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[XVI]
Quelle différence de vie!... J'avais beaucoup de poses. Après, j'entrais dans notre appartement bien tenu où j'étais seule... pas de bruit autour de moi... et où je pouvais lire sans être distraite. Alors je m'en donnais, de la lecture...
A six heures, on me montait mon petit dîner sur un plateau couvert d'une serviette: il me coûtait un franc cinquante. Les jours que je ne posais pas, je déjeunais à midi de deux petites tasses de café que je me préparais dans une machine viennoise, de deux petits pains et de vingt-cinq centimes de jambon ou de fromage. Vers trois heures, dans ma plus belle toilette, j'allais me promener Montagne-de-la-Cour.
La Montagne-de-la-Cour d'alors était l'endroit où, en hiver, les femmes de tous les mondes et de toutes les conditions se rendaient aux mêmes
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heures, entre trois et cinq, pour faire leurs emplettes ou pour se promener et se dévisager. Les hommes étaient plus rares.
La femme y était chez elle. Tous les magasins de robes, de chapeaux, de lingerie fine, de fourrures, de bijouterie, les magasins de chaussures de luxe étaient agglomérćs dans cette vieille rue en pente. On la descendait et, par la rue de la Madeleine, on poussait jusqu'au ‘Passage’; puis on remontait. Prendre le thé était inconnu: on allait tout au plus manger un gâteau sur le pouce chez Brias, au Cantersteen, et encore... Moi surtout, je ne pouvais pas, n'ayant pas assez d'argent. Il y a vingt-cinq ans, à Bruxelles, quand on ne s'était pas promené Montagne-de-la-Cour, on n'était pas sorti.
Je jubilais quand, jeune, jolie et bien habillée, je me baladais dans ce milieu élégant et intime, car, intime, elle l'était, la Montagne-de-la-Cour, on se reconnaissait sans se connaître.
- Voyez cette petite avec ses cheveux ondulés: elle doit être étrangère, disaient des dames en me dévisageant. On baisse peu la voix en Belgique.
‘Ah! voilà cette dame avec ses belles fourrures’, pensais-je. Et l'on remontait et redescendait inlassablement, jusqu'à cinq heures au plus tard.
Je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir
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déambuler, frivoles et épaisses, en leurs robes à grosse tournure et avec leurs petites capotes nouées de côté sous le menton, les dames fraîches et replètes, le regard creux, mais la bouche gonflée vers les grosses jouissances. Leurs silhouettes frustes et savoureuses passent et repassent. Elles entrent dans des magasins que je pourrais énumérer, des deux côtés de la rue, depuis la Place Royale jusqu'au Cantersteen... Maintenant tout est démoli...
J'ai vu aussi grandir et vieillir des hommes et des femmes que je n'ai jamais connus que pour les avoir rencontrés dans la ville. La petite fille, avec des tresses sur le dos, je la voyais devenir jeune fille, puis se promener avec sa mère et le fiancé de l'autre côté, puis jeune mariée... enceinte... ensuite avec des bébés. Plus tard la taille élégante s'épaississait et les cheveux grisonnaient; elle renonçait à la coquetterie et se transformait à la bonne franquette.
Et les hommes qui, presque gosses, m'admiraient naïvement en me disant des amabilités en passant, j'ai vu pousser leur première barbe, puis leur ventre... Il y a des hommes qui, pendant quinze ans, avaient une expression de contentement quand ils me rencontraient, et qui tout doucement ont passé à côté de moi sans plus me voir.
J'ai vécu ainsi de la vie de beaucoup d'habi- | |
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tants de Bruxelles, sans cependant que nos natures aient fusionné: je suis restée étrangère à leurs goûts et à leur façon de sentir, et eux n[e] m'ont jamais aimée.
Personne n'a aimé Bruxelles d'une façon plus spéciale que moi. J'aimais la ville, son mouvement et ses rues, jusqu'à ses petits pavés plats; mais, dès que je faisais la connaissance de gens de n'importe quel monde, il y avait surprise... Nous nous sentions si différents que jamais le contact ne s'est fait. Les rares connaissances que j'ai eues ne me traitaient pas comme leurs amies belges, et moi je n'ai jamais su me donner, malgré tout le désir que j'en ai eu, car cela a été le grand désir de ma vie, d'avoir une amie...
