attaque, il ignorait totalement les noms de ses co-équipiers. Ces noyaux étaient groupés en une compagnie, une “tcheta”, sous le commandement d'un voïvode. Tous obéissaient aveuglément aux ordres du Comité Central qui était “partout et nulle part.” La discipline était farouche. Il n'existait qu'une peine: la mort. Le Macédonien riche qui avait omis de payer sa contribution à la cause était retrouvé mort dans un champ, le reçu du montant épinglé à sa veste. Le traître qui se laissait acheter par les Turcs subissait le même sort. Personne ne connaissait le bourreau. Dans la plupart des cas c'était un volontaire. Celui qui était désigné par le sort accomplissait son devoir sans hésitation pour ne pas
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risquer d'être condamné lui-même à la peine capitale. N'avait-il pas juré sur le revolver et le poignard, posés en croix sur l'Evangile, qu'il n'existerait désormais pour lui que deux choses: “La Liberté ou la Mort”?
Cependant l'Organisation était à peine formée que déjà le danger la menaçait. Il venait de Sofia. Après la libération de la Bulgarie, nombre de Macédoniens s'y étaient réfugiés. Beaucoup servaient dans l'armée. C'est parmi ces officiers que fut choisi le “Vhroven Komitet”, le “Comité Supérieur”. Leur but avoué, c'était la libération de la Macédoine; leur but véritable, c'était l'annexion à la Bulgarie. Les chefs étaient le général Toncheff, le colonel Jankoff et plus tard le capitaine Protogueroff. Ils sont la cause de la plupart de nos malheurs.
Néanmoins l'influence de la V.M.R.O. s'étendait. La première tâche qui s'imposait était de gagner les esprits. Ce furent surtout les maîtres d'école qui s'en chargèrent. La deuxième était de former une caisse: on avait besoin d'armes. La contrebande s'organisa. Tous, hommes, femmes, enfants, y prirent part. Rien ne transforme un homme comme la possession d'une arme. Une fois le fusil caché dans le foin, la peur héréditaire du Turc disparut de la ferme. Il arrivait que les Turcs parvenaient à découvrir les armes au cours de leur transport mais ils avaient beau saccager les fermes, ils ne trouvaient rien. Car sous chaque village il y en avait un autre, fait de cachettes et dont seuls les pères de famille connaissaient l'entrée.
En 1898, commencèrent les premières escar- | |
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mouches. La répression fut impitoyable. Chaque village eut son gibet et les suspects furent déportés en masse dans les sables de Tripoli. L'Organisation se terra: un certain temps on put la croire disparue. Fusils et bombes réintégrèrent leurs cachettes. Les Turcs eux-mêmes relâchèrent leur vigilance: tout semblait redevenu calme. Les Macédoniens ne parlaient que de récoltes et de semences, comme toujours. Mais chaque mot avait son sous-entendu.
Les principaux voïvodes: Deltchefï, Groueff, Sandansky, préparèrent dans l'ombre une insurrection générale. Un congrès secret en fixa la date. Mais quelques jours auparavant Deltcheff, l'homme le plus influent de l'Organisation, fut tué par les Turcs. Le “Vhroven Komitet” jugea que l'heure était propice pour prendre en main toute l'Organisation. Une insurrection fut déclenchée dans les districts frontières. Alertés, les Turcs procédèrent à des arrestations en masse. La V.M.R.O. se vit obligée de se jeter dans la mêlée avant la date fixée pour ne pas perdre à l'avance ses hommes.
Le 29 juillet, le soir de la saint Elie (Ilinden), les feux flambèrent sur les montagnes. C'était le signal de l'attaque. Même les Albanais et les Aromunes y prirent part. Les lignes télégraphiques furent coupées, les ponts de chemin de fer sautèrent, les gendarmes turcs furent massacrés. Chaque col était une embuscade, chaque maison une forteresse. Les Turcs se ressaisirent: les renforts arrivèrent par milliers. Ce n'est qu'en octobre que l'armée turque, forte de 350.000 sol- | |
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dats, put disperser définitivement les 25.000 insurgés.
