Keetje
(1919)–Neel Doff– Auteursrecht onbekend
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d'un tremblement, et une pâleur me pinça la figure. Je n'avais pas compté sur l'impression qu'allait me faire cette ville où j'avais tant souffert. André vit mon émotion et me serra les mains. - Tu vas me montrer tout, cela te soulagera. Nous descendîmes au Bible Hotel: mon père y avait conduit l'omnibus. Et je revis mon père, au Haarlemmerdyck, juché, souriant, sur un omnibus, conduisant des comédiens à Haarlem: il m'avait effleurée de son fouet pour que je le visse, et m'avait crié gaîment, pendant que je trottinais à côté de la voiture: - Je reviens ce soir; il ne faut pas me porter à manger à midi, eux me donneront tout ce qu'il faut. Et il avait ri, en mettant ses chevaux au trot. C'est ça... il va traverser la campagne et alors père oublie tout... Il va longer la digue pendant deux heures, avec lecanal d'un côté et les champs de l'autre; il va plaisanter avec les hommes qui halent le coche d'eau, et dire des amabilités aux moissonneurs, comme s'il les avait toujours connus, et, quand il sentira le foin coupé, il se mettra à chanter. Une fois, mon père m'avait pris un long bout avec lui sur le siège, après en avoir demandé la permission aux comédiens, et jamais je n avais | |
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vu mon père aussi beau. Ses grands yeux bleus projetaient la joie; il avait ôté son haut chapeau et ses boucles châtaines volaient au vent, il m'appelait continuellement ‘Poe ske’, et j'avais la sensation que nous étions tous les deux petits. Au Halfweg, il m'avait confiée à un cocher qui rentrait en ville. Rien qu'à le voir sur son siège, je savais qu'il allait encore devenir petit, et je regrettais bien de n'être pas de la fête. Et en hiver... Ah! bien, père ne s'embarrasse pas pour si peu: alors, c'est la neige qui l'amuse et le rend tout frais quoique battant des pieds d'être juché là-haut, en plein froid, sans chaufferette, comme en ont les autres cochers...
Le soir, sur le Dam, je vis qu'on démolissait l'ancienne Bourse, et je racontai à André un des épisodes de mon enfance qui m'avait le plus passionné; pour le lui rendre plus clair, je lui expliquai d'abord un privilège ancien qui permettait aux enfants de la ville de jouer dans le grand hall de la Bourse, en été, les jours de kermesse. Mon père nous en racontait ainsi l'origine: - Quand Amsterdam était encore une ville en bois, un petit vagabond s'était réfugié, pour y passer la nuit, sous la Bourse, dans un réduit donnant sur le canal ‘het Damrak’. Bientôt | |
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une barque accosta près du refuge où se trouvait le petit vagabond. Les hommes qui l'occupaient discutaient entre eux comment l'ennemi pourrait le mieux s'emparer de la ville, pendant qu'elle était endormie. C'étaient des espions vendus à l'ennemi de la patrie. ‘Le petit vagabond mourait de peur d'être découvert: il retenait sa respiration et n'osait ni remuer ni se moucher bien qu'il eût un rhume de coucher ainsi dehors par tous les temps. Et les ennemis de la patrie l'auraient certes noyé ou pis, pendu peut-être: il se tenait donc coi sans bouger une nageoire. - Mais s'il avait éternué? - Il méritait la mort: il était comme un soldat devant l'ennemi, et la moindre faute est alors une trahison. Il n'éternuait donc pas, car il sentait son devoir. ‘Quand la barque, avec les espions qui ramaient, eut disparu sous les ponts dans l'Y, le petit vagabond sortit de sa cachette, courut chez le bourgmestre et lui raconta l'histoire. Bientôt toute la ville fut debout; les torches furent allumées; les tambours battirent; les bourgeois, le peuple, des enfants, et même une petite fille, qui revenait d'une fête, en robe de satin blanc brodée d'or, portant à sa ceinture, accrochés par les pattes, deux petits poulets blancs qu'elle avait gagnés à la loterie, se joignirent aux | |
