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[XXXIII]
André m'avait toujours parlé de sa mère comme d'une femme de haute culture et d'une grande charité. Un après-midi d'hiver, que nous nous étions attardés à la campagne, il voulut dîner avec moi au restaurant.
- Mais je dois rentrer à la maison pour prévenir ma mère et causer un instant avec elle: elle se plaint que je la laisse trop seule... Attends-moi dans l'aubette du tramway, il y fait chaud.
Au bout d'une demi-heure, André n'était pas revenu, et des hommes commençaient à tourner autour de moi. Je m'en allai et longeai lentement le trottoir de sa rue, quand je vis un homme, qui marchait devant moi, battre l'air de ses bras et tomber tout de son long dans la neige. Je courus vers lui et me penchai pour l'aider, mais je n'avais pas assez de force et j'étais seule dans la rue en pente raide. Deux
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domestiques sortirent d'une maison, je les appelai. Ils soulevèrent l'homme.
- Qu'allons-nous faire? Il n'y a pas de pharmacie dans le voisinage.
- Sonnez à cette porte, dis-je, en désignant la maison d'André; on vous aidera.
Ils sonnèrent. La femme de chambre ouvrit. L'homme revenait à lui.
- Qu'avez-vous? demandai-je.
- Faim.
La femme de chambre courut à la salle à manger. Une grosse dame, rouge de figure et à cheveux gris, en sortit posément, alla vers l'escalier des sous-sols, et cria d'une voix perçante et tranquille, avec un fort accent wallon:
- Philomène, montez donc une assiette de soupe: un homme est tombé de faim dans la rue, et on le porte ici. En voilà une idée... grommela-t-elle.
Puis elle rentra aussi posément dans la chambre.
La servante accourut avec une assiette de soupe, elle était affolée:
- Pauv' homme, va. Pauv' homme!...
André vint. Il tâta le pouls de l'homme, lui donna quelque argent et demanda son adresse. L'homme s'en alla, le cou rentré dans les épaules. La porte se referma, et je me remis à
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arpenter la rue en attendant qu'André pût se libérer.
Je m'étais figuré sa mère, grande et mince, habillée de noir et de violet, parlant d'une voix grave, et l'accent aussi pur que son fils... ‘Ça, une dame de haute culture! et charitable!... On n'a pas une voix aussi insipide quand on a une haute culture, ni un dos aussi antipathique quand on est charitable, et l'on marche plus vite, et l'on vient voir, et, si l'on a peur de s'enrhumer, on laisse au moins la porte de la chambre ouverte pour avoir des nouvelles... rien de tout cela...’ Elle avait l'air peu soigné, et les talons de ses souliers étaient trop étroits pour une vieille dame. ‘Je ne pourrais pas l'aimer. Je suis bien contente de ne pas la connaître, car je ne pourrais cacher l'antipathie qu'elle m'inspire, et André qui ne la voit pas ainsi... ce serait le blesser et lui faire une grande peine.’
André me rejoignit.
- Va donc voir demain pour cet homme.
- J'irai... Il faut m'excuser d'avoir fait sonner chez toi, je ne savais où m'adresser.
- Mais tu as bien fait.
- C'était ta mère, cette vieille dame fraîche et grise?
- Oui.
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- Elle n'est pas venue jusqu'à la porte pour ce malheureux.
Il ne répondit pas.
Notre dîner ne fut pas rempli de causeries, comme d'habitude. Je pensais continuellement à l'allure de cette vieille dame repue, et me demandais comment cette volaille de basse-cour avait pu mettre au monde la créature de race qu'était son fils.
Le père d'André, qui était ingénieur, voyageait beaucoup. Je sentais toujours au langage d'André quand son père était à la maison: alors il tapait sur les femmes à tour de bras.
- Il est évident, lui dis-je un jour, que tes parents me minent.
- Ils ne connaissent pas notre liaison, mais ils s'en doutent.
- Eh bien, dis-leur qu'ils peuvent être tranquilles, que je ne te ferai jamais faire des bêtises, même pas celle de m'épouser. Je suis bien trop heureuse, maintenant que tu penses ne rien me devoir et que tu te crois libre...
- Me crois libre... mais je le suis, libre...
- Oui, même de me torturer... Quand je suis gaie, je ne pense pas qu'il y a des gens qui souffrent; si je suis triste, je suis un être mécontent et ingrat envers le sort; tu oublies que le sort a été bien plus aimable pour toi... Pour
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ce qui est d'aimer, j'aime certes plus que toî, mais tu me gênes dans mes expansions, avec tes théories.
- Allons, tu as raison, je suis absurde... Je vais parler à ma mère.
Le soir même, il vint me dire que sa mère m'invitait à déjeuner pour le lendemain.
- Je lui ai dit que, puisqu'ils n'admettaient pas le mariage, j'avais contracté une union libre depuis quelques années; que, si je ne lui en avais pas parlé, c'est que je connaissais leurs préventions contre la femme, mais qu'il n'y avait rien à faire, que tu étais ma compagne pour la vie, que je pensais qu'elle nous devait de ne pas te méconnaître. Elle m'a répondu que, puisqu'il n'y avait rien à faire, elle s'inclinait, mais qu'il valait mieux ne pas encore en parler à mon père.
- Mon Dieu, André, avec leurs préjugés... puis, si j'allais ne pas lui plaire... maintenant personne ne s'occupe de nous.
- Voilà, jamais contente... mon père a raison, vous êtes toutes impossibles.
- Mais je ne t'ai rien demandé.
