Brieven. Deel 1. 1847-1876
(1890)–Cd. Busken Huet– Auteursrecht onbekendAu Pasteur L'Ange.Ga naar voetnoot1Amersfoort, 1849.
Revenu hier au soir d'une petite absence que j'ai faite pour aller prendre à Leide ce qui me restait de livres et d'effets, ma mère m'a remis votre billet du 6. Je l'ai | |
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lu et relu plusieurs fois. J'ai été si vivement touché de la bienveillance toute chrétienne et de la sérieuse douceur avec laquelle vous me parlez, que je comprends fort bien qu'il vous a fallu vous mettre sous des influences supérieures pour ne pas vous livrer à toute l'indignation et toute la véhémence que ma conduite a dû inspirer. Ce que je ne comprends pas et ce que je n'osais espérer c'est qu'après tout ce qui est arrivé, depuis que j'ai commencé mes études jusqu'à ce jour, depuis mes promesses si souvent démenties par les faits, depuis mes fréquentes rechûtes - il vous soit resté dans le coeur assez d'amour non pas pour moi, mais pour le bien, pour ne pas m'abandonner à moi-même. Cette fois encore, au premier soupçon que de mon côté il puisse y avoir un retour vers le bien, vous croyez de votre devoir de le seconder et de le fortifier. Merci de tout mon coeur de tant de bonté à côté de tant de sérieuses exhortations. Si le plus souvent je n'étais pas pour moi-même une énigme comme je dois le paraître à d'autres, si l'expérience ne m'avait pas appris que, quoique sachant parfaitement mon devoir et ce qu'il faut pour être chrétien, je m'en écarte à chaque instant, je vous donnerais les espérances les plus solennelles pour protester de mon repentir et de mes fermes résolutions pour l'avenir. Mais je me bornerai à vous dire le passé en vous racontant fidèlement ce que j'ai fait ce malheureux mardi. Après m'être acquitté des commissions dont vous m'aviez chargé, j'ai été chercher mon ami R. Nous avons fait d'abord une courte promenade pour nous rendre ensuite à un petit café désert dans le village même où nous avons joué quelques parties de billard en buvant du genièvre. En Suisse je m'étais entièrement déshabitué | |
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de rien boire avant le diner à cause des heures du repas et c'est ce qui fait qu'en ne buvant ce jour-là guère plus que ce que je prenais étant étudiant sans aucun inconvénient, j'ai bu trop et d'abord sans m'en apercevoir moi-même et sans que R. se soit apercu de rien. J'ai quitté Baarne entre 3 h. et 3½, comme disait R.; mais il parait qu'il était plus tard puisqu'on me disait à la barrière a moitié chemin que quatre heures avaient sonné. C'est alors que je me suis mis à courir de toutes mes forces, et comme il faisait beaucoup de vent j'ai senti la liqueur qui me montait à la tête. Avant d'arriver à la chaussée qui mène à Veld-en-BoschGa naar voetnoot1, j'ai voulu me reposer et je me suis assis au bord du chemin pendant un bon quart d'heure; mais, sentant qu'à chaque minute j'avais la tête plus légère, je me suis remis en route tant bien que mal jusqu'à ce que je suis arrivé chez vous. Après avoir quitté R. je n'ai donc rien bu et avec personne. Ne croyez pas que je dise tout cela pour m'excuser ou pour expliquer la chose naturellement. Le rationalisme en morale est aussi faux qu'en histoire et je sais fort bien que si j'avais voulu j'aurais pu et dû ne pas boire trop, et ceci se lie à cette autre chose que vous me demandez: comment le surlendemain d'une communion spontanée, dont vous aviez cru remarquer les impressions salutaires, j'ai pu me livrer à une intempérance dont je connaissais les suites. Certes ce n'est pas par manque de franchise ou de véracité si je ne réponds pas directement à cette question; c'est que je ne me connais pas et ne me comprends pas moi-même; c'est | |
