| |
| |
| |
A travers le pays du ‘Neda Narod’
‘..... Sur les cimes inaccessibles des Monts Balkans vivent des révolutionnaires armés jusqu'aux dents. Ils livrent des combats sans merci aux gendarmes yougoslaves, grecs et même bulgares. On les capture rarement, parce qu'ils ont la complicité de la population, comme en Corse. Car ce ne sont pas des bandits, comme le prétendent les Grecs et les Yougoslaves, mais des héros libérateurs, prêts à verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour l'indépendance de leur pays: la Macédoine! Leur société secrète s'appelle Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne (O.R.I.M.) et ses membres sont les fameux comitadjis, dont le drapeau rouge porte la fière devise: La Liberté ou la Mort! La hampe est un sabre nu et le pommeau une tête de mort. Leur voïvode (chef) actuel, le successeur du célèbre Todor Alexandroff, est Ivan Mihailoff, l'Aigle du Pirin....’
Voilà ce que je lus dans un grand hebdomadaire américain acheté en gare de Toulon. Nous étions au mois d'août et la journée était chaude j'avoue que je frissonnai d'émotion. Le reste de 1'article était encore plus alléchant. L'intrépide journaliste américain décrivait par le détail com- | |
| |
ment il réussit à interviewer Ivan Mihailoff, l'Aigle des Balkans. Pendant trois jours on l'avait guidé à dos de mulet à travers la montagne macédonienne, les yeux bandés, bien entendu, car le repaire des héros libérateurs doit pour tous rester rigoureusement secret. Quand, enfin, le bandeau tomba, ‘quelque part très loin en Yougoslavie’, ses yeux ravis purent contempler le grand voïvode légendaire, assis au milieu de sa ‘tcheta’ (bande de guerriers) devant un feu de bois...
L'histoire était bien écrite mais elle respirait par trop le film américain. Vraie ou non, c'était de toute façon de la bonne copie et parce que je n'avais rien d'autre à faire à ce moment-là, je résolus d'entreprendre un petit voyage en Yougoslavie. D'après l'article de mon confrère, les bandes d'Ivan Mihailoff opéraient surtout dans la Macédoine yougoslave ou Serbie du Sud; c'était donc là que j'avais le plus de chance de trouver les comitadjis au travail. Pour cette raison je décidai de ne pas passer par Sofia, mais par Skoplje, capitale de la Serbie du Sud.
Naturellement je dissimulai le véritable but de mon voyage. Je racontai à Béograd que j'avais l'intention d'étudier en Serbie du Sud les coutumes pittoresques du peuple. En fait, quand j'arrivai à Skoplje, sac au dos, j'avais totalement oublié l'article de mon intrépide confrère. Si quelqu'un m'avait demandé: ‘Qu'est-ce qu'un comitadji?’, je lui aurais répondu en toute bonne foi: ‘C'est, sans doute, une de ces spécialités de la cuisine balkanique populaire, comme le tchorba, lés tchevaptchitchi et le piment cru, tous
| |
| |
trop poivrés, et, selon moi, tout à fait nuisibles à la santé.
La première fois que j'entendis parler de comitadjis, ce fut au village de Mlado Nagoritse, à mi-chemin entre Skoplje et la frontière bulgare. J'étais en route pour la frontière, à pied naturellement, car voyager à pied est bien le meilleur moyen de pénétrer l'âme d'un pays inconnu; au demeurant, je ne pouvais guère espérer rencontrer les révolutionnaires macédoniens en autobus!
Les villages lointains tachaient la vallée de jaune et de blanc. Le jaune, c'était les meules de paille; le blanc, les maisonnettes. Les taches jaunes jetèrent une lueur dorée puis s'éteignirent. La nuit tombait lorsque je parvins à l'une de ces belles stations de santé que le gouvernement a fait construire à mi-chemin entre les villages. Au gendarme du poste voisin qui contrôlait mon passeport, je demandai le chemin de 1'auberge. Il éclata de rire:
- L'auberge? Nous n'en avons pas! Mais allez à la mairie, on vous donnera un lit!
