Keetje
(1919)–Neel Doff– Auteursrecht onbekend
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- Je ne pourrais te narrer l'histoire de ses rues et de ses maisons, mais je puis te raconter comment des générations d'enfants se sont étiolés dans ses caves inondées et ses impasses empuanties, comment des générations d'adultes s'y sont rhumatisés, ont vu leurs dents tomber et leur cou se couturer, comment des générations de vieillards y sont morts impotents et hydropiques. J'ai habité presque tous les quartiers de la ville, et je connais l'odeur de ses canaux et de ses égouts. - Voyons, Keetje, tant de beauté doit aussi donner du bonheur. Ces gens qui passent ont l'air contents et heureux. - Oh! certes, qu'on doit pouvoir y trouver le bonheur, mais, moi, je ne l'ai pas connu. Depuis le matin où nous sommes entrés dans la ville par l'Amstel, jusqu'au soir où nous en sommes sortis, encore par l'Amstel, notre vie a été une calamité presque incroyable... Du reste, à mesure que nous marcherons, je te montrerai mes anciennes demeures et te dira comment nous y vivions: ce sera triste, André... A Bruxelles, j'ai constamment la nostalgie d'Amsterdam; je n'aurais pas cependant dû y revenir. Je le conduisis à la Utrechtsched wars straat et lui montrai une cave, notre première demeure. Les enfants de tout âge jouaient sur le petit per | |
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ron en contrebas de la rue; il me semblait que c'était nous et je me rappelai comment une nuit, vingt ans auparavant, l'eau avait envahi notre cave.
Hein et moi, nous étions couchés sur notre paillasse, à terre, avec deux des autres enfants. Nous nous étions mis sur le ventre, la figure enfouie dans l'oreiller. - Je vois les cercles, disait Hein. Ils avancent et reculent; ils deviennent plus grands, puis plus petits; ils sont jaunes, verts et violets; on dirait qu'il y a une lampe derrière, tant c'est clair... - Les miens, fis-je, sont rouges, bleus et orange. Ils deviennent plus larges et prennent toute la chambre; ils tournent très vite... Oh! voilà qu'ils changent: ils sont maintenant beaucoup, petits et de toute couleur; il y a des tas de petites lumières qui tournent avec eux. Ah! que c'est beau! que c'est beau!... Que vois-tu maintenant? Hein ne répondait plus, il dormait. Je me tins encore un instant la figure dans l'oreiller; mais, avec la chaleur des corps et du lit, les puces commencèrent à me harceler. Je me mis sur mon séant. Notre cave était obscure; seuls, la lucarne du poêle et le couvercle un peu relevé projetaient | |
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quelques lueurs. Posées debout sur la table, les grandes bottes de mon père semblaient deux épouvantails. Mes frères et soeurs dormaient autour de moi; Hein avait pris le petit chien dans ses bras; le chat était pelotonné contre Dirk. Les battants de l'alcôve, où dormaient mes parents avec le bébé, étaient ouverts; les reflets du poêle glissaient sur la figure de ma mère, encadrée de son bonnet de nuit; elle me parut si émaciée que j'eus peur; mais les ronflements bruyants de mon père me donnèrent confiance. Je me couchai. Cependant je m'agitais, je grelottais: il me sembla que la paillasse se mouillait. - Mère! mère! - Qu'y a-t-il? - Je crois que Dirk a fait pipi, la paillasse est mouillée; cela me brûle. - Que veux-tu que j'y fasse? recule-toi et laisse-moi tranquille. Je me recouchai: j'essayai de revoir les cercles lumineux, qui me distrayaient durant mes nuits de fièvre et d'insomnie, mais je n'y parvenais plus. Un grand malaise s'emparait de moi. Je n'osais plus ouvrir les yeux, j'entendais des frôlements et des bruissements sous les meubles. Je me recroquevillais d'épouvante. Soudain le chat bondit sur la table; lui et les bottes me semblèrent si démesurément grands | |
