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[XXX]
- Tu évoques ces scènes, Keetje, comme si tu y étais encore.
- Je ne suis pas pour rien une détraquée: j'ai revécu tout cela chaque jour de ma vie. Tous nos jolis enfants se sont étiolés dans ce repaire, pendant les trois années que nous y avons vécu, comme s'y étiolent encore ceux-là.
Nous allâmes déjeuner au Rokin, dans un des plus grands restaurants.
Grand Dieu, quelle monstruosité dans ces antithèses!... J'étais honteuse de manger ces mets raffinés et de boire ces vins de choix, car André savait choisir; moi, je suis restée toujours inhabile à composer un menu.
Il me fit comprendre l'ineptie de ce sentiment.
- Mon père a travaillé cinquante ans pour gagner quelques centaines de mille francs; d'une modeste fortune acquise ainsi, on peut jouir. La vie n'est pas faite que d'une croûte de pain, et ce n'est pas parce que j'achète de temps en temps une petite étude de tableau ou que je mange un homard, - il est excellent, ce crus- | |
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tacé, on le mangerait rien que pour la couleur, c'est comme si on absorbait de la joie et de la lumière, - que la plus grande partie de l'humanité n'en a pas. Non, ces questions sont plus complexes que cela... C'est en luttant, en faisant toucher du doigt les iniquités qu'on aboutira. Avec quelques camarades et plusieurs sociologues amis, nous allons fonder un groupe d'avant-garde, qui s'occupera des questions sociales, de l'éducation du peuple. Nous fonderons un journal... j'y donnerai une large place à l'art. Ma mère dit que cela me tiendra lieu de danseuse, mais je ne l'envisage pas ainsi; elle n'y voit qu'un moyen de m'éloigner de la femme.
- Mais alors, si elle sait jamais, elle va me saper...
- Eh bien, je lui dirai que tu fais partie de ma vie.
Et son adorable regard fouillait le mien, pour bien y incruster la confiance que je devais avoir: Je me sentais prète à payer des regards semblables de n'importe quelle torture, car je pressentais que, lorsque sa mère saurait, notre bonheur serait entamé.
Avant de rentrer à l'hôtel, nous reposer, j'entraînai encore André dans une ruelle de Nieuwendyck et je lui montrai une impasse d'où sortait une odeur infecte. Une femme à l'entré
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racolait; elle nous regardait ébahie, mais dut me prendre pour une dame de charité, comme il m'était encore arrivé à cause sans doute de ma mise sobre et de mes bandeaux sous la petite capote. Je montrai du doigt tendu à André la première maisonnette à droite: la femme s'effaça, croyant que nous allions entrer... Oh! cette puanteur!... Quelle réminiscence!
J'avais alors douze ans. La fièvre intermittente m'avait tellement ravagée que le docteur, à bout de quinine, déclara que le changement d'air seul pouvait me sauver. Mes parents décidèrent que j'irais passer quelques jours à Haarlem, chez une de mes tantes; l'on jugea que j'étais assez grande pour voyager seule.
Nous choisîmes, pour le départ, le jour où je ne devais pas avoir la fièvre. Ma mère lava mes vêtements, elle me donna quelques ‘dubbeltjes’, et je m'en allai prendre le coche d'eau, hors de la porte de Haarlem.
La barque était halée par deux hommes. Il faisait encore très froid, bien que les vaches fussent déjà dans les prairies et que les moutons, avec leurs brebis, y jouassent en gambadant. Je descendis dans la cabine et m'amusai fort à voir, par les fenêtres, l'eau clapoter à la hauteur de ma figure.
A Haarlem, mon grand cousin, qui bégayait
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un peu, m'attendait et m'annonça tout de suite une bonne nouvelle; il m'emmènerait le soir même à Hillegom, où il était embauché pour la cueillette des fleurs.
- Tu ne vois jamais de fleurs, n'est-ce pas?... Eh bien, tu vas pouvoir te rassasier.
- Oh! si, jé vois des fleurs sur la Haute-Digue, dans l'herbe.
- Ah! ces fleurs-là ne ressemblent pas à celles que je vais te montrer...
La tante me reçut très bien. Nous dînâmes de pommes de terre et de riz bouillis ensemble, auxquels elle avait mêlé une assiettée de graillons; c'était chaud et bon. Du reste, ma tante avait, dans la famille, la réputation ‘d'être sur son bec’ et de faire coûte que coûte bonne chère. Je trouvais, moi, que c'était sa manière de préparer qui était bonne: les mêmes pommes de terre, bouillies par ma tante, étaient comme des jaunes d'oeuf, et, chez nous, comme du savon.
