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[XXIII]
Eitel était officier de réserve dans son pays; il devait rentrer pour faire un service de deux mois. Il ne put me laisser aucun argent; il m'abandonna sa garde-robe, très usagee, mais sans une tache, sans un faux pli; au lieu de la passer à mes frères, je la vendis pièce par pièce et en fis un bon prix.
Je fus cependant très gênée cet été là: les peintres travaillent plus à la campagne qu'à l'atelier, et je ne pouvais rien donner à la maison. Le passé n'existait plus pour moi; aussi, quand un riche sculpteur, qui avait bien quarante ans, m'offrit deux mois de plaisir et de luxe, je lui répondis que je ne l'aimais pas, et je
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me demandai ce que ‘ce vieux’ pensait de moi..,
Eitel m'écrivit bientôt que son père avait remplacé sa garde-robe et lui avait remis une somme d'argent, que nous allions faire un petit voyage. Il m'envoya cent francs, me disant de le rejoindre à Cologne.
- Naatje, grand Dieu! je vais faire un voyage! Je vais pouvoir aller en chemin de fer pour mon plaisir! je voyagerai en seconde! Tu comprends, je ne peux pas descendre d'une troisième, quand lui, avec son allure de prince, m'attendra à la gare.
Ce fut, pendant quatre jours, une fièvre. Je battais, brossais, et repassais les robes qu'il me fallait emporter. Je m'achetai des gants frais, une voilette de gaze: je mis des faveurs bleues dans mes chemises, des noeuds bleus à mes pantalons. Je refrisai la plume d'un chapeau. Comme il me fallait prendre le train à six heures du matin et que la gare était à l'autre bout de la ville, je fis coucher Naatje avec moi; la femme de journée devait passer la nuit dans mon fauteuil, mais elle préféra s'allonger par terre. Je ne fermai pas l'oeil, et, à quatre heures, nous étions debout. Je m'habillai, grelottant d'émotion, et ne pus prendre qu'une tasse de thé.
J'avais une toilette exquise. Une jupe à
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grande tournure, en drap de dame écossais bleu marine et brun, avec des paniers bouffants sur les hanches, et très drapée derrière; sur le devant, depuis la taille jusqu'au bas de la jupe, des noeuds de velours brun; elle était plus courte derrière que devant. Le corsage à petites basques, en cachemire des Indes brun uni, froncé sur les épaules et au cou, les plis ramenés dans la taille, des petites manches très collantes dépassant à peine les coudes; une ceinture en ruban Régence brun, à boucle dorée, enserrait ma taille de quarante-huit centimètres; l'étroit col droit, fermé par une broche de pierre jaspée brune, laissait émerger mon long cou. Une petite capote, en paille de riz mordoré, très échancrée derrière, découvrait mon gros chignon blond à reflets fauves; la passe devant se relevait en une pointe, pincée; l'intérieur était garni d'une dentelle brune plissée; sur le côté gauche de la calotte, une grande cocarde de noeuds de velours brun montée en aile d'oiseau; des petites brides nouées de côté sous le menton encadraient ma figure à bande aux blonds ondulés. Aux pieds, des bas de fil brun à coins à jour et des souliers vernis. De longs gants de Suède et une ombrelle de soie, à reflets bruns et bleus, achevaient cette mise très à la mode de l'époque, et à laquelle j'avais donné ce cachet personnel
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qui marque les toilettes que l'on fait soi-même.
Deux jeunes gens, un jour, ont caractérisé en trois mots mon allure. Passant à côté de moi, ils murmurèrent: ‘Petit cheval anglais...’
A cinq heures, la voiture était là, et, accompagnée de Naatje, je me rendis à la gare. J'eus à attendre trois quarts d'heure. Enfin je montai en wagon; moitié riant, moitié pleurant, je disais à Naatje:
- Je vais voir le Rhin; les Allemands parlent aussi de leur Dôme... Je vais voir tout cela! figure-toi! figure-toi!
Quand le train se mit en marche, j'eus une secousse, par tout le corps, qui me coupa la respiration. Je criai encore des tas de choses à Naatje, par la portière.
Son regard me surprenait. Jusqu'alors je n'avais jamais songé qu'elle grandissait et aurait pu être jalouse. Elle avait tellement vécu dans mon ombre, je m'étais tant démenée pour leur procurer du pain, que je croyais que le reste m'était dû et qu'elle surtout, qui en profitait si largement, devait trouver tout simple que moi, Keetje, dont elle finissait les robes et les gants, j'eusse tout cela... Cependant son regard, ce jour-là, me fut une révélation.