Je n'étais pas pressée du tout de faire la connaissance de sa mère. Sa silhouette de bourgeoise bornée et sèche m'était restée dans les yeux, et je craignais qu'elle n'eût consenti à me recevoir que pour chercher mes tares et les in- | |
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diquer à André... et elle devait surtout croire me faire un grand honneur... ‘Elle va me regarder comme une personne qui a l'habitude de marcher sur la tête... elle attendra avec impatience la gaffe, mais elle sera indulgente...’
Dès le matin, j'avais une angoisse et une vibration interne qui me faisaient à chaque instant m'étreindre la poitrine en un gros soupir. Je m'habillai comme d'habitude d'une robe de coton bleu très sobre, d'une petite capote de paille bleue garnie de choux de velours, et de gants de Suède. Je pris le tramway et, juste devant la rue d'André, un jeune homme, en sautant avant l'arrêt, fut lancé contre le réverbère et rejeté sous la voiture. Les chevaux arrêtés, on le retira et on l'emporta, couvert de boue et de sang. Je montai la rue en chancelant et sonnai chez André, à moitié évanouie. En entrant au salon, je me mis à trembler et à pleurer.
- Un jeune homme est tombé sous le tramway, haletais-je, un jeune homme comme André.
- Calmez-vous... Vous connaissiez ce jeune homme?
- Non... On l'a emporté, plein de boue et de sang.
- Je croyais que vous le connaissiez, pour être aussi émotionnée... Il ne faut pas vous
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mettre dans des états semblables pour des inconnus.
André entra.
- Qu'y a-t-il?
- Mademoiselle est dans cet état d'avoir vu un jeune homme tomber sous le tramway. Il ne faut pas être aussi impressionnable, voyons... Allons déjeuner, cela vous remettra...
Mon Dieu! cette voix claire et froide... et cet accent ne la quitte donc jamais... Et André qui a la voix la plus prenante, la plus chaude et aristocratique que je connaisse... de qui la tient-il?... car son plus grand charme est sa voix et ce qu'il y met.
- C'est à la fortune du pot. Mettez-vous, vous n'aimez pas les cérémonies, n'est-ce pas?
Comme je ne répondais point, elle répéta:
- Vous n'aimez pas les cérémonies, n'est-ce pas?
- C'est comme vous voulez, fis-je.
La fortune du pot était: de grosses crevettes qu'on mangeait avec de délicieuses petites tartines fortement beurrées; du saumon sauce hollandaise et des pommes de terre nouvelles; une croûte aux champignons et un poulet avec de la salade; un fromage à la crème, puis un monceau de petits gâteaux. Trois vins, du Marco Bruner, du Pontet-Canet, et un Bourgogne presque orange, tant il était vieux. Le
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café était servi dans des tasses premier empire, blanches à fleurs d'or. Les nappes et les serviettes, ainsi que la vaisselle, étaient très communes: je ne comprenais pas...
Nous ne causâmes guère, nous étions tous guindés. Sa mère et moi, nous nous méfiions l'une de l'autre.
En me reconduisant, André me dit que lui avait acheté, dans une vente, ce vieux service et les quelques meubles anciens qui garnissaient leur maison.
- Ma mère n'est pas sensible aux belles choses.
- Mais bien aux bonnes... quel exquis déjeuner, et quel cordon bleu vous devez avoir... nous n'avons jamais dîné comme cela au restaurant. Pourquoi dit-elle ‘à la fortune du pot’?
- Ma mère aime la table: nous mangeons tous les jours ainsi, c'est une habitude de notre pays wallon.
- Fichtre, je comprends que tu ne veuilles jamais déjeuner chez moi; moi, qui ne suis guère sortie de mes choux et d'un morceau de viande...
André me dit le soir:
- Ma mère ne veut pas croire que tu es toujours aussi simplement mise, elle est persuadée que tu as fait une toilette de circonstance:
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puis elle a la sensation que tu ne l'aimes pas.
- Enfin, elle a déjà pensé que j'ai joué la comédie de la simplicité, pour faire croire que je ne te ruinerais pas.
- Elle croit cependant que tu attaches une grande importance à la beauté, et tes ongles en amande l'ont étonnée. Je lui ai dit que le tub jouait un grand rôle dans ta vie.
- Et elle ne t'a pas répondu par la réflexion des de Goncourt?
- Si... Comment sais-tu cela?
- Parce qu'elle est de la même époque, et cette génération ne s'est jamais habituée aux grandes eaux. Il est bien dommage que je n'aie pas de chambre de bain: ce serait, je t'assure, la chambre que j'occuperais le plus. Quelle mentalité étrange avait la génération de nos parents... croire que l'habitude du tub a pu donner aux femmes une tendance à se dévêtir trop facilement!
- Ma mère raconte qu'en pension elle se baignait en chemise.
- Mais, pour s'essuyer, il fallait cependant bien qu'elle l'ôtât... Enfin, ta mère a cité cette réflexion des de Goncourt quand il s'agissait de moi. - Elle est bien tombée: je ne connais pas le corps de Naatje ni elle le mien... Je n'aime pas les impudeurs, mais que dirais-tu si je
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restais toujours couverte d'une manière quelconque?
- Ah! zut! non! j'aime trop ta charpente flexible.
- Tu ne dis pas: ta chair... le fait est que je ne dois pas en avoir dix kilos sur tout le corps. Je mange de la soupe pour engraisser, mais ça ne prend pas.
- Engraisser... ce serait dommage. Du reste, il n'y a pas de danger, un paquet de nerfs comme toi! Enfin, ma mère et toi, vous ne vous emboîserez jamais, je le sens.
Et c'était vrai, nous ne nous sommes jamais emboîtées. Les parents d'André ne tapaient ainsi sur les femmes que pour garder leur fils pour eux ou lui donner une femme de leur choix. Sa mère recevait des jeunes filles d'une laideur accomplie et incolores à souhait.
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