Vers le soir, une charrette attelée de deux chiens, que conduisait un paysan, vint nous prendre. Mon cousin m'assit au milieu des paniers vides, m'entoura de sacs, et nous partîmes.
Le temps s'était attiédi. Il fit bientôt nuit, le chemin me parut long dans l'obscurité, mais, de temps à autre, m'arrivaient des bouffées de
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parfums si délicieux, que je sortais la tête de dessous les sacs, et, ouvrant la bouche toute large, j'aspirais goulûment cet air qui me remplissait d'aise et de bien-être. Bientôt je me mis à chanter des psaumes et les lieder de l'école.
- Hé! hé! la petite cousine, tu te réveilles, tu n'es plus malade.
- Chante encore, soeurette, disait l'homme, chante encore...
Je m'égosillais, débordante d'allégresse.
Au village, la charrette prit des sentiers, traversa des petits ponts, alla à droite, à gauche, puis encore à gauche, et s'arrêta devant une petite maison. Mon cousin me fit sauter à terre et nous entrâmes.
La chambre où il m'introduisit était peinte en bleu Delft; des nattes couvraient le plancher; au milieu, une grande toile à voile jaune, à bord orange. Sur la table, contre la fenêtre, le souper était servi: des tartines au fromage d'Edam et du café. Une paysanne, à bonnet de tulle blanc aux ailes relevées, et à multiples jupons, chaussée de mules, nous reçut.
- Ah! c'est la soeurette malade... Eh bien, elle peut être vue: on ne dirait pas qu'elle a les fièvres...
- Le parfum l'a galvanisée: elle a chanté, le long de la route, comme un rossignol.
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- Allons, soeurette, mange et bois, et puis le dodo...
Je fus très agréablement surprise d'être traitée avec cette bonté.
- Et où vas-tu faire coucher la soeurette? demanda l'homme.
- Elle dormira bien avec moi, répondit mon cousin, il ne faut pas vous déranger: je sais que vous n'avez pas de lit.
Le cousin et moi nous grimpâmes par l'échelle au grenier, où de la paille fraîche était étendue, et, après m'avoir fait ôter mes souliers et mes vêtements de dessus, il me couvrit bien de l'unique couverture. Alors il souffla la chandelle, enleva sa veste et ses chaussures, et se coucha.
Jamais je n'avais été aussi heureuse que depuis ce matin. Je voyais la lune et les étoiles par la lucarne du toit; le parfum entrait par les fissures; j'éprouvais une telle sensation de gratitude que j'aurais voulu faire une bonne action, et moi, qui ne priais jamais, je me mis à genoux et je récitai d'une voix fervente: ‘Notre Père qui êtes aux cieux’ et ‘Je vous salue, Marie, pleine de grâces’; puis, j'inhalai le parfum qui me fit presque divaguer.
Alors je réfléchis que Keesje et Klaasje étaient dans notre impasse, près de l'égout et à côté du tonneau qui servait de chaise percée... puis que
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j'aurais la fièvre demain et que je ne pourrais pas aller voir les fleurs... et je commençai à pleurer. Mon cousin se réveilla et me demanda:
- Qu'as-tu, soeurette?
Je le lui dis.
- Oh! soeurette, bégaya-t-il, tu les verras les fleurs: je te porterai, entourée de la couverture, le long des champs.
Il me prit dans ses bras, et nous nous endormîmes.
Quand je me réveillai le lendemain, mon cousin était parti. Il y avait de l'eau dans un petit bassin, un essuie-main et un peigne à côté; je me lavai aussi soigneusement que je pus, et je descendis.
La paysanne etait seule: elle me fit déjeuner. Mon cousin entra pour son second petit déjeuner, puis il m'emmena.
En contournant la maison, ce fut un éblouissement. Je me mis à courir en criant:
- Des pissenlits! des pissenlits!...
Mon cousin et le paysan se tordaient. Arrivée près des fleurs, je vis que ce n'étaient pas des pissenlits.
- Ce sont des narcisses, soeurette.
- Mais il y en a tant! tant! m'écriai-je; tout un champ et encore et encore..., fis-je en me retournant.
Mais je m'arrêtai, comme prise de vertige.
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- Et là! Et là!
Devant moi s'étendait un champ de fleurs bleu-violet, dont se dégageait le parfum qui me grisait depuis la veille; à côté, un autre carré énorme avec les mêmes fleurs, mais roses, puis encore un lilas, puis d'autres blanches et encore des champs couleur chair et couleur pourpre...
Je courus par les rigoles, éperdue d'admiration.
