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Aan dezelfde, te Chaumont (Haute-Marne).
Jeudi, 9 Juillet, passé minuit. - Bien que Pascal soutienne que l'homme n'est ‘ni ange ni bête’, il n'est pas moins vrai que tu es entièrement un ange et moi une bête absolue. C'est ta lettre, comme tu le penses bien, ta douce et gracieuse lettre, reçue ce soir (‘douce et gracieuse’ comme ton portrait, au dire de MM. les artistes de Paris), c'est ta lettre qui m'arrache, à la barbe
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du grand Pascal, cet aveu aussi légitime à ton égard qu'il est humiliant pour moi. Elle me parvint ce soir, à sept heures et demie, ce qui fait qu'elle doit être arrivée ici (de Rotterdam) par le convoi de six heures; rappelletoi l'heure où tu entendis avant-hier, à Chaumont, partir le sifflet de la locomotive, et tu sauras au juste combien d'heures nos lettres sont en route. Cette fois-ci encore elles se sont croisées, mais cela n'y fait rien puisque je t'écris tous les jours. J'aimerais seulement que ma lettre de ce matin eût été plus gaie, ce qu'elle aurait certainement été si j'avais reçu la tienne avant de mettre la mienne à la poste. Suis-je honteux de tant d'inutiles lamentations dont je t'ai fait part, hier et avant hier? Dans un sens, oui, car il est toujours plus ou moins honteux d'être faible et de le laisser voir. Mais d'un autre côté, non. Quand je vois, comme c'est le cas d'après chacune des lignes, d'après chaque iota de ta lettre, combien tu m'aimes, il m'est impossible de ne pas protester intérieurement contre le sort qui nous défend de nous unir. Non seulement tu m'aimes mieux que personne ne m'a jamais aimé, mais je ne me sens proprement aimé que de toi seule. Ton amour m'apparaît comme ‘une attention’ de Dieu pour moi, et pas un seul jour ne s'est passé depuis ton départ, que je n'aie refoulé dans mon coeur ou dans mon imagination, à cause de toi et de ton amour, quelque mauvaise pensée. Après cela, ai-je tort de languir après tes lettres, de pester contre ton silence, de laisser tomber la tête et de m'enterrer mélancoliquement dans mon travail, quand je rentre à la maison et que je ne trouve rien sur ma table, sur ce chantier solitaire qui me trouve durant tant
d'heures,
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chaque jour, courbé sur lui, sans toi pour me tenir compagnie et pour me consoler avec un de tes jolis baisers? Non, ma chère Héloïse, Abélard n'a pas honte de ne pas pouvoir se passer de toi; il ne poussera pas la résignation jusqu'à étouffer le souvenir d'Heloise, mais s'exercera à faire marcher de front dans son coeur les deux choses réunies: le souvenir et la résignation.
Merci de tant de jolis détails que ta lettre contient, et par parenthèse, que ton francais s'améliore! Tu fais encore des fautes et ce n'est pas étonnant; mais je prendrais sur moi de noter sur un morceau de papier les tournures de phrase, les petits mots vraiment français, dont tu as appris à te servir pour la première fois dans ces quelques jours. Tu n'as pas tort de lire Chateaubriand; mais prends y garde, c'est de la prose poétique. Maintenant que tu es en France même, tâche de lire, au point de vue de la langue quelque ouvrage entièrement moderne, quelque roman de moeurs contemporaines, les romans de ce même M. About, par exemple, de qui tu m'as prêté les Mariages de Paris.