Je pris le chemin de la mairie. Cinq paysans barbus étaient réunis dans une petite pièce blanchie à la chaux. Pour tout mobilier: un lit, une table, quelques chaises, une machine à écrire. Au mur, des fusils. Quand ils eurent fixé le prix du maïs et des cochons, les paysans s'en allèrent, non sans m'avoir broyé les phalanges dans une vigoureuse poignée de main.
Le maire débarrassa la table des papiers qui l'encombraient et me servit un repas composé de pain, de fromage blanc, d'oeufs, de saucisson et
| |
| |
de pêches. Puis, il me prépara lui-même un lit avec de lourdes couvertures tissées dans le pays. Nous nous préparâmes ensuite pour la nuit.
Soudain la sonnerie du téléphone retentit. Le récepteur brilla à la lumière clignotante des bougies. Je vis la figure douce mais rusée de mon compagnon s'assombrir. La communication s'éternisait.
- Attentat terroriste, dit-il, enfin, en raccrochant l'appareil.
- Où?
- Sur le chemin de fer, entre Skoplje et Velès.
- Des dégâts? Des morts?
- Des trous dans la terre, et un peu de nervosité..... Maudits comitadjis!
- Mais que sont donc ces comitadjis, dont vous parlez?
Il me regarda interloqué.
- Vous n'avez vraiment jamais entendu parler des comitadjis et de la V.M.R.O.?
Je secouai la tête. Il décrocha son fusil du mur, le chargeur de cartouches en place et reprit:
- C'est une longue histoire. Ce que j'en sais, je vous la raconterai demain. J'aurai le temps parce que c'est dimanche. Dormons maintenant.
J'allai chercher la cruche d'eau sur le balcon. Un paysan, enveloppé dans une peau de mouton, montait la garde le fusil entre les genoux.
- Bonne nuit!
- Une question, monsieur le maire, dis-je, avant que vous ne commenciez votre récit: de quelle nationalité sont les habitants actuels de la Serbie du Sud?
Il se gratta la tête.
| |
| |
- Voilà justement le point délicat! Avant la première guerre balkanique, nous étions environ deux millions en Macédoine turque: peut-être quatre cent mille Albanais, beaucoup de Turcs, de Grecs et d'Aromounes ou Koutzo-Valaques qui sont de sang roumain et plus d'un million de Slaves. ‘Bulgares ou Serbes, peu importe’, direz-vous, mais à Sofia et à Belgrade il en va autrement. A Sofia on soutenait que tous ces Slaves étaient Bulgares et pour Belgrade c'étaient des Serbes. Les savants de la vieille Europe s'en mêlèrent: ce fut une belle confusion. Heureusement, ceux qui faisaient l'objet de cette polémique n'avaient guère le temps de lire, sans quoi nous eûmes couru le risque d'être ensevelis sous un amas de brochures et de livres. Une chose est certaine: nous sommes tous des Slaves du Sud, des Yougo-Slaves, et le débat stérile des savants nous laisse indifférents. Nous voulons vivre en paix et travailler nos terres. Depuis que nous avons secoué le joug turc, c'est une véritable rage de vouloir délivrer et redélivrer sans cesse la Macédoine: D'abord les soldats bulgares, ensuite les Autrichiens et les Allemands, entre-temps les bandes de comitadjis nous ont ‘libérés’ de tout ce que nous possédions!
‘Revenons à l'histoire.
‘Donc, en 1912, les Serbes, les Grecs et les Bulgares, en lutte contre les Turcs, conquirent la Macédoine. Le partage du butin n'alla pas sans difficultés. Les dirigeants de Sofia se montraient mécontents. Déjà avant la guerre le Tsar russe avait été désigné comme arbitre au cas éventuel de conflit, mais, avant qu'il eût pu intervenir,
| |
| |
à nouveau le canon tonna. Le roi de Bulgarie Ferdinand, qui rêvait d'un grand empire balkanique, sans même consulter son ministre, donna le signal d'une hostilité brusquée. Derechef la Bulgarie fut battue. Survint la Grande Guerre. Une fois de plus Ferdinand de Cobourg engagea son peuple dans une lutte fratricide. Tous, Serbes, Bulgares et la plupart des Macédoniens, nous sommes des Slaves du Sud; nous parlons pour ainsi dire la même langue mais quant à pénétrer les desseins de la haute politique..... Vous savez ce qu'il en est!.....