La répression fut de nouveau terrible. Deux cents villages furent réduits en cendres. La Macédoine ne formait plus qu'un immense champ d'exécution. L'Organisation semblait anéantie, mais néanmoins l'idée demeurait. Dans les hôpitaux, les blessés déclaraient aux docteurs venus de l'étranger qu'ils marcheraient de nouveau, sitôt que le Comité Central leur en donnerait l'ordre. Ils ne furent pas compris. Pour la vieille Europe, la question paraissait résolue: le Tsar des Russes et l'Empereur François-Joseph avaient, en effet, imposé des réformes aux Turcs. La gendarmerie avait été réorganisée avec succès; auparavant on tuait les insurgés sur place; maintenant on les assommait de telle façon qu'ils pussent regagner leur toit pour y mourir à l'abri de témoins gênants. L'insurrection reprit. Mais la V.M.R.O. traversait une passe difficile. Grecs et Serbes avaient formé des tchetas à eux, opérant pour leur propre compte dans le Nord et le Sud de la Macédoine. Le plus grand danger toutefois résidait à Sofia. La lutte entre le “Vhroven Komitet” et les disciples de Deltcheff s'affirmait de plus en plus âpre. Le voïvode Sandansky, l'idole des comitadjis, ayant été assassiné par les gens de Sofia, ils rispostaient en tuant les officiers Tontcheff et Jankoff. De même les doctrinaires et les professionnels. Beaucoup de jeunes Macédoniens se firent comitadjis par idéalisme. Le côté romantique de l'Organisation les attirait. Randonnées à cheval, attaques nocturnes, vie libre: quel adolescent n'eût pas été tenté? C'était
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en même temps, servir la cause de la Liberté..... Par contre, le voleur de grands chemins, le pilleur de métier, s'affilièrent eux aussi à la V.M.R.O., afin d'opérer plus à leur aise.
La complicité de la population était chose naturelle. Les paysans guidaient les tchetas de village en village, les gosses apportaient des vivres aux endroits convenus. Après la déception des soi-disant réformes du parti Jeune Turc, la lutte reprit de plus belle. Pourtant, à la veille de la guerre balkanique, la V.M.R.O. n'était plus que l'ombre de l'Organisation de Dame Groueff. Tous les grands voïvodes étaient tombés. Les vrais patriotes macédoniens, qui luttaient toujours pour une Macédoine indépendante ne formaient plus qu'une poignée organisée en un Comité Fédéral. Ils rêvaient toujours d'une fédération balkanique dont le noyau aurait été la Macédoine et où toutes les races auraient vécu paisiblement ensemble, sur une base démocratique. Mais la direction de la V.M.R.O. avait été entièrement usurpée par les annexionistes de Sofia, avec pour chefs Todor Alexandroff et le général bulgare Protogueroff, instruments du roi Ferdinand le Félon. La lutte pour l'indépendance avait été un tableau épique; maintenant l'ombre sinistre de Ferdinand de Cobourg l'obscurcissait complètement.
Alexandroff et Protogueroff, malgré d'incontestables qualités, furent les premiers grands traîtres de la cause macédonienne. Ce sont eux qui menacèrent de tuer le président du conseil bulgare s'il se soumettait à l'arbitrage du Tsar, arbitrage qui eût empêché la deuxième guerre bal- | |
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kanique. Ce sont encore eux qui engagèrent la Bulgarie dans la Grande Guerre aux côtés des Puissances Centrales. A partir de 1913, les dirigeants de la V.M.R.O. monnayèrent sans cesse leur idéal soit au profit d'un roi, soit à celui d'une puissance étrangère ayant intérêt à fomenter des troubles dans les Balkans. Bien avant que la Bulgarie n'entrât en guerre, Protogueroff et Alexandroff s'étaient déjà vendus à Guillaume II. Alors que le gouvernement de Sofia déclinait toute responsabilité, les tchetas de Todor Alexandroff attaquaient les Serbes par derrière. Dès que la guerre fut déclarée, les comitadjis formèrent une division, la onzième, que l'Empereur allemand entretenait de ses deniers. Protogueroff reçut pour ses services un bakschisch de trente millions de marks.
Avec l'aide des Allemands l'armée serbe fut refoulée vers l'Albanie; en 1916, les comitadjis furent maîtres de la Macédoine. Mais d'autonomie ils ne soufflèrent mot. C'était un idéal, réservé comme aujourd'hui, pour les discours et les brochures de propagande.
Aussi vous comprenez pourquoi je suis triste en regardant cette photo. Je suis un vieux comitadji mais il ne me viendrait jamais à l'idée d'héberger un de ces terroristes. Entre eux et moi, il n'y a rien de commun. L'immense majorité de la population pense comme moi. Il y a encore quelques rares aveugles qui se laissent tromper par la “Macédoine indépendante”. Allons donc! Ivan Mihailoff se vend aujourd'hui comme hier se sont vendus Protogueroff et Alexandroff!
- Mais à qui?
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- Allez en Bulgarie, vous vous en apercevrez bien vite. Vous jugerez aussi comment les comitadjis se comportent dans leur propre fief! Allez voir ce qui se passe à Kustendil, à Bansko, à Petritch! Ah! gde sa starite voivodi! Où sont les anciens voïvodes?
Je voulais en avoir le coeur net. C'est à cette fin que je me rendis au milieu de l'hiver en Bulgarie. Je n'avais pas encore abandonné l'espoir de trouver la vallée..... “très loin, quelque part, en Yougoslavie”, où Ivan Mihailoff et sa bande se chauffaient à un feu de bois.....
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