Vendredi soir, neuf heures. - Demain matin il y aura quinze jours que tu es partie. Penses-tu que les quatre semaines suivantes soient plus pénibles à passer ou plus faciles? Je préfère ne point y songer et vivre au jour le jour. Dernièrement je te parlais de l'étourdissement de la foi; j'y ajoute à présent l'étourdissement de l'espérance. Espérer contre toute espérance n'est-ce pas une espèce d'étourderie? Oui, mais une étourderie sublime, et qui vaut mille fois mieux dans tous les cas que l'abêtissement du désespoir. - Comment mes journées s'y prennent- | |
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elles pour finir, tout comme si tu étais là et que je pusse te voir comme à l'ordinaire presque chaque jour, et souvent pendant des heures entières? Je n'en sais rien; je mène une autre existence, c'est tout ce que je puis dire. Si mes occupations étaient moins nombreuses, je ne saurais que devenir, je penserais toujours, toujours à la même chose, et je serais le plus malheureux des hommes. Ces trois derniers jours, je ne suis guère sorti que pour aller dîner; demain et après demain ce sera encore la même chose. Car dimanche Réville prêchera pour moi et je pourrai me consacrer tout entier à mes travaux. Après une lettre de toi, je n'ai point d'autre consolation que celle-là. Ma pièce pour Lindo est terminée et déjà expédiée; elle est terriblement ironique et se ressent un peu, je crois, de la mauvaise humeur où Louis de Montalte était en la composant. J'ai lu une partie du volume de Van Oosterzee, je veux dire son grand discours sur les rapports de Goethe avec le Christianisme. C'est très beau par endroits, moins beau cependant qu'un vieux discours de Da Costa sur le même sujet, que je viens
de lire également. En lisant je réunis les materiaux de ma critique pour les Wetenschappelijke Bladen. Ce matin j'ai écrit les premières pages d'un article sur le sacerdoce de Jésus-Christ d'après l'épître aux Hébreux pour M. Martin-Paschoud. Il m'a fallu relire à cet effet l'un de mes propres articles dans La Seule Chose (‘les Deux Alliances’) et mon sermon hollandais de l'année dernière. (‘Jezus, onze Borg’) Croiras-tu que cette double lecture m'a fait du bien, qu'elle m'a reéllement édifié? Je me l'explique par ceci qu'en composant cet article et ce sermon j'étais sous la sainte impression que la composition ne manque jamais
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de produire, heureusement, et ce matin j'ai cueilli une partie des fruits de cet enthousiasme. Me voilà donc dans les meilleures dispositions pour reprendre demain et dimanche mes divers petits travaux. Depuis ta bonne lettre d'hier, et le travail aidant, je ne suis plus sombre, je ne récite plus les malédictions de Job, je ne montre plus la mauvaise figure de Caïn. Quelle sorcière, quelle enchanteresse tu es! une seule de tes lettres me rend meilleur. Cela étant, ton devoir n'est-il pas de m'en écrire beaucoup comme cela et de bien longues? Mais halte-là! Je me suis promis à moi-même de ne plus t'importuner avec mes gémissements au sujet de ton soi-disant silence. - Je réfléchis par moments et sérieusement au projet de cohabition avec mon oncle que je t'ai communiqué. ‘Tu feras l'impossible, dis-tu, pour être toujours avec moi.’ L'impossible? ce mot n'est pas encourageant, en revanche, il est juste et bien choisi. Moi-même je n'aurais recours à cette issue qu'à la dernière extrémité. Avec tout cela, le caractère réservé et les habitudes monacales de mon oncle me paraissent moins redoutables que ne le seraient les propos expansifs d'un vieux babillard on le fou rire d'un gamin de 14 à 16 ans dont j'aurais à être le Mentor. En demeurant avec mon oncle, nous perdrions une partie de notre liberté, cela c'est vrai; mais si je reste consigné à Harlem et que je ne sois appelé ni à Amsterdam ni à la Haye (dans le journal de ce matin, même silence) quelle liberté nous sera laissée? à toi, celle de chercher une place comme institutrice, à moi, celle de rester célibataire. J'avoue qu'entre une demi-liberté et la servitude complète, avec le dégoût
en plus, le choix ne me paraît pas incertain; claque- | |
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muré entre ces deux alternatives, je me résignerais, pour en finir, à prendre quatre oncles dans ma maison, au lieu d'un. Ainsi, à moins que ton génie ne t'inspire une idée plus pratique à la fois et plus agréable, préparetoi à devenir du même coup la ménagère du vieux Huet et la femme du jeune.
[1857]
Ton bien et tendrement affectionné.
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