| |
[XXXII]
Le lendemain, en nous habillant, André me dit:
- Keetje, maintenant que tu t'es dégorgée, allons au Musée: j'ai hâte de voir les Rembrandt et les Pieter de Hoogh.
Nous passâmes la journée au Musée. Les Pieter de Hoogh surtout m'attiraient. Nul autant que lui n'a rendu la dignité calme, consciente et sûre de soi, des figures et des choses; ses couleurs
| |
| |
chaudes et dorées nous mirent littéralement l'eau à la bouche. Les Terburg encore me rappelaient certaines dames aimables et distantes chez qui, petite fille, j'allais chercher l'aumône de la semaine. Mais la femme en bleu de Vermeer de Delft... André y revenait à chaque instant et tournaitrautour, comme un chat autour d'un bol de lait. Rembrandt m'échappa ce jour-là, mais le lendemain, au Musée Van der Hoop, je vis par une porte entrebâillée un tableau posé à terre contre le mur.
- André, viens, il y a là, je crois, quelque chose de très beau.
Nous regardàmes par l'entre-bâillement.
- Oh! oui... si nous osions...
Je poussai la porte juste assez pour nous y glisser, et nous voilà devant la merveille... Je ne me trompais pas; j'avais ce frémissement que me donne le summum de l'art, où tout mon être bondit, où mon instinct est aux prises avec l'absolu et ne me trompe plus. C'était le fragment de la Leçon d'Anatomie du Dr Deymann, de Rembrandt: le cadavre vidé peint en raccourci.
André ne put que dire:
- Ces pieds... ces pieds...
Nous étions comme jaloux de notre découverte, et, après nous en être rassasiés longue- | |
| |
ment, nous nous glissâmes aussi furtivement par la porte, que je fermai sur nous comme sur un sanctuaire qu'il ne fallait pas laisser profaner. Ce n'est que longtemps après que ce tableau restauré a été exposé dans les salles publiques du Musée.
Maintenant l'emballement artistique s'était emparé de nous, et nous ne fîmes plus que beauté: les rues, les maisons, les canaux, tout fut matière à sensation d'art: les grands canaux surtout qui encerclent la ville...
Nous primes le Canal des Seigneurs, par l'Amstel, du côté de l'ombre. Ah! le repos, l'apaisement qui me pénétraient... Les arbres au feuillage sombre et frais, se penchant et se répétant dans l'eau épaisse; les grandes maisons calmes, sans moulure ni relief, couleur sang de boeuf coagulé, les encadrements des hautes fenêtres peintes en jaune, les carreaux mauves voilés de sobres rideaux unis; les vieilles portes sculptées, luisantes, d'une peinture grasse et glacée comme un miroir; les hauts et les bas perrons de granit, aux grillages et aux chaînes forgés; et la ‘Naatje’, en cornette et tablier blanc, nous donnaient la sensation d'une vie pleine, mais à pas mesurés.
Deux taches cependant sur ces merveilleuses maisons: deux fenêtres d'un rez-de-chaussée, garnies de bacs remplis de géraniums roses!
| |
| |
- Ce doit être une chipie, s'exclama André, qui a voulu ‘égayer ce vieux bazar...’ Ici, madame, bougonnait-il, les fleurs mêmes déparent: peut-être des pensées, ou des pourpres crêtes de coq, mais rien vaut mieux...
Nous continuâmes notre flânerie sur le pavé de briques, où le pas est amorti: pas de voitures, de temps en temps un viei équipage, conduit par des laquais raides, la cocarde au chapeau.
De l'autre côté du canal, le soleil ocrait les façades et les arbres, et dans l'eau encore tout se réfléchissait, estompé, en un léger frissonnement.
- Dis, si nous avions des amis à Amsterdam, sur le Canal des Seigneurs, qui nous inviteraient à passer un mois de l'été chez eux, et aussi l'hiver quand il neige et qu'on patine devant leur porte...
Nos flâneries nous conduisirent vers le Oude Waal et le Binnenkant. D'un pont, l'on y embrasse les canaux en quart de cercle, avec l'ancienne tour que jadis baignait la mer, les vieux ponts en dos d'âne. Les maisons moins grandioses mais aussi mystérieuses, penchées en avant, en arrière ou de côté, ont un charme intime. Des bancs flanquent les perrons: la vie de famille s'y prolonge. Des hommes en manches de chemise observent avec amour le
| |
| |
serin qui s'égosille dans sa cage, pendue au soleil à côté de la fenêtre. Un immense fuchsia en bac, à clochettes rouges et pourpres, envahit tout un petit perron en contre-bas de la rue: une très vieille femme, au teint blême, en caraco lilas et bonnet blanc tuyauté, le soigne avec une tendresse soucieuse.
- Ici, fit André, comme sur les grands canaux, la vie coule dans un sillon: comme c'est oin de nous...