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que j'eus la sensation de trois bêtes malfaisantes... La paillasse se mouillait de plus en plus. Effrayée, je frappai autour de moi: ma main, qui touchait le plancher, fit rejaillir de l'eau. - Mère! mère! c'est l'eau qui monte. - Quoi, l'eau? - Oui, nous sommes dans l'eau! Tous les enfants s'étaient mis à crier; l'eau, qui jusqu'à présent n'avait fait que suinter, nous envahit tout d'un coup. Mon père se leva, et jura affreusement parce qu'il avait posé ses pieds dans l'eau. Il nous porta tous dans l'alcôve où nous nous tassâmes comme nous pûmes: Dirk aux pieds de ma mère, moi à ceux de mon père; je pris un de ses pieds dans mes bras pour me sentir en sûreté, et nous nous endormîmes. Je fus réveillée par le bruit que fit au matin mon père: le dos plié pour ne pas se cogner la tête aux poutres du plafond, il s'occupait de placer des blocs de bois et d'y poser des planches pour pouvoir circuler dans notre cave, où l'eau était montée jusqu'au-dessus de la plinthe. A notre lever, la rue était en effervescence, l'inondation avait envahi tous les sous-sols, et, bien qu'on y fût habitué, c'était partout un va- | |
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et-vient continuel, pour voir la hauteur de l'eau et comment l'on s'était garé. Ma mère, très excitée, lâcha tout: elle ne nous envoya pas à l'école et ne fit pas à dîner. Mina et moi la suivîmes dans les caves, mais bientôt elle me renvoya à la maison pour surveiller les enfants. Nous jouâmes à patauger dans l'eau. Puis Hein noua une ficelle à un bâton, y attacha un crochet fait d'une épingle à cheveux, et, installé sur une chaise, il pêcha dans l'eau bourbeuse. Dirk se traînait sur son derrière le long des planches et tenait, dans ses mains bleuies de froid, un nid avec des souris mortes que l'eau avait chassées de dessous l'armoire. Naatje hurlait dans sa chaise. Dirk trouva encore un rat à moitié mort, et, se traînant toujours le long des planches, il nous montra avec joie la bête qui respirait encore. Mais il glissa dans l'eau; je ne pus l'en retirer, il était trop lourd... Alors je partis à la recherche de ma mère, qui se dandinait de cave en cave, buvant du café partout, et ne rentra qu'à regret pour tirer Dirk de sa position. Lui et Hein commençaient à grelotter. Ma mère les mit au lit; ils se roulèrent en boule, bleus de la fièvre qui les envahissait. Je me mis à pleurer: la fièvre me tourmentait également. Ma mère me coucha à côté d'eux, nous couvrit | |
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de hardes, et, tous les trois, serrés l'un contre l'autre, nos dents s'entrechoquant, de grands frissons nous secouaient, accompagnés de grouillements, comme si des fourmis parcouraient nos veines. Ainsi nous attendîmes l'accès chaud, qui se déclara seulement l'après-midi. Nous passâmes alors lentement du bleu au rose, puis au rouge feu; nous rejetions nos couvertures; nous battions des bras autour de nous; nous nous reculions l'un de l'autre et écartions les jambes, cherchant de la fraîcheur, pendant qu'une soif intense nous desséchait... Ma mère, une chandelle dans une main pour éclairer l'alcôve obscure, de l'autre main nous donnait de l'eau à boire, afin de nous soulager. Vers le soir, la fièvre nous quitta. Nous n'étions plus que trois loques, et ma mère n'eut qu'une petite tartine de pain noir à nous donner pour refaire nos forces. Depuis lors, la fièvre intermittente nous tortura pendant des années. Notre petit chien avait disparu; nous supposions qu'il s'était sauvé... Une odeur de pourriture, de jour en jour plus intense, envahissait la cave; mes parents croyaient que des rats morts devaient se trouver dans l'un ou l'autre coin. Quand l'eau eut disparu, ils se mirent à chercher et découvrirent, noyé sous l'alcôve, le petit chien en putréfaction. |
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