| |
[XXII]
Notre lavabo était trop petit pour pouvoir s'y laver à deux: Eitel se levait avant moi pour faire sa toilette.
Un dimanche matin qu'il se lavait, tout nu, je l'observais de mon lit: les mouvements souples de ce beau corps de vingt-cinq ans, élancé et fin, m'intéressaient.
- Tu es bien beau, Eitel: si tu étais pauvre, tu pourrais poser chez les sculpteurs.
- Tu crois?
- Ah! oui... Eitel, prends donc la pose du ‘Gladiateur’.
Il prit la pose de face
- C'est ça... tourne-toi de profil... maintenant de derrière. Oui, c'est ça, tu es tout à [...]ait te ‘Gladiateur’; même la tête irait très bien:
| |
| |
à ta figure, l'on ne voit pas non plus si tu es fàché ou content... Là, tu m'as bien fait plaisir: c'est très beau, le nu, surtout chez l'homme; les rotondités de la femme me donnent toujours envie de taper dessus...
- Ah! ma petite bête, tu me trouves beau... fit-il, en se recoulant sous les draps.
Il allait passer ce dimanche dans une maison de campagne, chez des compatriotes.
Moi, j'avais fait venir Naatje: j'avais une quantité de chaussettes à raccommoder. Eitel portait des chaussettes tricotées de coton blanc, marquées de deux grandes lettres rouges. La vieille gouvernante qui l'avait élevé les lui tricotait; elles commençaient à s'user, et, après chaque lavage, je devais les ravauder. Mais, depuis un temps, j'avais eu beaucoup de renseignements à prendre, et le panier était plein de chaussettes qui devaient être revues.
Naatje et moi, nous nous mîmes à la besogne. A une heure, nous dînâmes et nous remîmes tout de suite après à notre tâche: à trois heures, toutes les chaussettes bien roulées étaient de nouveau dans le panier. Toute contente, je le posai sur une chaise pour qu'Eitel pût le voir en rentrant. C'est une des choses qu'il appréciait le plus en moi: d'aimer à coudre et à raccommoder..
Puis nous all[â]mes au concert du Parc. Naatje
| |
| |
s'étonnait toujours de voir les hommes me dévisager, et les Belges ne vous l'envoient pas dire, s'ils vous trouvent à leur goût... Moi, j'y étais tellement faite que je ne le voyais plus; mais, le jour où l'on ne m'a plus regardée, je m'en suis bien aperçue... Nous achetâmes quatre petits gâteaux et rentrâmes vers cinq heures. Je fis le thé et nous goûtâmes. Je commençais à m'habituer à la bonne nourriture, mais Naatje savourait avec délices.
- Tu es maintenant comme une dame, tu portes une robe à traîne, tu as un salon et tu manges de bonnes choses.
- Oui, mais souvent je ne digère pas la bonne nourriture, j'ai des maux de tête et des vomissements... Le docteur qui m'a soignée à l'hôpital dit que j'ai eu trop longtemps faim, que jamais je ne m'en remettrai.
Comme Naatje n'aimait pas à lire, nous regardâmes les anciennes gravures de modes.
- Tu vois, on portait des crinolines, mère en était encore affublée quand j'étais petite... Elle mettait, en sortant du lit, son énorme jupon à cerceau, puis descendait deux étages pour aller chercher de l'eau et remontait avec un seau plein dans chaque main. Sa crinoline se levait devant et derrière; elle en a porté jusqu'en 1870.
Après le souper, je donnai un pas de con- | |
| |
duite à Naatje; en rentrant, je me couchai avec un livre: Le Père Goriot. A minuit, Eitel me trouva, les yeux encore étincelants d'un bonheur intense, d'avoir d'aussi belles choses à ma portée.
- Tu t'es amusé, Eitel?... Regarde ce panier... toutes raccommodées... Puis j'ai lu: oh! que c'est bon!... je n'aurais pour rien au monde voulu être aussi mauvaise que ces grandes dames. Comprends-tu ça, de mettre son vieux père sur la paille pour du luxe? Une conduite semblable m'empêcherait de dormir pour le restant de mes jours.