Je passai le voyage à regarder par les fenêtres du wagon. Chez les peintres, j'entendais presque toujours deviser sur la figure. J'allais
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donc plus vers les tableaux de genre et le portrait. Dans mes rares excursions à la campagne j'avais surtout été frappée par le parfum, la pureté et la largeur de l'air que j'y respirais, et par les fleurs des champs. Mais, pour le paysage, il ne me disait grand'chose...
Et voilà que tout d'un coup, par les portières de mon wagon, le paysage se dévoila à moi en ses nuances changeantes: le ciel, les nuages et la rosée qui perlait aux brins d'herbe, les bêtes dans les prairies, les moulins, les paysans au labour, me saisirent et m'émurent en une joie, un bien-être que je n'avais jamais ressentis. ‘Peut-être, me disais-je, est-ce spécialement beau par ici?’ Et je me tournai vers les autres voyageurs, pour voir leur impression: plusieurs dormaient, d'autres lisaient des journaux; un Juif, entre deux âges, me dévorait de ses yeux étincelants. Je me remis au paysage, et, de Bruxelles à Cologne, ce fut un enchantement.
A Verviers, il fallut descendre du train pour la manoeuvre. Comme je regardais les livres à l'étalage de la salle d'attente, le Juif, en me frôlant de près, me demanda s'il pouvait m'en offrir. Je ne répondis pas. Je croyais lui échapper en montant dans un autre wagon, mais il y monta après moi, et, pendant le reste du parcours, son regard libidineux me distraya
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de la féerie nouvelle qui se déployait à l'extérieur.
A Cologne, Eitel m'attendait. Comme je sautais du wagon, fraîche et riante, comme ma toilette était de bon goût, et qu'à peine à terre hommes et femmes remarquaient mon exotique fragilité, il eut un mouvement d'orgueil et me baisa la main comme à une grande dame. A l'hôtel, il me prit dans ses bras:
- Ma petite bête, quand on ne t'a pas vue depuis un temps, ton allure de pensionnaire et de jeune fille du monde frappe, et jamais personne ne pourrait soupçonner ce que tu es...
Ce que je suis!!! J'étais prête à pleurer... Tout avait été si beau... Enfin!!!
Nous visitâmes le Dôme. Il ne medisait rien: cette église toute neuve, avec ses bandes d'Anglais qui entraient et sortaient... Comment jouir de quoi que ce soit, entourée de bruissements de Boedecker qu'on compulse et de pas qui résonnent... et cette odeur confinée qui vous oppresse... Je préférais de beaucoup Sainte-Gudule et Notre-Dame du Sablon. Eitel en était indigné.
Je suis retournée deux fois à l'Aquarium pour voir un poisson couleur soleil, grand et gras comme une carpe, dont les évolutions dans l'eau me surprenaient. Par les jeux de lumière, il était tantôt en or battu, tantôt en beurre
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frais, puis orange: je ne pouvais m'en rassasier.
J'avais posé chez un ministre plénipotentiaire, qui faisait de la peinture d'amateur. Il savait que j'allais beaucoup au Musée.
- Et que regardez-vous de préférence?
- Les maîtres hollandais... Devant un Pieter de Hoogh, je ressens tout le calme des grands canaux d'Amsterdam, et Rembrandt me remet dans le quartier juif.
- Et les gothiques, les regardez-vous?
- Ils m'agacent: cette humanité est fausse, elle ne sent pas. Quand on lance des flèches dans le corps de saint Sébastien, sa figure ne bouge pas, et, sur des tableaux où l'on torture les gens, ceux qui les entourent parlent de leurs petites affaires... c'est crispant, c'est irréel.
- Vous vous trompez: l'humanité n'avait pas la sensibilité de maintenant; puis ils croyaient en Dieu, le reste ne les touchait guère...
Il avait un tableau gothique dans son atelier.
- Venez ici, regardez cette Vierge avec l'enfant Jésus. Rien ne peut ébranler sa sérénité: pour elle Dieu est là, aussi palpable que moi ici. Palpez-moi pour voir si j'y suis... riait-il.
- Merci, je vous crois sur parole.
- Eh bien, elle aussi croyait sur parole.
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Je la regardai longuement, mais n'arrivais pas à saisir cette beauté placide. ‘Pourquoi s'est-elle laissé faire un enfant? me demandaisje; quel intérêt pouvait-elle trouver à ce jeu?’ Même les mains me semblaient molles et bonnes à rien.
- N'importe, si vous ne saisissez pas maintenant, allez tout de même au Musée, voyez et revoyez-les: peut-être arriverez-vous à comprendre...