Soudain je m'arrêtai: un champ de tulipes rouge fauve se déployait devant moi à perte de vue, un deuxième de tulipes panachées rouge et jaune, là des blanches bordées de rouge groseille, et, à droite et à gauche, et devant et derrière, partout des champs de tulipes, de jacinthes et de narcisses...
Le paysan m'avait suivie, tout amusé de ma joie; je me jetai dans ses bras en sanglotant.
- Je ne veux pas la fièvre, car alors je ne pourrais plus voir les fleurs.
- La, la, soeurette, tu n'auras pas la fièvre.
Il était déjà dix heures, et la fièvre ne montait pas.
Mon cousin et l'homme s'occupèrent de nettoyer les carrés de jacinthes: ils enlevèrent beaucoup de fleurettes des cônes, parce qu'elles s'étouffaient l'une l'autre, et les jetèrent en tas.
Ah! que c'était donc beau! tout un grand tas
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de fleurettes bleues, presque noires, puis un monceau de rouges, et d'autres tas mauves, et d'autres tas et encore d'autres...
Ma mère nous avait raconté que, dans son pays de Liège, on effeuillait des fleurs sur le chemin de la procession, pour faire honneur à la Vierge. ‘S'ils avaient quelques brouettes de ces fleurs détachées de leurs tiges, quel admirable chemin parfumé ils pourraient faire à la mère de Dieu’...
Je voulais aider mon cousin, mais la senteur était si pénétrante que j'en devins toute pâle.
- Laisse cela, soeurette, n'en prends que le bon.
La fièvre ne venait pas: en rentrant à midi, la paysanne se récria sur ma jolie mine.
L'enchantement dura quatre jours. Un grand matin, le paysan chargea sa charrette à chiens de paniers de tulipes, de jacinthes et de narcisses pour le marché de la ville. Il m'assit sur des sacs entre les paniers, et nous partîmes pour Haarlem.
A l'arrivée, il retira d'un des paniers un bouquet de quelques tulipes, que j'avais spécialement admirées.
- Voilà, soeurette, pour toi...
C'étaient trois énormes fleurs doubles, panachées violet pourpre et blanc: elles m'en avaient imposé, je les trouvais sévères; on les
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nommait le ‘Vainqueur’; puis trois blanc ivoire, veinées de rose mauve, qu'on appelait ‘Voile de mariée’.
Ma tante me conduisit directement au coche d'eau et j'arrivai à Amsterdam avant midi. En débarquant, j'eus la sensation de laisser derrière moi un trésor, qui m'avait un moment appartenu et qu'on me ravissait à jamais. Qu'était le château de la Belle au bois dormant, qu'était l'équipage de Cendrillon auprès de ces champs pourpres, rouges, lilas, or et vermeil!... On ne parlait pas de parfum dans ces contes. Existait-il un bonheur sans parfum? Depuis que j'avais été imprégnée de cet arome, que nuit et jour j'en avais été escortée dans tous mes faits et gestes, je le voulais ardemment, je haletais après lui, et je me disais que, sans lui, je n'allais plus rien aimer... Ah! j'allais cependant revoir Keesje et Klaasje et pouvoir mettre des papillotes à Naatje, et leur raconter la fantasmagorie dont j'avais vécu quatre jours.
‘Le Vainqueur! le Vainqueur!... Et Dirk aurait-il encore sa dent qui ballotte... Voile de mariée... tu vois, Naatje, c'est le Voile de mariée... Je porterai mon bouquet devant moi, pour qu'ils le voient tout de suite... Demain c'est dimanche, il faudra payer le loyer...’
Je hàtai le pas sur le Haarlemmerdyck, pour être plus vite auprès d'eux.
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Quand je pénétrai dans notre impasse, portant mon bouquet à bras tendu devant moi, la puanteur de l'égout me coupa la respiration; en entrant chez nous, l'odeur du petit tonneau me suffoqua presque... Les petits coururent vers moi, mais je les écartai, disant:
- Mère, cette puanteur!...
Je ressortis dans l'impasse, puis revins comme traquée.
- Mère! mère! cette puanteur...
- Mais tu es folle, c'est comme toujours.
Les petits s'étaient jetés sur mes fleurs; ils les déchiquetaient, hurlant et se battant pour leur possession.
Je sentis bientôt la chair de poule me couvrir; des fourmillements, précurseurs de la fièvre, me parcouraient. Bientôt, j'étais couchée, roulée en boule dans l'alcôve, le menton contre les genoux, mes mâchoires s'entrechoquant de la fièvre qui m'avait ressaisie.
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