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soldats, et l'on fit une ronde de nuit dans tous les coins et recoins de la ville, pour savoir s'il y avait encore des espions ou si l'ennemi avait déjà pu débarquer. ‘L'ennemi, dans l'Y, entendant les cloches sonner, les tambours battre, et voyant à la lumière des torches passer ces terribles archers en leurs beaux habits de soie, se le tint pour dit et s'éloigna sur ses navires. - Et le petit vagabond? - Le bourgmestre et les échevins lui demandèrent quelle récompense il voulait pour avoir sauvé la ville. Il répondit: ‘Je voudrais que dès à présent, et dans les temps à ve[n]ir, les enfants d'Amsterdam eussent le privilège de jouer à la Bourse tous les jours de kermesse et qu'ils pussent y faire autant de tapage qu'il leur plairait.’ Ce fut accordé, et voilà pourquoi, mes enfants, vous pouvez aller jouer dans le grand hall de la Bourse. Ainsi mon père, quand il avait pu rentrer un peu tôt et qu'il n'était pas trop fatigué, nous contait l'une ou l'autre ancienne coutume d'Amsterdam. Il fumait alors sa pipe en terre de Gouda, tenait Hein, son fils aîné, sur les genoux, et il ne voulait d'autre lumière que celle projetée par l'âtre.
J'avais dix ans, Naatje cinq. Nous faisions | |
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l'école buissonnière sur le Damrak, nous inspections les tonneaux vides dans lesquels il y avait eu du sirop et en léchions les parois avec le doigt. Je vis beaucoup de femmes et d'enfants, en habit de dimanche, se diriger vers le Dam. - Naatje, je suis sûre que la Bourse s'ouvre aujourd'hui... Nous les suivîmes. C'était ça: ils s'arrêtèrent à une des petites portes de la Bourse. Quand la porte s'ouvrit, nous montâmes l'escalier avec eux et nous nous trouvâmes dans un très grand local. Presque tous les enfants étaient accompagnés et portaient des joujoux. En rangées de quatre ou cinq, ils marchaient les uns derrière les autres, dans les galeries latérales. Les uns portaient sur un bâton des petits moulins de papier glacé, rouge, blanc et bleu, avec un pompon orange. D'autres battaient de minuscules tambours ou tournaient des crécelles, et étaient coiffés de bicornes de papier; les fillettes montraient, haut sur le poing, des poupées de bois; les garçonnets soufflaient dans des trompettes de plomb. Naatje et moi, tête nue, pas lavées, en guenilles et barbouillées de sirop, n'avions rien; nous suivions la file, essayant de parler avec les enfants ou de leur emprunter leur crécelle pour | |
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lui faire faire: ‘raaraaraa’. J'offris à une petite fille de porter un instant sa poupée, disant que j'avais oublié la mienne. Mais aucune ne voulait nous laisser toucher à ses joujoux. Après quelques tours, nous sortîmes des [j]angs; nous ne disions plus rien et regardions défiler tous ces garçons et fillettes, rayonnants de plaisir d'être là à pouvoir montrer leurs beaux joujoux. Nous ne voulions cependant pas encore quitter. Des mères donnaient à leurs enfants des tartines et des couques; d'autres les faisaient boire, dans des petites timbales, du lait qu'elles avaient apporté dans des bouteilles. Naatje devenait têtue et refusait d'avancer; moi, je me sentais fatiguée, triste... La honte me faisait maintenant tirer Naatje par le bras pour partir, mais elle se mit à pleurer et à battre des pieds. Je parvins à l'emmener, en lui promettant une crécelle pour le lundi d'après. Au Nieuwendyck, nous regardâ mes les joujoux dans les beaux magasins, mais ils ne nous disaient pas grand'chose: c'étaient des chemins de fer émaillés; des toupies grandes comme des théières; des poupées comme des enfants de trois ans, avec de vrais cheveux, et fermant horriblement les yeux; des services de table dorés. Non, on ne pouvait pas jouer avec ça: on aurait abîmé pour des florins et des florins, | |