Je suivis le conseil et, avec Naatje, je visitais les salles gothiques, mais je ne pouvais aimer cet art. Etre ainsi confit en Dieu et ne pas sentir la vie qui se démène autour de soi, me semblait invraisemblable. Puis ces corps figés, cette étrange perspective me déroutaient...
A Cologne, comment cela se fit-il? je fus éblouie devant les gothiques: la couleur délicate et forte, et justement cette paix inébranlable, me prirent entièrement.
- Tu es ridicule, fit Eitel, ces êtres contorsionnés ne peuvent être beaux: tu fais semblant, parce que tu poses chez des peintres, de t'y connaître... Ces tableaux sont grotesques.
Je n'aurais pu dire nettement pourquoi je les aimais maintenant, mais je me sentais pénétrée d'une vibration exquise et d'une gratitude qui m'envahit toujours devant de belles choses.
- Viens, je vais te montre[r] un beau tableau.
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Et il me conduisit devant le portrait de la Reine de Prusse descendant un escalier. Elle porte un voile autour de la tête et du cou: Eitel me disait que c'était pour cacher ses écrouelles. Ecrouelles à part, que je jugeais être un malheur, je trouvais que le tableau comme la reine avaient l'air pécore...
J'entraînai à nouveau Eitel vers les salles gothiques.
- Non, laisse-moi tranquille, ces grosses têtes vulgaires sont insupportables: est-ce que Dieu et les Saints peuvent avoir cette expression abêtie?
Et devant la Vierge à la Roseraie:
- C'est une image coloriée pour enfants.
- Le peintre N... a un vieux livre de prières, il m'en montre quelquefois les images, qu'il appelle des enluminures, en tenant lui-même le livre à la main de crainte que je ne l'abîme. Eh bien, les petits anges en robes jaunes et roses autour de la Vierge sont peints comme ces images; leurs petites figures ont la même fraîcheur et, comment dirai-je, le même émaillé... Je trouve cela délicieux.
- C'est enfantin.
Devant une toute petite toile d'un maître hollandais inconnu, Die heilige familie beim mahle, qui m'attira comme par un aimant, il s'esclaffa encore.
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- Regarde, fis-je, ils portent le bonheur sur leur visage, ils sont heureux d'être ensemble... et vois donc, là-haut, sur un meuble, cette cafetière en étain, et, sur cette étagère, le coffret et le livre de prières... Ce rouge brun des boiseries, je l'ai déjà vu sur un tableau, au Trippenhuis à Amsterdam: un tout autre tableau, mais il y avait ce rouge, le tableau était de... de... Pieter de Hoogh.
- Tu m'agaces, c'est un ménage de paysans, dépourvus de toute élévation d'esprit. Ces peintres ne comprenaient pas la grandeur de Dieu et des Saints.
- Mais Joseph était menuisier...
- C'est égal, l'art doit servir à nous montrer Dieu et les Saints comme des êtres au-dessus des autres... Puis des cafetières et des livres de prières, et cette table mise, sont ridicules: tout cela n'existait pas à l'époque du Christ. Si tu étais plus instruite, tu ne pourrais pas admirer ces choses abracadabrantes. Il n'y a aucun ordre dans la tête des artistes, ils sont ignorants; sinon ils ne peindraient pas des anachronismes de ce genre.
Cela me la clouait. Cependant je pleurais presque d'émotion, et j'aurais voulu embrasser le petit tableau.
‘L'artiste, me disais-je, qui ne savait pas quels ustensiles de ménage on avait à l'époque
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du Christ, a peint ceux qu'il voyait autour de lui, pour rendre le bonheur que cette Sainte Famille ressentait à se trouver chez elle, au milieu de ses objets intimes, après tous les embêtements de son voyage à Bethléem et les angoisses qu'Hérode lui avait fait endurer. Ils ne l'avaient pas volé, pensais-je, et Joseph est un homme, et la Vierge une femme: il n'y a que le petit Jésus qui soit autre chose... Cependant, à le voir là, avec le pain qu'il a pris sur la table, on dirait Klaasje quand il était petit... Joseph a été très chic en gardant la Vierge, bien qu'elle fut enceinte d'un autre, car, à ces histoires d'ange, je ne puis y croire... Eh bien, une fois toutes ces misères derrière eux, ils sont tellemennt heureux qu'ils sourient inconsciemment... Le peintre a voulu montrer leur vie intime, et zut pour les ustensiles de l'époque! J'en aurais fait autant, et je suis peut-être si à l'aise avec les artistes parce qu'ils ne s'arrêtent pas à ces niaiseries-là...’