- C'est vrai, ce fuchsia est soigné à jour fixe, le dimanche après-midi; l'hiver dans l'arrièrecave, l'été sur le petit perron.
- La vieille l'a émondé en cône, et pas une fleur ne dépasse l'autre. A voir le tronc court et gros comme le bras, il doit être aussi âgé que la femme...
Le dimanche matin, je conduisis André dans le quartier juif.
Des marchands de bric-à-brac, des marchands de vieux habits, des marchands de cigares, des colporteurs qui crient à tue-tête: ‘Achetez donc... un dubbeltje seulement... c'est tout de la marchandise volée!...’ Ils grouillent entassés, comprimés, dépensant une intelligence et une faconde incroyables pour gagner quelques sous.
Le marchand de cornichons et de concombres
| |
| |
salés ou vinaigrés chante une mélopée, en plongeant ses bras jusqu'aux coudes dans un tonneau de saumure. Il en retire les concombres jaunes et blets, qu'il débite coupés en morceaux. Il se mouche dans les doigts, mais, bah!... ta gale doit ressembler à ma gale...
Un autre vend des harengs par petites tranches, à deux centimes la tranche, puis encore des morceaux de rôti de cheval. Le con ommateur les pique sur une fourchette rouillée, les trempe dans un pot de moutarde poivrée et vinaigrée, les met en bouche, et passe la fourchette à un autre. Là-dessus, quelques oignons et des quartiers de concombre mangés à même les mains, pendant que la saumure dégouline par terre. Et pour dix ‘cents’, l'on s'est offert une collation de haut goût...
Sur les perrons, au bas des escaliers raides, où pend comme rampe un câble laissant des mains qui s'y sont agrippées, des vieilles juives sont assises sur les marches ou à même les pierres du perron. Elles ont la chair bouffie, les yeux suintants, les interstices de la peau encrassés, les cheveux cachés par une bande d'étoffe noire avec un fil blanc au milieu simulant la raie. Le bonnet blanc par-dessus enserre leurs figures à la bouche édentée, lippue,
| |
| |
découvrant des gencives scorbuteuses. Le regard terne erre, insensible.
André était très remué:
- Vois donc leurs mains flasques... comme elles sont lourdement abandonnées dans le giron... On devine de pauvres êtres ayant vécu une longue existence dans ces taudis sans air, sans lumière, au-dessus de ces canaux-cloaques, nourris de pitances les plus viles, les plus malsaines... Elles sont stigmatisées par une vie harassante de gagne-petit... Elles sont sans doute mises au rancart par les jeunes! alors elles descendent le dimanche matin leur escalier raide, et s'asseyent pour jouir d'un rayon de soleil et voir la vie trépidante de leur race se démener autour d'elles.
- C'est tout à fait comme tu dis, sauf pour la mise au rancart: le juif est très respectueux de ses vieux parents.
Les enfants jouent sur les perrons ou dans les caves, au milieu des immondices. Des petites filles aux grands yeux noirs, aux boucles brunes ou aux épaisses nattes, le nez busqué, le teint jaune blafard, en des tabliers roses ou des petites robes rouges délavées; les plus grandes, à l'expression de petites femmes, portent ou traînent les marmots. Les garçonnets, les cheveux frisés, les sourcils se rejoignant, battent des tambours ou font claquer des fouets.
| |
| |
Tous crient, piaillent en un jargon inintelligible pour les non initiés; - mais, moi, je comprends, et pour cause... je vendais mes casseroles exactement comme eux, ma charrette rangée là le long de la rue; - ils mangent des couques de corinthes, sucent des sucres d'orge, ou se régalent de ‘vinaigrés’.
- Le soleil se fait maigre ici, continua André. Il se glisse dans une cage d'escalier, dans une cave, effleure la fenêtre d'un second étage, mais ne tombe pas franchement pour les chauffer une bonne fois, et il ne dore pas ces types Orientaux: les couleurs restent crayeuses et délavées. Rien de chaud ne se dégage de cet Orient à pustules, à l'haleine fétide, aux exhalaisons de plaies et de latrines... Cela vous serre le coeur... Qu'ils ont dû souffrir pour en être venus à cette dégénérescence pâle, bleutée, tuméfiée et écrouelleuse, et quel ressort devait avoir cette race pour être restée ainsi laborieuse et vivante à l'excès...
Le lendemain nous retournâmes à Bruxelles. Quand notre fiacre monta le long du Jardin Botanique, je me sentis si contente que je m'écriai:
- André, je ne voudrais plus vivre là-bas. Bruxelles est plus gai, et ces grosses trognes brabançonnes ont quelque chose de bon enfant,
| |
| |
de plus généreux qui me donne confiance...
Le soir, nous allâmes nous promener autour de la Grand'Place, pour reprendre possession de la ville. Ah! que j'étais heureuse...
|
|