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et père n'en gagnait que trois par semaine... Au Haarlemmerdyck, nous descendîmes sur le perron de la cave aux joujoux... Ah! là, notre âme s'ouvrit: des poupées de bois peintes, des boîtes avec des perles de toutes couleurs, des trompettes de plomb coloriées de rouge, des crécelles, des services de table en terre verte. - Ah! Naatje, regarde donc, regarde donc. Naatje restait muette, comme abrutie, montrant obstinément une crécelle et un petit moulin de papier. Dans une grande boîte étaient entassées de toutes petites poupées de bois articulées; elles ne coûtaient que deux centimes. Je me promis une de ces poupées pour le lundi suivant, car je venais de prendre la décision d'aller à la Bourse le dernier lundi de la kermesse, moi avec une poupée, et Naatje avec une crécelle... ‘Je lui ferai une longue robe: ainsi l'on ne verra pas qu'elle est si petite.’ J'avais huit jours devant moi... Quand ma mère m'envoyait faire des commissions et qu'il y avait une pièce d'un centime dans la monnaie qu'on me rendait, je le distrayais; ou, si j'en voyais traîner une sur la table ou l'armoire, je la prenais. Je les cachais sur une planchette à l'intérieur du large manteau de cheminée en bois. Il m'en fallait quatre: deux pour la crécelle, | |
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et deux pour la poupée. Jeus bientôt les deux centimes pour la poupée. Je l'habillai d'une robe à traîne faite d'une loque et d'un toquet en carton recouvert de tulle, provenant d'un bonnet de ma mère, avec une plume de poulet piquée de côté: on appelait ces toquets des ‘Tudors’. Je fis des papillotes à Naatje, je défis mes boucles naturelles avec de l'eau, et tressai mes cheveux en de multiples petites nattes, pour les avoir frisées ‘à l'anglaise’. Le lundi, avec ma chevelure en vague sur le dos, mon tablier blanc que je n'avais pas sali le dimanche, Naatje ses cheveux bruns en boucles, nous fîmes semblant d'aller à l'école; mais, une fois passé l'écluse, je sortis ma poupée de dessous mes jupes, et nous entrâmes dans la cave à joujoux acheter la crécelle. Et nous voilà parties pour la Bourse... Ah! la joie, l'orgueil, le frémissement interne qui nous remuaient en entrant dans le Hall, où cette fois nous étions comme les autres: moi, tenant de deux doigts et du pouce ma poupée sous la jupe, sa traîne étalée le long de ma main; Naatje tournant sa crécelle. On ne nous regardait plus avec méfiance, les enfants nous laissaient prendre leurs joujoux en échange des nôtres. Puis une femme nous donna un demi petit pain de corinthes, parce que nous jouions avec son moutard. Quelle sensation exquise de | |
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ne pas inspirer le dégoût, de se trouver sur un pied d'égalité, et même d'être admirés, car on admirait nos cheveux auxquels j'avais apporté tout mon art. Nous restâmes jusqu'à la fermeture de la Bourse; puis nous retournâmes par le Nieuwendyck en tenant le petit garçon chacune par une main, tandis que la mère marchait derrière nous. Au pont de Haarlem, elle nous quitta en disant que nous étions de bien gentilles enfants. Depuis cette époque, j'avais toujours des pièces d'un centime sur ma planchette; mais ce n'était pas pour des joujoux seulement: c'était aussi pour renouveler les couvertures de mes livres d'école qu'il fallait souvent changer. Ma mère ne pouvait pas toujours me donner le centime que coûtaient ces feuilles de papier, et, alors, le maître me pinçait les oreilles et me frappait de sa règle sur le bout des doigts que je devais lui présenter levés. |
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