‘Ferdinand avait misé sur le mauvais cheval. Après la guerre, la Bulgarie dut se contenter du dixième de la Macédoine, la Grèce et la Yougoslavie se partageant le reste. Mais là ne s'arrête pas l'histoire, car ce serait bien mal connaître la Bulgarie qui n'est pas un pays comme les autres.
‘Déjà au temps des Turcs, il existait en Macédoine un comité secret de patriotes macédoniens, V.M.R.O. Les Turcs donnèrent aux membres de ce comité le nom de ‘comitadjis’. Ce comité existe encore à l'heure actuelle avec pour but avoué l'indépendance totale de la Macédoine. Leur fief c'est la Macédoine bulgare, où ils demeurent tout puissants. Je vous entends me dire: pourquoi la Bulgarie ne les expulse-t-elle pas? C'est bien simple: depuis les guerres balkaniques la direction du comité est tout entière entre les mains de chauvins bulgares dont le but secret est d'annexer la Macédoine. Ils sont devenus un instrument politique pour les puissances qui ont un intérêt à fomenter des troubles dans
| |
| |
les Balkans avec leur complicité. Le seul ministre bulgare qui eut le courage de les attaquer, Stamboulisky, fut assassiné et son gouvernement renversé. De ce jour la terreur a recommencé à sévir en Macédoine yougoslave: meurtres, incendies, pillages, attaques de l'Orient-Express. Heureusement nous savons nous défendre: à notre demande le gouvernement yougoslave a distribué 25.000 fusils à la population et chaque sentier, chaque bâtiment est désormais gardé. N'empêche cependant que l'attentat d'hier est le cent dixième depuis la guerre!.....
- Je voudrais bien assister au cent-onzième, m'écriai-je!
Le maire sourit.
- Allez d'abord à la frontière, dit-il, pour examiner notre défense! Vous êtes servi par la chance: à neuf heures un camion militaire vient ici chercher des vivres pour les transporter au camp frontière de Kriva Palenka: il vous emmènera.
Le camion roula à travers les collines désertes. J'étais assis entre le chauffeur et un caporal qui n'arrêtait pas de fumer. Une chose m'intriguait: l'insouciance de mes compagnons de route. Tandis que je scrutais le paysage brûlant d'un oeil inquiet, ils chantaient comme si les comitadjis n'étaient que légende! A chaque tournant brusque, dans chaque défilé, je ressentais un pincement au coeur: ‘C'est pour maintenant! La Liberté ou la Mort!’
Mais je ne vis rien d'autre que la Macédoine calcinée, qui, par cette fin d'été, prenait la teinte
| |
| |
d'un récipient de cuivre rouge qui a trop longtemps supporté le feu.
Après 60 Kms, nous atteignîmes Kriva-Palenka, village frontière. On contrôla mon passeport et on me demanda si j'avais l'intention de passer en Bulgarie. Je secouai la tête: je cherchai Mihailoff et ses partisans en Yougoslavie! Mais personne ne songea à me demander pourquoi j'étais venu ici et je pus inspecter à mon aise les épais barbelés qui se perdaient dans les âpres collines. De distance en distance une tour-vigie; partout des sentinelles, baïonnette au canon.
J'interrogeai le commandant de mon air le plus innocent:
- Pourquoi ces préparatifs de guerre? Vous ne savez donc pas que la mode est aux désarmements?
- Hélas! fit-il. Nous sommes les derniers à souhaiter une guerre et les Bulgares ne sont pas davantages belliqueux, mais nous devons défendre notre population contre les comitadjis.
- Ils viennent donc de Bulgarie?
- Naturellement!
- Ils sont, sans doute, nombreux?..... Vous êtes plus de cent ici!.....
- Autrefois ils venaient en bande mais nous y avons mis fin..... Depuis la mort de Todor Alexandroff ils ne viennent plus que par trois ou quatre...
‘Encore un médisant, pensai-je; ces officiers sont tous les mêmes! Il a naturellement oublié les zéros, selon la méthode pratiquée pendant la guerre! Trois ou quatre? L'Américain parlait de détachements de cinquante!’
| |
| |
Je décidai, du coup, de suivre la frontière au moins jusqu'à Stroumitza. Si les comitadjis ne se trouvaient pas ici, c'est sans doute qu'ils préparaient un grand coup plus au sud!