Je ne pouvais me détacher du petit tableau. Je le compris mieux que tous les autres tableaux de sainteté, et me rappelai combien nous étions heureux les rares fois qu'il faisait bon chez nous autour de la table: le jour, par exemple, que le loyer était payé et qu'il nous restait un peu d'argent pour un repas chaud ou du café avec des tartines beurrées. Alors j'avais
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Klaasje sur mes genoux; mère, Katootje; et les autres enfants étaient autour de nous, et père découpait le pain comme Joseph. Chaque fois j'en avais chaud au dedans de moi... ‘Si j'avais pu avoir un peu plus de ces bons moments, je ne serais pas ici en compagnie de ce monsieur instruit, mais avec qui je me sens si étrangère, si mal à l'aise... Sa reine de Prusse a une tête de bonne d'enfant. S'il trouve cette figure jolie, comment peut-il aimer la mienne? Aussi il ne l'aime pas; mais les autres me trouvent bien et ça le flatte. Quand on m'admire, c'est lui qui rougit d'aise; tout son être exprime alors: “hein, c'est moi qui couche avec elle, et vous voudriez bien être à ma place...” Je ne l'ai vu ému qu'un jour de dégringolade de Bourse: alors de grosses larmes lui coulaient le long de ses joues, et il tremblait comme une feuille...’
A Bonn, nous traversâmes le Rhin en barquette et visitâmes les ‘Siebengebirge’. La campagne m'enivre, je m'y dilate et m'y sens prise de joie, d'amour, et d'une folie d'embrasser que rien d'autre ne peut me donner, et, quand lentement nous montâmes en voiture les routes étroites des montagnes, et que je vis tout le pays et le Rhin se déployer, je fus prise d'une exaltation qui me fit tout oublier.
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- Eitel! comme c'est beau! comme je t'aime de me montrer tout cela!
Et je l'embrassai, en le prenant à bras le corps.
- Mon Dieu! sois donc convenable, nous avons toute la nuit pour nous embrasser...
Le lendemain, nous continuâmes en bateau vers Bingen. Le Rhin me laissait assez calme: en somme, je ne l'ai trouvé très beau qu'entre Bingen et Saint-Goar, pendant un orage derrière lequel le soleil dorait la Lorelei.
Jamais la différence de nos goûts ne s'était affirmée comme pendant ce voyage. Même le Niersteiner et le Rüdesheimer, que nous allions déguster chez les vignerons, ne nous faisaient pas la même impression. Eitel le dégustait comme s'il accomplissait un rite, et il devenait mélancolique; moi, ils me rendaient gaie et bavarde pendant une demi-heure, puis des maux de tête me suppliciaient.
Les petites truites aux pommes de terre cuites à l'eau et au beurre fondu avaient toute ma sympathie, j'en demandais à chaque repas, et les compotes aigres-douces me plaisaient infiniment comme goût... mais, comme digestion, ah! mes enfants!
J'aimais beaucoup, dans les bourgs, les petites églises à deux et à quatre tours, qu'Eitel
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me disait être des églises romanes, plus anciennes que les gothiques. J'aimais aussi le regard honnête et franc des paysans que nous voyions travailler dans les vignes, et, quand le soir, assis sur les seuils des maisons, ils chantaient leurs Volkslieder, je me sentais leur soeur... Puis, le long des routes, les arbres fruitiers que tout le monde respecte, m'étonnaient. Essayez donc d'en planter, en Belgique, le long des chemins publics! on les saccagerait quand les poires n'auraient encore que la grosseur d'une noisette...
Je suis revenue avec un lot de sensations dont, pendant des semaines, je me suis délectée, et, quand les peintres furent rentrés, j'étais fière de leur raconter que j'avais vu les gothiques de Cologne, qu'eux ne connaissaient que de réputation ou par des photographies.
Un peintre flamand trouvait même que c'était idiot que, moi, j'eusse pu aller voir ces merveilles, et pas lui; mais que rien n'était juste dans notre ordre social; que les femmes, du reste, portent un capital en elle, qui leur permet d'arriver à tout... J'étais tellement vexée que je sautai en bas du plateau, en disant qu'il regrettait sans doute de ne pas posséder semblable capital, mais que, s'il l'avait eu, il n'en aurait pas usé pour aller voir des tableaux, mais bien pour faire des dîners fins rue des Harengs. Je
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savais qu'il était goinfre et n'allait que dans les maisons où on l'invitait à dîner. Puis je le plantai là... J'en avais assez, à la fin, de tous ces lourdauds flamands et prussiens, dont je devais subir les mufleries...
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