Il se coucha.
- Mais tu ne dis rien... Est-ce que tu ne t'es pas amusé?
- Oh! si... Ecoute, Keetje, je t'ai toujours dit que nous devrions nous séparer. J'ai été toute la journée avec Mlle A..., j'ai vu qu'elle m'aime: son père est très riche, mais je suis de meilleure famille, elle sera enchantée de devenir ma femme... Je te demande donc, dans mon intérêt, de partir d'ici; quand je serai marié, je te remettrai une somme d'argent.
Je ne pus répondre.
- Je te demande de faire cela pour moi.
- Et si je ne le fais pas? demandai-je, suffoquée.
- Alors je te dirai que tu le dois.
| |
| |
- Eh bien, ne faisons pas de phrases...
Et je lui tournai le dos.
Je ne dormis pas une minute: je sentais la misère et l'ignominie me ressaisir. Puis une honte de devoir subir cela... Maintenant je me savais tout à fait jolie, je me savais aussi meilleure que beaucoup d'autres... alors pourquoi me traitait-on ainsi?
Le lendemain, sans parler, nous allâmes chacun à notre besogne.
Chez le peintre, où je posais, je me mis à pleurer.
- Voyons, petite, qu'y a-t-il?
Je le lui racontai.
- Peuh! ne pleure pas pour cela, je vais commencer une grande toile avec toi... Tu veux louer une chambre garnie; mais, si tu pouvais donner un acompte, tu t'achèterais des meubles au mois, et tu serais chez toi.
- J'ai cent quatre-vingts francs dans ma tirelire.
- Oh! avec un acompte de cette importance, cela ira tout seul.
Et il me donna l'adresse d'un marchand, où un de ses amis, journaliste, s'était fourni pour mettre une petite femme dans ses meubles.
Le soir, je proposai à Eitel d'acheter des meubles dans ces conditions: il le trouva bien. J'allai avec lui chez le marchand, ce qui ins- | |
| |
pira confiance, et, avec mes cent quatre-vingts francs d'acompte et moyennant vingt-cinq francs à payer par mois, on me livra une chambre à coucher en noyer.
Huit jours après, je quittais l'appartement d'Eitel pour m'installer dans une petite chambre. Je pleurais, très angoissée, lorsque le premier soir il me quitta à dix heures. Mais, quand je regardai autour de moi ces beaux meubles tout neufs qui m'appartenaient et que je me disais que je pourrais lire jusqu'au matin Le Cousin Pons, sans devoir éteindre la lampe, quand je pensai qu'Eitel ne pourrait plus me défendre de faire venir mes petits frères et soeurs, alors je me sentis un peu plus tranquille... mais c'est égal, je sanglotais et appelais Eitel, en lui promettant de ne pas être un obstacle...
Pour faire croire qu'il m'avait quittée, il affectait de sortir seul. Un jeudi, il vint chez moi, les cheveux tout frisés.
- Quelle horreur! fis-je, c'est trop...
- D'ici dimanche, ce sera atténué, l'ondulation paraîtra naturelle... Dimanche, je veux faire ma demande.
Le dimanche matin, il vint encore chez moi, jeune, pimpant, l'air radieux et sûr de lui. Je fus tellement choquée que, pour la première fois, je ressentis un mouvement de haine que j'eus grand'peine à réprimer... ‘Si je pouvais
| |
| |
le prendre par la peau du cou et le flanquer par la fenêtre au milieu de ce tas d'ordures, quel régal!...’ Mais, quand il fut parti, je pleurai encore amèrement, en tendant les bras vers la porte.
Toute la journée, je m'enfermai et, couchée sur le dos dans mon lit, je songeais... Ceit effroyable misère, qui m'avait tenaillée pendant vingt ans, passait et repassait, avec toutes ses abjections, devant mon esprit angoissé... Puis voilà un an que je couchais toutes les nuits dans ses bras, qu'il m'appelait sa petite bête, que je lui faisais prendre le matin des poses de statue, et voilà que tout allait finir.