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qu'aujourd'hui je me crois pénétré d'une vérité et que demain je me plais à la renverser, à la taxer de préjugé, de convention humaine ou sociale; c'est que le dimanche, me trouvant à l'église et appelé à célébrer la mort de Jésus je suis intérieurement persuadé qu'il ne peut y avoir de salut que pour celui-là seul qui s'immole volontairement par amour pour la vérité et la sainteté, - et que le lendemain, après quelque conversation banale, quelques sottises débitées, je me demande s'il ne vaut pas mieux être matérialiste et vivre au jour le jour? - Dans la solitude, comme en Suisse et aussi après quelque grave transgression, sous la voix de ma conscience, je puis suivre comme de l'oeil ces deux courants de principes, ces deux hommes que je trouve en moi, et je vois la sainteté remporter la victoire sur le matérialisme, - mais rentré dans le monde, dans la vie de tous les jours, je me sens entraîné souvent à considérer le matérialisme comme la réalité du monde et la sainteté comme sa poésie; quoique une voix secrète me dise de tenir ferme à cette poésie, et qu'un jour viendra où je ne verrai de réalité qu'en elle. C'est aussi pour cela que, malgré mon peu d'aptitude pour le ministère, je n'ai jamais voulu abandonner cette carrière parce que je me sentais trop faible pour marcher seul sans être forcé de m'occuper du Christianisme et que d'ailleurs toute autre branche d'étude me paraissait être d'un vide désespérant et ne répondre à aucune question vitale pour l'homme. Voilà, mon oncle, ce qui se passe en moi. Si je tâche de déterminer au juste ce qui me manque, je puis dire seulement que c'est la foi, non pas la foi dans l'histoire évangélique, la foi dans l'utilité du S. | |
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Ministère, mais la foi dans la réalité de la vertu. La religion seule peut me la donner, mais pour cela il faut que la religion devienne pour moi principe et vie, qu'elle se fasse moi, ou que je me fasse elle, en un mot, il faut que je marche avec Dieu, il faut que la sainteté, le devoir, soit constamment à mes côtés dans la personification absolue d'Être Suprême. Je n'ai pas besoin de vous dire que pour moi tout ceci est grave; c'est une question vitale, et je sens que les victoires du bien sont rares et peu décisives. Eclairez-moi par votre expérience chrétienne; j'en ai besoin bien plus que de science. Tous ces livres théologiques nourrissent mon scepticisme au lieu de le dompter; je suivrai votre conseil en me remettant à la composition pour la chaire. L'idée d'avoir à dire des choses positives à un auditoire d'ordinaire très-peu sceptique me fera du bien et me mettra dans des dispositions convenables. Aussi pour l'avenir, j'attends tout du ministère. D'autres jeunes ministres s'effraient de trouver trop de réalité dans la vie pastorale; pour moi je m'en réjouirai en la rencontrant, cette réalité. Les idées et les principes n'ont de valeur pour la vie qu'étant incarnés pour ainsi dire; j'en suis moi-même une preuve vivante. S'agit-il d'une apologie de l'Evangile, je sais amasser les preuves de toute part et cela sans être un théologien bien fameux; deux jours plus tard je me conduis comme un portefaix et le premier mondain venu pourra me dire que si mon christianisme ne vaut pas mieux que cela, il n'était pas la peine de me mettre en quatre pour le démontrer. - Mais je m'arrête. Ce que je vous dis ici, je l'ai mille fois ruminé par devers moi-même et jusqu'ici mes succès ont été peu brillants. J'espère | |
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que ce qui est arrivé à Veld-en-Bosch me restera longtemps présent à la mémoire et que pour moi aussi cette vérité religieuse s'accomplira: que par la bonté de Dieu le deuil est après la transgression le premier pas vers l'obéissance (Ceci est je crois une phrase du sermon sur Jean I 14, que je vous ai lu ce même dimanche où j'avais assisté à la communion: c'était deux jours avant mardi!) |