Une journée plus tard, j'étais à Kratovo. En route, rien que des femmes qui, en tablier rouge et or, ramassaient des noix et m'en donnaient à pleines mains. Quelques paysans charroyaient les terres sèches. M'apercevant, l'un deux abandonna ses boeufs, ramassa son fusil à la lisière du champ et vint me demander mon passeport. Il s'excusa, m'expliquant qu'il était garde champêtre et que les comitadjis venaient parfois commettre des attentats, camouflés en touristes inoffensifs...
Je n'y comprenais plus rien. Si la Macédoine était uniquement peuplée de Bulgares, comme on le prétendait à Sofia, pourquoi la population se défendait-elle contre ses libérateurs, les comitadjis? O pays plein de mystère! Malgré la chaleur, je commençais à l'aimer.
Kratovo.... Dolrevo.... Lesnovo Monastir.... toujours pas de comitadjis. Partout, chez les humbles paysans, je trouvai une hospitalité qui pour nous autres, Occidentaux, a quelque chose d'invraisemblable. On m'invita de force à deux mariages, où le vin rose coula à flot. Le troisième soir je repris ma route, malgré l'insistance de mes hôtes qui voulaient me garder encore quelques jours. Encore que j'eusse absorbé de nombreux verres de ‘raki’, je me rappelai vaguement que je n'étais pas venu me promener ici pour apprendre la danse nationale, le ‘kolo’ et me laisser baiser la main par les femmes: je
| |
| |
cherchais une bande de révolutionnaires armés jusqu'aux dents. Où les trouver?
Il était déjà tard lorsque je partis pour le village Zletovo. Le sentier muletier montait vertigineusement. Un col, enfin et, derrière ce col, un vrai coupe-gorge: le sentier sinuait entre deux pentes raides pleines de broussailles. Soudain je m'arrêtai. J'avais senti l'effluve d'un feu.
Je me mouillai les narines, comme je l'avais appris quand j'étais boy-scout. L'odeur devint seulement plus forte. Je m'approchai doucement. Deux gaillards barbus, vêtus de laine rude, le torse orné d'une cartouchière, étaient étendus à côté d'une flambée de bouse de vache et de branches sèches. Sous leur ‘kalpak’ de laine noire, ils me jetèrent un regard sévère. Mon coeur battait. J'entrevoyais enfin l'avant-garde de la redoutable tcheta!
Ils poussèrent leurs fusils de côté et me firent signe de m'asseoir. Je brûlai de curiosité. Sitôt la première cigaretto allumée, je leur demandai:
- Messieurs, êtes-vous des comitadjis?
Ils se turent et regardèrent le ciel où la lumière commençait déjà de faiblir. Le plus vieux, sans beaucoup d'enthousiasme, dit enfin:
- Heu..... oui..... C'est comme vous voulez! Nous sommes des comitadjis!
Mon coeur fit des bonds fantastiques. Je tenais le commencement du fil; le reste ne devant plus être qu'une question de patience vu la méfiance innée professée pour l'étranger.
- Et votre voïvode, Ivan Mihailoff, où se cache-t-il? Je voudrais le voir!
Le plus jeune laissa tomber la cigarette de sa
| |
| |
bouche qu'il ouvrit toute grande pour rire aussi bruyamment que possible. Mais le vieux se fâcha:
- Pour qui nous prenez-vous? Nous sommes d'honnêtes paysans yougoslaves! Notre voïvode, c'est Stankovitch! Ivan Mihailoff? Les comitadjis bulgares? Ne me parlez pas de ces fripouilles-là!
Quel acteur de grande classe, jouant avec semblable naturel! Ses accents étaient sincères à s'y tromper. Comment pourrai-je les convaincre jamais de la pureté de mes intentions?
Je tirai ma serviette-éponge de mon sac et la tendis au vieux. Il la prit dans la main et la retourna, comme s'il ne comprenait pas du tout de quoi il s'agissait. Il tint son rôle à merveille! Comme je lui présentais une épingle de sûreté, il la mit dans sa poche.
