Keetje
(1919)–Neel Doff– Auteursrecht onbekend
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- On se demande comment des êtres humains, en pleine croissance, résistent à des traitements pareils. On dirait que la société s'applique à faire des dégénérés et des gredins. Sans rien nous dire, nous allâmes souper dans un salon de lait; puis nous errâmes sur les canaux du centre. Le soir, le Oudezydsachterburgwal, canal étroit aux quais exigus, est envahi d'une nuit épaisse. Les hautes maisons branlantes et rétrécies ne sont pas éclairées: on les devine cependant astiquées comme les palais. Des ponts de bois on aperçoit les arbres tordus, qui se rejoignent presque, au-dessus de l'eau poisseuse sur laquelle les immondices flottent mollement. Une odeur de pourriture stagnante fait retenir l'haleine. Aux abords des ponts, des femmes isolées, tête nue, en large tablier clair, dévisagent les hommes d'un regard affairé. Sur un pont, des gamins et une fillette pubère se poursuivent et se tâtent goulûment. Au delà, au coin d'une ruelle, un des gamins entre en bombe dans la petite boutique de sucreries, en faisant tinter bruyamment la sonnette de la porte; il achète des crottes de sucre et, rejoignant la fille, il la fait choisir dans le cornet. Sur les quais, les réverbères espacés, enfouis dans les branches, projettent leur lueur plutôt | |
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sur l'eau, où tout miroite en des banderoles tremblotantes. Mais voici une fenêtre d'où se dégage comme une buée orange... Deuk femmes sont un peu penchées hors de la guillotine soulevée. Derrière elles, la chambre est enveloppée dans une lumière tamisée un des abat-jour orange et rouge et des rideaux unis et diaphanes. Le dos et la croupe d'une des femmes reçoivent un reflet cuivré. Sa figure juive, à la haute coiffure, est hors de la fenêtre, à l'ombre. L'autre est très jeune, très blonde, à chair molle, tout en blanc; le menton appuyé sur les deux mains, elle invite de ses yeux clairs les passants. Comme nous repassons une seconde fois, en notre curiosité éveillée, la femme blonde me toise avec défi. L'autre ne se soucie pas de moi, mais invite André d'un geste imperceptible du doigt. Trois ou quatre maisons sont éclairées ainsi, de cette lumière jaune, rouge et orange, sur le canal clair-obscur. Nous continuâmes à flâner. Nous prîmes un pont, puis une rue, et nous longeâmes le quai le plus ancien et le plus honnêtement intime d'Amsterdam. Tout d'un coup, je restai sur place. De l'autre côté du canal, au coin d'une ruelle, des gens portant des paquets entraient et sortaient d'un | |
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vaste bâtiment éclairé: le grand Mont-de-Piété de la ville, fondé en 1614. - André, regarde; c'est le premier établissement dont ma mère a appris à connaître le chemin, en le demandant aux passants, le lendemain de notre arrivée à Amsterdam. Elle m'avait prise avec elle, pour pouvoir m'y envoyer seule dans la suite, et j'y ai été souvent. Ah! le Mont-de-Piété a été notre grand refuge... les voisins nous prêtaient même des objets pour les engager; tout y est accepté; des fers à repasser, des bottes, des glaces, des cadres, tout enfin... Et voilà, cela continue... Regarde cette porte à poids qui retombe sur ceux qui entrent et sortent avec leurs pauvres paquets: elle était trop lourde pour moi, et un passant m'aidait toujours à la pousser... Elle retombe et retombe... Les hommes glissent dans la poche de leur pantalon l'argent du gage et tiennent la main dessus; les femmes lèvent leur jupe et le mettent dans une poche de bonne femme. ‘Voilà un homme qui attend, il n'a sans doute pas de travail. Son allure est soignée C'est samedi soir, le jour où l'homme, la paye en poche sort avec sa femme pour faire les emplettes de la semaine. Il a l'habitude de lui offrir une tasse de chocolat dans un salon de lait, et, pendant que lui ira prendre une goutte, elle attendra à la porte: les femmes de cette classe n'entrent | |
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pas dans les cabarets. Comme il n'a pas sa paye, ils ont porté quelque chose au clou pour pouvoir faire les emplettes quand même. Les enfants, que l'aînée garde à la maison, attendent pour avoir leur part des harengs saurs ou des anguilles fumées qu'on achète ce jour-là. ‘Je n'ai qu'à voir leur silhouette pour connaître leurs moeurs: ici, les moeurs des prolétaires changent avec le quartier, car ils sont la plupart du temps, de père en fils, d'un quartier, et cela leur donne un caractère spécial. Nous rentrâmes nous coucher. Nous avions deux lits; mais André, bouleversé par tout ce que je lui avais raconté, vint dans le mien et me tint une bonne partie de la nuit dans ses bras. Mais je ne pus dormir, le Mont de Piété me hantait... Je revoyais ma mère... ses ors, son manteau, son châle...