Je me levai et me fis une tasse de thé. Alors, assise dans mon pliant canné, je regardai autour de moi: les stores étaient baissés, une lumière rouge et jaune filtrait, mes meubles flambaient tout neufs, je buvais du thé dans une jolie tasse de faïence à ramages lilas.
‘Tout cela est à moi, Eitel a promis de payer... Maintenant on me prête toujours des livres... les enfants grandissent et travaillent, je pourrai garder l'argent que je gagne, pour vivre... car ce serait immonde de me faire entretenir par l'argent que Mlle A... lui apportera: je ne le veux pas, criais-je, les poings tendus... En ce moment il doit être occupé à faire des simagrées: il est plus petite femme
| |
| |
que moi... hein, si je pouvais entrer là et défaire mes cheveux, et lui dire: ‘Faquin, tu m'as prise avec de vrais cheveux ondulés; chez toi, c'est artificiel, tu trompes sur la marchandise; ne le prenez pas, mademoiselle, il est sec comme une peau de banane, c'est toujours moi qui l'embrasse...’ Ah! mon Dieu! que peuvent-ils bien se dire en ce moment? et moi qui suis ici a m'angoisser... Eitel, reviens, je serai ta petite bête encore plus câline... Comment vais-je savoir quelque chose?’
J'attendis toute la nuit dans une grande anxiété, mais il ne vint pas.
Le lendemain, après son bureau, il entra chez moi, pâle, défait, et plus une frisette dans les cheveux.
- Hein?
Il fit un mouvement de la main et se laissa tomber sur mon lit.
- Cette grue ne t'a pas voulu?
- C'est à cause de toi, elle savait que j'ai une maîtresse.
Je grimpai sur le lit et le pris à bras le corps.
- Mon pauvre Eitel, je n'en peux rien, nous avons sans doute été imprudents... Tu ne lui as pas dit que nous n'étions plus ensemble?
- Elle ne m'a pas laissé parler. J'ai fait ma demande dans le Parc: elle m'a brusquement quitté au vu de tout le monde et a rejoint les
| |
| |
dames... Les hommes m'ont dit le pourquoi et les dames m'ont consolé.
- Eh bien, pour une demoiselle du monde, elle a du tact...
- Du monde... je lui faisais beaucoup d'honneur, ce sont des parvenus.
J'allais lui décocher une insolence, mais il me regarda.
- Que tu es jolie, ma bestiole, tes yeux sont comme des escarboucles...
Et, se mettant sur son séant:
- Fais-toi belle, nous allons dîner. M... sera surpris de nous voir arriver. Comme il s'étonnait de me rencontrer sans toi, je lui ai dit que nous n'étions plus ensemble: ‘Sapristi, m'a-t-il répondu, tu as quitté cette petite? Eh bien, mon cher, tu as eu tort, elle est adorable, tu n'en trouveras plus comme ça... Si je l'avais su...’
Je mis ma robe mordorée à traîne, mon chapeau archiduc avec des plumes noires recourbées sur le devant, des gants de Suède jusqu'aux coudes, et, frémissante et grisće de joie, je sautai à son bras en montant la rue en pente... Je ne sais ce que j'avais ce soir-là sur moi, mais tous les hommes dans mon entourage m'auraient emportée s'ils avaient pu...
Après le dîner, nous allâmes en voiture découverte au Bois de la Cambre. J'avais la sensation d'avoir reconquis le monde.
| |
| |
Au retour, dans la voiture, le long de l'Avenue Louise, il m'enlaça la taille, je couchai ma tête sur son épaule et susurrai le lied de Schumann, que je lui avais souvent entendu chante[r]: ‘Ich grolle nicht wenn es herz auch bricht’.
J'étais tellement émue, quand nous arrivâmes chez moi, qu'il dut me porter jusqu'à l'étage.
|
|