- Je veux bien vous en donner une demi-douzaine d'autres, protestai-je, mais celle-là, c'est pour me bander les yeux. Allons, je cours les collines depuis une semaine et maintenant que je suis tout près de votre fameux voïvode, vous ne voulez pas me rendre ce petit service? Ne vous dérangez pas pour un mulet! J'adore la marche à pied.....
Ils échangèrent des regard éloquents: ‘C'est un fou! Un fanatique! Ne le contrarions pas!’
Je triomphai. Le jeune se leva, prit mon sac et me poússa doucement devant lui avec le canon de son fusil. J'étais ravi. Pas de bandeau! Ils avaient plus confiance en moi qu'en mon confrère américain!
Une demi-heure plus tard, nous arrivions au poste de gendarmerie.
| |
| |
Le commandant, un gros gaillard slovène, eut tôt fait de dissiper le malentendu. Les deux barbus étaient bien des comitadjis mais des comitadjis yougoslaves, embrigadés dans la milice paysanne, la ‘Neda Narod’. Fortement déçu, je renonçai pour ce soir-là à ma neutralité et j'acceptai l'hospitalité du brave commandant. Cependant, avant de me coucher, je poussai jusqu'à la ferme de Stankovitch, le voïvode des comitadjis yougoslaves.
Un vieillard m'ouvrit la porte. En dépit de ses cent cinq ans il était à peine courbé; quand je demandai à voir son fils, le voïvode Stankovitch, sa figure ravinée s'épanouit dans un large sourire. Il me fit asseoir près du feu, et m'offrit la confiture et le verre d'eau traditionnels. Ayant ainsi accompli les devoirs rituels de l'hôte, il commença à me parler de son fils:
- Il y a une petite chance pour qu'il rentre cette nuit, et, dans ce cas, vous le trouverez sûrement au poste.
Je pris donc congé du vieillard, non sans avoir jeté un coup d'oeil respectueux vers un placard ouvert où plusieurs grenades à main voisinaient avec des casseroles.
J'allai me coucher.
L'atmosphère du poste était fiévreuse. A tout instant des paysans entraient, suspendaient leur fusil à un clou, faisaient leur rapport et disparaissaient de nouveau dans la nuit après avoir avalé un café brûlant. La sonnerie du téléphone retentissait sans cesse. Soudain j'entendis un galop de cheval. Un homme trapu fit irruption
| |
| |
dans la pièce. Les autres se levèrent d'un bond. C'était le voïvode. Il me secoua la main et se précipita sur le téléphone. Il parla longuement. Je m'endormis, bercé par cette voix monotone. Quand je m'éveillai, avant le jour, il était déjà reparti. Il errait quelque part sur les collines où la lumière commençait déjà de sourire, à la recherche des comitadjis qui avaient tenté d'attaquer l'Orient-Express. Lorsque le caporal m'apporta le café, il me montra son portrait suspendu au mur:
- Ce sont des hommes comme lui, dit-il, qui rendent ce pays habitable; cependant il ne s'intitule pas notre ‘libérateur’ comme certain voïvode bulgare.....!
- Vous parlez d'Ivan Mihailoff?
- De lui-même. Il se prétend voïvode de la Montagne Noire de Skoplje; malheureusement, il n'y a jamais mis les pieds...
- Mais ici, plus près de la frontière?
- Depuis son départ pour la Bulgarie, il n'est jamais rentré en Yougoslavie, pas plus, d'ailleurs, qu'aucun de ses lieutenants. Pour ce travail il dispose d'envoyés d'un genre spécial...
- De patriotes fanatiques, sans doute, qui ne craignent pas la mort?
- Très souvent ce sont des condamnés de droit commun, que les comitadjis libèrent de prison...
- Ce n'est pas possible!
- Il haussa les épaules:
- En Macédoine bulgare tout est possible. Vous ne me croyez pas; c'est vrai, je suis fonc- | |
| |
tionnaire yougoslave. Mais, allez vous en rendre compte!
Le récit de mon confrère américain commençait à me sembler bizarre. Comment avait-il pu franchir la frontière sans remarquer les fils barbelés? Peut-être les mulets de Mihailoff avaientils des ailes?
