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[XXIV]
Eitel avait trouvé un commanditaire et il s'était établi pour son compte; mais il n'était pas homme à lâcher une affaire aussi bonne que les renseignements, qui nous rapportaient au moins trois cents francs par mois. Ils ne lui donnaient au reste d'autre besogne que le bulletin à rédiger, puisque je les cherchais tous.
Mes meubles étaient payés. En passant par chez le marchand, je vis, à vendre d occasion un mobilie[r] de Malines pour salle à manger. Que me passa-t-il par la tête? J'entre et demande le prix.
- Trois cents francs pour le tout.
- Pourrai-je payer par mois?
- Certainement, madame, des clientes qui paient comme vous sont rares.
- Alors je vous l'achète; mais je n'ai pas
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d'appartement où le placer, je vais en chercher un.
Eitel était de mon avis, qu'il serait plus commode d'avoir plusieurs chambres, et comme les affaires marchaient... J'allai à la recherche d'un appartement. J'en trouvai un tout à fait à ma convenance: un grand salon à trois fenêtres sur le devant, une bonne chambre à coucher sur le jardin, une cuisine à l'annexe, une cave pour le charbon et les provisions, et une mansarde pour la bonne.
La bonne?... Jusqu'à présent je m'étais contentée d'une femme de journée, mais, puisque j'avais une chambre de bonne, autant en prendre une...
Marie, la femme de journée, m'avait froissée. Elle était d'abord venue travailler, enceinte, puis son enfant à la mamelle: on le mettait dans mon lit pendant qu'elle rangeait le ménage. Après, elle venait avec deux enfants, l'un au sein, et l'autre trottinant à la main: je gardais les petits, et lui assurais qu'elle pourrait m'amener six gosses, s'il lui plaisait d'en avoir autant...
On avait, pendant que j'étais sortie, volé à la locataire principale, qui était blanchisseuse, toutes ses cuillers et ses fourchettes en étain; étant venue bavarder avec Marie, elle avait prétendu que mes fourchettes et mes cuillers étaient
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à elle. Eh bien, Marie les lui avait remises; elle ne m'avait rien dit, et je cherchais mes ustensiles. Comme je soupçonnais que c'étaient les gens de la maison qui m'avaient volée, chaque fois que je sortais, j'interpellais d'en bas Marie, jui recommandant de fermer la porte, puisque l'argenterie se sauvait. La blanchisseuse en était si ennuyée qu'un jour elle me rapporta le tout, en expliquant qu'elle avait bien cru que les fourchettes et les cuillers lui appartenaient, puisque Marie les lui avait laissé prendre.
Une autre fois, j'avais reçu des prunes encore vertes, que je mis dans mon buffet pour les laisser mûrir. Pendant que Marie rangeait le salon, je lui dis, de mon lit, de ne pas laisser sa petite manger de ces prunes, qu'elle aurait des coliques... Et Marie allait raconter chez les voisins que j'étais tellement chien, que j'avais peur que sa petite prît une prune...
Je faisais toujours manger la couturière à ma table. Quoi! c'était une fille comme moi, je n'allais donc pas faire des manières avec elle... Quand j'étais sortie, elle et Marie buvaient le ‘Kirschenwasser’ qu'Eitel avait rapporté de la Forêt Noire et qu'il dégustait avec des compatriotes.
Je ne comprenais rien à ces petites fourberies. Eitel m'ouvrit les yeux.
- Tu es bonne! pour ces gens, tu es
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‘Madame’, et les domestiques sont les ennemis naturels des maîtres..
- Tu crois que c'est cela?... mais non, j'ai été plus pauvre qu'eux, et je n'ai jamais trompé ceux qui avaient confiance en moi.
Sans que je le voulusse, une distance s'établissait entre ceux que j'avais regardés comme mes égaux et moi. Je n'avais jamais fermé une armoire, je me fis un trousseau de clefs; et, quand le sucre avait disparu, je demandais ce qu'il était devenu. La brèche s'élargissait. Souvent encore j'avais honte de ne plus me sentir à l'aise avec eux, de ne plus avoir confiance, et de me rendre compte que, de jour en jour, je les aimais moins. Mais pourquoi me traitaient-ils en ennemie, et en patronne qu'on écorche le plus qu'on peut?
‘Alors ils ne me considèrent plus comme une des leurs, et ils vont me traiter en être suspect, parce que je ne suis plus pauvre?... Les pauvres ne peuvent donc aimer que les pauvres, et les riches que les riches?...’
Tout cela me fit longuement réfléchir; j'en étais profondément affectée, mais je ne trouvais pas de solution: je n'étais plus comme eux, et ils me le faisaient bien voir...
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***
Au rez-de-chaussée habitait en meublé une jeune femme de vingt-deux ans. Elle passait ses journées en jupon et en caraco blancs, les cheveux sur le dos. Un vieux docteur lui rendait visite deux fois par semaine, pendant que son équipage se promenait dans le quartier. Souvent, elle donnait le soir à souper: alors, c'était des jeunes gens qu'elle recevait. La blanchisseuse faisait la cuisine et se joignait aux convives. On chantait, on criait; le souper fini, l'on cassait la vaisselle, et la jeune femme accompagnait chaque objet qui volait en éclats d'un rire en cascade.
Quand j'eus fait sa connaissance, je lui demandais pourquoi elle cassait sa vaisselle. Elle me répondit, en rougissant, qu'elle avait perdu, depuis bientôt deux ans, son amant qu'elle avait connu à l'âge de quinze ans; qu'ils s'aimaient follement, et que, dans un accès de fièvre chaude, il s'était tué en se jetant par la fenêtre.