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Le soir, nous restio s chez nous; nous n'avions aucun besoin de sortir et, quand je nous la sais de la bière chaude avec des oeufs, une rec[...] nationale d'Eitel, il avait la sensation d'être dans son pays, disait-il, et une nostalgie passait dans ses beaux yeux bruns... Mais vite, pour dissiper cette pensée, je le grattais des deux mains doucement dans ses cheveux blond lin et, comme un grand chat, il soupirait et fer- | |
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mait à moitié les paupières, de bien-être. Lui me faisait peu de chatteries...
Il passait maintenant la plupart des dimanches chez des amis. Alors je retapais mes chapeaux ou refaisais mes robes, mais surtout je lisais.
J'avais demandé à la propriétaire si elle n'avait pas des livres à me prêter. Elle me des cendit du grenier des journaux de modes reliés, de 1855 à 1865, et presque tout Molière... Molière! je l'ai lu d'un trait, et il ne fut pas lettre morte pour moi. Je le compris comme un cerveau de vingt ans peut le comprendre; je sentis, sous la forme étrange pour moi, la vie et la vérité.
Les anciens journaux de mode m'ont également rendu un grand service Quand, plus tard, je lus les de Goncourt, j'ai vu leurs héroïnes se mouvoir dans leurs atours; j'ai vu Renée Mauperin dans sa robe de reps blanc, qui ballonnait autour d'elle... Le costume, du reste, m'a toujours vivement intéressée. Depuis, j'ai compris que c'est parce qu'il fait partie de notre mentalité, qu'il nous dicte nos gestes et nos attitudes: les paysannes zélandaises, à cause de leurs coiffes, tournent la tête comme les femmes des tableaux gothiques, et leur masse de jupons les obligent à se retourner complètement pour regarder derrière elles.
Pour avoir des livres à ma disposition, je
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m'abonnai à un cabinet de lecture: là encore je fis des découvertes étonnantes. J'avais demandé des livres sérieux; je dois beaucoup à l'employé qui me comprit si bien. J'ai pu, grâce à lui, m'initier à ce que la France eut de meilleur en écrivains pendant tout le dix-neuvième siècle, et comme, à la lecture, je vois et sens réellement les gens et les choses, dans leur atmosphère, avec les couleurs et les parfums, j'ai vécu, en compagnie des duchesses de Balzac, des après-midi de dimanche somptueux.. j'allais jusqu'à respirer l'air confiné de leurs appartements.
Ceux que je n'ai pas compris ou goûtés alors, je les ai goûtés plus tard. A tous, je dois une partie de l'évolution lente, mais sûre, qui s'es accomplie en moi.
Je n'avais d'autre guide que cet employé.
- ‘Voilà, Madame, Les Filles de Feu’, ou: ‘Je vous ai gardé Mauprat’, ou: ‘Voici la Cousine Bette, vous n'allez pas en dormir...’
Les dimanches matin, j'allais souvent au Vieux Marché. Les étalages de livres me retenaient surtout et n'y eut-il pas qu'un jour j'y trouvai Les Confessions de Jean-Jacques... J'en lus une page devant l'étal.
- Combien ce livre?
- Un franc cinquante, parce que c'est vous
Je prends le bouquin et en marchant com
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mence à le lire; arrivée au Parc, je m'assieds sur un banc. Je rentrai une heure trop tard pour le dîner.
Jamais aucun livre ne m'a autant remuée... Il avait eu de la misère comme moi, il avait été mercenaire comme moi, il avait vécu de charité comme moi... et, chez Mme de Warens, n'avait-il pas dû tout accepter de ses mains?...
Il y avait donc eu des misérables qui avaient osé parler et ne pas cacher leurs souffrances et leur avilissement involontaire... Puis était-ce un avilissement quand on avait été contraint? Est-ce que l'avilissement ne vient pas d'actes volontaires et choisis?
Je marchais de long en large dans mon appartement, le bouquin pressé sur ma poitrine, divaguant et lui demandant si, moi, j'avais mal fait en donnant mon corps en pâture pour nourrir les petits chez nous...
Quand Eitel rentra vers minuit, il me trouva, la fièvre au visage.
- Tu te fausses à tant lire, et ce Jean-Jacques était un cynique d'étaler ainsi ses hontes...
- Imbécile, murmurai-je, et vous donc qui m'avez dit tout crûment que vous ne me preniez que comme un jouet...
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