Quelque chose m'attirait vers Chtip, petite ville sur les bords de la Bregalnitza qui, à la fin de l'été, ne possède plus qu'un mince filet d'eau. C'est à Chtip, en 1927, que fut tué devant une pharmacie le général serbe Kovatchevitch. Les deux comitadjis qui le criblèrent de balles réussirent à s'enfuir.....
C'est du moins ce que me conta le pharmacien, pendant qu'il me pesait des pastilles d'eucalyptus. J'étais parvenu à Chtip sur le pare-boue d'une voiture archi-pleine et le vent frais m'avait quelque peu enrhumé. Tout à coup, je fus interlogé par un véritable hercule accoudé nonchalamment à la balance pour bébés. C'était le commissaire de police de Chtip qui désirait contrôler mon passeport.
Le métier de journaliste a de ces menus avantages. Non seulement le pharmacien me fit cadeau des bonbons mais le cornmissaire me remit sa carte. Non sans fierté il m'avait dit:
- Chtip est en quelque sorte la ville préférée des comitadjis bulgares parce qu'elle est la ville natale de Vantché Mihailoff. Depuis le meurtre de 1927 toutes leurs attaques ont écboué. Néanmoins, je ne serais pas surpris d'une nouvelle tentative de leur part car, en ce moment, le gouverneur de la Serbie du Sud se trouve ici. Mais
| |
| |
nous veillons et, je vous le garantis, personne ne saurait pénétrer dans la ville...
- Vous en êtes sûr?
- Absolument!
- Vous me permettez de le vérifier?
- Si vous le voulez. Mais dans ce cas, laissezmoi vous donner un petit mot pour mes agents. Surtout, si vous tenez à la vie, répondez à la première sommation...
Il était 8 heures du soir. Je laissai mon sac à l'hôtel, et réussis à quitter Chtip sans être vu. J'étais très fier de mon exploit. Il faut dire que la nuit était noire et que les buissons, le long des rives de la Bregalnitza, sont épais. Pour retourner, ce fut autre chose.
J'essayai de me rappeler toutes les leçons que j'avais reçues étant boy-scout, je me creusai la tête pour retrouver les passages propices des livres de Gustave Aimard; quand, enfin, je me remis en route j'avais la certitude de ramper, avec la souplesse d'un serpent, dans le lit sec de la Bregalnitza. Mais il faut croire que les livres de Gustave Aimard ont été traduits en serbe car, avant même d'avoir atteint les premières maisons de Chtip j'étais fait prisonnier par trois gendarmes. Sans la carte du commissaire il m'eût fallu passer la nuit au ‘violon’.
Je ne l'eus peut-être pas regretté, ayant pu me rendre compte que les postes de gendarmerie yougoslaves savent en remontrer à certains hôtels de province sur le chapitre de la propreté... Bref, après deux heures de chasse acharnée, je pris le parti d'aller dormir sur le balcon où, du moins, il n'y avait pas de puces.
| |
| |
Mon repos ne devait pas être de longue durée. Je fus éveillé soudain par une double explosion qui fit trembler les vitres. En un instant la rue fut noire de monde ou, plutôt, blanche de caleçons et de draps disposés hâtivement en manière de saut-de-lit...
Quelques minutes plus tard, deux gendarmes vinrent nous tranquilliser:
- Retournez dormir, ce n'est rien, un attentat manqué...
A cinq heures du matin je me promenai de nouveau dans le lit sec de la Bregalnitza; cette fois, j'étais debout, en compagnie de deux gendarmes. Nous allions inspecter le lieu du ‘sinistre’.
Deux comitadjis, munis de machines infernales, avaient tenté de pénétrer dans la ville, avec l'espoir de donner une aubade au gouverneur. Au moment décisif, se ravisant, peu disposés à tâter du ‘violon’ de Chtip, ils avaient laissé leurs instruments de musique à l'entrée de la ville, non loin d'une petite mosquée. Afin de n'être pas venus pour rien, ils mirent l'horlogerie des machines sur minuit et s'enfuirent dans les collines. Résultat: deux petits trous dans la terre et un arbuste arraché.....
Voilà ce que fut le cent-onzième attentat qui fit tant de bruit..... au sens littéral du mot.....!
|
|