- Je ne savais même pas qu'il était malade, quand j'appris qu'il était mort. L'enterrement a passé sous mes fenêtres, avec les prêtres qui chantaient, pendant que les cloches de Sainte-Marie
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sonnaient le glas à toute volée. J'étais toute seule à hurler chez moi... Alors j'ai fait la connaissance du vieux... Je suis fille d'officier; j'étais orpheline, j'ai été élevée en pension, mais n'ai rien appris qui pût me faire gagner ma vie... Quand le spleen me prend, je donne à souper, et je casse tout, et je ris... je ne ris ainsi que depuis qu'il est mort...
Elle allait toutes les semaines porter des fleurs sur sa tombe, et rentrait chancelante et défaite. Le même soir, elle donnait à souper et mettait tout en miettes. Je comprenais sa douleur et m'émouvait avec elle, mais je ne saisissais pas sa façon d'y remédier.
- Pourquoi délibérément commettre des actes avilissants? La vie en impose déjà assez malgré nous.
Elle me regarda, effarée.
- Mon Dieu, je n'ai jamais pensé aussi loin... vous résumez cela en cinq sec.
Elle rougissait encore, très gênée.
Un ami d'Eitel devint son amant. Nous sortions beaucoup à quatre, et elle ne cassa plus rien.
Ce qui m'étonnait le plus, c'est qu'elle était fille d'officier et avait été élevée dans un pensionnat.
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***
L'ami d'Eitel se plaignait que la nourriture de restaurant le rendait malade. Eitel dînait chez moi; il proposa à son ami de dîner avec nous.
- Il me payera trois francs par repas, et, comme j'ai acheté des vins de Moselle et du Rhin chers, je rentrerai un peu dans mes frais.
J'avais acheté un livre de cuisine; la maîtresse d'un peintre m'avait expliqué quelques plats, et j'étais arrivée à savoir fricoter une excellente cuisine bourgeoise. Avec l'aide de ma petite bonne, je nous préparais de savoureux petits repas.
- Bah! une personne de plus... je veux bien.
J'étais du reste bonne camarade avec Fritz; nous nous appelions par notre petit nom, et je lui faisais souvent des tisanes pour son mauvais estomac.
Mais voilà qu'un jour, pendant que la bonne mettait la table et que j'étais à m'agiter autour du fourneau, je dis à Fritz qui entrait dans la cuisine:
- Venez, montez ce plat...
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- Ah! non, pour qui me prenez-vous! Moi, monter des plats!...
- Mais je les monte bien.
- Oh! vous!
- Ah! moi!
Je ne dis plus rien, mais, quand il fut parti, je déclarai à Eitel que je ne voulais plus faire à dîner pour son ami.
- Je lui ai demandé cela sans réflexion, sans y attacher d'importance: je croyais que nous étions tous bons camarades ensemble. Chez les peintres, l'un moud le café, l'autre coupe le pain, sans faire de manières... Mais s'il me prend pour la cuisinière, il se trompe, et il ne mangera plus chez moi qu'invité.
- Mais voyons, nous y gagnons, il paie bien, c'est un malentendu.
- C'était un malentendu de ma part de croire que ce monsieur était un ami. Je ne veux plus; un point, c'est tout.
- Quelle créature indisciplinée tu restes, Keetje: ton allure est distinguée, mais tu es une sauvage...
- Ça m'est égal.
- Et ce vin que j'ai acheté?
- Tu n'as qu'à le boire, voilà.
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Eitel de nouveau voulait se marier. Il avait encore fait croire qu'il m'avait quittée et ne venait me voir que le soir très tard.
J'avais ordinairement passé la soirée chez un peintre qui, depuis douze ans, vivait avec sa maîtresse que tout le monde appelait sa femme. En rentrant, je me couchais et lisais: c'est presque toujours lisant qu'Eitel me trouvait. Il en était agacé.
- Les femmes qui lisent se gâtent l'esprit: elles se faussent.
- Pourquoi? cela ne m'empêche pas de savoir la cuisine, ni de faire ma toilette depuis la chemise jusqu'au chapeau, y compris le corset... il n'y a que mes gants, mes bas et mes bottines que je ne fabrique pas moi-même. Je t'ai confectionné des caleçons, et je raccommode depuis des années tes bas. Quant aux renseignements, tu dis toi-même qu'un employé ne s'en tirerait pas aussi bien. Alors, en quoi cela me nuit-il?
- Je ne sais pas, les femmes qui lisent...
- Je le sais, moi, vous n'en faites pas ce que vous voulez.
- Tu deviens si insolente, Keetje...
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- Ah! tu m'horripiles, et je suis bien contente de ne pas vivre de toi.
- Comment ça?
- Non! ce que tu me donnes, je le gagne en cherchant des renseignements. Donc, je ne suis pas entretenue par toi, et nous ferions mieux, puisque tu veux te marier, de nous traiter en hommes d'affaires.
- Tu as trouvé cela toute seule?
- Mais oui, j'y pense nuit et jour. Quand tu te marieras, tu devrais me laisser ces renseignements: c'est tout ce que je te demande. Je saurais parfaitement rédiger les bulletins, je fais bien le reste...
- Ces renseignements m'appartiennent, et, une fois marié, je verrai si tu es gentille...
J'en pleurais de rage... Si j'avais ces renseignements à moi, je pourrais vivre sans lui, et maintenant, je voudrais tant le quitter..
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