Tous les ans, au printemps, ma mère devenait triste et inquiète. C'était alors qu'il fallait renouveler, au Mont-de-Piété, les reconnaissances de ‘ses ors’, de son manteau et de son châle, engagés dans sa ville natale depuis les premières années de son mariage. Quand elle n'avait pas l'argent, elle l'empruntait, ou nous faisait jeûner, ou portait nos vêtements au clou; mais l'argent pour ces renouvellements, il le lui fallait, et, tout enfiévrée, elle | |
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nous décrivait pour la centième fois ses boucles d'oreilles et sa broche. - Aux crochets, il y a un petit coeur; les pendants, sur un fond de filigrane, ont d'abord trois petits serpentins en or brillant, puis une feuille de trèfle avec trois têtes de clou autour, et, pour finir, cinq rayons formant demi-étoile. La broche est en zigzags de filigrane, avec une grande feuille au milieu, entourée de têtes de clou et de rayons qui s'étalent, et trois petits coeurs comme pendants. Quand j'étais jeune fille, j'ai épargné durant des années pour les avoir, et, comme je n'arrivais pas à compléter la somme, je suis allée chez le bijoutier, et je lui ai proposé d'ajouter un col et un mouchoir en dentelle; il accepta... ‘Mon manteau en gros drap brun est à trois collets, et le châle en cachemire blanc a des arabesques roses et vertes: c'est un demi-châle, mais cela ne se voit pas quand on le porte. ‘Voilà vingt ans qu'ils sont au Mont-de-Piété: Dieu sait si je les reverrai jamais!’ Et de grosses larmes coulaient sur son joli visage. - Enfin j'ai renouvelé encore une fois: on ne pourra les vendre d'ici un an. Depuis que nous, les enfants, étions au monde, nous avions entendu ces plaintes à chaque printemps. Pour ma part, quand je me | |
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rêvais Fleur-de-Marie, reconnue par le prince Rodolphe, c'était toujours parée des bijoux et du châle de ma mère...
Mina, qui avait mal tourné, rentra un soir la tête en feu, les yeux brillants, et toute la figure épanouie de joie et de surprise. En s'approchant de la table, elle vit le dessin des ors, qu'une fois de plus ma mère nous avait tracé. - Vous avez encore passé la soirée à vous griser de cela?... Et regardant ma mère, sa figure prit une expression de pitié, comme je la croyais incapable d'en avoir. Elle alla vers elle, lui murmura quelque chose à l'oreille, et lui remit un papier qu'elle tenait serré dans sa main. Ma mère couvrit Mina de baisers. Nous passâmes trois jours dans une attente fébrile. Alors les paquets arrivèrent. Ma mère ne parvenait pas à défaire la ficelle; nous la coupâmes, et, dans la ouate jaunie, les ors apparurent... Ma mère les prit du bout des doigts, les palpa, les retourna; ses yeux clignotèrent précipitamment; puis, levant les ors, elle nous les montra. Ah! les horreurs!... d'affreux pendants de dix centimètres de long; la broche, grande comme la paume de la main; en filigrane tout noirci, d'où se détachaient les dessins en or | |
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rouge, minces comme une pelure. Seules, les femmes des forains portaient ces monstruosités... - Mais que c'est laid! m'exclamai-je; et le manteau, voyons! Nous défîmes le paquet. Un lourd vêtement d'étoffe grossière, à trois pèlerines superposées, en sortit... Il passa de main en main et nous tous, les jeunes, ne trouvâmes pas assez de termes pour le dénigrer. Et le châle!... une pauvre loque, comme la mendiante de l'église en avait un, noué autour de sa taille. Mon père, en manches de chemise, les bras croisés, laissait errer ses regards de nous à notre mère: elle était toute confuse et maniait ses objets avec déférence. - Cato, laisse-les dire, tes ors sont très beaux; ils sont aussi beaux qu'à l'époque où tu les achetas et où tu les portais le dimanche pour nous promener... Il n'y en avait pas deux comme toi dans toute la ville, Cato, quand tu portais ta robe bleu ciel sur ta crinoline, ton châle blanc à dessins perses, et ton bonnet brabançon en dentelle et à fleurs blanches sur tes bandeaux bruns ondulés... On ne voyait que le bout de tes oreilles avec les pendants qui te frôlaient les épaules... Tu étais si jolie, Cato, que, lorsque tu sortais, aucune femme de gendarme | |
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n'était visible, elles s'étaient toutes cachées, de jalousie... Mets tes pendants, Cato, et ton châle, que je te revoie... - Non, non, fit-elle, timide: demain je serai habillée. - Non, Cato, mets-les: je veux te revoir jolie, comme tu l'étais alors. Elle accrocha, de ses doigts agités, les boucles, s'entoura du châle, y attacha la broche et se posa devant mon père. Il la regarda: sa figure se contracta dans une affreuse grimace, pour ne pas rire; mais c'était plus fort que lui, il éclata d'un rire crispé... puis il prit ma mère à bras le corps, l'assit sur ses genoux et, à eux deux, ils pleurèrent. Etaient-ils assez grotesques, ces deux vieux!... C'était ça, les belles choses de leur jeune temps, dont on avait entretenu nos soirées sans pain et sans lumière. Ces objets ridicules, c'était ça qui faisait leur joie et leur orgueil! Attifés ainsi, ils avaient pu se croire beaux et s'aimer! Ah! non! Comme notre temps était plus chic, plus commode, et comme tout était mieux!... il n'y avait même pas de lampe à pétrole, ni de planches à frotter le linge; il fallait s'éclairer d'une lampe morveuse, qui avait donné à ma mère ses clignotements d'yeux, et s'écorcher les doigts à lessiver à la | |
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main... Et c'est parce que ce temps-là n'existe plus qu'ils pleurent... Puis ces gens à cheveux blancs et à rides, avaient-ils seulement été jeunes?... On dit que je ressemble à ma mère: il n'est cependant pas possible qu'elle ait eu une tête comme moi et qu'il m'en viendrait une comme la sienne... Mina et moi, nous nous regardions; nos haussements d'épaules s'accordaient à les trouver grotesques: ‘du reste, est-ce que des vieux devraient pleurer et s'embrasser ainsi?...’ Les regards de Mina étaient durs, les miens devaient l'être aussi; mais tous les petits pleuraient autour des parents. |
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